Les Siècles morts/Les Philosophes

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 215-226).


 
À Louis Ménard.




HERMOGÉNÈS.

Du faîte illuminé des collines fleuries
Le soir religieux tombe sur les prairies ;
Aux dernières lueurs qui l’empourprent encor
Le fleuve languissant traîne de longs flots d’or
Et déjà dans les champs du firmament sans voiles
Dionysos conduit le troupeau des étoiles.
Amis, l’heure est propice et, les graves discours
Dans la nocturne paix déroulant mieux leur cours,
Il semble qu’une douce et céleste rosée
Du sage qui médite avive la pensée
Et que l’âme des Dieux errante dans les airs
D’un rayon plus subtil effleure l’univers.
En cet instant rapide et vague où s’accélère
Le vol silencieux d’Hermès crépusculaire,

Voués au culte ancien, il sied que nous versions
Sur le marbre évidé l’eau des libations
Et que, vers l’Empyrée où la prière vibre
Élevant jusqu’aux Dieux notre âme austère et libre,
Nous vénérions en eux l’Idéal immortel.


PRAXILLA.

Certe, en mon cœur ému je dresse un humble autel
Aux Dieux toujours présents dans le monde invisible,
Et je pare de myrte et de lierre flexible
Le temple hospitalier où je les sens vivants.
Salut ! Ames des cieux, Rois des flots et des vents,
Hôtes divins et purs du foyer domestique,
Régulateurs sacrés de l’Harmonie antique,
Tout-Puissants qui siégez, égaux et fraternels,
Infaillibles, heureux, Daimones éternels !
Et vous, chères clartés, vénérables Déesses !
O Fille de la Mer, Kypris aux blondes tresses.
Par qui s’épanouit sous l’azur enchanté
Le rêve de l’amour et de la volupté !
Et toi, Terre féconde, inépuisable mère
Dont Eleusis en deuil entend la plainte a mère,
Dèmèter ! Et toi, Vierge inviolable, aux yeux
Brillants comme l’éclair et purs comme les cieux,
Agoraia, Nikè, Kora, Pallas, Hygie,
Ordre, beauté, sagesse, éloquence, énergie,
Divine intelligence éclose au vrai soleil !
Déesses ! descendez de l’Ouran

os vermeil
Et, du mystère antique ouvrant les portes closes,
Révélez-nous l’essence et la raison des choses !


PHŒBION.

Les Dieux, rêves d’un jour, gisent dans leurs tombeaux ;
Le monde ébranlé croule et les derniers flambeaux
S’éteignent. La nuit vient : les nombres et les astres
En leurs combinaisons roulent de grands désastres ;
L’homme, comme un enfant brisant ses vains jouets,
Reste, stupide et nu, devant ses Dieux muets.
Praxilla ! la Nature est seule encor vivante
Dans sa puissance altière et sa splendeur mouvante,
Élaborant la vie et la mort à la fois.
L’être inconsciemment végète sous ses lois ;
Mais d’une âme hautaine, au devoir obstinée,
Sur l’ordre universel réglant sa destinée,
Le sage, de vigueur et de fierté vêtu,
Roi par la volonté, règne par la Vertu.


THÉOPHANÈS.

Il est vrai, Phœbion ! L’humanité punie,
De ses Dieux oubliés dédaignant l’agonie,
Dans la nuit éternelle eût avec eux sombré,
Malgré l’orgueil stoïque et surhumain, malgré
La noble austérité de la vertu païenne,
Si, du mensonge impur rompant la trame ancienne,
Un Dieu ne l’eût sauvée au prix d’un sang divin.
Du fond des siècles morts qui l’espéraient en vain

Il a surgi, Celui qu’annonçait la Sibylle,
L’Enfant miraculeux qui dans sa main débile
Tient aujourd’hui le globe et le sceptre vainqueur.
Il est né dans l’étable et les Anges en chœur
Guidèrent, aux rayons de l’astre prophétique,
Les Rois et les pasteurs vers son berceau rustique.
Et les humbles pensifs, les pauvres, les souffrants,
Comme un troupeau perdu, suivaient ses pas errants
Des sables du désert aux lacs de Galilée.
Et quand de la colline infâme et désolée,
Devant Jérusalem, monta vers le ciel noir
La suprême clameur du divin désespoir,
Le grand cri douloureux des âmes moribondes
Emplit comme un écho les siècles et les mondes.

