Les Siècles morts/Les Révélations de Jean

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 197-225).

 
L’aube des jours futurs semblait déjà rougir
La terre où vaguement on entendait vagir,
En son obscur berceau, le siècle de l'Attente.
Et des lueurs saignaient dans l’ombre intermittente,
Fauves rayons glissant dans un ciel orageux ;
Et le Destin heurtait en d’effroyables jeux
L’Empire universel aux races révoltées.

Les écumes des temps, sur les mers infectées,
Des troubles profondeurs montaient par larges flots.
Les vents putrides, lourds, pleins de lointains sanglots,
Des quatre coins du monde apportaient jusqu’à Rome
Une âcre exhalaison de chair de bête et d’homme

Flambant sur les chemins ou pourrissant en croix.
Et Rome était la gueule affamée, et les Rois,
Comme une meute fait des débris qu’elle trouve,
Rongeaient les derniers os que dédaignait la Louve.

C’était l’heure hideuse où la nuit et l’enfer,
D’horribles légions peuplant les champs de l’air,
Poussaient des gouffres noirs et chassaient dans les nues
Des apparitions de formes inconnues,
Tandis qu’au loin, pétris de monstrueux limons,
Des dragons couronnés épouvantaient les monts.
Sans nombre, pantelants, surgissant des ténèbres,
Des spectres de martyrs, en cortèges funèbres,
Erraient, et vers l’azur levant des bras sanglants,
Les yeux crevés, les poings brûlés, des trous aux flancs,
Evoquaient un vengeur dans les ombres célestes.
La Famine et la Mort, mères des noires pestes,
Fauchaient d’un fer hâtif la moisson des vivants,
Et les vautours criaient d’allégresse, et les vents
Fétides s’emplissaient d’une odeur de carnage.
Comme un voile fumeux qui s’étend et surnage
Sur les vieux horizons, l’haleine des volcans
Crachait l’épaisse nuit des brouillards suffocants ;
Et du sol convulsif, du gouffre, du cratère,
Jaillissait, submergeant la face de la terre,
L’universel torrent des brasiers souterrains.
Et la mer, sous les caps roulant ses flots sans freins,
Ouvrait les puits béants des chaudes solfatares ;
Et le soleil rongé blêmissait sous les tares

Et les astres éteints s’écroulaient par morceaux.
Prodigieux, ailés, tels que d’ardents oiseaux,
Dans le ciel déchiré fuyaient des météores,
Brusques avant-coureurs des nocturnes aurores
Dont le sang prophétique inondait l’Occident.

D’un bout du monde à l’autre allait se répondant
Le rauque hurlement des souffrances humaines.
C’était l’heure. Au sommet des collines Romaines,
L’ivresse impériale, au cœur de la Cité,
Sur tes autels déserts, Sainte Pudicité,
Dressait le trône d’or de la Prostituée.
Vorace et dédaignant une chair polluée,
La débauche, à la lèvre infâme, aux vils regards,
De vierges et d’enfants peuplait ses lupanars.
Et les tigres repus, dans les amphithéâtres,
Sur leurs ongles sanglants posant leurs crocs rougeâtres,
Parmi des corps broyés se couchaient pour dormir.

Les femmes, à genoux et lasses de gémir,
Berçaient des enfants morts sur leurs poitrines vides,
Sans qu’un pleur maternel brûlât leurs yeux livides.
Et les hommes, tremblant de peur, irrésolus,
Fermaient leurs cœurs séchés et ne nourrissaient plus
Que l’effroi d’être nés et la terreur de vivre,
Quand soudain, triomphant, formidable, énorme, ivre
De sang, gorgé de haine, armé du sceptre d’or,
Le Monstre à l’Orient sembla surgir encor.
Néron ressuscité, chef des Parthes féroces,

Reconnaissait la route aux blocs de ses colosses
Et sortait de l’Asie où sans noms, par milliers,
Sur sa piste nouvelle erraient les Cavaliers.

Alors du sein profond de la race vivante

Un cri suprême, immense, et si plein d’épouvante
Que, depuis le matin des temps, le ciel sacré
N’en avait pas ouï de plus désespéré,
Comme un vaste ouragan qui s’enfle, roule et passe,
Sur les ailes des vents s’engouffra dans l’espace.
Et l’horreur déborda lorsque sur un monceau
De cadavres béants l’impérial Pourceau,
Abject, souillant la pourpre et vautré dans la fange,
Aux adorations livra sa forme étrange
De Bête abominable aux serres d’épervier.

