Les Singularitez de la France antarctique/19

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 91-97).


CHAPITRE XIX.

Que non seulement tout ce qui est soubs la ligne est habitable, mais aussi tout le mode est habité, cotre l’opinion des anciens.


Grande cupidité de sçauoir ingenerée aux hommes. L’on voit euidemment combien est grande la curiosité des hommes, soit pour appetit de cognoistre toutes choses, on pour acquerir possessions, et euiter oysiueté, qu’ils se sont hazardez (comme dit le Sage, et apres luy le poète Horace en ses epistres) à tous dàgers et trauaux, pour finalement pauureté eslongnée, mener une vie plus tranquille, sans ennuy ou fascherie. Toutesfois il leur pouuoir estre assez de sçauoir et entendre que le souuerain ouurier a basti de sa propre main cest uniuers de forme toute ronde, de maniere que l’eau a esté separée de la terre, à fin que plus commodemêt chacun habitast en son propre element, ou pour le moins en celuy duquel plus il participeroit : toutesfois non contens de ce ils ont voulu sçauoir, s’il estoit de toutes pars habité. Neantmoins pour telle recherche et diligence, ie les estime de ma part autant et plus louables, que les modernes escriuains et nauigateurs, pour nous auoir fait si belle ouuerture de telles choses, lesquelles autrement à grand peine en toute nostre vie eussions peu si biê comprendre, tant s’en faut que les eussions peu executer. Opiniôs de plusieurs philosophes si tout le mode est habitable. Thales, Pythagoras, Aristote, et plusieurs autres tant Grecs que Latins, ont dit, qu’il n’estoit possible toutes les parties du monde estre habitées[1] : l’une pour la trop grande et insupportable chaleur, les autres pour la grande et vehemente froidure. Les autres Autheurs diuisans le monde en deux parties, appellées Hemispheres, l’une desquelles disent ne pouuoir aucunement estre habitée : mais l’autre en laquelle nous sommes, necessairement estre habitable. Et ainsi des cinq parties du monde ils en ostent trois, de sorte que selon leur opiniô n’en resteroit que deux, qui fussent habitables. Et pour le donner mieux à entendre à un chacun (combien que ie n’estime point que les sçauants l’ignorent) i’expliqueray cecy plus à plein et plus apertemêt. Cinq zones par lesquelles est mesuré le môde. Voulans donc prouuer que la plus grande partie de la terre est inhabitable, ils supposent auoir cinq zones en tout le monde, par lesquelles ils veulent mesurer et côpasser toute la terre : et desquelles deux sont froides, deux temperées, et l’autre chaude. Et si vous voulez sçauoir comment ils colloquent ces cinq zones, exposez vostre main senestre au soleil leuant, les doigts estendus et separez l’un de l’autre (et par ceste methode l’enseignoit aussi Probus Gràmaticus), puis quand vous aurez regardé le soleil par les intervalles de voz doigts, fleschissez les et courbez un chacun en forme d’un cercle. Zone froide. Par le pouce vous entendrez la zone froide, qui est au Nort, laquelle pour l’excessiue froidure (comme ils afferment) est inhabitable. Toutesfois l’experiêce nous a monstré depuis quelque temps toutes ces parties iusques bien pres de nostre pole, mesme outre le parallele Arctique, ioignant les Hyperborées, comme Scauie, Dace, Suece, Gottie, Noruegie, Dànemarc, Thyle, Liuonie, Pilappe, Pruse, Rusie, ou Ruthenie, où il n’y a que glace et froidure perpetuelle[2]1, estre neantmoins habitée d’un peuple fort rude, felon et sauuage. Ce que ie croy encores plus par le temoignage de Môsieur de Càbray[3] natif de Bourges, ambassadeur pour le Roy en ces païs de Septentrion, Pologne, Hongrie et Transsiluanie, qui m’en a fidelement communiqué la verité, homme au surplus pour son erudition, et cognoissance des langues, digne de tel maistre et de telle entreprise. Parquoy sont excusables les Anciens, et non du tout croyables, ayans parlé par coniecture, et non par experience. Zone têperêe. Retournons aux autres zones. L’autre doigt dénote la zone temperée, laquelle est habitable, et se peut estendre iusques au tropique du Cancre : combiê qu’en approchant elle soit plus chaude que temperée, comme celle