Les Singularitez de la France antarctique/17
CHAPITRE XVII.
Après s’estre refreschis au cap Verd, fut question de passer outre, ayans vent de Nordest merueilleusemèt fauorable pour nous conduire droit soubs la ligne Equinoctiale laquelle deuions passer : Guinée, partie de la basse Ethiopie. mais estans parvenuz à la hauteur de la Guinée, située en Ethiopie, le vent de la basse se trouva tout contraire, pour ce qu’en ceste region les vents sont fort inconstans, accompagnez le plus souuent de pluies, orages, et tonnerres, tellement que
la nauigation de ce costé est dangereuse. Or le
quatorzieme de septembre arriuasmes en ce païs de
Guinée, sus le riuage de l’Ocean, mais asses avant en
terre, habitée d’un peuple fort estrange, pour leur
idolatrie et superstition tenebreuse etignorante. Avant
que ceste contrée fust découuerte, et le peuple y
habitant congnu, on estimoit qu’ils avoyent mesme
religion et façon de viure, que les habitans de la haute
Ethiopie ou de Senegua : mais il s’est trouué tout
l’opposite. Habitâs de la Guinée iusques Esperance tous idolatres. Car tous ceux qui habitent depuis iceluy
Senegua : iusques au cap de bonne esperance sont
tous[1] idolatres sans cognoissance de Dieu, ne de sa loy.
Et tant est aueuglé ce pauure peuple, que la première
chose qui se rencontre au matin, soit oyseau, serpent,
ou autre animal domestique ou sauuage, ils le prennent
pour tout le iour, le portans auec soy à leurs negoces,
comme un Dieu protecteur de leur entreprise : comme
s’ils vont en pescherie auec leurs petites barquettes
d’écorce de quelque boys, le mettrent à l’un des bouts
bien enveloppé de quelques fueilles, ayans opinion
que pour tout le iour leur amenera bonne encontre,
soit en eau ou terre, et les preseruera de tout infortune.
Ils croyent pour le moins en Dieu, allegans estre là
sus immortel, mais incongneu, pour ce qu’il ne se
donne à cognoistre à eux sensiblement. Laquelle erreur
n’est en rien differente à celles des gentils du temps
passé, qui adoroyent diuers Dieux, soubs images et simulachres. Chose digne d’estre recitée de ces pauvres Barbares lesquels ayment mieux adorer choses corruptibles, qu’estre reputez estre sans Dieu. Diodore[2] Sicilien recite que les Ethiopes, ont eu les premiers cognoissance des Dieux immortels, auxquels commencerêt à vouer et sacrifier hosties. Ce que le poëte Homere[3] voulant signifier en son Iliade, introduit Iupiter auec quelques autres Dieux, auoir passé en Ethiopie, tant pour les sacrifices qui se faisoient à leur honneur, que pour l’amenité et douceur du païs. Castor et Pollux nommez cleres estoilles de la mer. Vous auez semblable chose de Castor et Pollux : lesquels sur la mer allas auec l’exercite des Grecs contre Troye, s’euanouyrent en l’air, et oncques Castor et plus ne furent veuz. Qui donna opinion aux autres de
penser, qu’ils avoient esté rauis, et mis entre les de la mer deitez marines. Aussi plusieurs les appellent cleres estoilles de la mer. Meurs et façons de vivre de ceux de la Guinée Ledit peuple n’a temples, ne
Eglises, ne autres lieux dediez à sacrifices ou oraisons.
Outre cela ils sont encore plus meschants sans comparaison que ceux de la barbarie et de l’Arabie : tellemêt que les estrâgers n’oseroyent aborder, ne mettre pied à terre en leurs païs, sinon par ostages : autrement les saccageroyêt comme esclaves. Ceste canaille la plus part va toute nue, combien que quelques uns, depuis que leur païs a esté un peu fréquenté, se sont accoutumez à porter quelque camisole de ionc ou cottô, qui leur sont portées d’ailleurs. Ils ne font si grande traffique de bestial qu’en la Barbarie. Il y a peu de fruits, pour les siccitez et excessiues chaleurs : car ceste region est en la zone torride. Ils viuent fort long aage, et ne se monstrent caduques tellement qu’un homme de cent ans, ne sera estimé de quarante. Toutesfois ils viuent de chairs de bestes sauuages, sans estres cuittes ne bien preparées. Ils ont aussi quelque poisson, ouitres en grande abondance, larges de plus d’un grand demy pied, mais plus dangereuses à manger, que tout autre poisson. Elles rendent du ius semblable au laict : toutesfois les habitas du païs en mangent sans danger : et usent tant d’eau douce que salée. Ils font guerre coustumierement contre autres nations : leurs armes sont arcs et flesches, comme aux autres Ethiopes et Africains. Les femmes de ce païs s’exercent à la guerre, ne plus ne moins que les hommes. Et si portent la pluspart une large boucle de fin or[4], ou autre metal aux oreilles, leures, et pareillement aux bras. La Guinée mal aerée. Les eaux de ce païs sont fort dangereuses, et est aussi l’air insalubre : pour ce à mon aduis, que ce vent du midy chaud et humide y est fort familier, subiet à toute putrefaction : ce que nous experimenterons encore bien par deça. Et pource ceux qui de ce païs ou autre mieux temperé, vont à la Guinée, n’y faire long séiour[5], sans encourir maladie. Ce que aussi nous est aduenu, car plusieurs de nostre compagnée en moururent, les autres demeurerent long espace de temps fort malades, et à grâde difficulté se peurent sauuer : qui fut cause que n’y seiournasmes pas longuemêt. Maniguette, fruit fort requis entre les espiceries. Ie ne veux omettre, qu’en la Guinée, le fruit le plus frequent, et dont se chargent les nauires des païs estranges, est la Maniguette[6], tresbonne et fort requise sur toutes les autres espiceries : aussi les Portugais en font grande traffique.