Or, chargé d’ans, farouche, âpre, sans dévier,
Jean rendait témoignage et marchait dans la voie
Où la pure clarté du Rédempteur flamboie.
Et Jean, étant celui qui vit les premiers temps,
Semblait interroger des anges éclatants,
Et sombre, dans Pathmos comme un aigle en son aire,
Tourner vers le ciel fauve un œil visionnaire.
Jean le vieillard songeait ; et voici que sa main
Comme un flambeau subit brandit un parchemin
Dont un feu très subtil, courant entre les lignes,
D’un reflet de l’Abîme illuminait les signes.

Et voici qu’une voix cria : — Déroule et lis

Le Livre du Destin des siècles accomplis.
Je suis le Tout-Puissant, celui dont la venue
Fera s’ouvrir la terre et tressaillir la nue,
Quand, au terme des jours, tout œil reconnaîtra
Le Principe et la Fin en Celui qui viendra. —

Et le Voyant sentit le charbon prophétique
Brûler le sceau rompu de sa lèvre extatique,
Et l’infaillible Esprit le ravir ; et voilà
Qu’en l’angoissante nuit le grand Vieillard parla.
Et près des flots hurlants, debout sur le rivage,
Quatre Anges, attentifs à sa clameur sauvage,
Dans des clairons d’airain jetaient aux nations
Les quadruples échos des Révélations.


I

Moi, Jean, le serviteur, votre frère, qui reste
Comme un dernier témoin de l’aube manifeste,
Je dis : Le temps est proche et bienheureux celui
Pour qui la Vérité surnaturelle a lui !
Paix et grâce sur vous par l’éternelle Essence
Et par les sept Esprits adorant sa présence ;
Par Jésus-Christ, sauveur, le Premier-né des morts,
Prince des Rois, Soutien des Purs, Maître des Forts,
De qui le sang divin, répandu comme une ond

e,
Lava toute souillure et racheta le monde,
A qui soit gloire, honneur, louange. Ainsi soit-il !

J’ai relevé la tête au fond de mon exil
Et j’ai vu devant moi surgir le Fils de l’Homme.
Ses cheveux de lumière étaient rayonnants comme
La neige blanche sur un faîte étincelant.
Ses pieds polis luisaient sous son vêtement blanc
Comme l’airain sortant d’une fournaise ardente,
Et sa voix grave était comme la voix grondante
Des grandes eaux battant des rocs irréguliers.
En cercle autour de Lui brillaient sept chandeliers
Illuminant son front de leurs clartés sans voiles,
Et dans sa forte main scintillaient sept étoiles,
Tandis que de sa bouche un glaive à deux tranchants
Comme hors du fourreau menaçait les méchants.

Il dit : — Moi, le Vivant des siècles, je me dresse
Dans la nue, et ma droite altière et vengeresse
Tient les clefs de la Mort et les clefs du Scheöl.
Et voici que, les temps accélérant leur vol,
Du suprême avenir roulent les portes closes.
Regarde, vois, comprends la vision des choses,
Afin que rien n’échappe et que tout soit écrit
En vérité parfaite au Livre de l’Esprit,
Et que, le dévorant, tu l’ouvres et le lises
Aux sept Anges qui sont Pasteurs des sept Églises. —

Ange d’Éphèse, entends ! Prête l’oreille, ô toi

Dont j’ai connu l’amour, les œuvres et la foi,
Et qui, déchu soudain de ton ardeur première,
Laisses à ton flambeau s’éclipser ma lumière !
Espère, Ange de Smyrne ! Ange persécuté,
J’ai reposé mon cœur sur ta fidélité.
Je suis las ; repens-toi, pleure, Ange de Pergame !
Des Bileâm nouveaux ont lancé, dans ton âme,
Des pierres de scandale à tes enfants peureux :
Le glaive de ma bouche est irrité contre eux.
J’ai vu ta patience, Ange de Thyatire,
Et compté ton aumône et pesé ton martyre ;
Mais forniquant depuis et sourd à mon appel,
As-tu de ton giron vomi ta Jézabel ?
Ange de Sardes, veille et toujours sur la porte
Abritant de ta main ta lampe à moitié morte,
Ecoute si dans l’ombre, en étouffant ses pas,
A l’heure inattendue un voleur ne vient pas.
Devant toi, l’Ange élu, ferme à Philadelphie,
J’élève un grand rempart qui te cerne et défie
Les assauts de Satan et du Juif suborneur,
Et j’inscris sur ton mur le nom de mon Seigneur,
Tandis que sur ton Ange impur, Laodicée !
Je fixe ma prunelle ardente et courroucée.
Je hais son avarice et je hais sa tiédeur ;
Sa nudité s’étale et sa chair a l’odeur
D’un cadavre oublié dans un palais qui tombe.
Aveugle et croyant voir, il descend vers la tombe.

Églises, entendez ! Malheur ! L’Esprit s’est tu.

Malheur au sourd, malheur au coupable têtu
Qui, bouchant son oreille, hésite ou persévère !
Car se levant enfin, le Justicier sévère
Marque d’un signe noir les portes et les murs.
Et son heure est prochaine et les siècles sont mûrs.