qui est iustement au milieu, c’est asçauoir entre ce tropique et le pole. Zone torride. Le troisiesme doigt nous represente la zone située entre les deux tropiques, appellée torride, pour l’excessiue ardeur du soleil, qui par maniere de parler la rostit et brusle toute, pourtant a esté estimée inhabitable. Autre zone temperée. Le quatriesme doigt est l’autre zone temperée des Antipodes, moyêne entre le tropique du Capricorne et l’autre pole, laquelle est habitable. Autre zone froide. Le cinquiesme qui est le petit doigt, signifie l’autre zone froide, qu’ils ont pareillemêt estimée inhabitable, mesme raison que celle du pole opposite de laquelle on peut autant dire, comme auons dit du Septentrion, car il y a semblable raison des deux. Apres donc auoir congneu ceste regle et exemple, facilement lon entendra quelles parties de la terre sont habitables, et quelles non, selon l’opinion des Anciens. Pline[4] diminuant ce qu’est habité, escrit que ces cinq parties, qui sont nommées zones, en faut oster trois pour ce qu’elles ne sont habitables : lesquelles ont esté désignées par le pouce, petit doigt et celuy du milieu. Il oste pareillement ce que peut occuper la mer Oceane. Et en un autre lieu il escrit que la terre qui est dessoubs le zodiaque est seulement habitée. Les causes qu’ils alleguent pour lesquelles ces trois zones sont inhabitables est le froid vehement, qui pour la longue distance et absence d u soleil est en la région des deux poles : et la grande et excessiue chaleur qui est soubs la zone torride, pour la vicinité et continuelle presence du soleil[5]. Autant en afferment presque tous les theologiens modernes. Le contraire toutesfois se peut monstrer par les escrits des Auteurs cy dessus alleguez, par l’authorité des Philosophes, specialement de nostre temps, par le temoignage de l’escriture sainte : puis par l’experience, qui surpasse tout, laquelle en a esté faite par moy, Strabon, Mela, et Pline, combien qu’ils approuuent les zones, escriuent toutesfois qu’il se trouuent des hommes en Ethiopie[6] en la peninsule nommée par les Anciens Aurea, et en l’isle Trapobane, Malaca, et Zamotra soubs la zone torride. La zone torride et montagnes Hyperborées estre habitées. Aussi que Scandinauie, les monts Hyperborées, et païs à l’entour pres le septentrion (dont nous auons cy deuant parlé) sont peuplés et habités : iaçoit selon Herodote, que ces montagnes soyent directement soubs le pole. Ptolemée ne les a colloquées si pres, mais bien à plus de septante degrez de l’Equinoctial. Le premier qui a monstré la terre contenue soubs les deux zones temperées estre habitable a esté Parmenides, ainsi que recite Plutarque. Plusieurs ont escrit la zone torride non seulement pouuoir estre habitée, mais aussi estre fort peuplée. Ce que prouue Auerroes par le tesmoignage d'Aristote au quatriesme de son liure intitulé Du ciel et du monde. Auicenne pareillement en sa seconde doctrine, et Albert[7] le Grand au chapitre sixiesme de la nature des regions, s'efforcent de prouuer par raisons naturelles, que ceste zone est habitable, voire plus commode pour la vie humaine, que celle des tropiques. Zone torride meilleure, plus cômode et salubre que les autres. Et par ainsi nous la conclurons estre meilleure, plus commode, et plus salubre à la vie humaine que nulle des autres : car ainsi que la froideur est ennemie: aussi est la chaleur amie au corps humain, attedu que nostre vie n'est que chaleur et humidité, la mort au contraire, froideur et siccité. Voyla donc comme toute la terre est peuplée et n'est iamais sans habitateurs, pour chaleur ne pour froidure, mais biê pour estre infertile, comme i'ay veu en l'Arabie deserte et autres contrées. Aussi a esté l'homme ainsi creé de Dieu, qu'il pourra viure en quelque partie de la terre, soit chaude, froide ou temperée. Car luy mesme a dit à noz premiers parens : Croissez et multipliez. L'experience d'auantage (comme plusieurs fois nous auons dit) nous certifie, combien le monde est ample, et accommodable à toutes creatures, et ce tant par continuelle nauigation sus la mer, comme par loingtains voyages sur la terre.

