Les Siècles morts/La Fuite d’Iaqob

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 127-132).

 
Les tentes de Laban dormaient dans la nuit bleue,
Et dans Paddan-Aram, autour des puits déserts,
Les taureaux abreuvés, se fouettant de leur queue,
Aspiraient l’odeur chaude, éparse dans les airs.

La lune étincelait. L’immobile silence
Écrasait les enclos où quelque vieux pasteur,
En sommeillant debout, appuyé sur sa lance,
Parmi les buissons noirs profilait sa hauteur.

Les Therafim de bois gardaient les tentes basses
Où les femmes, la lèvre humide et le sein nu,
Sur des peaux de brebis posant leurs têtes lasses,
Rêvaient au maître absent qu’elles avaient connu.


Et c’était à l’époque où les saisons nouvelles,
Aux flancs creux des troupeaux excitant leurs chaleurs,
Font se heurter les boucs à l’entour des femelles
Et se précipiter les béliers querelleurs.

Or, ayant étendu son manteau de poil rude,
Iaqob résigné reposait ce soir-là,
Quand l’ange d’Iahvé, troublant la solitude,
L’appela dans un songe et vint et lui parla :

— Voici qu’il est marqué, le jour de ton salaire ;
Voici que les agneaux des brebis en travail
Et les chevreaux naissant dans l’enclos circulaire,
Tous tachetés de noir, peupleront ton bercail.

Car les mâles puissants unis aux mères pleines,
Ont approché des eaux et sont venus pour voir
Les bâtons de styrax plongés dans les fontaines
Et le bois d’amandier flottant sur l’abreuvoir.

Lève-toi ! Viens ! Avec tes fils et tes compagnes,
Tes serviteurs sans nombre et tes vastes troupeaux,
Marche vers Kenaan, marche vers les montagnes ;
Pasteur prédestiné, marche vers ton repos !

Je suis le Dieu gardien du Pacte indélébile,
De la stèle dressée et du vœu solennel,
L’Élohim devant qui ta droite aspergea d’huile
Le Roc de ma Demeure, érigé dans Beth-El. —

Et voici qu’Iaqob se

leva. Sa voix brève
Dans la nuit murmurante éveilla les dormeurs ;
Et Lia solitaire interrompit son rêve,
Et Rahel écoutant s’étonna des rumeurs.

Et la tribu partit. Des lueurs indécises
Argentaient l’herbe douce à travers les rameaux ;
Et les hommes marchaient, et les femmes assises
Berçaient leur songe vague au pas lent des chameaux.

Gazelles et taureaux, vaches, ânes paisibles,
Menu bétail saignant de ses pieds fatigués,
Allaient, toujours poussés vers les monts invisibles,
Et traversant le fleuve et s’abreuvant aux gués.

Les filles de Laban disaient : — Notre partage,
O Maître, était plus vain que la cendre et plus vil.
Élohim t’établit sur tout notre héritage
Et le lot de nos fils est à toi, dans l’exil. —

Les jours avaient passé. Mais la dixième aurore,
Blanchissant Guileäd et les sommets rugueux,
Éclaira les Vengeurs dans le ravin sonore
Où Laban irrité descendait avec eux.

Et la voix de Laban sonna, rude et farouche :
— Pourquoi, comme un voleur furtif, vers d’autres lieux
Iaqob s’enfuit-il, à l’heure où sur ma couche
Le sommeil confiant appesantit mes yeux ?


Pourquoi dérobe-t-il, comme une injuste proie,
Mes filles, mes troupeaux, mes Dieux et mes trésors,
Puisque pour son départ j’aurais fait, dans la joie
Ronfler les tambourins et chanter les kinnors ?

Ton Élohim te garde ; et moi, contre ta vie,
Protégé d’Iahvé, je n’accomplirai rien.
Mais j’ouvrirai ta tente où ma force ravie,
Mes Therafim volés gisent parmi ton bien. —

Iaqob répondit : — Qui m’insulte et m’opprime,
Et contre mon Seigneur quelle est ma trahison ?
Mon âme est un ruisseau que ne souille aucun crime ;
La part de l’étranger n’est pas dans ma maison.

La ronce du désert a mordu mes chevilles
Et l’épine sanglante a déchiré ma peau.
Près de toi j’ai servi quatorze ans pour tes filles :
J’ai servi près de toi six ans pour le troupeau.

Combien as-tu perdu d’agneaux dans ta pâture
Et parmi tes brebis compté d’avortements ?
Ai-je égaré tes boucs ou, pour ma nourriture,
Fait rôtir tes béliers sur trois cailloux fumants ?

J’emporte mon salaire, et, si ma tente est pleine,
Aucun Dieu de Laban n’est caché dans mon sac.
Le labeur de mes mains, le profit de ma peine
Sont pesés justement par le Dieu d’Içehaq. —


Et Laban, écartant la toile aux rudes trames,
Dans la tente secrète ouvrait les coffres bas.
Mais Rahel, ce jour-là souffrant du mal des femmes,
Resta devant son père et ne se leva pas.

Rahel gisait muette et pensive, étant celle
Qui dérobant la nuit les Therafim pieux,
Les avait enfouis dans le cuir de sa selle.
Et Laban dans le camp ne trouva point ses Dieux.

Alors levant les yeux comme un homme en prière,
Iaqob devant tous dressant un grand monceau,
Dit : — Qu’El-Schaddaï nous juge, afin que cette pierre
Sur le double serment repose comme un sceau ! —

Et Laban : — Que ce roc soit la stèle éternelle
Qui marque la limite où ma tribu campa !
Qu'lahvé, dans les temps, comme une sentinelle,
Veille des deux côtés sur Gal-Ed et Miçpa !

Que jamais plus, gardiens du pacte et du bornage,
L’Élohim d’Abraham, l’Élohim de Nahor,
Ne voient Laban franchir le Tas du Témoignage
Ni son fils Iaqob le dépasser encor ! —

Puis tous les deux, la main sous la cuisse, échangèrent
Le serment solennel, juré devant leurs Dieux.
Et, sur la pierre assis, tous les pasteurs mangèrent ;
Et le soleil baissait sur les monts radieux.


Les femmes aux bassins avaient rempli leurs urnes ;
Les troupeaux ruminaient dans l'herbe et les épis ;
Le lune pâlissante errait aux cieux nocturnes ;
Des anges murmuraient dans les vents assoupis.

Et dès l’aube, parmi les blancheurs diaphanes
Et l’ombre vaporeuse au fond du firmament,
Sur le sable poudreux le pas des caravanes
Du côté de Schekem mourut confusément.