II

Et le haut firmament s’entr’ouvrit. Une forme
Éblouissante, ainsi qu’une émeraude énorme,
Sur un trône d’or pur siégeait dans l’arc-en-ciel.
Et vingt-quatre vieillards, près du Trône éternel,
Comme un peuple à genoux qui vénère et s’incline,
Heurtaient de leurs fronts blancs une mer cristalline
Dont les flots sans murmure et jamais obscurcis
Réfléchissaient le trône où l’Être était assis.
Et parmi les éclairs, aux lueurs de sept lampes,
Autour du vaste trône allongés sur les rampes,
Quatre animaux, géants, étranges, radieux,
De six ailes couvrant leurs corps constellés d’yeux,
A la voix des vieillards mêlaient leur voix sonore,
Et de l’aurore au soir et du soir à l’aurore
Chantaient l’hymne mystique et sans, fin répété :
— Saint ! Saint ! Saint le Très-Haut dans son éternité ! —

Et dans la main de Dieu je vis le Livre insig

ne,
Le Livre inviolé dont nul n’est jugé digne
De soulever le voile et de rompre les sceaux.
Et, voyant, je pleurais ; et les pleurs en ruisseaux,
Inondant mon visage, aveuglaient mes yeux mornes,
Lorsque soudain, le front hérissé de sept cornes,
Le côté rouge encor d’un sang immaculé,
Parut l’Agneau divin, pâle, et comme immolé.
Et les vieillards chantaient en écartant leurs groupes,
Et volant par milliers, porteurs de larges coupes
Qu’embaumait le parfum de l’oraison des Saints,
Des Anges l’entouraient de glorieux essaims.
Et, telle au fond du ciel s’enfle et court la rafale,
Une clameur roulait, nouvelle et triomphale :
— Béni l’Agneau sanglant ! Béni, béni, béni
L’Agneau réparateur pour nos péchés puni,
Qui, du calice humain épuisant l’acre écume,
D’une mort passagère a goûté l’amertume,
Et fit s’épanouir et fleurir en tout lieu
L’arbre sacerdotal de ton royaume, ô Dieu !
Gloire à Celui qui trône et tient fermé le Livre !
Gloire, adoration à l’Agneau qui délivre
Le. tourbillon vengeur des fléaux prisonniers !
Puissance et gloire à Lui jusqu’aux siècles derniers ! —

Et le céleste chant mourait dans l’ombre sainte,
Et des sceaux arrachés pendait l’obscure empreinte,
Quand je vis dans le ciel bondir un cheval blanc.
Un guerrier couronné chargeait son dos brûlant,
Et brandissant un arc, vers tous les territoires

Hâtait l’essor final de toutes les victoires.
Et la Guerre, hurlante et féconde en courroux,
D’un horrible éperon pressait un cheval roux
Et traçait sur la terre, au fil de son épée,
Comme un sillon sanglant dans la moisson coupée.
Hâve, cadavérique, épouvantable à voir,
La Famine aux flancs creux montait un coursier noir
Et, la balance en main, criait : — Je vends et règle
A deux deniers marchands les trois livres de seigle ;
Je cède à deux deniers la livre de froment. —
Et dans la nuit plus sombre, au fond du firmament,
Sur un pâle cheval la pâle Cavalière,
La Mort, passait enfin. Sa blême auxiliaire,
La Peste galopait avec elle ; et l’Enfer
Suivait sa faulx dressée et son glaive de fer
Comme une légion suit l’aigle des enseignes.

Les Princes frémissaient et les forfaits des règnes
Jusqu’aux genoux des Rois s’amoncelaient ; et tels
Que de mornes agneaux couchés sur des autels,
Les Martyrs attendaient le suprême carnage,
Et comptant devant Dieu les Morts du Témoignage,
Supputaient à leur tour si le nombre était plein.

Et le ciel fut pareil au lambeau de vélin
Qu’une flamme noircit, déforme, roule et froisse ;
Et la création haleta dans l’angoisse,
Veuve du vieux soleil, plus noir qu’un sac de deuil.
La lune erra dans l’ombre et saigna comme un œil

Gigantesque et terni qu’un trait rapide aveugle.
Et j’ai vu, dans la mer qui se convulsé et beugle,
Les étoiles sombrer et les monts s’engloutir,
Et du gouffre béant de l’Abîme sortir
Soudainement le dos de monstrueuses lies.
Et sous les rochers creux cherchant de vains asiles,
Les hommes, Rois, guerriers, esclaves, chefs, tribuns,
Unissant les clameurs de leurs effrois communs,
Hurlaient : — Écrasez-nous, montagnes ! Neiges blanches,
Sur nos fronts éperdus versez vos avalanches !
Volcans, versez le flot de vos laves en feu !
Dérobez notre face à la face de Dieu ;
Car le monde a tremblé sur sa pierre angulaire
Et le jour qui se lève est le jour de colère ! —


III

Silence pour un temps, Anges des horizons !
Des vents dévastateurs refermez les prisons.
Par le souffle hivernal, par l’ouragan sonore
A la terre, à la mer, ne nuisez point encore,
Avant qu’aux fronts choisis des enfants d’Israël
L’Agneau n’ait du Salut posé le sceau réel,
Et marquant leurs milliers du signe indélébile,
Dans les douze tribus compté les douze mi

lle.