L’âme nouvelle, amis, avait pris son essor.
Dans le deuil et l’effroi vous l’entendez encor
Au pied du Mont sacré pousser sa plainte ardente.
Les pleurs, comme une source amère et fécondante,
Ruissellent de la Croix dans les cœurs altérés ;
La Vierge maternelle, entre ses bras navrés
Berçant éperdument le cadavre du Juste,
Divinisa l’angoisse et la souffrance auguste,
Et l’âme est comme un arbre épanoui qui sort
Vivace et florissant du sol noir de la mort.


PRAXILLA.

Oui, la douleur est bonne et les larmes sont douces,
Telles qu’aux jours d’été, sur les fleurs et

les mousses,
Ta chaude pluie, ô Zeus ! et ta fraîcheur, ô Nuit !
Mais, cher Théophanès, le Dieu qui me séduit,
Le Dieu jeune et charmant dont le sang pur arrose
La couche d’or, parmi l’anémone et la rose,
L’Adônis de Byblos, pâle et le flanc ouvert,
Le Dieu que j’aime enfin, n’a-t-il donc pas souffert ?


HERMOGÉNÈS.

Et vous, neigeux sommets, cavernes de Phrygie,
Où retentit la vaste et frénétique orgie,
Séculaires forêts, n’avez-vous point tremblé
Des longs rugissements d’Atys émasculé,
Quand le sang généreux du martyr volontaire
D’un infécond torrent purifiait la terre ?
Et toi, dont Babylone a connu la douleur,
Amante de Tammouz, moissonné dans sa fleur ?
Et toi, dont le sanglot sort de la vieille Egypte
Comme un bruit souterrain d’une invisible crypte,
O Mère, Épouse, Sœur, au sein trois fois percé,
Isis ! le Dieu des morts, ne l’as-tu pas bercé,
Défunt et mutilé, sur tes genoux funèbres ?
Ainsi, Théophanès, celui dont tu célèbres
Les mystères obscurs et le culte inconnu,
Le Dieu galiléen qui gît, inerte et nu,
Et brise le sépulcre à la troisième aurore,
Le dernier-né des Dieux que la Syrie adore,
Pleuré d’une Déesse et cher aux mornes cœurs,
Celui-là peut siéger parmi les sombres chœurs

Et, baigné de parfums, ceint de fleurs funéraires,
Dans un ciel pâlissant régner avec ses frères.

Mais, avant lui, la Terre avait bu l’âcre vin
De la souffrance humaine et du tourment divin.
Le sacrifice, au fond des antiques ruines,
Avait, sanglant et libre, enfoncé ses racines,
Et l’amour et la mort avaient déjà fleuri.


PHŒBION.

Tristes fleurs s’inclinant sur un rameau pourri !
Qu’attendez-vous, amis, des cultes que suggère
Aux peuples anxieux une ivresse étrangère ?
Tels, échappés soudain des ardents horizons,
Les souffles libyens, chargés de chauds poisons,
Au milieu du chemin couchent les caravanes,
Tels, je crains ces transports, ces hurlements profanes,
Ces cortèges impurs, ces péplos en lambeaux,
Et ces longs pleurs versés sur d’amoureux tombeaux.
Dans les corps énervés flottent de faibles âmes.
Mais nous, indifférents, sourds aux sanglots des femmes,
Contre les vains assauts des passions sans frein,
Comme des boucliers, tendons des cœurs d’airain.
Stoïquement soumis aux rigides doctrines,
Aux lâchetés du siècle opposant nos poitrines,
Sans pitié, sans espoir, sans abaisser nos fronts,
Remplissons nos destins, vivons, luttons, mourons.
Que la douleur pour nous soit une vile esclave

Qu’un maître tout-puissant, l’homme, dédaigne et brave ;
Et que nos clairs esprits à jamais indomptés
Aux autels d’aucun Dieu n’immolent leurs fiertés.


