LES
SETTE COMMUNI.

Dans l’été de 1835, je me trouvai retenu à Vicence par la maladie de mon compagnon de voyage, M. Lamberti. L’aimable et savant Milanais avait ressenti les premières atteintes de la fièvre dans les marais de Comacchio, en se livrant à des recherches trop assidues sur le mystère encore inexpliqué de la reproduction des anguilles. Il est vrai que M. Lamberti, gourmet et savant tout ensemble, mangeait le soir les sujets que le matin il avait soumis à ses expériences ; les anguilles se vengèrent, et leur persécuteur, obligé de fuir les bords marécageux de l’Adriatique, pensa mourir victime de la science et de la gastronomie.

Vicence est voisine de Padoue, les médecins n’y sont donc pas rares. L’un d’eux, le signore Castagnuolo, donna ses soins à mon ami, et, à l’aide de je ne sais combien de kilogrammes de magnésie, parvint à expulser le principe morbifique qui le tourmentait. Le quatorzième jour de sa maladie, conformément aux préceptes d’Hippocrate sur les époques climatériques et les crises, M. Lamberti entra en convalescence. Un convalescent a besoin de distractions et de plaisirs tranquilles ; ceux de mon ami étaient conformes à ses goûts : il passait ses matinées entières dans le cabinet du docteur Dominico Gregori, si riche en fossiles, et ses soirées à la librairie de Téobaldo, qui chaque année imprime un almanach et deux fois la semaine un journal, dit Del Progresso qui, à l’instar des autres feuilles lombardes, se borne à donner des nouvelles de la pluie ou du beau temps.

Comme un jour je rejoignais mon ami dans le muséum du docteur Gregori, je le trouvai en contemplation devant une tête fossile, que M. Lamberti m’assura avoir appartenu à un crocodile anté-diluvien. — Voyez la forme des mâchoires, me dit-il ; il semble que la supérieure soit mobile, et les anciens le croyaient ; cependant elle ne se meut qu’avec la tête tout entière, et c’est là un des caractères de l’ordre des sauriens dont le crocodile est une espèce. — Admettons que cette tête ait appartenu à un crocodile ; mais pourquoi le faites-vous anté-diluvien ? — M. Gregori vous le dira, répondit gravement mon ami en se tournant vers le savant Vicentin qui entrait. Pour toute réponse, le docteur ouvrit sa fenêtre toute grande ; allongeant ensuite dans la direction du nord l’index de sa main osseuse : — Par-delà cette première chaîne de montagnes, vous voyez ces trois pointes bleues, nous dit-il, eh bien ! cette tête de crocodile a été trouvée sur le plus élevé de ces pitons ; douterez-vous maintenant qu’elle soit antérieure au déluge ? — Je ne saisissais pas au premier coup les rapports qui pouvaient exister entre ces montagnes bleues, la tête de crocodile et le déluge ; mon ami, géologue par excellence, prenant la parole d’un ton grave et indulgent, me fit comprendre sur-le-champ que les eaux seules du déluge avaient pu déposer sur ces cimes élevées ces curieux débris d’animaux qui vivaient au fond des étangs et au bord des fleuves. Il n’y avait pas à répliquer ; je me déclarai convaincu, et, comme le geste du docteur avait attiré mon attention sur ces trois pointes bleues qui se dressaient à l’horizon, je lui demandai quelles étaient ces montagnes dont les cimes dépassaient si fièrement toutes les autres ? — Ce sont les trois clochers des Sette Communi, me répondit aussitôt M. Grégori. — Et quelles sont ces Sette Communi ? — C’est le pays le plus singulier peut-être de toutes les Alpes de l’Italie, un petit état neutre qui n’est ni tyrolien ni italien, quoique entouré par le Tyrol et l’Italie. Perdus au milieu des populations méridionales, ses habitans, qui viennent du nord, parlent un langage à eux qui n’est ni l’italien ni l’allemand, ont des usages et des mœurs particulières, et une constitution et des lois qui leur sont propres. Leur origine est mystérieuse comme leur existence. Entourés de voisins puissans, ils ont su rester libres et conserver leurs franchises. Pauvres presque tous, et trop nombreux pour subsister sur le sol qui les voit naître, ils vivent aux dépens de leurs voisins, pauvres comme eux, sans les dépouiller ni les appauvrir. D’où viennent ces montagnards aux mœurs et à la physionomie si tranchées ? On l’ignore, et ils l’ignorent eux-mêmes. Descendent-ils de ces Rhètes indomptables que les Romains ont combattus si long-temps et que leurs poètes ont célébrés ? Sont-ils les arrière-neveux de ces Cimbres que Marius vainquit à Campo-Rondone, dans le voisinage de Vérone, ou de ces Thuringiens dont l’épée de Clovis, roi des Francs, avait moissonné la meilleure partie dans les plaines de Cologne, et dont les débris, recueillis par Théodoric, se sont réfugiés dans les montagnes de la Rhétie ? Chacune de ces opinions a des partisans, s’appuyant tous sur des textes qui semblent devoir faire autorité. Le bon docteur s’apprêtait à me citer longuement les divers passages auxquels il faisait allusion : — Je vous crois sur parole, lui dis-je aussitôt. Mais c’est moins de l’origine de cette petite peuplade que de ses mœurs et de sa constitution actuelle que je vous prierais de m’entretenir. — Sa constitution, c’est la constitution de la république de San-Marino sur une plus grande échelle ; c’est une constitution municipale dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Ses mœurs, ce sont celles des pâtres de la Suisse et des montagnards du Tyrol combinées et plus naïves.

Ce préambule m’intéressait vivement. J’aime ce qui est original et inédit, surtout en fait de mœurs et d’institutions ; j’aime en outre à étudier ce qui ne l’a pas été ; j’augurais donc favorablement des réponses du docteur Mais, au lieu, de me présenter un tableau fidèle du caractère de ce petit peuple, de me faire connaître ses usages, ses croyances, ses institutions, et de me conduire par ses descriptions au milieu du singulier pays qu’il habitait, l’intraitable savant, sourd à mes questions répétées, retomba bientôt dans ses arides dissertations sur les commencemens probables de la colonie thuringienne ou cimbrique, citant tour à tour Marc Pezzo, Marzagaglia, Busching, Scipion Maffei ou Jean Costa, ne quittant le terrain de l’histoire primitive que pour celui de l’histoire physique, et s’enfonçant comme à plaisir, et de façon à désespérer l’auditeur le plus résolu, dans les doubles ténèbres de l’archéologie et de la géologie. Le docteur ne vivait que dans le passé, le présent ne paraissait pas exister pour lui ; ses connaissances comme ses collections étaient toutes fossiles. Toutefois, le peu que j’avais appris de sa bouche avait piqué ma curiosité, et, en revenant à notre hôtel du Chapeau Rouge, je ne songeais qu’au moyen de la satisfaire. De retour au logis, je trouvai mon hôte assis devant sa porte et savourant l’abominable liqueur de semate.

Combien de milles de Vicence à la première bourgade des Sette Communi ? lui demandai-je. — Un oiseau s’y rendrait en moins d’une heure, répondit l’aimable personnage dans le langage poétique qui lui était ordinaire. — Et un homme ? — Oh ! pour un homme, c’est autre chose ; il y a de terribles détours à faire et de terribles rampes à grimper. Il faut compter sur une grande journée, et encore… — Eh bien ? — Eh bien ! pour ne pas rester en chemin, il faudrait avoir un jarret de fer. — Les voitures n’ont donc pas accès dans les Sette Communi ? — Pas plus que dans les rues et les canaux de Venise ; mais dans Asiago, Arsiero ou Gallio, les chefs-lieux du pays, les mulets remplacent les gondoles. — Nous ferions alors la route à dos de mulet, reprit mon ami le convalescent, que le souvenir de la fameuse tête de crocodile mettait hors de lui, et qui, dans son exaltation, avait aussitôt songé à m’accompagner. — Faites mieux, nous dit notre hôte, je vais vous conduire à Bassano chez mon confrère Odoardo ; si les eaux sont basses et si le temps est beau, il vous fera prendre un chemin dont vous me donnerez des nouvelles. — Comment ! on peut donc se rendre aussi par eau dans vos Sette Communi ? — Oui, vraiment, ou plutôt par un chemin amphibie, à la fois terre et eau, où, même en plein jour, on ne marche qu’avec des lanternes à la main.

Le désir de connaître un pareil chemin eût seul suffi pour nous décider. Nous montâmes donc dans la carrettine de notre hôte, qui en moins de trois heures nous eut transportés chez son confrère de Bassano, à l’hôtel de la Lune. Cette petite ville, située au pied de hautes montagnes et bâtie sur une hauteur qui domine l’étroite vallée de la Brenta, nous eût paru jolie, si nous eussions pris le temps de l’examiner. Il était tard ; nous voulions coucher à Valstagna, d’où, le lendemain, nous comptions faire notre entrée dans les Sette Communi. Nous ne fîmes donc que traverser la ville, sans même nous arrêter à son église, où l’on nous eût montré des tableaux de Bassan, maître qui m’a toujours déplu, comme dessinateur confus et coloriste douteux. Nous nous enfonçâmes ensuite dans la vallée de la Brenta, ou plutôt dans une sorte de ravin sauvage, où de misérables bourgades, confusément jetées au milieu des rochers, portent encore les traces des boulets français, et nous arrivâmes, avec la nuit, dans le hameau de Carpenedo. Les vivres étaient rares dans cette bicoque, dont les habitans, mis en émoi par notre arrivée, ne tardèrent pas à nous entourer. Mon compagnon leur trouvait des physionomies de bandits et regrettait ses pistolets laissés à Vicence ; ils me parurent ressembler à des Tyroliens, au chapeau près, qui était plat et à petits bords. Nous fîmes une battue dans le village, sans trouver mieux qu’une oie, un coq et quelques livres de pain moisi. Manger le coq ne semblait pas possible ; ce symbole du courage, de la vigilance et de la sobriété paraissait maigre comme s’il eût toujours querellé, toujours veillé et jamais mangé. L’oie offrait plus de ressources ; mais comment entamer une oie tuée et rôtie dans la même heure ? L’hôte nous rassura ; il avait, disait-il, un moyen infaillible d’attendrir la chair la plus coriace. Les Tartares, en pareille occasion, coupent la viande par tranches, la mettent entre le cheval et la selle, et font une dizaine de milles au galop ; les pêcheurs de nos ports de mer jettent la raie d’un quatrième étage sur le pavé, ou la frappent à grands coups de battoir : l’infaillible moyen de notre hôte était plus original encore, et certainement moins ragoûtant. D’un coup de serpe il abattit la tête du pauvre animal, et, tandis qu’il se traînait encore, notre homme ôta ses guêtres et sauta dessus les pieds joints. Si nous ne nous fussions empressés de mettre fin à cette danse, je ne sais trop ce qui serait resté de sa victime, dont chacun de ses bonds broyait les os et faisait sortir les entrailles. — Vous avez tort de ne pas me laisser faire, me dit le montagnard en remettant ses guêtres ; vous la mangerez dure. Il consentit cependant à plumer son oie, à la laver scrupuleusement et à la mettre en broche sans plus essayer de l’attendrir. Taillée en aiguillettes minces comme de la dentelle, la chair de la bête fut mangeable.

