Les Singularitez de la France antarctique/06

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 26-29).


CHAPITRE VI.

De la haute montagne du Pych.


Admirable hauteur et circuit de la môtagne du Pych. En l’une de ces isles, nommée Teneriffe, y a une montagne[1] de si admirable hauteur, que les montagnes d’Armenie, de la Perse, Tartarie, ne le mont Liban en Syrie, le mont Ida, Athos, ne Olympe tant celebré par les histoires, ne lui doiuent estre comparez : contenant de circuit sept lieues pour le moins, et de pied en cap dix huit lieues. Ceste môtagne est appellée le Pych, en tout temps quasi nebuleuse, obscure, et pleine de grosses et froides vapeurs, et de neige pareillemêt : côbien qu’elle ne se voit aisément, à cause (selon mon iugement) qu’elle approche de la moyenne region de l’air, qui est tres froide par antiperistase des deux autres, comme tiennent les Philosophes, et que la neige ne peult fondre, pourtant qu’en cest endroit ne se peut faire reflexion des rayons du soleil, ne plus ne moins que contre le deual : parquoy la partie supérieure demeure tousiours froide. Ceste montagne est de telle hauteur, que si l’air est serain, on la peut voir sur l’eau de cinquante lieues, et plus. Le fest et couppeau, soit qu’on le voye de pres ou de loing, est fait de ceste figure Ω[2], qui est o mega des Grecs. Hauteur de la môtagne de Etna et autres Iay veu semblablement le mont Etna en Sicile de trente lieues : et sur la mer pres de Cypre, quelque montagne d’Armenie[3] de cinquâte lieues, encores que je naye la veue si bonne que Lynceus, qui du promontoire Lilybée en Sicile voyoit et discernoit les nauires au port de Carthage. le m’asseure qu’aucuns trouuerôt cela estrange, estimans la portée de l’œil n’auoir si lôg orizon. Ce qu’est veritable en planeure, mais en haulteur, non. Les Espagnols ont plusieurs fois essayé à sonder la hauteur de ceste montagne[4]. Et pour ce faire ils ont plusieurs fois enuoyé quelque nombre de gens auec mulets portans pain, vin, et autres munitions : mais oncques n’en sont retournez, ainsi que m’ont affermé ceux qui la ont demeuré dix ans. Pourquoy ont opiniô qu’en la dite montagne, tant au sommet qu’au circuit y a quelque reste de ces Canariens[5] sauuages, qui se sont là retirez, et tiennent la montagne, viuans de racines et chairs sauuages, qui saccagent ceux qui veulêt recognoistre, et s’approcher pour decouurir la môtagne. Et de ce Prolemée[6] a biê eu cognoissance, disant, que outre les colonnes d’Hercules en certaine isle y a une môtagne de merueilleuse hauteur : et pour ce le coupeau estre tousiours couuert de neiges. Il en tombe grade abondàce d’eau arrosant toute l’isle : qui la rend plus fertile tant en cannes et sucres que autres choses : et n’y en a autre que celle qui vient de ceste môtagne, autrement le païs qui est enuiron le tropique de Cancer demeureroit sterile pour l’excessive chaleur. Pierres poreuses et autres de diuerse sorte. Elle produit abondamment certaines pierres fort poreuses[7], comme esponges, et sont fort legeres, telement qu’une grosse comme la teste d’un homme, ne pese pas demye livre. Elle produit autres pierres comme excrement de fer. Et quatre ou cinq lieùes en montant, se trouuent autres pierres sentans le souffre, dont estiment les habitans qu’en cest endroit y a quelque mine de souffre.

  1. Le pic de Teyde, plus connu sous le nom de Teneriffe, atteint en effet 3710 mètres au-dessus du niveau de la mer, et s’aperçoit en mer à une distance énorme. C’est ce pic que Le Tasse célébra dans sa Jerusalem délivrée (xv. 34) : « Dans un vague lointain s’offrit au regard des deux guerriers une montagne dont le sommet était caché dans les nues. Ils approchent, les ombres s’éclaircissent, la montagne s’allonge en pyramide, et de son sommet sortent des torrents de fumée. »
  2. On connaît mieux aujourd’hui la véritable forme du pic. Il présente trois pointes distinctes qui ressemblent aux racines d’une molaire. La principale se nomme le Pan de Azucar.
  3. Thevet se trompait, il a confondu l’Arménie avec l’Anatolie ou plutôt avec la côte de Syrie et les cimes du Liban.
  4. Elle est encore de nos jours inaccessible, au moins pendant l’hiver. Les ascensionnistes partent d’Orotava, gravissent le Monte-Verde, et arrivent au pic par le défilé de Portillo.
  5. Les anciens insulaires ou Guanches ont en effet longtemps maintenu leur indépendance dans les montagnes de l'archipel. Voir Bory De Saint-Vincent. Les îles Fortunées. Webb et Berthelot. Histoire des Canaries. Fray Alunzo Espinosa, qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, rapporte qu'on en rencontrait encore quelques-uns à Candellaria et à Guisnar, mais ils étaient mauvais chrétiens et haïs des Espagnols. Depuis ils ont disparu.
  6. Sic.
  7. Sur la constitution géognostique, et les phénomènes volcaniques, consulter Avezac. Iles de l’Afrique. P. 126-127. — Bory De Saint-Vincent. Ouv. cité, p. 265-302.