Silence ! ils sont comptés.

                                           De blancs manteaux vêtus,
Offrant comme un parfum l’encens de leurs vertus,
De l’éternel festin immuables convives,
Regardez-les marcher vers les bassins d’eaux vives,
Eux qui, lavés naguère au sang de leur Pasteur,
Vers le Trône étoilé suivent le Rédempteur.

Maintenant embouchez les clairons des tempêtes,
Anges des sept fléaux, sonnez les sept trompettes !
Le dernier sceau du Livre est brisé pour jamais,
Et le grand Encensoir, jeté des bleus sommets,
De ses charbons épars embrase la nature.
Crépite, grêle en feu ! Déborde, ô sang ; sature
Le putride océan, des poissons déserté !
Tombe, montagne ; emplis de ton énormité
L’abîme sans limite où sombrent les navires !
Croule, flambeau trompeur, étoile qui chavires
Du haut du ciel, Absinthe ! et dans le tiers des eaux,
Dans les puits, les torrents, les sources, les ruisseaux,
Dissous l’amer poison de ton nom d’amertume !
Soleil, lune, astres froids qu’a dévorés la brume,
Tels qu’aux blafardes nuits, tels qu’aux matins d’hivers,
De vos blêmes clartés n’épanchez plus qu’un tiers ! —

Or, quatre fois déjà les clairons angéliques
Avaient des horizons échangé leurs répliques.

D’un, unique coup d’aile ayant franchi les cieux,
Un Ange s’abattit sur le monde anxieux,
Quand formidablement la trompette éperdue
Eut d’un cinquième appel réveillé l’étendue.
Et l’Ange descendait sans trêve et, se mouvant
Comme un aigle blessé, s’enfonçait plus avant.
Et sa main se crispait et dans sa main sublime
Étincelait la clef secrète de l’Abîme.
Et le puits fut ouvert.

                                   Des mornes profondeurs,
Par grappes, par essaims, par nuages rôdeurs,
Brusquement émergeaient d’énormes sauterelles
Qui, s’échappant ensemble et se heurtant entre elles,
Troublaient l’immensité d’un bruit roulant de chars.
Leurs visages pâlis semblaient humains ; des dards
De scorpions, armant la courbe de leurs queues,
Imprimaient dans les chairs des cicatrices bleues ;
Et des cheveux épars, plus longs et plus touffus
Que des boucles de femme, erraient en nœuds confus
Sur leurs dos cuirassés et, ruisselant des mitres,
Comme un réseau de fer étreignaient les élytres.
Et tel qu’un roi puissant, sur le noir tourbillon
Volait celui qu’on nomme en grec Apollyon,
Abaddôn en hébreu.

                                  — Malheur ! le large Euphrate,
A dit le sixième Ange, écume et se dilate.
Délivrez les Esprits enchaînés à l’entour

Et tenus prêts pour l'an, le mois, l’heure et le jour,
Afin que du désert les hordes aguerries
Vers l’accomplissement des vastes boucheries
S’élancent à la fois, afin que le sang frais
Des chevaux d’Hyrcanie empourpre les jarrets,
Afin que les guerriers, ceints de lourdes armures,
Moissonnent l’Occident comme un champ d’herbes mûres,
Afin que rien n’échappe et que sur son chemin
L’Exterminateur fauche un tiers du genre humain ! —

Et l’Ange alors, ouvrant ses jambes comme une arche,
Eut pour degré la Terre et l’Océan pour marche.
Et la foudre parla ; mais lui, me défendit
D’écrire le secret que la foudre avait dit,
Et farouche, levant le bras, d’une voix rude
Prit à témoin le ciel et l’âpre solitude :
— Je jure par Celui qui préexiste et vit,
Je jure par l’Abîme et par tout ce qui vit
Sur l’informe chaos courir le souffle antique,
Par tout ce qui germa dans l’ombre prophétique,
Par tout ce qui se meut sous le haut firmament,
Par la terre et le ciel, je jure un grand serment :
Les siècles sont finis ; l’âge complémentaire
A filé sa durée au fuseau du mystère.
Les siècles sont finis et le Temps consommé ! —

Et prosterné, livide, et comme inanimé,
J’entendis vaguement résonner des bruits d’armes,
Et pleuvoir et gronder un déluge de larmes,

Et crépiter des feux et glisser en grinçant
Sur les portes du ciel un rideau teint de sang.


