Éditions des Cahiers vaudois (p. 75-82).
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9

Quiconque ne fut pas trouvé écrit dans le livre fut jeté dans l’étang de feu.

Mais autre chose déjà venait, à cause d’une automobile commençant à s’impatienter, laquelle cria, elle aussi, trois fois de suite.

C’est la verrerie à présent, et cette verrerie est bien à un demi-kilomètre du village ; pourtant, distinctement, ces coups de trompe là-bas se font entendre, quatre, là-bas, qui sont tombés.

Il n’y en avait que trois tout à l’heure. Ici donc aussi, et rappelez-vous l’étang de feu dont il est parlé dans le livre : peut-être est-ce l’étang de feu de ces fours à verre dont il est parlé. Tout le jour, toute la nuit ces fours à verre sont allumés ; tout le jour, toute la nuit (le jour en blanc, la nuit en rouge,) on les voit bouger ; on ne les voit pas seulement bouger, il y a encore qu’on les entend.

Parce qu’il y a ceux qui sont devant. Ils prennent un peu de verre au bout de la canne, ils font avec les bras un grand mouvement.

Et ils sont cuits et sont gelés, tour à tour la poitrine et le dos, un côté d’eux gelé, l’autre côté brûlé : dur métier qu’ils ont et qu’il faut tromper.

Alors ils chantent, et on les entend chanter. On voit ces fours rouges ou blancs ; eux sont devant, on les entend. Ils prennent un peu de verre au bout de la canne, se retournent, font avec les bras un grand mouvement, et ils chantent pendant ce temps. Puis ils sont interrompus de chanter, parce qu’ils soufflent dans leur canne, mais le chant qu’ils laissent tomber est tout de suite ramassé.

Et ils chantent pour oublier : des chants jamais finis, jamais commencés, lancés en l’air, puis renvoyés ; eux qui sont dans l’étang de feu et ils y ont été jetés ; dur métier et plus dur encore quand ils se mettent à comparer.

Parce qu’alors voilà tout autour d’eux ces autres. Tout autour d’eux ces gens d’ici (et eux ne sont pas d’ici.) Et eux dans cet enfer, ces autres en paradis. Et eux propriétaires de rien, même pas d’eux-mêmes ; ces autres tous propriétaires, propriétaires d’un soi-même, d’un bout de champ, d’une maison, propriétaires de leur temps et de comment en disposer, propriétaires de faire, propriétaires de ne pas faire ; alors regardant : « Est-ce juste ? » Mais ces autres en réponse : « Sait-on seulement d’où vous sortez ? »

Et ici est ce nouveau Signe d’une révolte toujours près d’éclater et d’une guerre toujours près d’éclater :

— Traîneurs de terre à vos souliers, profitez pendant que vous pouvez !

— Taisez-vous, on vous dit, taisez-vous ! Tas de gueulards, de forçats, tas de fous !

Et c’est bien le signalement. De nouveau, ces ombres qu’ils font, noires sur rouge, noires sur blanc. De nouveau, ils lèvent les bras ; ils font avec les bras des mouvements. Et il y a encore ces chants.

Comme dans une maison de fous, un bagne ; ou bien comme si, en effet, ils avaient été jugés (le grand Jugement qui viendra, et plusieurs assurent qu’il va venir, mais pour eux il serait déjà venu ;) comme s’ils étaient déjà vraiment en Enfer, comme s’ils avaient été déjà condamnés au Feu Éternel : cet étang de feu qu’on voit par les portes, et eux noirs devant et se démenant ; et on chante par dérision ou pour faire taire en soi le grand désir qui monte devant ce Paradis pas à vous aperçu, où sont l’oiseau, l’air du ciel, les ruisseaux à l’eau bonne à boire, la permission de se coucher à l’ombre, et je dis : « Entends-tu ? » c’est la caille qui rappelle dans les blés.

Il est écrit : « Quiconque ne fut pas trouvé dans le livre fut jeté dans l’étang de feu. »

Seulement pourquoi nous et pas eux ? Et pourquoi, nous, avant le temps, jugés et condamnés d’avance ? Pourquoi nous dans l’étang de feu, et eux rafraîchis de soleil, réjouis de couleurs douces à regarder ?

Qu’a-t-on fait pour être traités comme ça ? et qu’est-ce qu’ils ont fait, eux, pour être traités autrement que nous ? est-ce qu’on n’a pas autant de droits qu’eux ?

Ils criaient ; et à présent c’est une automobile qui criait sur le chemin ; tais-toi ! Une des automobiles qui étaient venues chercher les malades, mais on vous dit que ça va finir, on vous montrera qu’on est les plus forts.

Et on vous mettra où on est et on se mettra où vous êtes, nous tous et y compris ceux qui sont tombés ce matin, quand même ils ont plus de chance que nous, parce qu’ils vont avoir un lit, ils vont être couchés dans des draps, ils vont pouvoir se reposer.

De nouveau une automobile sort de la cour : une grande automobile peinte en gris et portant sur les côtés un écusson blanc à croix rouge ; est-ce qu’ils croient qu’ils vont nous intimider avec leur luxe ?

Ils semblent vouloir nous dire : « De quoi avez-vous à vous plaindre ? regardez les attentions qu’on a pour vous, les riches dans leurs cliniques ne sont pas mieux soignés ; » eh bien, on vous dit qu’on s’en moque un peu, et on en a assez d’être humiliés ; attendez seulement que l’occasion de vous le faire voir se présente.

L’automobile s’impatientait, parce qu’elle ne pouvait plus avancer. Une équipe, qui se rendait au travail, lui avait barré le chemin.

Coups de trompe encore, sifflets, huées ; quelques-uns déjà ramassaient des pierres :

— Laissez-la passer, il y a un camarade dedans…

Et elle file à présent vers la ville à toute vitesse, poumm… poumm… poumm…

Les peupliers, penchant de côté, tombent l’un sur l’autre ; une maison s’avance rapidement à votre rencontre, on la prend, on la jette par-dessus son épaule ; les rideaux de coutil tendus sont comme si on donnait des coups de crayon en travers ; encore ces cris là-bas, les chants repris, mais qui s’effacent ; puis les bâtiments eux-mêmes viennent à rien contre terre et y fondent, pareillement à un morceau de cire posé sur une plaque de tôle chauffée au feu.