Les Singularitez de la France antarctique/25

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 126-129).


CHAPITRE XXV.

De la riuiere de Ganabara autrement de Janaire, et comme le païs où arriuasmes, fut nômé France Antarctique.


N’ayans meilleure commodité de seiourner au cap de Frie, pour les raisons susdites, il fut question de quitter la place, faisans voile autre part, au grand regret des gens du païs, lesquels esperoyêt de nous plus long seiour et alliance, suyuant la promesse que sur ce à nostre arriuêe leur en auions faite : Ganabara, ainsi dicte pour la similitude du lac. pourtant nauigasmes l’espace de quatre iours, iusque au dixiesme, que trouuasmes ceste grande riuiere nommée Ganabara de ceux du païs, pour la similitude qu’elle a au lac, ou Ianaire, par ceux qui ont fait la premiere decouuerte de ce païs, distante de là ou nous estions partis, de trente lieues ou enuiron. Et nous retarda par le chemin le vent, que nous eusmes assés contraire. Ayâs donc passé plusieurs petites isles[1], sur ceste coste de mer, et le destroit de nostre riuiere, large comme d’un trait d’arquebuse, nous fumes d’auis d’entrer en cest endroit, et auec noz barques prendre terre : où incontinent les habitans nous receurent autant humainement qu’il fat possible : et comme estans aduertiz de nostre venue, auoyent dressé un beau palais à la coustume du païs, tapissé tout autour de belles fueilles d’arbres, et herbes odorifères, par une manière de congratulation, monstrâts de leur part grand signe de ioye, et nous inuitans à faire le semblable. Les plus vieux principalemêt, qui sont comme roys et gouuerneurs successiuemèt l’un après l’autre, nous venoyent voir et auec une admiration nous saluoyent à leur mode en leur langage : puis nous côduisoient au lieu qu’ils nous auoient préparé : Manihot racine de laquelle les Sauages usent et font farine. auquel lieu ils nous apporterent viures de tous costez, comme farine faite d’une racine qu’ils appellent manihot, et autres racines grosses et menues, très bonnes toutesfois et plaisantes à manger, et autres choses selon le païs : de maniere qu’estans arriuez, après auoir loué et remercié (côme le vray Chrestiê doit faire) celuy qui nous auoir pacifié la mer, les vents, bref, qui nous auoit donné tout moyen d’accôplir si beau voyage, ne fut question sinon se recréer et reposer sur l’herbe verte, ainsi que les Troïens après tant de naufrages et tempestes quand ils eurent rencontré ceste bonne dame Dido : mais Virgile dit qu’ils auoyent du bon vin vieil, et nous seulement de belle eau. France Antarctique. Apres auoir là seiourné l’espace de deux moys, et recherché tant en isles que terre ferme, fut nommé le païs loing à l’êtour par nous decouuert, France Antarctique, où ne se trouua lieu plus commode pour bastir et se fortifier qu’une bien petite isle, contenant seulement une lieue de circuit, située presque à l’origine de ceste riuiere, dôt nous auôs parlé, laquelle pour mesme raison auec le fort qui fut basti, a esté aussi nommée Colligni[2]. Isle fort commode, en laquelle s’est premieremêt fortifié le seigneur de Villegagnon. Ceste isle est fort plaisante, pour estre reuestue de grande quantité de palmiers, cedres, arbres de bresil, arbrisseaux aromatiques verdoyans toute l’année : vray est qu’il n’y a eau douce, qui ne soit assez loing. Doncques le seigneur de Villegagnon, pour s’asseurer contre les efforts de ces sauuages faciles à offenser, et aussi contre les Portugais, si quelques fois se vouloient adonner là, s’est fortifié en ce lieu, comme le plus commode, ainsi qu’il luy a esté possible. Quant aux viures, les sauuages luy en portent de tel que porte le païs, comme poissons, venaison, et autres bestes sauuages, car ils n’en nourrissent de priuées, comme nous faisons par deçà, farines de ces racines, dont nous auons n’agueres parlé, sans pain ne vin : et ce pour quelques choses de petite valeur, comme petits costeaux, serpettes, et haims à prendre poisson. Roche de laquelle provient un lac. Ie diray entre les louënges de nostre riuiere, que là près le destroit se trouue un maresc[3] ou lac prouenant la plus grand part d’une pierre ou rocher, haute merueilleusement et elevée en l’air en forme de piramide, et large en proportion, qui est une chose quasi incroyable. Ceste roche est exposée de tous costez aux flots et tormentes de la mer. Le lieu est à la hauteur du Capricorne vers le Su, entre l’Equinoctial vingt et trois degrez et demy, soubs le tropique du Capricorne.

  1. Ces petites îles, à l’entrée de la baie de Rio de Janeiro, se nomment Razo, Redondo, Comprida, Palmas, Cagada, Tucinha, Payet et Taipu.
  2. Ce n’est pas sur cette île que s’établirent d’abord nos compatriotes, mais sur un rocher nommé le Rattier, qu’ils abandonnèrent bientôt, comme trop exposé à la fureur des vagues. Leur nouveau domicile fut l’île aux Français, à laquelle les Brésiliens, par un sentiment qui les honore, ont conservé le nom d’île Villagânhon. Cf. Thevet. Cosmog. Univ.Léry. § iv. — Gaffarel. Ouv. cité.
  3. Il s’agit du lac Rodrigo alimenté en effet par les eaux qui coulent du mont Corcovado.