IV

Tout s’était tu. Soudain l’universel silence
Tressaillit. Le dernier Ange enrayant s’élance ;
La septième trompette éclate. Rond, vermeil,
Béant, son pavillon gigantesque est pareil
A la gueule d’un monstre inassouvi qui bâille.
Et le tube d’airain semble être de la taille
De quelque immense fût de temple renversé
Qu’un ouvrier barbare aurait jadis percé.
Et le souffle envolé de cette trompe droite,
Mugissant comme un vent dans une gorge étroite,
Repoussant la nuée aux quatre angles des cieux,
De prodiges nouveaux éblouissait mes yeux.

Quelle est Celle qui vient, d’étoiles couronnée ?
Le soleil la revêt ; de flamme environnée,
Elle foule la lune, et lasse, et se penchant,
Comme une femme enceinte elle hésite en marchant.
Elle tombe ; une prompte et divine souffrance
De son ventre alourdi presse la délivrance,
Tandis qu’un dragon roux, dressant sept fronts royaux
A dix cornes, cerclés d’or rouge et de joya

ux,
Vers l’enfant nouveau-né tendait sa vaste gueule.
Et la femme au désert s’enfuit, sanglante et seule.

Un Esprit dans l’espace emporta l’enfant nu
Vers le Trône de gloire unique, et j’ai connu
Que c’était le Messie adorable, le Mâle
Qui, délivrant ses oints par l’onde baptismale,
Sous un sceptre de fer courbera pour mille ans
Les empires déchus et les gentils tremblants,
Et que la Femme en fuite et dans son lieu nourrie
Était l’Église sainte, hélas ! qu’en sa furie
Le monstre satanique au désert poursuivait.
Et le Dragon haineux rugissait et bavait,
Et vomissait vers l’âpre et sauvage refuge
Un fleuve plus fangeux que les eaux d’un déluge ;
Et la terre en s’ouvrant buvait le flot amer,
Et le Dragon debout hurlait devant la mer.

Telle la sève court sous une rude écorce,
Un noir venin gonflait sa queue agile et torse ;
Autour de sa couronne éclataient en fleurons
Les dix noms de blasphème incrustés dans ses fronts.
Et je vis sur le col défaillant de la Bête,
Lourde de caillots bruns, pendre une seule tête
Comme blessée à mort parmi les autres chefs,
Mais qui soudain, hélas ! par tressaillements brefs
Se redressa plus haute et plus atroce encore.

Et le cri de sa bouche était : — Adore, adore

Le Dragon triomphant qu’a rendu le trépas !
Le glaive l'a meurtri, mais le glaive n’a pas
Tranché l’orgueil du monde et la fleur de l’Empire.
Il ressuscite, il règne et commande ; il respire
Les parfums rajeunis des adorations.
Exultez, ô tribus ! montez, ô nations,
D’une voix unanime et d’un public hommage
Dans son temple rouvert adorer son image ! —

Que faisais-tu, Seigneur, puisque moi j’ai pu voir
Toute vivante chair, soumise à son pouvoir,
Embrasser à genoux les autels de la Bête ?
Que faisais-tu, Seigneur, tandis que la tempête
Couchait dans ton sillon, par le glaive et la faulx,
Tes Prophètes muets, frappés avec les faux ?
Tandis que, surgissant devant tes tabernacles,
Le Monstre séducteur dérobait tes miracles,
Et que loin des maisons, dans les déserts parqués,
Tes fils, jeunes ou vieux, et n’étant point marqués
Sur le front et la main du signe épouvantable,
Rampaient comme des chiens à l’entour de la table,
Affamés, inquiets, sans oser échanger
Contre un seul pain fangeux les fruits de leur verger,
Que faisais-tu, Seigneur ?

                                           Or, voici le mystère
Du nombre de la Bête et du noir caractère
Imprimé sur son front en signes odieux.
Intelligents, prêtez l’oreille, ouvrez les yeux !

Que le sage en secret compte, interprète et nomme
Six cent soixante-six comme on fait d’un nom d’homme
Et dans les traits obscurs, assemblés à l’instar
De sept chiures hébreux, lise : NÉRÔN KÉSAR.


V

Malheur ! dernier malheur et vengeance enfin prête !

Comme en un lit souillé, sur le dos de la Bête
Une femme est assise et tient entre ses doigts
La coupe abominable où burent tous les Rois.
Le sang de tes martyrs teint sa robe écarlate,
Jésus ! L’or l’enrichit ; une escarboucle éclate
Dans ses cheveux tressés, comme un soleil impur.
Et cette femme, c’est la Ville dont le mur
Dans un cercle de marbre enferme sept collines,
Où cinq Rois sont tombés, où déjà tu t’inclines,
Toi, la sixième tête, en attendant le jour
Qui verra le dernier s’écrouler à son tour.

