Éditions des Cahiers vaudois (p. 140-153).

20

— Dites donc, il faut aviser…

Le gros syndic a les mains dans ses poches, il les sort à demi, les rentre ; il dit :

— C’est bien embêtant, tout ça !…

— Monsieur le syndic, on n’a pas de temps à perdre.

Des gouttes coulent sur le front du directeur de l’usine, qui s’agite.

— Je dis que c’est dommage, quand tout commençait à mieux aller par le monde, et pour nous aussi,.. reprend le syndic.

Il montre devant lui ce qui reste de prés et de champs à être en vue ; l’arbre qui est près de l’arbre, encore ces deux ou trois arbres, le regain en train de pousser ; mais l’autre, sans regarder :

— Monsieur le syndic, ça peut se gâter d’un moment à l’autre ; si les secours n’arrivent pas bientôt, je ne réponds plus de rien.

— Il faut que j’en parle à mes collègues.

Il n’est pourtant pas pressé, parce que cette verrerie ne l’intéresse qu’assez peu, en outre il n’aime pas à prendre des décisions ; alors arrive ce directeur qui lui demande de faire venir la gendarmerie ; il faudrait tout de même qu’on vous laissât le temps d’examiner la question ; il quitte le lieu où il est, renfonce ses mains dans ses poches, tend la tête en avant, la hoche de nouveau :

— Je vais en parler à ces messieurs ; on essaiera de téléphoner…

L’autre le suit et recommence à faire des gestes.

Vers les deux heures et demie, à présent ; est-ce qu’on ne sent pas qu’on commence à n’y plus tenir ?

Ceux qui parlaient beaucoup ne parlent plus ; ceux qui ne parlaient pas, beaucoup.

Les femmes sont devenues sujettes à des malaises.

Il y a un char à banc qui attend devant chez Aloys ; le cheval brille dans l’ombre comme s’il sortait de l’eau.

Le cheval est tellement fatigué qu’il ne se défend plus contre les mouches, qui font des plaques sous son ventre.

Il laisse pendre sa tête, et la bride pareillement pend, qui ne sert donc pas à grand’chose ; on ne voit plus la couleur du char à bancs, il a été repeint en gris par la poussière.

C’est qu’ils ont été chercher partout un médecin, le nôtre vient de mourir ; nulle part ils n’en ont trouvé un, ils étaient tous ou malades eux-mêmes, ou en route, et bien trop occupés déjà ; est-ce qu’on va pourtant laisser ce pauvre garçon s’en aller comme ça ? qui n’en peut plus, on le voit bien ; c’est le cœur, à présent ; parbleu ! avec une fièvre pareille ; Menétrey dit qu’il faudrait le faire transpirer ; on le couvre de couvertures, il claque des dents sous ses couvertures ; vite, essaie encore d’aller voir à Bougeries, puisqu’on nous dit que le docteur Bridel doit y être ; c’est le frère d’Aloys ; il remonte sur le siège, il se met à fouetter sa bête tant qu’il peut ; elle part au petit pas, puis tout-à-coup se met à galoper comme elles font quand elles n’en peuvent plus : « Où vas-tu ? » il ne répond pas, il tape sur sa bête ; c’est l’auberge à présent, et des hommes à la fenêtre :

— Il n’y a plus un médecin !

Ils regardent en l’air.

La fumée de l’usine se voit à peu près.

Il n’y a guère qu’un toit sur la gauche qui gêne, mais pas trop ; alors on assiste là-bas à la fabrication que c’est, parce qu’on voit qu’à présent les branches de l’arbre ont cassé, et elles font un tas d’un jaune brun, comme un tas de feuilles sèches, mais qui grossirait de lui-même.

Tout le temps, il y est ajouté : est-ce qu’on va être pris dessous, nous aussi ? déjà l’odeur vient, cochonnerie ! tout le pays empoisonné !

