Les Siècles morts/Les Parouschites

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 178-186).

 
L’ombre du style étroit fuit vers la sixième heure.

Deux vieillards sont assis sur la pierre qu’effleure
Le soleil printanier de Nisân. Devant eux,
Semé de noirs débris et de haillons douteux,
Un dur chemin, cerné de croulantes clôtures,
S’enfonce et va se perdre au Champ des Pourritures,

Et ces deux grands vieillards, pleins de la majesté
De ceux qui sans erreur ont toujours respecté
Les Schabbaths et la Loi, le jeûne et les pratiques,
Sont justes et soumis aux coutumes antiques.
Nul souffle extérieur, nul poison odieux
N’a troublé l’eau du vase où buvaient leurs aïeux,

Et leurs noms, prononcés sur les places publiques,
Ont gardé l’âpre écho des syllabes bibliques.
Zadoq et Schimeon, infaillibles docteurs,
Parouschites zélés, ont pour les novateurs
L’indulgence des loups pour les agneaux débiles ;
Et, sûrs qu’il est mauvais de semer par les villes
Un grain nouveau qui germe au fond du cœur humain,
Sans relâche, la torche et la faucille en main,
Ils vont, fauchant l’ivraie et brûlant Torobanche.

Or, ce jour-là, le front voilé de laine blanche
Et le manteau bordé de franges, comme il sied,
Schimeon satisfait près de Zadoq s’assied,
Et vers Jérusalem tournant son regard sombre,
Interroge la route et la porte où dans l’ombre
Des glaives éclatants et des casques ont lui.

Zadoq dit : — Voici l’heure ; — et Schimeon : — C’est lui. —

Zadoq reprit : — La mort, quand la sentence est juste,
Rend la vertu plus ferme et la Loi plus auguste.
Il est écrit : Du camp par le peuple arraché,
L’homme qui blasphéma portera son péché
Et mourra.

                    — Béni soit le Nom ! La Loi divine
Dit : Qu’il soit lapidé, Père ; et sur la colline
J’ai vu creuser les trous où sur d’abjectes croix
Jésus et les voleurs seront cloués tous trois.


— Il est vrai. L’Écriture est, en nos jours de honte,
Comme un lointain sommet qu’étreint la nuit qui monte.
La lettre est incomprise et l’esprit est caché ;

Et l'on voit croître, hélas ! sur l’œuvre de Mosché
Le crépuscule froid d’un siècle d’ignorance.
Oui, les prescriptions sont comme une huile rance
Qu’on oublie au cellier ou qu’on jette au ruisseau.
Mais si l’impur Romain qui tient le lourd faisceau
Arme pour nous son poing de la hache ou du glaive ;
Si, quand le Synhédrin condamne, un bras se lève
Et punit, quel que soit le supplice, il vaut mieux
Voir un gibet vengeur se dresser sous les cieux
Que d’ouvrir la prison d’où l’imposteur s’échappe.
Qu’importe le marteau s’il résonne et s’il frappe,
Si les clous aigus font dans les membres percés
Les mêmes trous saignants que les cailloux lancés,
Et si, vienne la mort du Prétoire ou du Temple,
Le peuple entier comprend l’inexorable exemple ?

— L’Esprit réside en toi. Certes le Seigneur-Dieu,
Fils de Nekounya, fit descendre son feu
Comme une lampe d’or sur l’autel de ton âme.
Nos cœurs sont le loyer où vit la vieille flamme
Et, lorsque nous passons, l’éclair de nos regards
Fait dans Jérusalem rougir les fronts hagards.
Nous sommes l’œil vivant de la Thora ; nous sommes
Prodigues de conseils et de sang économes.
Mais quand l’heure est mauvaise et le Temple ébranlé,

Quand l’antique serpent du mensonge a sifflé,
La malédiction lui répond par nos bouches ;
Et cuirassés de haine, ardents, pieux, farouches,
Sombres, nous surgissons sans pitié, sans effroi,
Devant le mur sacré qui doit ceindre la Loi.

Or le Galiléen a franchi la barrière.
La foule aux carrefours l’entourait ; par derrière
Des aveugles guéris, des femmes, des lépreux,
Des sourds baisaient le bas de son manteau poudreux,
Et jusqu’au saint Parvis la populace en fête,
Bénissant et chantant, suivait le vil prophète. —

Et Zadoq dit : — Tuez les nabis de Baal !
Plus haut l’homme est monté, plus l’abîme est fatal. —

Et Schimeön : — Celui de qui l’austère école
N’a point nourri l’esprit et réglé la parole
Ne sème que l’orgueil, l’imposture et le vent.

— Il disait : Méprisez le prêtre et le savant.

— Le sacrifice seul ne remet point la faute.

— Il est vain de prier dans le Temple à voix haute.

— Le Parouschite est comme un sépulcre blanchi.
Maudit soit-il !

                              —

Le Fils de l’Homme est affranchi
Du Schabbath et plus grand que le Temple lui-même.

— Sa bouche était la source et le puits du blasphème.
Il prêchait la révolte et le soir, sur les monts,
Tentait Béelzébuth et les obscurs démons.
On rapporte, Zadoq, qu’entrant à Béthanie,
Il ouvrit un sépulcre où dans l’ombre infinie
Un cadavre dormait depuis trois jours déjà ;
Et que le mort, vêtu du linceul, dégagea
Ses membres du réseau des blêmes bandelettes,
Descella pour parler ses lèvres violettes,
Et, traînant après lui l’infecte exhalaison,
Livide et chancelant marcha vers sa maison.