Et te voilà, c’est toi, grande Prostituée,
Toi, grande Babylone, au meurtre habituée,
Impudique, accueillant de ton baiser charnel
La fornication dans ton sein maternel !
Tombée ! Elle est tombée en sa honte et son vic

e,
Celle à qui l’Univers s’offrait en sacrifice
Et de qui le cadavre exécrable et les os
De la vieille Cloaque infecteront les eaux !

Malheur, malheur ! Le vin de haine et de colère
Hors du vase enivrant a débordé sur l’aire,
Comme une outre crevée en un marché public.
Et les marchands d’Asie ont pleuré leur trafic ;
Car nul ne verra plus les vaisseaux qu’on arrime
D’un pavillon d’azur orner encor la cime
De leurs mâts et, joyeux des favorables vents,
Suivre un chemin d’écume au sein des flots mouvants !
Tombée ! Elle n’est plus, la Courtisane-Reine
Qui trônait triomphante en sa fierté sereine,
Accumulant sans trêve au seuil de son palais
Des amas d’or, d’argent, de bronze aux verts reflets !
Sur les bois odorants, sur les tapis de soie,
Elle a de ses pieds nus détaché la courroie ;
Elle a foulé la pourpre et laissé les rubis,
Les perles, les saphirs pleuvoir de ses habits ;
Et parmi les parfums des chaudes cassolettes,
Sur un lit d’or, fleuri de roses violettes,
Elle a dans son ivresse et son obscénité
Aux débauches des Rois vendu sa nudité.

Peuples, voici l’arrêt ! Babylone est jugée.
Un Ange entre ses poings l’a saisie et plongée
Comme un rocher massif dans l’abîme des flots.
Aux voix de ses chanteurs, aux chants des matelots,

Rien ne répond dans l’ombre, et la harpe et la flûte
Ont cessé leurs accords au fracas de sa chute.
Et plus jamais, ô bois, ô sources, plus jamais
Vous n’entendrez l’époux dire en tremblant : J’aimais.
Du haut des pins aigus envolez-vous, colombes !
Les vers et les serpents sortent des vieilles tombes,
Et renards et chacals rôdent, et les hiboux,
Gardiens de la ruine, ont niché dans ses trous.

Levez l’ancre, il est temps ! Fuyez, rapides flottes ;
Et du côté des monts ne cherchez plus, pilotes,
A la place du phare illuminant le soir,
Qu’un flamboiement pourpré sur un horizon noir.
Rien n’est plus ! Le Seigneur farouche, et las d’attendre,
De la Prostituée a balayé la cendre.
Et les morts bienheureux, endormis dans la paix,
Alors se sont levés sous les tertres épais.
Un long frisson joyeux passa sur les ruines,
Comme un souffle plus libre au travers des poitrines.
Et j’ai vu tout à coup dans l’espace éclatant
Un peuple immense et pur s’avancer en chantant ;
Et les ressuscités exulter, et les Justes,
Graves, vêtus de lin et de lumière, augustes,
Pacifiques, pieux, vengés et réjouis,
Monter vers la splendeur des cieux épanouis.


VI

Ils venaient. Plus nombreux que sur les toits fidèles
Les matins printaniers n’assemblent d’hirondelles,
Ils venaient, les Élus, les Serviteurs choisis,
Au banquet nuptial où l’Agneau s’est assis,
Boire avec Lui le vin des ineffables noces.
Et tous, blancs, couronnés de floraisons précoces,
Devant l’Époux divin, prêt au mystique hymen,
Chantaient : — Alleluïah ! Salut et gloire ! Amen ! —

Et comme armé déjà pour le combat suprême,
Sur un cheval guerrier l’Agneau parut lui-même.
Le glaive à deux tranchants et la verge de fer
Hors de sa bouche font jaillir un double éclair.
Son nom : Le Roi des rois, resplendit sur sa cuisse.
Il va. Derrière Lui la céleste milice
S’ébranle tout entière et soulève en passant
Une poussière d’or dans le ciel frémissant.
Un Ange le précède et par trois fois s’écrie :
— Assemblez-vous, oiseaux ! venez pour la tuerie !
Venez des bois profonds, des rocs, des monts lointains,
Pour la fête prochaine et les sacrés festins
Que le Vainqueur prépare à vos becs sanguinaires,
Chair des rois, chair des forts, chair des légionnair

es,
Chair des chevaux et chair des cavaliers ! Venez,
Aigles, vautours, corbeaux, par essaims acharnés
Au grand banquet de Dieu choisir vos nourritures ! —

Et dans l’effroi prédit des batailles futures,
J’ai vu Gog et Magog se ruer et s’enfuir,
Dans l’étang sulfureux les Rois s’évanouir,
Avec son faux prophète et toute son armée
S’engouffrer l’Antéchrist dans la mer enflammée
Et le Dragon rompu descendre, en se tordant
Sous des liens en feu, dans l’enfer plus ardent.