  1. Sur l’inhabitabilité des zones, autres que la zône tempérée, les cosmographes de l’antiquité furent à peu près unanimes. Voir Pline. H. N. i. 61. — n. 68. — vi. 36. — Hygin. i. 8. — Macrobe. ii. 5. — Ptolémée. vi. 16. C’est surtout au moyen-âge que s’accrédita cette singulière erreur. Cf. Lactance. Instit. Div. iii. 24. — St-Augustin. Cité de Dieu. xvi. 9. — St-Basile. Ad Psal. xlvii. 2. P. 201. — St-Grégoire de Nazianze, St-Ambroise, St-Jean Chrysostome, St-Césaire, Procope de Gaza et Diodore De Tarse, cités par Letronne. Opinions cosmographiques des pères de l’Eglise. (Revue des deux Mondes. 1834.) La zône torride surtout semblait inhabitable. Dès le Ve siècle, Orose, Philostorge et Moïse de Khoren, au VIe le grammairien Jean Philoponus, et, dans les siècles suivants, Grégoire de Tours, Bêde Le Vénérable, Honoré d’Autun, l’abbesse Herrade de Landsberg affirmaient que les chaleurs excessives de cette partie de l’univers interdisaient à l’homme d’y séjourner. Au XIIIe siècle, Nicéphore Blemmydas et les représentants les plus autorisés de la science, Vincent De Beauvais lui-même ; au XIVe, Brunetto Latini, Dante, Oresme, Mandeville et Boccace, renouvelaient encore ces vieilles théories. Voir Santarem. Cosmographie et cartographie du moyen-âge. i. 310.
  2. On le savait bien avant Thevet : Voir Keraglio. De la connaissance que les anciens ont eue du nord de l’Europe. Acad. des Inscrip. xlv. 26-57. — Lelewel. Pythéas de Marseille. — moins Wiberg. Relations des Grecs et des Romains dans le Nord. (Revue archéologique. Mai 1866.
  3. Jacques de Cambray, chargé à diverses reprises de missions importantes, avait déjà représenté la France à Constantinople en 1546. Voir Charrière. Négociations de la France dans le Levant. i. 622, 651, etc.
  4. Pline. H. N. ii. 68. Circa duæ tantum zonae, inter exustan et rigentes, temperantur : exæque ipsa inter se non perviæ, propter incendium siderum. Ita terræ tres partes abstulit cælum : Oceani rapina in incerto est.
  5. Assurément Thevet a raison ; mais la croyance à l’antichtone ou continent opposé au nôtre fut longtemps considérée comme une fable. Voir Plutarque. De facie in orbe lunæ. § 7. Eusèbe de Césarée, s’étant hasardé dans son commentaire sur les psaumes à dire que la terre était ronde, se repentit bientôt de sa témérité et revint à l’opinion commune ; Virgile, évêque de Salzbourg, ayant commis l’imprudence d’exposer publiquement la théorie des Antipodes, fut dénoncé au pape Zacharie, et menacé d’excommunication s’il ne rétractait pas sa doctrine. Il le fit et rejeta sa prétendue erreur sur un certain Virgile d’Arles, favori du mérovingien Childebert II, mort en 874. Nouveau Galilée, il se sentit incapable de résistance. Jusqu’à la fin du XVe siècle persistèrent ces erreurs étranges, car les moines de Salamanque et d’Alcala, opposaient encore à Colomb des considérations analogues sur les antipodes et la zone torride.
  6. Voir Reinaud. Relations politiques et commerciales de l’empire romain avec l’Asie Orientale. Cf. Curieux mémoire de M. Houssaye : Sur la connaissance qu’avaient les anciens de l’Inde Transgangétique.
  7. Liber cosmographicus de natura locorum. Fol. 14 B et 25 A.