Nous couchâmes sur des paillasses de maïs, sans draps, et n’ayant que nos manteaux pour couvertures. Toute la nuit nous entendîmes des hurlemens dans le voisinage de la cabane qui nous servait de gîte. — Ce sont les loups des bois de Campo-Martino qui rôdent autour du cimetière de la paroisse où l’on a enterré hier un mort, nous dit notre hôte. Depuis que la chasse est défendue et qu’on envoie les récalcitrans aux galères, ces animaux-là se sont terriblement multipliés ; si le gouvernement n’y met ordre, non contens de déterrer les morts, ils pourront bien s’attaquer aux vivans. — Ces hurlemens de loups, ce gîte agreste et ces mœurs tant soit peu sauvages, nous paraissaient un excellent augure pour notre course des jours suivans ; nous nous mîmes donc en route le cœur joyeux et la curiosité convenablement aiguisée ; nous comptions voir du nouveau.

La Brenta, entre Carpenedo et Valstagna, ne ressemble pas plus au fleuve bordé de palais que longe la route de Padoue à Mestre que Carpenedo ou Valstagna ne ressemblent à Venise. C’est un de ces torrens pleins de rage, qui s’agitent dans d’affreuses convulsions, qui s’écrasent à plaisir entre d’énormes rochers et se perdent au fond de gouffres hurlans d’où ils ressortent blancs d’écume. Nous traversâmes la Brenta sur deux longues poutres garnies de quelques planches ; c’est ce qu’on appelle un pont dans le pays. Au-delà de ce pont, de hautes montagnes se dressaient comme un mur. — C’est donc là-haut qu’il va falloir grimper, murmura mon ami le convalescent avec un long soupir. — L’un des guides que nous avions pris à Carpenedo hocha négativement la tête ; et nous montrant une longue crevasse ouverte à la base du rocher, et d’où s’échappait une belle nappe d’eau — Voici notre chemin, nous dit-il. — Comment ! nous allons remonter le torrent qui sort de ce souterrain ; mais où y a-t-il un bateau ? — Nous saurons bien nous en passer, repartit un autre de nos guides. — Et aussitôt chacun d’eux nous saisissant, mon compagnon et moi, dans leurs bras, ils nous placèrent à califourchon sur leur cou, entrèrent sans hésiter dans le torrent et s’enfoncèrent dans la caverne, nous recommandant de baisser la tête afin de ne pas nous heurter contre les parois de la voûte, fort basse en cet endroit. Nous marchâmes ainsi pendant quelques instans, éclairés seulement par le jour bleuâtre qui arrivait de l’entrée de la caverne ; puis tout à coup nos porteurs firent un détour, montèrent quelques marches, et nous déposèrent sur une plate-forme rocailleuse que le torrent ne baignait pas. Tandis que nous reprenions haleine, nous remettant de ces premières émotions de la route, un des montagnards battit le briquet, alluma un bout de corde goudronnée qu’il tira de son sac et qui simulait une torche, et, me mettant dans la main le pan de sa veste, me dit de le suivre, en recommandant de le bien tenir. L’autre guide donna le même avertissement à mon compagnon, et nous partîmes. Les voûtes de la caverne s’élevaient en cet endroit à une grande hauteur ; par momens nous les perdions même absolument de vue. Au-dessous de nous grondait le torrent, également invisible ; seulement, quand le sentier se rapprochait de ses bords, quelques lueurs resplendissaient dans les ténèbres et nous indiquaient la place où ses eaux coulaient. Nous marchâmes long-temps au milieu de cette vaste et silencieuse obscurité ; il nous semblait que nous gravissions les flancs d’une haute montagne par une nuit sans vent et sans étoiles ; nous ne voyions en effet, autour de nous, qu’une ou deux toises du roc nu sur lequel nous marchions, la lumière des torches que portaient nos guides ne rencontrant nul autre objet dans les ténèbres. Tout à coup l’un d’eux s’arrêta, prêta attentivement l’oreille pendant une ou deux minutes, échangea quelques mots rapides, dans son patois, avec son compagnon, qui s’était arrêté comme lui, et nous repartîmes, hâtant le pas.

Nous descendions maintenant aussi brusquement que nous montions tout à l’heure. La corniche que le sentier suivait se repliait perpendiculairement sur elle-même, s’enfonçant au cœur de la montagne. Depuis long-temps le torrent avait cessé de mugir ; tout était calme et muet autour de nous. Nos guides s’arrêtèrent de nouveau, se consultèrent un instant ; l’un d’eux prit une grosse pierre et la jeta de toutes ses forces en avant dans le vide. Nous n’entendîmes rien pendant quelques secondes ; enfin un bruit sourd, pareil à celui que fait un corps en tombant au fond d’un puits, retentit profondément au centre de la caverne. Une nappe d’eau, où le chemin aboutissait, s’étendait donc au-dessous de nous. Nous recommençâmes à descendre avec de grandes précautions, le long du roc humide et glissant, et bientôt nous vîmes resplendir à nos pieds l’eau d’un bassin où se réfléchissait la lumière de nos torches et sous laquelle le sentier semblait se perdre. Nous cherchions dans l’obscurité un batelet à l’aide duquel nous pourrions franchir le lac dont nous ne voyions pas l’autre rive, quand nos guides, nous plaçant de nouveau sur leurs épaules, entrèrent bravement dans ce bassin, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture et quelquefois jusqu’aux aisselles. Cette traversée dura à peu près un quart d’heure, et j’avoue que ce ne fut pas sans éprouver une assez vive satisfaction que je me retrouvai de pied ferme sur l’autre bord. De ce côté s’étendait une plage sablonneuse ; on eût dit la rive d’une mer souterraine. Nous la suivîmes, hâtant le pas, nous conformant en ceci aux avis de nos guides, qui, de temps à autre, prêtaient toujours l’oreille avec anxiété. Nous arrivâmes bientôt au bout de la pièce d’eau, c’est-à-dire à une sorte de couloir de rocher où l’immense grotte que nous venions de parcourir se terminait en forme d’entonnoir. Ses parois, qui se rapprochaient brusquement, ne laissaient qu’un étroit passage au torrent, dont les eaux se précipitaient dans le lac, et au chemin, qu’elles recouvraient par places. Il était évident que ce long couloir avait été creusé par les eaux infiltrées dans la montagne ; elles laissaient des traces de leur passage non-seulement à nos pieds et sur les parois latérales de la caverne, mais encore sur les rocs qui en formaient la voûte et qui pendaient sur nos têtes.

En ce moment, nous entendions, dans l’obscurité, devant nous, comme un tonnerre lointain. Ce bruit paraissait préoccuper vivement les montagnards : ils s’arrêtaient, écoutaient, repartaient, s’arrêtaient encore, et nous entraînaient rapidement après eux sur cette route difficile, couverte par places de gros cailloux roulés, qu’évidemment le torrent avait apportés là, et que l’eau rendait glissans. Mon ami, que sa récente maladie avait affaibli, haletait et s’arrêtait pour reprendre haleine. — Hâtons-nous ! nous cria le plus âgé des deux montagnards ; il y a eu hier des pluies d’orage dans la montagne ; du côté de la Tonotta, les neiges du mont Portole auront fondu, les eaux grossissent, et malheur à nous si le torrent nous gagnait avant que nous fussions sortis de la caverne ! — Tenez, le voici qui se fâche, on l’entend rugir du côté de Gallio ! ajouta son compagnon. Nous entendions en effet un bruit sourd et formidable qui semblait venir du bout de la caverne vers lequel nous marchions. — Quoi ! c’est le torrent qui fait ce bruit ? — Lui-même, les eaux arrivent ; je parie qu’avant une heure elles rempliront le souterrain tout entier ; hâtons-nous donc !… Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; nous attachant aux basques de nos guides et réglant nos pas sur leurs pas, pour ne pas tomber, nous nous dirigeâmes le plus rapidement que nous pûmes vers l’extrémité de la galerie, où grondait toujours ce bruit qui nous avait effrayés. Plus nous avancions, plus le couloir s’élargissait devant nous ; bientôt nous aperçûmes comme une grande lueur blafarde et bleuâtre qui semblait tomber d’un vaste soupirail. Nous cherchions à nous rendre compte de ce singulier effet de lumière, quand nos guides, nous prenant chacun par un bras et nous entraînant brusquement après eux, à travers les eaux bondissantes (le chemin manquait en cet endroit) : — Courons vite ! courons vite ! voici le torrent qui arrive ; une seule minute de retard, et nous sommes perdus ! Ils n’avaient pas achevé, que de la cheville les eaux nous arrivèrent au genou, aussi rapides que si elles eussent coulé dans l’écluse d’un moulin ; du genou elles nous montèrent aux hanches, et, sans nos guides, elles nous eussent infailliblement entraînés. Nous raidissant tous ensemble contre le torrent, et gravissant, à l’aide des mains et des pieds, quelques blocs de rochers, nous nous trouvâmes à l’issue du périlleux couloir, hors de la portée de l’inondation.