Victoire ! Il est scellé sous le sceau millénaire.
Et le monde renaît et le Christ régénère
Les Morts du Témoignage à leur premier réveil.
Heureux ! car ils verront comme un rayon vermeil
L’aube de la Justice emplir les mille années
Et, dans l’avènement des races fortunées,
Jésus compter les siens et faire en vérité
Du règne de mille ans fleurir la majesté !

Et le Victorieux, l’Agneau qui sur ses traces
A des derniers vivants traîné les sombres masses,
C’est le Vrai, le Fidèle et le Verbe de Dieu.
Silence !

                   Alors le ciel s’ouvrit par le milieu.

Tout disparaissait, terre, abîme, imm

ense voûte
Du firmament, soleils, étoiles que déroute
Dans leur cours suspendu la mort brusque du Temps.
Et dans l’écroulement des nuages flottants,
Tel qu’un royal vieillard sur un trône d’ivoire,
L’éternel Justicier surgissait dans sa gloire.

Or, en ce même instant, les morts de toutes parts
S’éveillaient. Et voici que des charniers épars,
Des tertres inconnus, des tombes descellées,
Des souterrains secrets, des monts et des vallées,
Des funéraires puits et des caveaux murés
Où s’alignaient des corps dans la poix macérés,
Des cendres des bûchers, des profonds sarcophages,
Des flots insidieux, des sables des rivages,
La blême multitude émergeait à la fois.
Et bossuant le sol, disjoignant les parois
Sous le persévérant effort de leurs vertèbres,
Tous les morts apparus, oubliés ou célèbres,
Humbles ou grands, fuyant le vide des tombeaux,
De leurs anciennes chairs revêtaient les lambeaux
Et, tels qu’en leur humaine et propre ressemblance,
Du Trône de Lumière approchaient en silence.

Puis devant Dieu le Livre où tout est contenu,
Par lequel tout est dit, vu, révélé, connu,
Le Livre grand ouvert fut posé par un Ange.
Et tel qu’un vigneron en triant sa vendange
Loin du pressoir joyeux jette les grains pourris,
Le Seigneur prit le Livre et lut les noms écrits

Et sépara d’un geste, en deux foules compactes,
Les morts, selon leur foi, leur constance et leurs actes.
Et dans l’immensité la voix de Dieu vagua :
— Je suis celui qui vit, tout, l’Alpha, l’Oméga,
Et le commencement et le terme des choses.
C’est fait. O Peuple saint qui t’assieds et reposes
Dans l’asile éternel, à l’ombre de mon bras,
Je suis la source vive où tu t’enivreras
Et la palme fleurie offerte à ta victoire.
Mais vous, ô réprouvés que l’ombre expiatoire
Dérobe pour jamais à mon fixe regard,
Vous, ouvriers du mal, vous, le fourbe hagard,
L’homicide, le lâche impie et l’incrédule,
Et le fornicateur qu’un vil cortège adule,
L’hérésiarque impur qui de la trahison
Dans l’oreille et le cœur distille le poison,
Vous rongés par la haine, et vous par la débauche,
Tous, mon souffle indigné vous refoule à ma gauche,
Pour la deuxième fois morts et précipités
Dans les brasiers d’en bas et les lacs empestés
Où, sifflant de fureur, la flamme inassouvie
Attend ceux dont le nom manque au Livre de Vie. —

L’ombre fut plus pesante et plus vaste ; et plus rien
N’émut le bloc détruit de l’Univers ancien ;
Et je n’entendis plus dans l’impassible gouffre
Que des chutes de corps parmi des jets de soufre.



VII

Mais lentement éclose à l’horizon futur,
Une clarté d’aurore illumine l’azur
Et fait dans les hauteurs étinceler l’enceinte
D’une ville inconnue, inébranlable et sainte.
Comme une arche, parmi des vols de Chérubins,
Elle descend, splendide en ses remparts urbains,
La Cité du Seigneur, Jérusalem nouvelle
Qu’aux siècles à venir le temps promis révèle,
L’Épouse bien-aimée à qui j’ai vu l’Agneau
Offrir la robe fine et le mystique anneau,
Et qui, vierge et parée, a pour les fiançailles
De symboliques fleurs couronné ses murailles.