Il n’y a pas à dire, ça gagne ! cochonnerie ! Et ces individus, d’où est-ce que ça sort ? Des Italiens, des Espagnols, des Polonais, des Russes, des Turcs, rien que des déserteurs ou des réfractaires ; et les quelques-uns parmi eux qui sont du pays ne valent pas mieux : qui s’assemble se ressemble ; maudite idée qu’on a eue d’autoriser cette fabrique à s’établir chez nous ! on s’est laissé tenter au Conseil Communal par le gros impôt qu’on espérait en tirer : regardez où ça nous a menés ; comme s’il n’y avait que l’argent ! mais on va prendre son fusil, on vous dit ; heureusement que chez nous chaque soldat a son fusil pendu au-dessus de son lit ; on s’arrangera bien pour trouver des cartouches à balles, la Société de Tir en a…

— Salut !

— Salut, toi ! Qu’en dis-tu ?

— D’accord !

— Et toi ?

— D’accord.

— Regardez-moi ça !

— Est-ce qu’on y va ?

— On a toujours le temps de boire un verre…

Qui boivent, en effet, et pas peu, et puis il est dit quelque chose encore.

Qui boivent, boivent, sont à présent quarante et plus, la salle d’en bas pleine, la petite chambre à manger, qui est à côté, pleine aussi ; d’autres qui n’ont pas pu ou pas voulu entrer, qui se tiennent sur le perron ; le patron, la patronne, la servante, tous les trois qui servent et n’y arrivent pourtant pas ; alors on tape avec le fond de la chopine sur la table : « Eh ! encore un !… Patron !… Il se moque de nous !… Patron !… » C’est cette chaleur.

— Dis donc ! qu’est-ce qui se prépare ?

— On ne sait pas. C’est du pas ordinaire.

— Alors raison de plus pour boire pas ordinairement.

Il y en a un qui relève les manches de sa chemise jusqu’à l’épaule, les roulant en bourrelet, on voit les gros bras bruns qu’il a ; et un, à côté : « Ça va être chez nous comme en Russie, si on ne s’en mêle pas ; » mais le premier répond : « N’aie pas peur, on s’en mêlera ; » et montre ses bras. Quelques-uns ont commandé de la limonade, parce qu’elle ôte mieux la soif, le bouchon saute au plafond, avec un bruit comme un coup de fusil ; « ça commence, ou quoi ? » La plupart des hommes ne sont pas retournés au travail, ils ont vu que ça se gâtait, et on a besoin d’être ensemble ; signe des temps aussi ce besoin d’être ensemble ; il est écrit : « Ils se rassembleront en troupes ; » l’humeur vous saute de haut en bas et de bas en haut : ou bien se cacher dans son trou, ou bien faire du bruit et être aussi nombreux qu’on peut ; ça, c’est universel, c’est de toujours et de partout ; qui boivent donc, qui se sont réunis, qui font du bruit ; on n’aime plus tant à penser ; il vaut mieux ne plus s’entendre les uns les autres que de s’entendre soi-même ; pourtant le grand cri qui est monté là-bas n’a pas pu ne pas être entendu…

— Écoutez !…

Ça monte, ça monte encore, ça perce tout ; c’est comme une de ces fusées contre la grêle : plus ça s’éloigne de vous vers en haut, plus ça semble prendre d’élan ; ça fait colonne et tige à travers tout, par une rumeur qui dure et persiste et ce grincement qui ne finit plus ; et puis colonne et tige cassent, en même temps qu’il y a éclatement ; ainsi ce cri qui est monté, monté, monté, puis s’est cassé par le milieu, puis chancelle, tombe en morceaux ; plus rien alors, silence, silence dehors, silence dedans, silence là-bas et chez nous ; c’est qu’on écoute à présent…

Trois ou quatre sont sortis pour aller voir, les autres sont restés ; on s’accoude plus largement, sans rien dire, sur la table.

Ils profitent pour taper leurs pipes, faisant tomber le vieux culot de tabac humide qu’ils écrasent sur le plancher.