Le spectacle que nous avions, en ce moment, devant les yeux, était des plus magnifiques et des plus extraordinaires : il compensait bien des peines et des dangers. Le couloir d’où nous sortions aboutissait à une immense caverne, non plus ténébreuse comme celle que nous venions de parcourir, mais éclairée par un large soupirail ouvert au-dessus de nos têtes, vers la cime de la montagne. La bande de ciel que l’on apercevait à travers cette déchirure se teignait d’un bleu d’outremer d’un ton vif, et son éclatante réverbération illuminait la caverne et la colorait d’azur jusque dans ses plus secrètes profondeurs. C’était une grotte bleue éclairée d’en haut au lieu d’être éclairée d’en bas, comme celle de Caprée, mais une grotte bleue taillée sur une échelle gigantesque, et d’une apparence bien autrement fantastique. À quelque mille pieds de haut, sur les parois de la crevasse béante, pendait une forêt de sapins qu’à cette distance on eût prise pour un taillis de bruyères ou de genévriers, si quelques-uns des pins énormes qui la formaient, précipités par le vent ou entraînés par des éboulemens au fond de la grotte, n’eussent aidé l’imagination à restituer aux arbres de cette forêt leurs monstrueuses proportions. Au-dessous de la forêt ; des quartiers de montagnes, crevassés dans tous les sens, restaient suspendus comme par miracle. Du milieu de ces blocs, et précipitées comme eux du haut de la montagne, roulaient des eaux bondissantes, qui, divisées d’abord en milliers de cascatelles, éclairées des reflets les plus magiques, ne formaient plus, en arrivant au fond de la caverne, qu’une vaste nappe d’azur et d’écume. Le mugissement de ces cascades souterraines était effrayant, et, d’instans en instans, devenait plus terrible encore. — Il est temps de sortir de là, car les eaux sont fortes, s’écria le plus âgé de nos guides ; et, reportant d’un geste notre attention, distraite un instant par la nouveauté du spectacle que nous avions sous les yeux, vers le tunnel d’où nous sortions, nous vîmes, avec un frissonnement de terreur, cette nappe d’écume s’y engouffrer en tourbillonnant, et rejaillir de plusieurs pieds au-dessus de son orifice complètement rempli. Nous comprîmes alors l’exclamation de notre guide ; il était temps en effet, quelques minutes de plus, et ce formidable torrent, nous rencontrant dans sa route, nous eût étouffés sous sa masse ou broyés contre les parois de la galerie souterraine. Le chemin que désormais nous allions suivre, à l’abri de l’inondation, semblait exposé à d’autres dangers. Il s’élevait, en suivant de rapides zig-zags, à travers ces rocs éboulés qui pendaient sur nos têtes, passant, à diverses reprises, d’un bord à l’autre du précipice, sur quelqu’un de ces rochers placés là comme autant de ponts naturels que le frémissement de la cascade faisait bondir sous nos pieds. Après avoir franchi de la sorte les deux tiers de ce périlleux escarpement, nos guides rallumèrent leurs torches qu’ils avaient éteintes à la sortie du couloir, et nous entrâmes dans une nouvelle grotte qu’éclairait un jour douteux, et qui s’enfonçait perpendiculairement dans les entrailles de la montagne. Nous descendions, descendions toujours, comme si le chemin que nous suivions eût abouti aux antipodes, quand tout à coup un cri rauque retentit à quelques pas de nous ; au même instant nous vîmes briller à la lueur des torches plusieurs canons de fusils. — Je l’avais bien prévu, me dit mon compagnon, les bandits nous attendaient là ; nous sommes pris. — En effet, plusieurs hommes coiffés de chapeaux pointus et galonnés, et armés de bâtons et de fusils, nous entourèrent. La rencontre nous paraissait d’autant plus fâcheuse, que nos guides semblaient d’accord avec ces inconnus, et fraternisaient avec eux. Nous nous mettions bravement en devoir de vider nos poches, ne demandant que la vie sauve, quand un de nos guides, qui avait sans doute deviné nos craintes, nous arrêtant et partant d’un long éclat de rire : — Qu’allez-vous faire ? nous dit-il, ne voyez-vous pas que ces braves gens sont des gardes du quieto vivere, les gendarmes du pays ? Ils sont à la poursuite de deux colporteurs trévisans qui ont volé un boutiquier d’Asiago, et ils nous demandent si nous ne les avons pas rencontrés en chemin. — Nous avions besoin d’être rassurés par ces explications, car les gendarmes d’Asiago avaient des mines vraiment patibulaires ; l’un d’eux surtout, à la longue barbe grise, eût parfaitement figuré, la corde au cou, dans quelqu’un de ces drames qui se jouent sur la place des Herbes à Vérone, ou à Venise, entre les deux colonnes. Les apparences toutefois étaient trompeuses ; nous avions eu tort de juger ces gens-là sur leurs physionomies.

Les gardes du quieto vivere, ayant appris de la bouche de nos guides que le chemin était fermé par la crue du torrent, prirent le parti de retourner sur leurs pas et de revenir à Asiago, en suivant comme nous les défilés du Busso. Peu après cette rencontre, nous arrivâmes à l’extrémité de la dernière galerie souterraine, et nous nous trouvâmes au fond d’un ravin perdu entre d’immenses murailles de rocher. Par momens, quand notre attention n’était plus absorbée par les dangers de la route, nous examinions curieusement, et avec toute la discrétion possible, nos nouveaux compagnons. L’un d’eux, l’homme à la longue barbe, rencontra un des regards que je jetais sur lui à la dérobée, et prenant sans façon la parole : — Notre uniforme est sans doute moins brillant que celui des soldats de votre pays, me dit-il en très bon français ; que penserait-on à Paris d’un colonel de gendarmerie qui n’aurait pour tout insigne de son grade que ce ceinturon, cette cocarde et ce bout de galon ? ajouta-t-il en me montrant son ceinturon et son chapeau. — Vous êtes colonel de gendarmerie ? s’écria mon ami en ouvrant de grands yeux. — Si, signore ; bien plus, je suis le commandant-général de toute la force armée du pays, c’est-à-dire d’un fort joli peloton de fantassins, sans compter les volontaires. — Je vous en fais mon compliment, commandant ; mais auriez-vous servi en France ? Vous parlez fort bien français. — Je n’ai pas servi en France, répondit le montagnard avec un long soupir, et cependant j’ai eu autrefois un grade dans l’armée française ; je faisais partie des régimens cantonnés dans les Sept-Îles ; en 1812 j’étais sergent-major, et j’allais être nommé sous-lieutenant, lorsque la débâcle est arrivée. Après bien des aventures, je suis revenu dans mon pays, où, comme vous le voyez, j’ai fait un joli chemin, puisque me voilà colonel, général, ou tout ce que vous voudrez. — En effet, commandant, s’il est vrai qu’il vaille mieux être le premier dans Rimini que le second dans Rome, vous n’avez plus rien à désirer. — J’aurais pu cependant être mieux que cela, reprit tristement Leonardo (c’était le nom du vieux soldat) ; que sais-je ? chef de bataillon, si les choses avaient autrement tourné. Au reste, j’étais né pour la gloire et les brillantes aventures, ajouta-t-il avec une sorte d’emphase ironique. Si vous en doutez, écoutez mon histoire.

Je n’avais garde de refuser mon attention à une confidence qui s’annonçait si bien, et je laissai parler le commandant tant qu’il lui plut. Comme néanmoins je ne veux pas fatiguer le lecteur, je me contenterai de lui donner le résumé de ses aventures.

À dix-huit ans, le commandant Leonardo était l’un des plus vifs et des plus hardis montagnards du canton d’Asiago. Nul n’envoyait mieux une balle au but marqué, ne franchissait plus lestement un torrent en sautant d’un roc à l’autre ; nul ne savait plus de joyeuses chansons. On le trouvait seulement un peu batailleur. Un jour, dans une de ses promenades à Bassano, il se prit de querelle avec un aubergiste, et, joignant le geste à la parole, lui appliqua un si terrible coup de poing, qu’il lui fit sortir l’œil de la tête. La populace se déclara pour l’aubergiste, habitant de la vallée, contre le montagnard. La garde esclavonne arriva ; Leonardo, réduit à l’alternative de se faire soldat ou d’aller pourrir dans les cachots de Vicence, eut bientôt fait son choix : il s’enrôla. Les Français venaient d’envahir les états de Venise ; le régiment de Leonardo fut envoyé dans le Vicentin. Lors des Pâques de Vérone, il faisait tête à Kilmaine au combat de la Croce-Bianca. La leçon, comme on sait, fut rude ; les régimens esclavons furent détruits. Leonardo, pour sa part, reçut une balle qui lui cassa la clavicule gauche en entrant et l’omoplate droite en sortant. Un autre, satisfait de cette campagne, aurait renoncé au métier des armes ; mais la vocation de Leonardo l’emporta. Ne pouvant désormais servir la république de Venise, qui n’existait plus, il s’enrôla dans l’un des régimens français qui allaient tenir garnison à Corfou. La guerre se faisait doucement de ce côté-là. On buvait plus de bouteilles de chypre ou de marasquin qu’on ne tirait de coups de fusil, et ce sont les coups de fusil qui donnent de l’avancement. Leonardo resta donc long-temps soldat et long-temps sergent ; il touchait cependant à l’épaulette, quand les habits rouges succédèrent dans les îles aux habits bleus. Son régiment fut licencié ; il eut trois piastres de retraite. Ce n’était pas même assez pour retourner dans son pays ; il se décida donc à passer en Albanie, comme officier instructeur chez le pacha de Scutari. C’était à merveille. Il avait là du bon temps, de belles femmes, une forte paie, du chypre et du rosolio à discrétion. Seulement la discipline était un peu rude, la bastonnade et le pal ; et cela sans distinction de grades.