THÉOPHANÈS.

Tu parles gravement, fils du vieil Epictète ;
Mais nos rudes chrétiens, nos martyrs dont la tête
À roulé sous le glaive aux pieds des proconsuls ;
Ceux qui, les yeux au ciel, sans peur et sans reculs,
Des lions affamés affrontaient les morsures,
Les vierges bénissant l’opprobre et les tortures,
Les enfants aux bûchers et les vieillards en croix,
Les grands triomphateurs des combats d’autrefois,
Phœbion, je salue en leurs âmes sublimes
Le plus splendide essor des vertus magnanimes.


PRAXILLA.

Et toi, divine sœur, dernière abeille, hélas !
Qui recueillit le miel sur les lauriers d’Hellas,
Prêtresse immaculée, auguste et pure hostie,
Temple vivant des Dieux, vénérable Hypatie,
Les Immortels passaient dans ton rêve étoile
Et c’est pour de vrais Dieux que ton sang a coulé.


HERMOGÉNÈS.

Vrais, car ils étaient beaux de la beauté des choses.
Embaumés dans la myrrhe ou couronnés de roses,
Vivant, ressuscitant, sombres ou

lumineux,
C’était le monde entier qui palpitait en eux.
De la terre et des cieux universels symboles,
Les astres à leurs fronts prêtaient des auréoles.
Ils vivaient indécis, libres, légers, charmants ;
La matière éternelle et les vieux éléments
Semblaient s’épanouir dans leurs amours sans nombre ;
La Nuit ouvrait sa couche au Jour, vainqueur de l’Ombre.
Et l’Ombre était déesse et le Jour était dieu.
Dans leurs calmes regards se mirait le ciel bleu ;
La pensée infinie et les instincts difformes
Se heurtaient sourdement en leurs combats énormes,
Et l’aëde pieux écoutait dans leurs voix
Gémir la grande mer et soupirer les bois.
Et si parfois, fauchés par une mort tragique,
Les plus beaux s’endormaient dans l’hiver léthargique,
La Terre, mère et veuve, agonisante aussi,
D’un lugubre manteau couvrant son sein transi,
De glace et de brouillard voilait ses pâturages
Et du sang des Dieux morts aspergeait les feuillages.
Et l’homme, au deuil terrestre et symbolique uni,
Voyait du noir Hadès naître un Dieu rajeuni,
Une pourpre plus chaude ensanglanter les roses
Et la Vie, immortelle en ses métamorphoses,
S’enivrer du printemps et bouillonner toujours.


THÉOPHANÈS.

Mais en ces Dieux humains, souffrant de vos amours,
Ivres de vos désirs, formes vagues et brèves,


Je vois, Hermogénès, les miroirs de tes rêves,
Vaporeux et ternis par un souffle incertain.
Qu’un jour, un seul instant, un oublieux destin,
Imprudent nautonier, hors des routes fixées
Précipitant l’essor des sphères embrasées,
Heurte le globe errant a ces astres déserts
Qu’un mouvement céleste emporte dans les airs,
La Terre, Hermogénès, impuissante et fragile,
Se brisera soudain comme un vase d’argile ;
Et le vent de l’abîme, avec les noirs limons,
Les champs et les forêts, les rochers et les monts,
Les flots échevelés et la nature entière,
De tous ces Dieux épars balaiera la poussière.
Mais Lui, l’éternel Dieu que j’adore en esprit,
L’Être primordial dont la parole ouvrit
Les gouffres du néant où tout s’agite et tombe,
Mon Dieu, toujours vivant dans l’azur ou la tombe,
Par-dessus les débris des mondes, par-dessus
L’embrasement final des cieux qu’il a conçus,
Par-dessus les cités, les Athènes, les Romes,
Les temples, les tombeaux et les cendres des hommes,
Planera dans les temps et dans l’éternité.


PRAXILLA.

S’il triomphait, hélas ! adieu joie et beauté !


THÉOPHANÈS.