Ce fruit vient parmy les champs de la forme d’un oignon, ce que volontiers nous eussions representé par figure pour le côtentemêt d’un chacun, si la commodité l’eut permis. Car nous nous sommes arrestez au plus necessaire. L’autre qui vient de Calicut et des Moluques n’est tant estimé de beaucoup. Ce peuple de Guinée traffique auec quelques autres Barbares voisins, d’or, et de sel d’une façon fort estrange. Il y a certains lieux ordonnez entre eux, où chacun de sa part porte sa marchandise, ceux de la Guinée le sel, et les autres l’or fondu en masse[7]. Et sans autrement communiquer ensemble, pour la defiance qu’ils ont les uns des autres, comme les Turcs et Arabes et quelques sauuages de l’Amerique auec leurs voisins, laissent au lieu denommé le sel et or, porté là de chacune part. Cela fait se transporteront au lieu ces Ethiopes de la Guinée, où s’ils trouuent de l’or suffisamment pour leur sel, ils le prennent et emportent, sinon ils le laissent. Ce que voyans les autres, c’est asçauoir leur or ne satisffaire, y en adiousteront iusques à tant que ce soit assez, puis chacun emporte ce qui lui appartient. Entendez dauantage que ces noirs de deça, sont mieux appris et plus civils que les autres, pour la communication qu’ils ont auec plusieurs marchans qui vont traffiquer par dela : aussi allechent les autres à traffiquer de leur or, par quelques menues hardes, comme petites camizoles et habillemens de vil pris, petits cousteaux et autres menues hardes et ferrailles. Trafique d’iuoire. Aussi traffiquent les Portugais[8] auec les Mores de la Guinée, outre les autres choses d’iuoires, que nous appellons dents d’Elephâs : et m’a recité un entre les autres, que pour une fois ont chargé douze mil de ces dents, entre lesquelles s’en est trouué une de merueilleuse grandeur, du pois de cent liures. Car ainsi que nous auôs dit, le païs d’Ethiopie nourrit elephàs, lesquels ils prennent à la chasse, côme nous ferions icy les sangliers, auec quelque autre petite astuce et methode, ainsi en màgent ils la chair. Laquelle plusieurs ont affermé estre tres bône : ce que i’aime mieux croire, qu’ê faire autremèt l’essay ou en disputer plus longuement. Elephant animal approchant de la raison humaine. Ie ne m’arresteray en cest endroit à descrire les vertus et proprietez de cest animal le plus docile et approchàt de la raisô humaine, que nul autre, veu que cest animal a este tat celebré par les Anciês, et encores par ceux de nostre têps, et attendu que Pline[9], Aristote, et plusieurs autres en ont suffisammèt traité, et de sa chair, laquelle on dit estre medicamenteuse, et propre contre la lepre, prise par la bouche ou appliquée par dehors en poudre : les dents que nous appellons iuoyre, conforter le cueur et l’estomach, aider aussi de toute sa substance le part au ventre de la mere. le ne veux donc reciter ce qu’ils en ont escript, comme ce n’est nostre principal subiect, aussi me sembleroit trop elongner du propos encommencé. Toutesfois ie ne laisseray à dire ce que i’en ay veu. Que si de cas fortuit ils en prennent quelques petis, ils les nourrissent, leurs apprenans mil petites gentillesses : car cest animal est fort docile, et de bon entendement.
- ↑ Thevet. Cosmographie universelle. Liv. iii. § ii. Du royaume de Senega.
- ↑ Diodore De Sicile, iii, 2.
- ↑ Homère. Iliade. I. v. 423-424.
- ↑ L’usage s’est perpétué : Voir dans les Croisières à la côte d’Afrique par l’amiral Fleuriot De Langle. (Tour du Monde. 09 676) le portrait de la favorite.
- ↑ On sait que les Européens ne s’acclimatent pas dans ces régions. Presque tous ceux de nos marins qui résident au Gabon tombent malades. Nos négociants ne peuvent y séjourner.
- ↑ Nos navigateurs du XVe siècle donnaient à cette épice le nom de Malaguette. Voir Villaut de Bellefonds. Relation des costes d’Afrique. La côte de Guinée avait été nommée par nos négociants Dieppois la Coste de Malaguette.
- ↑ Ces transactions singulières étaient déjà en usage au temps d’Hérodote. Voir le chapitre cxci du livre iv, relatif au commerce des Carthaginois avec les peuples de l’intérieur de la Lybie. « Ils débarquent leur cargaison, la rangent sur la plage, remontent sur leur navire et font une grande fumée. Les habitants, à l’aspect de la fumée, se rendent auprès de la mer, et, pour prix des marchandises, ils déposent de l’or, puis ils se retirent au loin. Les Carthaginois reviennent, examinent, et, si l’or leur semble l’équivalent des marchandises, ils l’emportent et s’en vont. S’il n’y en a pas assez, ils retournent à leur navire, et restent en place. Les naturels approchent et ajoutent de l’or, jusqu’à ce qu’ils les aient satisfaits. » — Cf. Léry. § 15.
- ↑ Les Français et surtout les Dieppois, se livraient également à ce commerce. Voir Vitet. Histoire de Dieppe. — Estancelin. Navigations des Normands.
- ↑ Pline. Histoire naturelle. viii. i-xi. — Aristote. De animalibus. iii. Passim.