Or, il arriva qu’un jour le pacha de mauvaise humeur, s’adressant à son officier instructeur, l’appela chien de chrétien ! Leonardo répliqua ; le pacha courut vers lui, et lui eût fait sauter la tête d’un coup de cimeterre, si l’officier n’eût adroitement esquivé le coup. Le Turc se calma ; mais Leonardo savait ce que signifiait ce calme de Turc. À peu près sûr d’être empalé le lendemain s’il restait, il décampa dans la nuit. Ici commence la partie la plus dramatique de ses aventures. Leonardo voulait gagner Raguse ; il s’égara dans les vastes forêts de Monte-Negro, et, après avoir erré plusieurs jours dans la montagne, il arriva sur les bords du lac de Scutari, qu’il avait vu briller, le soir, au coucher du soleil, et qu’il prenait pour la mer. Épuisé de fatigue, mourant de faim, il se coucha au pied d’un gros arbre, sur la lisière d’une forêt. Tout en réfléchissant au moyen de déjeuner, il venait de s’endormir profondément, quand un bruit d’armes et des cris le tirèrent subitement de son sommeil. Leonardo sauta sur ses armes ; il saisit d’une main son sabre nu, de l’autre un pistolet, et regardant autour de lui, il vit un homme qui à lui seul faisait tête à trois assaillans. Leonardo se rangea machinalement du côté du plus faible, et fit feu sur l’un des agresseurs, qui tomba raide mort. Malheureusement l’homme dont il venait de prendre ainsi la défense n’était autre qu’un brigand bosniaque, qui profita de ce secours inespéré pour s’échapper, le laissant aux prises avec ceux qui le poursuivaient, et auxquels accourait se joindre un gros de soldats. La lutte était trop inégale ; Leonardo, terrassé par l’un des survenans qui s’était glissé derrière lui, fut aussitôt dépouillé de ses armes et garrotté. On le conduisit dans la ville de Cettigne, où il fut promené ignominieusement dans les rues, monté sur un âne ; puis, sur un ordre du bey, on le déposa dans un puits profond ; où des ossemens humains et une fange infecte lui arrivaient jusqu’aux épaules.

Leonardo, au fond de son puits, regretta presque le pal ; la mort eût été moins lente. Que faire cependant en pareille aventure ? Espérer, parce qu’on espère toujours ; se résigner, il le faut bien, et puis mourir. Leonardo s’était résigné ; il n’espérait plus, quand, vers le tiers de la première nuit, il entendit un léger bruit au-dessus de sa tête. Il allongea la main et rencontra une cruche qui se balançait au bout d’une corde ; la saisir, la porter avidement à ses lèvres et vider d’un seul trait le lait dont elle était remplie, fut pour le prisonnier l’affaire d’un instant. Après avoir bu, sentant ses forces et son courage renaître : — Descendez la corde plus bas, cria-t-il. On le comprit, car le bout de la corde tomba au fond du puits. Leonardo y attacha des os en croix, et, s’accroupissant sur cette espèce de sellette : Maintenant, tirez-moi hors du puits, si vous pouvez, ajouta-t-il d’une voix suppliante. Il achevait à peine, qu’il se sentit enlevé. La corde était forte et la poulie bien roulante ; plus d’une fois cependant, avant d’arriver à la margelle du puits, Leonardo sentit la corde fléchir, comme si elle allait s’échapper des mains qui la retenaient ; une fois même la corde retomba brusquement vers le fond du puits. Cependant, après bien des efforts, il atteignit enfin le rebord de granit, sauta hors du puits, et se trouva debout devant une femme, car c’était une femme qui l’avait secouru. — Dieu soit loué ! s’écria-t-il en italien. — Dieu soit loué ! répondit la femme dans la même langue. — Leonardo surpris allait l’interroger. — Ne perdons pas de temps, lui dit-elle ; le bey est endormi, et j’ai ses clés. Prends celle-ci, ajouta-t-elle en mettant une clé dans la main de Leonardo, cours à l’écurie, et fais sortir les deux chevaux alezans que tu trouveras sellés ; ceux-là sont les plus rapides. — Leonardo prit la clé, ouvrit l’écurie, et fit sortir les chevaux. Pendant ce temps, la femme courut au trésor, remplit de ducats un sac à avoine, le jeta sur le cou d’un des deux chevaux ; puis, sautant légèrement sur la selle, elle secoua la bride, et partit comme une flèche, criant à son compagnon de la suivre. Tous deux traversèrent la ville, gagnèrent la campagne et coururent de toute la vitesse de leurs chevaux jusqu’au lever du jour.

Le soleil dorait les cimes du Monte-Negro, quand nos fugitifs mirent pied à terre, à l’entrée d’un bois qui couvrait de petites collines du haut desquelles la vue s’étendait au loin sur la plaine. Ce fut alors que Leonardo put connaître sa courageuse libératrice. Elle était fille d’un pilote de Chioggia et s’appelait Anetta. Elle accompagnait son père dans un voyage à Otrante lorsque le trabacolo qu’ils montaient fut jeté par la tempête sur la côte d’Albanie. Recueillie par des pirates, elle avait été livrée au bey de Cettigne, qui, séduit par sa beauté, en avait fait sa favorite. Anetta eût été heureuse si elle ne se fût rappelé un jeune pêcheur de Chioggia auquel elle était fiancée. Ce souvenir et le mal poignant qu’on a nommé le mal du pays la dévoraient. Elle n’avait qu’une seule pensée, qu’un seul désir, c’était de rompre sa chaîne, quelque brillante qu’elle fût, et de revoir son pays. Lorsqu’on avait conduit Leonardo devant le bey, Anetta était présente ; elle avait reconnu à ses exclamations qu’il était Italien ; l’aventure à la suite de laquelle on l’avait fait prisonnier lui prouvait qu’au besoin il ne manquerait pas de résolution ; elle l’avait donc secouru d’abord, pour être à son tour délivrée par lui.

À l’heure de midi, tandis que les fugitifs se reposaient à l’ombre, étendus dans les hautes herbes, ils virent s’élever à l’extrémité de la plaine un nuage de poussière au milieu duquel brillaient des armes. Anetta se leva en pâlissant. — Nous sommes poursuivis, s’écria-t-elle, je reconnais là-bas le cheval noir du bey — En prononçant ces mots, elle sauta en selle, Leonardo l’imita ; tous deux parvinrent bientôt à franchir la chaîne des montagnes arides qui sépare la plaine de Cettigne de la mer. Le soleil allait se coucher, comme ils arrivaient sur la plage. La côte paraissait inhabitée, et la mer était déserte. Pas une barque dans laquelle ils pussent se jeter. Ils galopèrent long-temps sur le sable avant de rien voir. Cependant, à la tombée de la nuit, ils aperçurent une flamme qui brillait au fond d’une petite anse ; ils s’empressèrent de courir dans cette direction, car derrière eux ils pouvaient entendre sur la grève les hennissemens et le galop des chevaux qui les poursuivaient. Trois hommes en habits de matelots étaient assis autour d’un grand feu ; en voyant deux cavaliers inconnus, ils allaient fuir ; la voix d’une femme les rassura. La vue du sac de ducats fut plus efficace encore ; ils mirent leur barque et leurs bras aux ordres des fugitifs ; et, comme les cavaliers du bey arrivaient sur la plage, les cherchant à la lueur des torches, Anetta et Leonardo voguaient au large dans la direction de Raguse.

Les hommes dont ils montaient la barque étaient originaires de ces îles de l’Adriatique qui s’étendent de Zara aux bouches du Cattaro ; c’est un pays de hardis contrebandiers et de redoutables pirates. Anetta s’était couchée au fond de la barque sur des nattes. Leonardo s’était assis auprès d’elle, la tête appuyée sur le sac de ducats. Un vent lourd et orageux gonflait la voile latine, et la barque marchait péniblement. Vers le milieu de la nuit, au moment où Leonardo allait céder au sommeil, il aperçut dans l’ombre un des matelots qui soulevait doucement une des planches du bateau, et prenait dans la cale un objet qui ressemblait à un poignard. La lueur d’une étoile qui se réfléchit sur la lame polie au moment où le pirate, à quelques pas de lui cachait son arme sous des filets, lui ôta toute espèce de doute. Le matelot se rapprocha ensuite de ses compagnons assis à la poupe du bateau, et tous trois se concertèrent quelques instans à voix basse. La situation devenait des plus critiques. Anetta dormait, Leonardo était sans armes ; et il ne pouvait douter que ces misérables, tentés par la vue de l’or, ne fussent décidés à commettre un double assassinat. Il fallait payer d’audace ou se laisser lâchement égorger. Leonardo eut bientôt pris son parti : il se leva, chancelant, et comme à moitié endormi. — La nuit est bien noire, dit-il, en baillant, au matelot qui venait de cacher le poignard et qui se trouvait près de lui ; s’appuyant ensuite sur le rebord de la barque — Quel est ce fanal qui brille là-bas ? ajouta-t-il avec une feinte surprise, sommes-nous déjà si près du port ? — Le pirate étonné se pencha aussitôt en dehors de la barque pour mieux voir l’objet qu’on lui montrait. Leonardo l’attendait là ; le saisissant brusquement par les jambes, il le renversa d’un seul coup et l’envoya, la tête la première, chercher au fond de l’Adriatique le fanal qu’il lui montrait. Ramassant ensuite le poignard caché à ses pieds, il fit briller la lame aux yeux des deux autres bandits, jurant, par Satan ! qu’il la plongerait tout entière dans le ventre de celui des deux qui bougerait le premier. Les misérables étaient sans armes, ils savaient que Leonardo était homme à bien tenir sa parole, ils n’eurent garde de faire un mouvement. Aidé d’Anetta, que cette altercation avait tirée de son sommeil, Leonardo les garrotta et les laissa couchés dans leur coin.

L’histoire du commandant Leonardo nous paraissait trop habilement combinée pour que le dénouement ne fût pas heureux. Nous nous trompions cependant. Une scène tragique devait couronner une si belle suite d’aventures et compléter le roman : — Le lendemain de cette scène nocturne, nous dit le commandant, que nous laisserons cette fois parler lui-même, nous nous trouvions en vue des bouches du Cattaro, lorsqu’un éclair, suivi d’un violent coup de tonnerre, nous annonça l’approche d’un de ces orages si fréquens sur cette côte. Le vent, qui jusqu’alors nous avait favorisés, passa brusquement au nord, et comme il venait des montagnes et soufflait avec furie, nous ne tardâmes pas à nous trouver au beau milieu de l’Adriatique, bondissant sur la crête des vagues, dans un bateau non ponté. Chacune de ces vagues menaçait de nous engloutir. J’avais rendu la liberté aux deux pirates, leur promettant même une forte récompense s’ils nous tiraient de ce mauvais pas ; mais leur abattement et leur frayeur les rendaient incapables d’agir en bien ou en mal. Anetta, les mains levées vers le ciel, invoquait la Madonne ; moi-même je me sentais saisi d’une sorte de vertige causé par la fatigue, la privation d’alimens et le mouvement tumultueux de la mer. Je croyais rêver ; j’attendais impatiemment le réveil. Tout à coup, au moment où m’abandonnant à la destinée, je me laissais tomber sur le plancher de la barque, je vis une masse noire qui sortait du milieu des vagues et qui semblait se dresser le long de notre esquif. Au même instant, une terrible secousse brisa la barque en plusieurs pièces ; j’entendis un grand cri, je crus entrevoir les agrès d’un vaisseau, puis je ne vis ni n’entendis plus rien ; je me trouvai aveuglé et suffoqué par l’eau verdâtre et salée qui m’enveloppait de toutes parts. En moins d’une minute, la respiration me manqua, et je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’étais à bord d’un brick de Corfou qui se rendait à Venise. Les gens de l’équipage avaient vu un homme se débattant au milieu des débris d’une barque qu’au fort de la tempête leur navire avait brisée, et ils l’avaient recueilli. Quant à la malheureuse Anetta et aux deux pirates, qu’étaient-ils devenus ? On l’ignorait. Quatre jours après, je débarquai à Venise, triste et dégoûté des aventures. C’est alors que je regagnai mes montagnes. Mes compatriotes avaient besoin d’un vieux soldat pour commander leurs milices, d’un homme d’expérience pour dépister les malfaiteurs qui viendraient se cacher dans leurs rochers ; je me suis offert, et me voici.

