Les Singularitez de la France antarctique/27

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 132-135).


CHAPITRE XXVII.

De l’Amérique en general.


Ayant particulierement traité des lieux, où auons fait plus long seiour après auoir pris terre, et de celuy principalement ou aujourd’hui habite le Seigneur de Villegagnon, et autres François ensemble de ce fleuue notable[1], que nous auons appelle Ianaire, les circonstances et dépendances de ces lieux, pource qu’ils sont situez en terre descouuerte, et retrouuée de nostre temps, reste d’en escrire ce qu’en auons congneu pour le seiour que nous y auons fait. L’Amérique incôgneüe aux anciens. Il est bien certain[2] que ce païs n’a iamais esté congneu des anciens Cosmographes, qui ont diuisé la terre habitée en trois parties, Europe, Asie, et Afrique, desquelles parties ils ont peu auoir congnoissance. Mais ie ne doute que s’ils eussent congneu celle dont nous parlons, considéré sa grande estendue, qu’ils ne l’eussent nombrée la quatriesme. Car elle est beaucoup[3] plus grande que nulle des autres. Americ Vespuce premier qui a descouuert l’Amérique. Ceste terre à bon droit est appellée Amerique, du nom de celuy qui la premierement descouuerte, nommé Americ Vespuce, homme singulier en art de nauigation[4] et hautes entreprises. Vray est que depuis luy plusieurs en ont descouuert la plus grande partie tirant vers Temistitan[5], iusques au païs des Geans et destroit de Magellà. Qu’elle doiue estre appellée Inde[6], ie n’y vois pas grand raison : car ceste contrée du Leuàt que l’on nomme Indes, a pris ce nom du fleuue notable Indus, qui est bien loing de nostre Amerique. Il suffira donc de l’appeller Amerique ou France Antarctique. Situatiô de l’Amerique. Elle est située veritablement entre les tropiques iusques dela le Capricorne, se confinant du costé d’Occident vers Temistitan et les Moluques : vers midy au destroit de Magellan, et des deux costez de la mer Oceane, et Pacifique. Vray est que pres Darienne et Furne, ce païs est fort estroit, car la mer des deux costez entre fort auant dans terre. Or maintenant nous faut escrire de la part que nous auons plus congnue, et frequentée, qui est située enuiron le tropique brumal, et encores de là. Quels sont les habitans de l’Amerique. Elle a esté habitée et est habitée pour le iourd’huy, outre les Chrestiens, qui depuis Americ Vespuce l’habitent, de gens merueilleusement estranges et sauuages, sans foy[7], sans loy, sans religion, sans ciuilité aucune, mais viuans comme bestes irraisonnables, ainsi que nature les a produits, mangeans racines, demeuras tousiours nuds tant hommes que femmes, iusques à tant, peut estre, qu’ils seront hantez des Chrestiens, dont ils pourront peu à peu despouiller ceste brutalité, pour vestir d’une façon plus ciuile et plus humaine. En quoy nous deuons louer affectueusement le Créateur, qui nous a esclarcy les choses, ne nous laissant ainsi brutaux, côme ces pauures Amériques. L’Amérique païs tresfertile. Quât au territoire de toute l’Amérique, il est tresfertile en arbres portans fruits excelles, mais sans labeur ne semence. Et ne doutez que si la terre estoit cultiuée, qu’elle ne rapportast fort bien veu sa situation, montagnes fort belles, plaineures spacieuses, fleuues portans bon poisson, isles grasses, terre ferme semblablemêt. Quelle partie de l’Amérique habitée, tant des Espagnols que Portugais. Auiourd’huy les Espagnols et Portugais en habitent une grande partie, les Antilles sus l’Océan, les Moluques, sus la mer Pacifique, de terre ferme iusques à Dariene, Parias et Palmarie : les autres plus vers les midy, comme en la terre du Brésil. Voyla de ce païs en gênerai.

  1. Ce fleuve n’était pas un fleuve mais une baie, et ce n’était pas Thevet qui lui avait donné son nom, mais bien les Portugais, quand ils y arrivèrent au commencement du XVI « siècle. Cf. Crespin. Histoire des Martyrs. P. 401.
  2. La question n’est pas tellement résolue que l’affirme Thevet. Cf. Congrès américanistes de Nancy et de Luxembourg, divers mémoires de MM. Cordeiro, Gravier, Beauvoir, Gaffarel, etc., etc.
  3. Erreur géographique : L’Asie est plus considérable comme superficie que l’Amérique.
  4. Il est peu de problêmes géographiques qui aient été discutés plus souvent et avec autant de passion. Sur Americ Vespuce, on peut consulter Humboldt. Histoire de la Géographie de l’ancien Continent. d’Avezac. Hylacomylus, etc.
  5. Temistitan est le nom ancien du Mexique.
  6. Thevet avait certes raison, mais l’usage a prévalu, et l’Amérique fut longtemps appelée Inde Occidentale. Cette dénomination que rien ne justifie, a pour origine l’erreur de Colomb, qui croyait avoir simplement trouvé une route nouvelle vers les Indes et non pas un continent inconnu.
  7. Presque tous les écrivains qui ont étudié les sauvages d’Amérique ont affirmé qu’ils n’avaient pas de religion. D’après Lubbock Origines de la Civilisation (P. 209). « On a découvert plusieurs tribus en Amérique qui n’ont aucune notion d’un être supérieur, et aucune cérémonie religieuse. La plupart n’ont aucun mot dans leur langage pour exprimer l’idée de divinité. » Cf. Hearne. Voyage du fort du prince de Galles à l’Océan glacial. Baegert. Smithsonian Trans. P. 390. Smith. Voyages in Virginie, P. 138. Dobrizhoffer. Ouv. cit. Passim. Robertson. History Of America. T. iv. P. 122.