— Prodiges criminels ! Vains signes, noirs miracles,
Où le peuple ébloui reconnaît des oracles
Et salue, en nos jours d’amertume et d’effroi,
Jean comme un précurseur et Jésus comme un roi,
Et croit voir, triomphant selon la prophétie,
Au trône de David surgir le grand Messie !

— Zadoq, il était temps !

                                     — Schimeön, tout est bien.

— L’arrêt est prononcé.

                                            —

Béni soit le soutien
D’Israël et bénis le juge et le Pontife !

— J’ai suivi l’imposteur de Hannah chez Kaïphe,
Père, et j’ai vu dans l’ombre où tout fut accompli,
Que la Loi fut solide et que nul n’a faibli.
Témoins, prêtres, anciens, scribes, docteurs et sages,
Ayant du saint Rouleau consulté les passages,
Ont tressailli d’horreur quand Jésus répondit :
Je suis le Fils de Dieu ; c’est vous qui l’avez dit.
Maître, tu sais l’arrêt. Nul devant la vengeance
N’a péché par faiblesse, erré par indulgence.
L’ordre est écrit ; Pilate, indécis et furtif,
Livre le séducteur au supplice hâtif ;
Car être fils de Dieu n’était rien ; mais se dire
Roi des Juifs, c’est braver César, Rome et l’Empire.
Zadoq, bénissons Dieu dans la vie et la mort ! —

A mort ! comme un écho formidable qui sort
De la porte et des murs qu’un vil cortège encombre,
Le cri s’élève et roule : A mort 1 Du porche sombre,
Des soldats, des bourreaux viennent confusément.
Le soleil vertical tombe du firmament,
Et c’est l’heure où les tours, les arbres, les colonnes
N’allongent aucune ombre aux chemins monotones.
Et les vieillards pensifs attendaient.


                                                            Triste et doux,
Comme un agneau lassé qui fléchit sous les coups,
Jésus de Nazareth suivait la route ardente.
Pâle sous les lambeaux d’une pourpre pendante,
L’épine dérisoire enlacée à son front,
Jésus se traîne, hésite et sourit sous l’affront.
La sueur, de crachats et de sang noir mêlée,
Goule en ruisseaux épais sur sa chair flagellée.
Il chancelle. La croix qu’il porte en gémissant
Écrase le martyr de son bois trop pesant ;
Il tombe. Cris du peuple, insultes de la horde.
Et Jésus se relève, et la pique et la corde
Hâtant l’effort meurtri de ses pas douloureux,
Il passe.

                     Et les vieillards se regardent entre eux.

Or, bientôt, vers la droite, en haut du tertre chauve,
Sur l’horizon cuivré qu’embrase un éclair fauve,
Entre deux noirs gibets tremblant à ses côtés,
La croix sinistre ouvrit ses bras ensanglantés,
Où déchiré, tordu, roidi, les mains clouées,
Un cadavre pendait sous de brusques nuées.

Comme le flux subit d’une nocturne mer,
Des nuages au loin montaient dans l’azur clair
Et plus tumultueux, plus vastes, plus opaques,
Pressaient vers le soleil, marbré de sombres plaques,

L’assaut inattendu de leurs flots courroucés,
Et sans trêve élargis, l’un par l’autre poussés,
Roulaient avec la nuit et l’effroi des ténèbres
Sur les plages du ciel des océans funèbres.
Et l’ombre déferlait sur les oliviers noirs,
Et le vent précurseur, le vent des derniers soirs,
Soufflait de la colline en mouvantes rafales ;
Et de glauques éclairs strié par intervalles,
L’obscur et lourd déluge inonda l’horizon.

Et la terre fut sombre, et hors de sa prison,
La tempête en hurlant prit son vol dans l’espace ;
Et comme un char guerrier qui bondit et qui passe,
La foudre prolongea ses roulements d’airain ;
Et le sol, ébranlé par un bras souterrain,
Du Temple au Golgotha déchira son écorce.

Soudain, strident et froid comme une lame torse,
Un plus immense éclair, au sein d’un tourbillon,
Fendit l’air sépulcral d’un plus large sillon.
Et voilà qu’aveuglé, frissonnant d’épouvante,
Zadoq sur le sommet crut voir la croix vivante,
Toute blanche, grandir et démesurément
Étendre ses deux bras jusqu’au noir firmament,
Tandis que Schimeön contemplait la victime
Qui muette, absolvant le meurtre illégitime,
Semblait, le front nimbé d’indécises lueurs,
Sourire, et dans la paix des cieux supérieurs,
Suivre à travers la mort l’achèvement d’un rêve.


Alors, comme fouettés par le vent qui soulève
La poussière sanglante où l’Homme, sous les coups,
En tombant imprima le creux de ses genoux,
Dans le chemin souillé les deux vieillards s’enfuirent,
Et dans l’horrible nuit que des clameurs déchirent,
Voilant leurs fronts courbés d’un pan de leur manteau,
Loin de l’épouvantable et lumineux poteau,
Coururent du côté de la porte déserte.
Et cette porte était si largement ouverte
Que trois chars y roulaient sans heurter leurs essieux.

Mais dans l’ombre orageuse où s’éteignaient leurs yeux,
Zadoq et Schimeön n’ont pas vu l’ouverture
De la morne cité coupant l’enceinte obscure.
Et tous deux, aux parois usant leurs faibles poings,
Brisant leurs ongles durs, arrachant dans les joints
Des racines d’hysope au rempart qui s’éraille,
Hagards et sans parole erraient sous la muraille.
Et d’un songe vengeur toujours hallucinés,
Les Sages d’Israël, tels que des condamnés
Qui vont cherchant l’huis d’une geôle profonde,
Traînaient autour des murs leur terreur vagabonde
Ou s’arrêtaient parfois, d’un geste fou chassant
Une ombre inexorable où dégouttait du sang.