Jérusalem, salut ! Taillé d’un bloc, pareil
Au limpide cristal, reluit ton appareil.
Le saphir, l’émeraude avec la chrysoprase,
Superposant leurs lits, scintillent à ta base ;
Et le glauque béryl où se joue et se fond
Le transparent reflet de l’Océan profond,
L’améthyste, l’onyx, le jaspe, l’hyacinthe
Incrustent les parois de ta changeante enceinte
Et font sur le sommet bleuir ton mur sacré
Comme un palais lointain sous un ciel az

uré.
Mesurez la cité dans ses triples parties ;
Posez la verge d’or sur les faces bâties ;
Mesurez la largeur, mesurez la longueur
De l’entrée à la place et des remparts au cœur :
Égalité ; carré de douze mille stades
D’une muraille à l’autre et du sol aux façades.

Douze portes autour, où sont gravés des noms
Sur les gonds, les linteaux, les seuils et les tenons,
S’ouvrent : trois au Midi, trois du côté que dore
La candide lueur de la naissante aurore,
Trois au Septentrion et trois à l’Occident.
Sur chacune est assis un Ange, la gardant ;
Et chacune, creusée en une perle unique,
Par un chemin pavé de rubis communique
Avec l’aire centrale et le divin Parvis.

Et dans la Ville d’or, à mes regards ravis,
Nul temple, nul autel fait de bronze ou de pierre,
Tels que les construit l’homme en leur forme grossière,
N’érigeait de portique, ou de luisant métal
N’ornait l’inclinaison d’un toit monumental.
Mais seuls, d’un culte pur enivrant la pensée
Sur leur gloire idéale obstinément fixée,
Le Seigneur tout-puissant et le Verbe immortel
Etaient le Temple même et l’infaillible Autel.

Anges, ne fermez pas les portes inutiles !
Un jour éblouissant jaillit des péristyles ;

La nuit respectueuse, en son vol obscurci,
A replié son ailé et n’entre point ici.
Il n’est pas de soleil comme il n’est pas de lune
Éclairant la Cité d’une clarté commune ;
Car tout flambeau s’éteint et tout astre pâlit
Devant l’éclat nouveau du rayon qui l’emplit ;
Et guidés par sa lampe ardente et coutumière,
Les peuples et les Rois marchent à sa lumière.
Anges, ne fermez pas les portes devant eux !

Laissez venir les Purs et boire aux flots laiteux
Que le Trône divin de ses degrés épanche,
Ceux dont le nom vivant luit sur la page blanche.
Laissez les Serviteurs dans la Ville introduits,
Au bord du Fleuve saint, cueillir les douze fruits
Que mûriront les mois sur l’Arbre des Délices.
Laissez les nations, laissez les Rois complices,
Par la vertu de l’Arbre et de sa frondaison,
Dans les rameaux touffus chercher la guérison.

Et toi, Jérusalem, seul temple, forteresse
De justice et de foi, grandis, prospère et dresse
Ton front miraculeux sur le Mont du Salut I
Tabernacle d’amour que le Seigneur élut,
Abritant pour jamais la race fortunée,
Monte dans ta splendeur, Cité prédestinée,
Et plus belle à nos yeux que le jardin d’Éden,
Fleuris dans la lumière impérissable ! Amen !





Or, moi, Jean le vieillard, moi seul ai vu ces choses,
Et moi seul entendant, sans oublis et sans gloses
J’ai transcrit pour vous tous ce qui fut révélé
Dans le Livre terrible et ne l’ai point scellé,
Afin que bienheureux en Jésus qui console,
Lorsque viendront les temps, vous lisiez sa Parole.
Car Lui-même, l’Agneau qu’à genoux j’adorais,
Me relevant, m’a dit : — Parle à ceux qui sont prêts
Et qui, d’un cœur pieux gardant la prophétie,
En espérance et foi connaîtront leur Messie.
Racine de David, Etoile du matin,
Je suis l’astre attendu montant au jour certain
Et le Verbe de Dieu triomphant à son heure. —

Et j’entendis s’unir, au fond de la Demeure,
La voix de l’Épousée à celle de l’Esprit
Disant : — Viens ! — Répétant à celui qui comprit :
— Viens ! Que le Juste approche et que l’Altéré vienne
S’enivrer d’eau vitale à la source chrétienne. —

Et moi, voix de l’orage, âpre et grondant au loin,
Voix de la solitude, invisible témoin,
J’ai confié ce Livre aux Eglises. J’atteste
Que rien, par imposture occulte ou manifeste,
Au texte primitif ne doit être ajouté
Ni retranché. Sinon que hors de la Cité
Tous les fléaux décrits poursuivent le faussaire
Qui change le rouleau, l’augmente, le lacère

Ou trace avec dédain des lettres par-dessus.

Et l’Inspirateur dit : — Amen ! —

                                                           Seigneur Jésus,
Venez bientôt ! Amen !

                                        Sur toute votre race
De Notre Seigneur Christ soit l’inneffable grâce !