Oui ; mais sur le sépulcre a fleuri l’espérance.
 


HERMOGÉNÈS.

Selon ta foi, la mort est une délivrance,
L’ascension de l’âme au travers de l’azur,
L’essor dans l’inconnu vers l’idéal futur.
Peut-être. Mais, liés par les serments austères,
Scellons en nos discours le secret des Mystères,
Amis. Toi, Praxilla, salue, ô noble enfant,
Des pâles Adônis le retour triomphant ;
Répands l’urne mystique et ton cœur et ta vie
Sur la jeunesse éteinte et la beauté ravie,
Comme une vierge en deuil au tombeau des aïeux.
Théophanès, maudis la nature et les Dieux ;
Qu’importe ! Indifférent à tes obscurs présages,
Le monde organisé connaîtra d’autres âges,
Et si jamais, vieilli, vide, croulant et las,
Dans la nuit séculaire il se brise en éclats,
Quels océans d’oubli, quels flots profonds de brumes
Auront alors noyé les spectres que nous fûmes,
Et quelle voix suprême à l’univers vaincu
Dira, Théophanès, quels Dieux ont survécu ?
Et toi, qui, solitaire et sans plier la tête,
T’ensevelis vivant dans ta vertu parfaite
Comme en un fier sépulcre où ne glisse aucun jour,
Habite, ô Phœbion, ton orgueilleux séjour.
Mais, abaissant les yeux, pardonne à l’homme et laisse
L’antique foi, les pleurs, l’espoir à sa faiblesse.
Si les Dieux ont péri dans ton cœur introublé,
Songe qu’ils furent doux et qu’ils ont consolé,

Que la terre âpre et nue et par eux embellie
A dressé des autels à la Mélancolie
Et que, loin de la foule et des temples épais,
Le sage, en liberté, dans l’extase et la paix,
N adore dans les Dieux que la beauté des mythes.


PHŒBION.

Il en est un pourtant. Les neiges sans limites
Gardent sa majesté sur un lointain sommet.
Il est un Dieu tombé que Phœbion admet.
Symbole impérieux de la vertu qui lutte,
Le Titan dont le Ciel précipita la chute,
Le grand Supplicié sur le rocher sanglant
A l’aigle inassouvi livre son vaste flanc.
En vain la griffe étreint sa chair persécutée,
Le bec déchire en vain le cœur de Prométhée :
Ni l’homme ni les Dieux n’ont entendu sortir
Un souffle de pardon des lèvres du Martyr.
Par les pieds et les mains cloué sur le roc sombre.
Il gît, seul, dédaigneux, infrangible, dans l’ombre,
L’immortel Bienfaiteur, farouche et méconnu.
Et le Géant qui souffre et dont nul n’est venu
Venger ou consoler l’éternelle agonie,
Le tragique Oublié qui se révolte et nie
La justice divine et la sainte équité,
Par la haine et l’effroi sans relâche insulté,
Aux lueurs des éclairs, là-bas, je le contemple
Comme l’image auguste et l’immuable exemple

Du bien toujours puni par le ciel envieux
Et de l’homme, opposant à la fureur des Dieux
Dans un corps en lambeaux un cœur indestructible.


HERMOGÉNÈS.

Telle, toujours voilée, impalpable et flexible,
L’humaine vérité fuit par divers sentiers.
Légères fictions, rêves, dogmes ailiers
Enlacent à l’antique et vénérable branche
Le lierre parasite ou l’avide orobanche.
Éphémères témoins, nous, respirons la fleur,
Sans demander quel peintre a choisi sa couleur
Ni comment ses parfums sont nés d’un frais zéphire.
Amis, du sein du fleuve où Sélènè se mire
Monte une vapeur bleue ; au fond du ciel pâli
Les astres en silence ont sans doute accompli
Sous la baguette d’or du céleste Chorège
La moitié du chemin que l’heure agile abrège.
Cessant d’interroger les mondes endormis,
Invoquons le sommeil, et que les Dieux amis
Fassent pieusement flotter dans nos prunelles
Le songe ineffacé des Formes éternelles.