Les Singularitez de la France antarctique/01

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 1-5).


CHAPITRE Ier.

L’embarquement de l’auteur.


Toutes choses ont esté faittes pour l’hôme. Combien que les elemens et toutes choses qui en proviennent sous la lune jusques au centre de la terre, semblent (comme la verité est) avoir esté faittes pour l’hôme : si est-ce que nature, mere de toutes choses, a esté et est tousjours telle, qu’elle a remis et cache au dedans les choses les plus precieuses et excellentes de son œuvre, voire bien s’y est remise elle-mesme : au contraire de la chose artificielle. Difference d’art et de nature. Le plus sçavant ouvrier, fusse bien Appelles ou Phidias, tout ainsi qu’il demeure par dehors seulement pour portraire, graver, et enrichir le vaisseau ou statue, aussi n’y a que le superficiel qui reçoive ornement et polissure : quant au dedans il reste totalement rude et mal poli. Mais de nature nous en voyons tout le contraire. Prenons exêple premierement au corps humain. Tout l’artifice et excellence de nature est cachée au dedans et centre de nostre corps, mesme de tout autre corps naturel : le superficiel et exterieur n’est rien en comparaison, sinon que de l’intrieur il prend son accomplissement et perfectiô. La terre nous monstre exterieurement une face triste et melancholique, couverte le plus souuent de pierres, espines et chardons, ou autres semblables. Mais si le laboureur la veut ouurir avecques soc et charrue, il trouvera ceste vertu tant excellente, preste de luy produire à merveilles et le recompenser au centuple. Aussi est la vertu vegetatiue au dedans de la racine et du tronc de la plante, réparée à l’entour de dure escorce, aucunes fois simple, quelque fois double : et la partie du fruict la plus precieuse, où est ceste vertu de produire et engendrer son semblable, est serrée comme en un lieu plus seur, au centre du mesme fruict. Or tout ainsi que le laboureur ayant sondé la terre et receu grand emolument : un autre non content de voir les eaux superficiellement les a voulu sonder au semblable, par le moyen de ceste tant noble navigation, auec navires et autres vaisseaux. Utilité de la navigation. Et pour y auoir trouvé et recueilli richesses inestimables (ce qui n’est outre raison puisque toutes choses sont pour l’homme) la navigation est devenue peu à peu tant frequentée entre les hômes, que plusieurs ne s’arrestant perpetuellement es isles inconstantes et mal asseurées, ont finablement abordé la terre ferme, bonne et fertile : ce que avant l’experience l’on n’eust jamais estimé, mesme selon l’oppiniô des anciens. Cause de la navigation de l’auteur aux Ameriques. Docques la principale cause de nostre nauigation aux Indes Ameriques, est que Monsieur de Villegagnon[1] Chevalier de Malte, homme genereux, et autant bien accompli, soit à la marine, ou autres honestetez, qu’il est possible, ayant avecques meure deliberation, receu le commandement du Roy, Loûenges du Seigneur de Villegagnon. pour avoir esté suffisamment informé de mon voyage au païs de Levant[2], et l’exercice que je pouvois avoir fait à la marine, m’a instammêt solicité, voire sous l’autorité du Roy monseigneur et Prince (auquel je dois tout honneur et obeissance) expressement commandé luy assister pour l’execution de son entreprise. Ce que librement j’ay accordé, tant pour l’obeissance, que je veux rendre à mon Prince naturel, selon ma capacité, que pour l’honesteté de la chose, combien qu’elle fust laborieuse. Embarquement des François pour aller aux Indes Ameriques. Pour ce est-il que le sixiesme jour de may mil cinq cens cinquante cinq, apres que ledit Sieur de Villegagnon eut donné ordre pour l’asseurance et commodité de son voyage à ses vaisseaux, munitions, et autres choses de guerre : mais avec plus grande difficulté que en une armée marchant sur terre au nombre et à la qualité de ses gens de tous estats, gentilshommes, soldats, et varieté d’artisans : bref le tout dressé au meilleur equipage qu’il fut possible : Hable de grâce et pourquoy il est ainsi appelé le temps venu de nous embarquer au Hable de grace, ville moderne, lequel en passant, je diray avoir esté appellé ainsi Hable[3], selon mon iugement de ce mot Αυλωψ qui signifie mer ou destroict : ou si vous dictes Haure, ab hauriendis aquis, située en Normandie à nostre grand mer et Ocean Gallique, où abandonnans la terre feismes voile, nous acheminans sus ceste grande mer à bon droit appellée Ocean par son impetuosité, de ce mot Οχύς comme veulent aucuns, et totallement soubmis à la mercy et du vent et des ondes.