En achevant sa narration, le commandant Leonardo laissa échapper un profond soupir, et fit le geste de s’essuyer le front pour ne pas avoir l’air de s’essuyer les yeux. Ses souvenirs semblaient l’accabler. Son récit n’avait pas duré moins d’une heure, et, quelque romanesque qu’il nous semblât, nous l’avions constamment écouté avec intérêt. Il nous faisait connaître à la fois le caractère mobile et audacieux des habitans des montagnes qui s’étendent de Trente à Trieste, et leur façon vive, colorée, dramatique même, de raconter leurs aventures.

Tout en écoutant les récits du commandant et les commentaires dont il les accompagnait, j’examinais, à la dérobée, la contrée que nous traversions, la plus étrange peut-être que j’aie jamais vue. De tous côtés se dressaient d’immenses pyramides calcaires, veinées de teintes fauves et bleuâtres et sillonnées de couches basaltiques. Sur leurs pentes on apercevait tantôt un lambeau de forêt, tantôt une habitation entourée de son petit champ d’avoine ou de pommes de terre, tantôt un maigre pâturage où paissaient des troupeaux de chèvres et de moutons pittoresquement groupés sur des précipices. Ces pyramides se touchaient par leurs bases que rongeait un torrent ou que contournait un sentier taillé dans le roc. Les collines qui servent de solides et rians contreforts aux montagnes, les plaines qui s’étendent à leurs pieds couvertes de riches moissons ou de beaux pâturages, n’existent pas dans cette bizarre contrée, et c’est là une des principales causes de la misère de la population, qui n’a pour vivre que ses troupeaux et son industrie peu productive.

Aux environs d’Asiago, la capitale du pays, les montagnes s’écartent un peu et sont couvertes, en partie, de belles forêts de sapins enserrant de petites vallées cultivées avec soin. Cette partie de la contrée, que l’on appelle la région d’en bas, est élevée de trois à quatre mille pieds au-dessus du niveau de l’Adriatique. C’est la Beauce des Sette Communi, le riche district où croissent les plantes céréales, le seigle, l’orge et un peu de froment. On a calculé que ces vallées cultivées fournissaient à peu près pour deux mois de vivres à la population des Sette Communi, que le reste du pays suffit à peine à nourrir quatre mois de l’année. Cette population s’élève à environ trente mille ames, en comprenant dans cette évaluation les habitans de treize villages, dits les Tredeci, enclavés dans les mêmes montagnes et jouissant des mêmes priviléges quoique formant une confédération à part. L’étendue du territoire du petit état est d’environ dix-huit milles carrés de quinze au degré, c’est-à-dire d’un peu plus de trente de nos lieues carrées. Cela fait donc mille habitans par lieue carrée, population fort considérable pour un pays où les cinq sixièmes du sol doivent rester forcément incultes. En évaluant la dépense de chaque habitant à 300 fr. par an, on obtient une somme de neuf millions. Or, le revenu annuel du territoire des Sept Communes, les bois de construction compris, est tout au plus de huit millions ; il y a donc un déficit d’un million que l’industrie de ses habitans doit combler. Obligés de tirer du dehors la majeure partie des denrées qu’ils consomment, presque tous leurs capitaux passent à l’étranger. Heureux encore ceux qui peuvent faire ces dépenses, et vivre tout l’hiver avec l’argent qu’ils ont gagné pendant l’été. Ceux-là sont les aristocrates de la petite république. Combien voit-on, en revanche, de pauvres pâtres qui, pour subsister durant toute la mauvaise saison, n’ont qu’un peu de pain d’orge et de fromage de brebis ou de chèvre. Ces malheureux, quand le mauvais temps se prolonge et que la récolte se fait trop attendre, sont quelquefois obligés de se nourrir, pendant des semaines entières, avec le lichen qu’ils détachent de leurs rochers et qu’ils réduisent en bouillie. La culture de la pomme de terre, introduite dans ces montagnes depuis le commencement du siècle, a sans doute apporté quelque soulagement à cette misère ; mais, pour que ce soulagement fût complètement efficace, il faudrait que la pomme de terre pût croître sur le roc vif, la partie rocailleuse du pays étant à la partie cultivable comme 6 est à 1.

Cette extrême pauvreté a peut-être autant contribué que sa position au maintien de l’indépendance et des priviléges de ce pays alpestre, situé à l’écart des grandes communications européennes. Les inondations armées comme les inondations des fleuves respectent les lieux élevés ; au sein des hautes chaînes de montagnes il a donc existé de tout temps des petits corps de peuple que la conquête a ménagés ou négligés. Les conquérans ne se sont souvenus d’eux que lorsqu’ils étaient passés, et ils n’ont pas daigné retourner en arrière pour les soumettre. Ils ont mieux aimé leur laisser la liberté dont ils jouissaient que se détourner de leur chemin. Qu’avait d’ailleurs à gagner, avec ces misérables montagnards, le maître qui les eût conquis ? Au lieu de riches fermiers, de citadins opulens à pressurer, le conquérant lombard, allemand ou vénitien, le Gibelin ou le Guelfe n’eussent trouvé dans ces rochers que des pauvres à secourir. Aussi, loin de songer à les conquérir, à peine consentaient-ils à accepter leur soumission intéressée. Au moyen-âge comme de tout temps, le faible ne trouvait de sécurité qu’en s’appuyant sur le fort ; les pâtres des Sept Communes le savaient bien, mais il arriva souvent que le voisin puissant, auquel ils offraient la suzeraineté de leurs montagnes, se souciait peu de prendre sous son patronage des malheureux qui ne pouvaient lui payer tribut, ou s’il consentait à accepter cette onéreuse souveraineté, il leur laissait le soin de se régir comme ils l’entendraient. Un jour cependant le terrible Ezzelino de Romano eut la fantaisie de les soumettre ; le tyran de Vérone avait sans doute besoin de quelques esclaves de plus. Dans l’année 1240 il fit la conquête de ces montagnes au nom de l’empereur ; sa domination fut bien passagère, et sa mort, arrivée quelques années après, affranchit les citoyens des Sept Communes, qui désormais cherchèrent des protecteurs pour n’avoir pas un maître. Ces protecteurs ce furent les dominateurs du moment : tantôt les évêques de Padoue, tantôt les seigneurs de Vérone, les brillans Scaliger, Mastino, Can grande ou Can signore ; une autre fois les Visconti de Milan, qui consentirent à devenir princes suzerains des Sept Communes, les déclarant libres, sous condition toutefois qu’elles remplaceraient le bétail qu’elles envoyaient aux seigneurs de Vérone par une contribution annuelle de 500 livres environ.

La puissance de la république de Venise ayant succédé à celle des Scaliger et des Visconti dans les provinces qui s’étendent entre le Pô, l’Adda et les Alpes, les républicains des Sette Communi adressèrent aux républicains de Venise leurs suppliques accoutumées. Venise se déclara donc leur protectrice, maintint leurs chartes antiques, et leur accorda même de nouvelles franchises[1]. Enfin, Venise détruite et l’Italie conquise tour à tour par la France ou par l’Autriche, nous retrouvons la petite république toujours debout ; ses régens et ses municipalités survivent au doge, aux inquisiteurs d’état et aux conseils de Venise. Ses députés accueillis d’abord à Inspruck, puis à Vienne, rapportent avec eux leurs vieilles chartes approuvées par l’empereur. L’Autriche aime ce qui a duré, les peuples des Sette Communi resteront libres parce qu’ils l’ont été de temps immémorial, parce que d’ailleurs il n’y aurait pas grand profit à les empêcher de l’être ; s’ils subsistent, c’est à force de travail et d’industrie ; ils sont trop occupés pour être turbulens, trop faibles pour être agressifs, trop misérables pour exciter la convoitise. Il n’y a donc nul danger à leur laisser cette ombre d’indépendance dont ils se montrent si jaloux.

Les institutions qui régissent ce petit pays furent dans le principe des plus libérales. C’était la constitution républicaine dans toute sa pureté. Chaque citoyen avait une part de souveraineté, tout individu mâle étant électeur et éligible. Dans chacun des sept districts, l’universalité des citoyens nommait deux représentans formant le conseil de gouvernement ou la régence ; cette régence était renouvelée chaque année ; elle partageait le pouvoir exécutif et administratif avec les conseils particuliers des sept districts, espèces de municipalités qui se réservaient l’administration des revenus locaux. L’Autriche a laissé subsister en partie ces formes de gouvernement. Elle a laissé également aux communes le vote de l’impôt, le choix et l’entretien des gardes de police dits I fazioni del quieto vivere, et l’élection des curés, au scrutin secret, par boules blanches et rouges. Son action puissante se fait néanmoins sentir ici comme ailleurs ; abdiquant pour la forme, elle est restée souveraine de fait, et, à vrai dire, la prétendue république des Sette Communi est plutôt un département autrichien qui s’administre à sa façon, qu’un état réellement indépendant.

Les citoyens des Sette Communi ont fait, du reste, preuve de bon sens en sacrifiant quelques-unes de leurs franchises. Ils ont senti par exemple que la justice rendue par eux et chez eux devait être insuffisante ou mauvaise ; leurs juges obéissaient en effet à des influences trop directes et trop continues pour rester libres et impartiaux ; les affaires sont donc portées devant des tribunaux d’appel étrangers au pays. C’est à Vicence que sont jugés en dernier ressort les procès que l’arbitrage des magistrats de la petite république n’a pu régler. Ces procès sont passablement nombreux, les citoyens des Sette Communi n’étant pas commerçans et propriétaires pour rien.