Ils frottent leurs allumettes phosphoriques sur le couvercle rond de la boîte, qui est peint en rouge, magnifique couvercle de boîte d’allumettes ; il y a quand même quelque chose qui ne va plus.

Quand il semblait pourtant qu’au contraire tout allait recommencer à mieux aller, les Allemands ont leur compte, c’était bien le moment d’ailleurs ; drôle de chose ! on a de la peine à respirer, l’air n’entre plus.

Drôle de chose, on pensait bien pouvoir manquer un jour de sucre ou de tabac ou de café, mais manquer d’air !

C’est cette poison de fumée d’usine ; dis donc, on dirait qu’on bat du tambour.

Que non, c’est le train. Que si, je te dis !

Ils chantent, à présent, là-bas ; je te dis que j’entends aussi un tambour, moi ; regarde-moi ça ! (parce qu’ils ont été à la fenêtre :) Caille marche seul sur la route, il est pâle comme la mort, mais il marche droit quand même.

Où est-ce qu’il a déniché sa caisse à biscuits, ce gamin ?

Caille est devant, les gamins suivent ; celui qui est en tête tape sur sa caisse à biscuits, un autre tient un drapeau vert et blanc, le reste s’est fabriqué des fusils avec des bouts de planches et portent l’arme sur l’épaule ; ils font cortège derrière l’homme ; « voulez-vous filer, les gamins ! »

— Laisse-les, c’est lui le fautif.

— Qui ça ?

— Le grand pâle !

Et un autre :

— Encore un de ces bolchéviques !…

(Parce que le mot était à la mode, venant de Russie, et était employé jusque dans les villages les plus reculés.)

— … Un de ces cochons qui préparent la révolution.

— Et, par-dessus le marché, celui-ci, il dit que c’est la fin du monde.

— Il dit que c’est la fin, que c’est la fin du monde, et qu’il faut tous se préparer, parce qu’on va tous mourir et être mis en jugement ; alors il y en a qui le croient…

— Moi !…

Et une seconde fois cette voix qui vient depuis le fin fond de la salle à boire :

— C’est la fin du monde, je dis.

Ils n’ont pas besoin de se retourner pour savoir qui c’est qui a parlé et que c’est Clinchant toujours là, Clinchant peint sur le mur, ses trois décis de goutte, son petit verre, son bonnet de poil de lapin, sa pipe, sa barbe qui fume ; et il n’ôte même pas sa pipe de sa bouche pour parler, se débarrassant seulement d’abord d’un vieux reste mâchonné de fumée qu’il pousse dehors du coin de la bouche, puis pousse les mots dehors par le même chemin.

Une ficelle est enroulée autour du tuyau de sa pipe, à cause qu’il n’a plus beaucoup de dents et pour ne pas se blesser les gencives ; voilà de nouveau le feu à sa barbe. Coupe-la !

Mais non, la barbe pend et n’est pas soignée, des pinceaux lui en sortent, au-dessus des oreilles, de dessous le bonnet, et même des oreilles, et tout autour autant qu’en bas ; voilà que sa barbe a refumé.

Et puis de nouveau :

— Vous verrez !

Puis plus rien, il vide son verre.

Ceux qui sont à la fenêtre ont dit :

— Tu le connais, laisse-le ! C’est l’autre qui nous intéresse. Il faudrait lui régler son compte, parce que c’est des gens qui portent malheur…

Caille passait justement, alors le nommé Viquerat a été prendre un siphon, pèse sur le mécanisme, le jet part ; justement aussi le syndic a trouvé un des municipaux ; ils ont été ensemble au téléphone ; deux heures, deux heures et demie, trois heures ; la grande pendule à régulateur dont le patron est fier, l’ayant payée 140 francs, sonne à deux reprises les trois coups sur deux timbres différents, ça chante profond dans la caisse : un peu comme bourdonne une ruche dans le moment qu’elle va essaimer.