Superstition des anciens auât de naviguer Ie scay bien qu’en la superstitieuse et abusiue religion des Gentils plusieurs faisoyent vœux, prieres, et sacrifices à diuers dieux, selô que la necessité se présentoit. Dôcques entre ceux qui vouloient faire exercice sur l’eau, aucuns iettoyent au commencement quelque piece de monnoye dedans, par maniere de present et offrande, pour auecques toute congratulation rendre les dieux de la mer propices et fauorables. Les autres attribuans quelque diuinité aux vents, ilz les appaisoient par estranges cerimonies : comme lon trouue les Calabriès auoir faict à Iapix, (vent ainsi nommé) et les Thuriens et Pamphiliens à quelques autres. Ainsi lisons nous en l’Eneide de Virgile (si elle est digne de quelque foy) combien, pour l’importune priere de Iuno vers Eolus Roy des Vêts, le miserable Troïen a enduré sur la mer, et la querelle des Dieux qui en est ensuyuie. Par cela peut on euidemment cognoistre l’erreur et abus, dont estoit aueuglée l’antiquité en son gentillisme damnable, attribuant à une créature, voire des moindres, et soubs la puissance de l’homme, ce qui appartient au seul Createur : lequel ie ne sçaurois suffisamment louer en cest endroit, pour s’estre communiqué à nous et nous auoir exempté d’une si tenebreuse ignorance. Et de ma part, pour de sa seule grace auoir tant fauorisé nostre voyage, que nous donnant le vent si bien à poupe, nous auons tranquillement passé le destroict, et de la aux Canaries, isles distantes de l’Equinoctial de vingt sept degrez, et de nostre France de cinq cens lieues ou enuiron. Or pour plusieurs raisons m’a semblé mieux seât commencer ce mien discours à nostre embarquement, côme par une plus certaine methode. Ce que faisant, i’espere amy (Lecteur) si vous prenés plaisir à le lire, de vous conduire de point en autre, et de lieu en lieu, depuis le commencement iusques à la fin, droit, comme auec le fil de Thesée, obseruant la longitude des païs et latitude. Toutesfois ou ie n’auroys faict tel deuoir, que la chose et vostre iugement exquis meriteroit, ie vous supplie m’excuser, considerant estre mal aisé à un homme seulet, sans faueur et support de quelque Prince ou grand Seigneur, pouuoir voyager et descouurir les païs lointains, y obseruant les choses singulieres, n’y executer grandes entreprises, combien que de soy en fust assez capable. Et me souuient qu’à ce propos dit tres-bien Aristote, qu’il est impossible et fort malaisé, que celuy face choses de grande excellence et dignes de louëge, quand le moyen, c’est à dire, richesses luy defaillent : ioinct que la vie de l’homme est breue, subiecte à mille fortunes et aduersitez.

  1. Sur Villegaignon et sa biographie, on peut consulter h. de Grammont. Relation de l’expédition de Charles-Quint contre Alger. P. 1, 26, 141, 148. — P. Gaffarel. Histoire du Brésil français au XVIe siècle..
  2. Thevet l’a raconté dans sa Cosmographie du Levant. Lyon, 1554, 1556, in-4o.
  3. Inutile de faire remarquer l’absurde étymologie donnée par Thevet. Havre est un mot d’origine germanique, une corruption de Hafen, port ou baie.