Ces braves montagnards n’ont pas renoncé si aisément à celui de leurs priviléges qu’ils regardent peut-être comme le plus précieux, à la contrebande. L’Autriche, sur ce chapitre, n’a pas voulu transiger. Ses soldats pourchassent vivement les récalcitrans jusque dans les états de la petite république qui laisse faire, se contentant de protester, en secret, contre cette attaque à des droits acquis.

Nous fîmes notre entrée dans Asiago, chef-lieu du pays, escortés par le détachement du commandant Leonardo, ayant passablement l’air de quelques-uns de ces aventureux industriels réprouvés par l’Autriche. Asiago, siége de la régence et honorée du titre de capitale du pays, compte environ quatre mille habitans. Cette petite ville a meilleure apparence que nous ne l’aurions supposé. Ses rues sont bien percées ; la pierre n’est pas rare dans les environs, et les habitans, maçons ou sculpteurs en bois la plupart, savent la tailler et la poser. Quelques-unes des maisons des notables sont même décorées avec une sorte d’élégance rustique qui se ressent du voisinage de l’Italie ; mais le principal ornement de la bourgade, c’est sa cathédrale dont la fondation remonte au XIe siècle. Le 27 mai 1395, cette église fut miraculeusement préservée d’un grand danger ; c’est une inscription latine, sellée dans le mur et soigneusement conservée, qui nous l’apprend. Quel fut ce danger ? L’inscription et les traditions du pays ne nous le font pas savoir. Il est probable qu’elle échappa à quelqu’un de ces effroyables tremblemens de terre qui, à diverses reprises, ont bouleversé toute la contrée environnante. De longues lézardes sillonnant ses murailles semblent assez l’indiquer. À l’intérieur, l’église est richement décorée, mais la plupart des tableaux qui couvrent ses murailles, et rappellent l’école vénitienne, sont exécrables. Une quantité prodigieuse d’ex voto est appendue aux parois de ses chapelles latérales où l’on voit des tombeaux d’anciennes familles couverts de grandes dalles en marbres du pays. La toiture de cette église est cintrée comme celle de l’église de Saint-Virgile à Trente, et son clocher est bâti dans le même goût. On raconte au sujet de la croix de fer qui surmonte le clocheton de la tour une anecdote touchante. Un jeune couvreur avait été chargé de placer cette croix ; c’était le coup d’essai de l’ouvrier, ce fut un coup de maître. Le clocher placé sur une hauteur domine tout le pays d’alentour. Quand l’ouvrier eut scellé la croix dans la boule d’étain, tout fier d’avoir si heureusement terminé sa tâche, au lieu de redescendre comme il aurait dû le faire, il se retourna vers le peuple et voulut le haranguer. À peine avait-il balbutié quelques paroles qu’il sentit sa tête se troubler, et s’interrompant tout à coup : — Père, s’écria-t-il en se tournant vers un vieillard placé sous le toit de l’église, au-dessous de lui, au secours ! au secours ! Je vois les montagnes et les forêts des environs qui bondissent et viennent à moi. — Mais le vieillard était trop éloigné pour secourir son enfant ; le bras d’un géant n’eût pu atteindre jusqu’à lui. Le malheureux père s’agenouilla donc sur l’arête du toit, et s’adressant aux assistans : — Priez comme moi pour l’urne de mon malheureux fils, car le pauvre enfant est perdu. — À peine achevait-il sa prière, qu’il prononçait à haute voix et que tout le peuple répétait en chœur, que le malheureux jeune homme glissa le long du toit, tomba du haut en bas de la tour et se tua.

Le territoire des Sette Communi est un de ces pays de transition, jetés à la limite de l’Allemagne et de l’Italie. Le climat participe de ces deux régions ; l’hiver y est rude, de longue durée, et ne cesse que pour faire place à des chaleurs insupportables qui se prolongent tout l’été. Ce petit état comprend toute la contrée renfermée d’une part entre la Brenta et les collines volcaniques de Marostica et de Saint-Michel ; de l’autre, entre les montagnes de Trente et de Roveredo, et le val d’Astico, du côté de Vicence ; il est donc limité au nord et à l’ouest par le Tyrol italien, au sud et à l’est par les provinces lombardo-vénitiennes.

Il n’existe peut-être pas au monde de configuration de pays plus extraordinaire que celle de ce territoire montagneux. Les feux souterrains dont les explosions alimentaient autrefois tous ces petits volcans éteints qui composent la chaîne des collines euganéennes aux environs de Vicence et de Padoue, ont sans doute leur foyer sous ces montagnes. De terribles tremblemens de terre les agitent fréquemment, et dans des temps reculés, dont les hommes n’ont pas gardé le souvenir, ils les ont bouleversées de fond en comble. Des monts élevés, fendus de la base au sommet, se sont écroulés sur les vallées latérales que leurs débris ont obstruées ; les torrens, arrêtés par ces éboulemens, se sont fait jour à travers les montagnes, élargissant les fissures qui les sillonnaient profondément, et perforant à la longue leurs bases calcaires ou basaltiques. Ces chemins, frayés par les torrens, sont fréquentés par l’homme ; le voyageur qui ne pourrait franchir la cime escarpée des monts qu’avec des fatigues inouies, se glisse à la suite de ces eaux souterraines, et, profitant des conduits qu’elles ont creusés, se fraie, en suivant leur cours, un chemin dans ces abîmes.

La formation de ces montagnes est calcaire ; elles renferment des veines de fort beaux marbres de couleurs variées, et par places des bancs de basalte qui se dressent perpendiculairement à travers les lits horizontaux du calcaire. L’eau et le feu ont donc contribué à leur formation. Ce calcaire a de l’analogie avec celui du Jura, mais il paraît d’origine plus récente. Les moins compacts de ces rochers, ceux des couches supérieures, abondent en fossiles et en pétrifications de toute espèce ; les algues, les fucus, les coquilles et les poissons s’y trouvent en grand nombre ; les débris d’espèces plus avancées y sont fort rares ; c’est toutefois dans l’un de ces bancs de calcaire friable, et de dernière formation, qu’on a recueilli, aux environs de Gallio, la fameuse tête de crocodile anté-diluvienne.

Nous passâmes quelques jours fort bien remplis dans ces montagnes, faisant de longues excursions dans le val d’Assa, le val Varolla, les ravins de Campo-Longo, franchissant les cols de la Scaletta et de la Barcola et ne nous arrêtant que sur les cimes les plus élevées. Nous montâmes de cette façon au sommet du Portole, et nous vîmes au-dessous de nous les horribles abîmes du creux de l’Ours (Cavo dell Orso), et les vingt-trois cimes secondaires de la montagne, rangées autour de sa sommité principale comme les feuilles de la rose autour du bouton à demi épanoui. Du haut d’une autre éminence, le monte Sirrone, qui s’élève comme un obélisque solitaire au-dessus des pâturages de Ceresano et de San-Giacomo, nous aperçûmes, sous nos pieds, toute cette belle partie de la Lombardie qui s’étend de Mantoue à Venise, riche tapis de verdure semé de bourgades et de villes blanches et roses qui semblent autant de fleurs d’une éclatante broderie que lieraient l’une à l’autre, comme des fils d’argent, les nombreuses rivières qui serpentent dans ces plaines. C’est peut-être sur le sommet de cette montagne qu’Alboin, roi des Lombards, arrivé avec son armée et tout son peuple sur l’extrême frontière de l’Italie, monta seul, au dire de Paul Diacre, et examina long-temps en silence le fortuné pays qu’il allait conquérir.

On nous avait beaucoup parlé à Vicence des ruines d’une ville romaine que l’académicien padouan Jean Costa avait découvertes aux environs de la bourgade de Rozzo. Nous voulûmes la visiter, nous passâmes même une grande journée à la parcourir et à la fouiller ; mais notre zèle d’antiquaires ne fut pas récompensé selon ses mérites. Il ne reste en effet de cette Pompeï des Sette Communi que des murs informes adossés à une éminence. Ces murs semblent avoir plutôt appartenu à des cellules qu’à des maisons. L’ensemble de ces débris ne manque pas toutefois d’une certaine analogie avec les ruines romaines dont les collines de Baia sont couvertes et comme formées. Seulement, aux environs de Rozzo, on ne trouve ni temples ni colonnes antiques. Nous cherchâmes même vainement dans ces décombres quelque fragment de marbre, quelque médaille enfouie, qui indiquât leur origine ; nous ne pûmes rien trouver. Les couteaux de pierre et les monnaies informes que d’autres ont recueillis dans ces ruines, et qu’on nous a montrés, paraissent antérieurs à la civilisation romaine. Ces débris appartiennent peut-être à quelqu’une de ces villes des Euganéens, que les Romains détruisirent lorsqu’ils fondèrent Ausugum[2], dans le val supérieur de la Brenta.

Dans nos courses journalières, tandis que mon compagnon le géologue, armé du marteau et du levier d’acier, s’attachait aux parois de ces montagnes rocheuses avec la constance du lithophage et menaçait de les perforer d’outre en outre, je dessinais quelque site singulier ou je questionnais de braves montagnards, auprès desquels notre ami Leonardo, qui ne manquait jamais de nous accompagner dans nos promenades, me servait d’interprète. Je ne fatiguerai pas le lecteur du récit détaillé de ces excursions, qui eurent le double avantage de parfaitement rétablir la santé de M. Lamberti et d’enrichir ses collections. Au moment du départ, deux mulets pliaient sous le faix. Pour ma part, lorsque je repris le chemin de Vicence, j’avais aussi fait ma moisson ; mon portefeuille était rempli. Depuis, en revoyant les croquis de ces paysages, j’ai cru y découvrir un peu de monotonie. C’est qu’ils manquaient de cette perspective aérienne que le crayon et le papier ne peuvent seuls exprimer, c’est que la population si laborieuse et si vivante qui animait jusqu’aux recoins les plus sauvages de ces vallées n’était plus là. L’activité des montagnards de ces contrées les rapproche plus en effet des Tyroliens allemands que des Tyroliens de l’Adige ou du Pusterthal. Elle semble doubler la population du pays. Hommes et femmes passent le jour aux champs ou travaillent, dans les rues de leurs villages et des moindres hameaux, à la fabrication des tissus de laine et de fil, des ouvrages de bois ou de poterie, qui alimentent le commerce de la petite république.

Le costume des habitans des Sette Communi a beaucoup d’analogie avec celui des montagnards de Trente et de Roveredo. Seulement les femmes se coiffent coquettement d’un chapeau d’homme à bords relevés comme les contadines de Vicence et de Padoue. Elles préfèrent en général les couleurs brunes et foncées aux couleurs éclatantes ; lors de la mort d’un parent, hommes et femmes portent religieusement le deuil une année entière, couverts d’amples vêtemens de laine noire, même pendant les jours les plus chauds de l’été.

Ces montagnards sont grands mangeurs, comme les Allemands ; leurs noces durent une semaine, pendant laquelle la moitié de la dot est dépensée en festins et fusillades. Dans leurs processions, mais particulièrement le jour des Rogations, les stations sont marquées par un repas champêtre et des libations fréquentes. On dirait la célébration de quelque fête dyonisiaque.

L’esprit des habitans des Sette Communi est plus positif peut-être sous quelques rapports que celui des Tyroliens de l’Eisach ou de l’Innthal ; ils ont cependant de commun avec ces derniers un grand nombre de croyances naïves, souvent même de grossières superstitions. C’est dans la contrée renfermée entre Feltre, Trente et Bassano, c’est-à-dire au centre de leurs rochers, qu’à les en croire, habitent de préférence la femme sauvage et les esprits de la forêt. Le règne de ces mauvais esprits ne dure guère qu’un seul mois, du 15 décembre au 15 janvier ; mais, durant ce petit nombre de jours, que de méchans tours ne jouent-ils pas aux chasseurs assez téméraires pour s’engager trop avant dans la montagne, et aux bergers qui ne redoutent pas de conduire leurs troupeaux hors de la vue des habitations !

Les lutins et les nains sont également fort redoutés par ces hommes simples et crédules, surtout à cause de leur esprit espiègle et taquin. Les paysans s’en prennent à ces êtres invisibles de toutes les mésaventures qui leur arrivent. Ils renversent leur marmite, cassent leur écuelle ou brisent un outil, c’est le lutin qui en est cause. Les nains ne sont pas moins malfaisans ; ils se transforment de mille manières ; les oiseaux qui pillent leur orge ou leur avoine, les rats ou les souris qui grignottent leur fromage ou leur lard, les grêlons qui détruisent leurs moissons, et les cailloux contre lesquels leur pied se heurte en gravissant la montagne, cachent autant de ces malicieux petits esprits qui souvent leur font perdre patience, et les poussent aux vengeances les plus comiques. On raconte à ce sujet qu’un pauvre montagnard, poussé à bout par les méchancetés d’un lutin qui faisait toutes sortes de dégâts dans sa grange, voyant qu’il ne pouvait prendre son ennemi dans les piéges qu’il lui tendait, ne trouva rien de mieux à faire que de le brûler vif dans sa retraite. Une nuit donc qu’il supposait que le lutin dormait au milieu des tas de paille, il ferma à clé les portes de la grange, en calfeutra soigneusement avec du plâtre les moindres ouvertures, puis il mit le feu à la paille par un petit trou qu’il avait ménagé et qu’il boucha aussitôt. La grange fut en un instant toute en flammes. Tandis qu’elle brûlait, le montagnard se frottait joyeusement les mains, enchanté du bon tour qu’il venait de jouer à l’esprit. Tout à coup il entend un éclat de rire derrière lui, il se retourne, et il aperçoit le lutin perché sur un des bâtons de son échelle, se frottant comme lui les mains en riant, et murmurant avec sa petite voix moqueuse : — Ma foi, maître, il était temps que nous sortissions ; n’est-ce pas, maître, qu’il n’y avait plus un moment à perdre ?

Si vous quittez les cantons d’Asiago et de Gallio, les plus civilisés et les moins sauvages du pays, et que vous vous éleviez jusqu’à l’effrayant ravin dit le Creux de l’Ours, cavo dell Orso, qui s’étend à mi-hauteur du mont Portole, les pâtres de ces vallées solitaires vous raconteront de plus étranges histoires. C’est sur l’une des cimes de cette montagne, restée de tout temps inaccessible, qu’est situé le Paradis des Bêtes. Au milieu de roches abruptes s’étend un vallon fleuri, couvert d’herbes épaisses et de plantes odoriférantes, où paissent en toute liberté, et à l’abri des coups du chasseur, d’innombrables troupeaux de chamois et de bouquetins, et une multitude d’autres animaux plus curieux encore, dont les hommes ont détruit l’espèce, le cerf, l’urus, la licorne. Tous les vingt ans arrive un jour où la roche s’ouvre, et laisse un passage au chasseur assez heureux pour se trouver dans cette partie de la montagne ; mais ce chasseur ne peut pénétrer dans ce vallon que seul, et sous condition de respecter les animaux qui l’habitent. S’il résiste à la tentation de se servir de son arme, il gardera toute sa vie un souvenir délicieux du spectacle qui l’aura frappé ; à l’avenir toutes ses chasses seront heureuses, tous ses coups porteront, même ceux qu’il tirera les yeux fermés. Les noms des hommes qui, tous les vingt ans, ont visité cette retraite, sont gravés sur les arbres gigantesques qui ombragent ces beaux pâturages. On y voit les noms des empereurs confondus avec ceux des simples chasseurs. Les chroniqueurs ajoutent qu’un de ces visiteurs, n’ayant pu résister à la tentation de ramasser la peau d’un bouquetin qui gisait à terre et de l’emporter avec lui, en fut cruellement puni. Jamais, depuis lors, un seul de ses coups ne porta ; sa poudre ne brûlait pas, ses balles fondaient, son arme crevait. Un jour on le trouva mort au fond d’un précipice ou il était tombé en poursuivant un chamois.

La grande majorité des habitans de ces montagnes croit également aux fantômes et aux sorciers. La veille d’une mort, un spectre, disent-ils, vient inévitablement regarder à la fenêtre de la personne qui doit mourir. Si les volets sont fermés, les volets s’ouvrent d’eux-mêmes ; si la chambre est placée à l’étage le plus élevé de la maison, le corps du spectre s’allonge jusqu’à ce qu’il atteigne à la fenêtre. Dans ce pays pauvre les moindres parcelles de terre ont une valeur et à ce propos les villageois ont d’autres traditions bizarres. Celui qui a tenté d’agrandir son champ aux dépens du voisin, en déplaçant une borne, est condamné à habiter de toute éternité cette borne, contre laquelle les animaux déposent de préférence leurs ordures, et que heurte le hoyau du laboureur ou le soc de sa charrue. Les feux follets qui dansent le soir dans la campagne, ce sont les ames des arpenteurs de mauvaise foi, qui sont condamnés à errer sur les limites qu’ils ont frauduleusement déterminées.

Les habitans des Sette Communi sont généralement robustes. Leur stature élevée, l’ovale oblong de leur visage, leurs yeux bleus, leurs traits prononcés, et qui cependant ne manquent pas d’une certaine douceur, indiquent clairement une origine septentrionale ; origine thuringienne ou cimbrique, peut-être même tout simplement allemande ou tyrolienne, mais peu facile à déterminer. Leur langue est singulière ; c’est un mélange de l’allemand, du slave, de l’italien et du latin, ce qui indiquerait une origine composée[3]. Cette langue a été rarement écrite ; le comte de Sternberg et l’historien Hormayr, dans leurs ouvrages sur le Tyrol italien, sont peut-être les premiers qui en aient fait connaître le vocabulaire. Hormayr a publié un petit poème fort curieux qu’il avait rapporté de ce pays. Nous-même, nous avons recueilli plusieurs chansons de ces montagnards, que nous nous sommes fait traduire. Parmi ces chansons, celles dont le caractère est noble ou héroïque ont une frappante analogie avec les chants slaves ; celles dont le sujet est joyeux ou populaire rappellent plutôt les chansons frioulaises, trévisanes ou même vénitiennes.

Quoique dépourvus généralement d’éducation, ces montagnards ne manquent pas d’esprit naturel. La plupart d’entre eux, avant trente ans, ont fait un voyage, et comme tous ceux qui ont beaucoup voyagé, et par conséquent beaucoup vu, ils aiment à conter. Si leurs courses ne sont pas toujours très productives, du moins ne leur sont-elles pas aussi préjudiciables qu’on pourrait le craindre ; elles modifient peu leur manière d’être, et ils rapportent de l’étranger beaucoup moins de vices encore que d’écus. Le vol est fort rare dans ces montagnes, et le meurtre y est à peu près inconnu. Les femmes y sont faciles avant le mariage ; une fois mariées leur conduite est irréprochable, et l’adultère, chez elles, est en quelque sorte sans exemple. D’habitude on permet tout à l’époux outragé qui surprend les coupables en flagrant délit. Il y a plus, les gens de sa paroisse l’aident, s’il y a lieu, à se faire justice, et parfois d’une manière assez sauvage. L’anecdote suivante en est la preuve.

Azolo, colporteur de Campo-Rovere, était l’un des jeunes gens les plus résolus et les plus aimés de son canton. Son visage était beau, sa tournure coquette et dégagée ; c’était le dandy de la montagne. Il avait en outre un mérite assez rare dans le pays, celui de posséder toujours quelques écus de reste. Aussi toutes les filles de Campo-Rovere se sentaient-elles de l’inclination pour ce joli garçon si riche ; plusieurs l’aimaient en secret et lui eussent volontiers offert les trois œufs des fiançailles[4] ; mais Azolo ne se souciait ni d’elles ni de leurs œufs. Il aimait une femme de Marostica, qui s’appelait Mélane, et il voulait l’épouser. Ses amis s’opposèrent de toutes leurs forces à cette alliance ; ils lui répétaient que c’était manquer à tous les usages du pays, qui voulaient qu’un montagnard épousât une fille de la montagne ; ils ajoutaient que Marostica ne valait guère mieux qu’une des bourgades de la plaine, dont elle était si voisine ; que les hommes y étaient de mauvaise foi comme les gens de Vérone et de Padoue, et les femmes légères et faciles comme les Italiennes. Ces observations furent sans effet, le mariage eut lieu. Pendant plus de deux ans cette union fut parfaitement heureuse ; Mélane paraissait avoir à cœur de faire mentir les fâcheux pronostics des amis d’Azolo. Vers le commencement de la troisième année de son mariage, un pâtre du val di Sella, qui s’appelait Giacomo, vint s’établir dans l’un des châlets de Campo-Rovere, amenant avec lui son troupeau. Giacomo devait passer tout l’été dans des pâturages dépendans du châlet qu’il avait loué. Il vit Mélane, et, comme elle était fort belle, il en devint aussitôt amoureux. Tandis qu’Azolo, la balle sur le dos, parcourait les vallées de la Piave et de la Brenta, s’absentant souvent des semaines entières, Giacomo, dont les pâturages étaient voisins du petit héritage des deux époux, rencontrait Mélane sous l’ombrage de chaque sapin, au détour de chaque rocher. Giacomo avait autrefois fait la guerre dans la Lombardie ; sans être beau, son visage basané avait quelque chose d’étrange et de farouche qui plaisait. Comme ancien soldat, il était sans scrupules ; il savait de plus qu’auprès des femmes le moyen de séduction le plus puissant, c’est l’audace, et il osait. Il avoua d’abord à Mélane qu’il la trouvait belle ; il lui jura bientôt qu’il l’aimait, et comme il vit qu’au lieu de le fuir et de pousser son troupeau vers quelque autre partie de la montagne, Mélane revenait le lendemain au même lieu, Giacomo ne craignit pas d’oser plus encore.

Dans les pays de montagnes, les fautes de ce genre sont moins faciles à cacher qu’ailleurs ; les arbres vous épient, les pentes voisines vous regardent, les buissons, les hautes herbes et jusqu’aux rochers, ont des yeux. Le secret de Mélane fut bientôt découvert, et on ne tarda pas à se dire dans le hameau avec un accent de railleuse indignation : — Mélane a trompé son mari. Peu de jours après, Azolo, de retour de ses courses, au lieu de visages joyeux et bienveillans, ne rencontra sur toutes les physionomies qu’une sorte d’ironique tristesse. Azolo fut bientôt averti, il observa et ne put douter de son malheur. Sa première idée fut de fuir et de délaisser l’infidèle ; puis il se rappela les railleries de ses compagnons, et ce souvenir fit naître la pensée de la vengeance. Une telle pensée grandit vite chez ces ames simples et presque sauvages ; à peine avait-il songé à la vengeance qu’il combinait déjà les moyens de la rendre éclatante et terrible. Il donna pour prétexte au trouble où sa découverte l’avait jeté le mauvais succès de ses dernières opérations, et le lendemain, au point du jour, il prit sa balle et partit. À peine sorti du hameau, il fit un long détour par la forêt, et revint se cacher, à peu de distance de sa maison, dans une fente de rochers masquée par des broussailles, d’où il pouvait tout voir. Vers le milieu du jour, sa femme sortit de son jardin, chassant devant elle quelques chèvres ; elle semblait préoccupée, et ne s’éloigna pas du village. Le soir était venu et le soleil s’abaissait, quand un homme s’approcha d’elle et lui dit quelques mots en passant ; cet homme, c’était Giacomo ; Azolo le reconnut sur-le-champ. Mélane rassembla ses chèvres et rentra précipitamment au logis.

La nuit commençait, quand Azolo sortit de sa cachette, se traîna à plat-ventre, comme un serpent, à travers les bruyères, et se rapprocha le plus possible de sa maison. Vers le tiers de la nuit, il aperçut un homme qui se glissait le long des murs, s’arrêtant souvent et regardant autour de lui comme pour s’assurer que personne ne le voyait. Arrivé près de la demeure d’Azolo, l’homme se retourna une dernière fois, jeta un regard en arrière, et, certain de n’avoir pas été découvert, il poussa doucement la porte entr’ouverte qu’il tira vivement sur lui, après être entré d’un seul bond. La porte n’était pas encore fermée qu’Azolo était debout, le poing serré, l’œil hagard, en proie à toutes les furies du désespoir, et ne respirant plus que la vengeance. Il la voulait effrayante et certaine ; il eut donc la force de la différer de quelques instans. Au milieu de la nuit, quand tout fut tranquille dans le hameau, Azolo entassa, sans faire de bruit, plusieurs gros fagots de bois sec devant la porte et sous la seule fenêtre de sa maison, construite, comme les châlets suisses et tyroliens, de planches et de rondelles de sapin, conservant encore leur écorce résineuse. Prêtant de nouveau l’oreille, et certain de n’avoir pas été entendu, il alluma des étoupes qu’il avait placées sous le bois sec, et sur lesquelles il avait répandu l’eau-de-vie dont sa gourde était pleine. La flamme s’éleva en pétillant et en un instant enveloppa le châlet. Azolo, ne gardant plus alors aucun ménagement, souleva une énorme poutre de sapin qui gisait sur le sol, à quelques pas de sa maison, et l’appuya contre le volet qui fermait la fenêtre, s’en servant comme d’un arc-boutant pour l’empêcher de s’ouvrir. Il barricada également la porte en dehors, et quand il fut bien certain que les coupables ne pouvaient s’échapper, il s’assit tranquillement sur un petit tertre, à quelques pas de sa maison, et la regarda brûler avec cette amère joie que donne la vengeance satisfaite. Quelques instans s’étaient déjà écoulés lorsque d’effroyables cris de femme, auxquels se mêlaient des hurlemens et des imprécations terribles, partirent de l’intérieur du châlet, dont tout l’extérieur était en flammes ; de prodigieux efforts ébranlèrent en même temps le volet de la fenêtre solidement maintenu en dehors par la poutre de sapin. Dans cet instant, attirés par ces cris et par l’éclat des flammes, accouraient de tous côtés les habitans des châlets voisins. Ils s’élançaient pour éteindre l’incendie ; d’un mot, Azolo les instruisit et les arrêta. — Laissez faire, leur dit-il, Mélane et Giacomo sont là ! — Ses compagnons l’avaient compris, ils l’applaudirent et laissèrent faire ; bien plus, ils vinrent en aide à sa vengeance. Lorsqu’après de terribles efforts, Giacomo, qui venait de briser le volet à demi consumé, parut à la fenêtre, tenant Mélane dans ses bras, et voulut s’élancer au dehors, armés de pioches, de fourches et de fléaux, ces hommes sans pitié, sourds aux rugissemens de l’un, aux supplications et aux cris de désespoir de l’autre, les repoussèrent dans les flammes au milieu desquelles on les vit rouler, se tordre et s’abîmer. — Azolo, depuis, s’est consolé et a même pris dans le pays une autre femme, qui cette fois ne l’a pas trompé.

Nous sortîmes des Sette Communi par un chemin fort différent de celui que nous avions suivi pour y entrer. Au lieu de s’enfoncer sous terre comme le sentier du Busso, celui-là semblait tracé dans les nuages. C’est le chemin qui rejoint le val de la Brenta et Bassano par Ronchi, Fossa et Ennego. Au moment de quitter le territoire de la petite république, nous ne pouvions assez admirer l’esprit industrieux de ses habitans, qui, de tous côtés, se signalait par les plus singulières tentatives. Là c’était un troupeau tout entier qui voyageait dans les airs : chèvres et moutons, suspendus à des cordes, étaient hissés le long de roches à pic, et passaient ainsi des pâturages de la vallée que le soleil avait desséchés, aux pâturages de la montagne que les neiges venaient de découvrir, et qui, dans ces localités, ne sont accessibles que de cette façon. Comment l’homme qui doit hisser ces animaux sur ces plateaux élevés, y arrive-t-il ? Je frémis encore en y songeant, et en me représentant ces intrépides montagnards, suspendus, au-dessus des précipices, à de frêles échelons qu’ils plantent successivement devant eux dans les interstices du rocher. Je les vois encore se servir avec une merveilleuse adresse du maillet au manche recourbé, à l’aide duquel ils enfoncent le morceau de bois qui leur sert de point d’appui, ou bien se cramponner aux racines pendantes et aux aspérités des rocs perpendiculaires. Quelquefois c’est la terre elle-même que l’on transporte par cette voie aérienne. Le paysan qui possède un champ fertile dans la vallée et un plateau stérile sur les hauteurs, dédouble en quelque sorte ce champ fertile, et va en étendre la moitié sur les mousses et les bruyères de la montagne. Quand des milliers de paniers de terre ont passé de l’un à l’autre champ, l’avoine, l’orge et la pomme de terre remplacent enfin les herbes sauvages, souvent même le roc nu. L’eau, comme la terre, voyage d’un étage à l’autre de ces monts élevés ; des rigoles l’amènent de réservoirs creusés à leurs sommets sur leurs versans, ou bien, quand ces réservoirs n’existent pas, un mécanisme peu coûteux et que l’eau elle-même met en mouvement, la transporte du fond des vallées sur les pentes voisines, qu’elle arrose et qu’elle fertilise.

Dans les villages que nous traversions, nous trouvions toujours les habitans, hommes et femmes, assis à leur porte et travaillant en chantant, avec une activité et une application sans égales. Les femmes tissent la laine ou le chanvre, tressent des chapeaux de paille ou fabriquent de ces grossières dentelles qu’on vend à Trieste et à Venise. Les hommes, menuisiers, sculpteurs ou tourneurs, ébauchent et sculptent avec adresse et précision des cadres, des pendules, des crucifix, d’informes statuettes, des jouets d’enfans, qu’ils découpent dans l’érable ou le zirbelbaum[5]. La sûreté de main de ces ouvriers, l’aisance et la rapidité avec laquelle ils terminent ces divers ouvrages, sont inimaginables ; on regrette que les plus adroits d’entre eux n’appliquent pas cette précieuse facilité à des ouvrages d’un dessin plus correct et moins grossier. Ces divers objets, analogues à ceux que l’on fabrique dans le Grödner-Thal et dans d’autres parties du Tyrol, sont expédiés la plupart en Allemagne, où on les enlumine et on les vernit, et d’où ils se répandent dans toute l’Europe et même en Amérique. Les petits modèles de gondoles qu’on vend à Venise sont également fabriqués dans ce pays, par des gens qui ne savent pas ce qu’ils font : la raison en est fort simple, de leur vie ils n’ont vu ni bateaux, ni gondoles. Notre ami le commandant Leonardo nous assurait qu’un jour, étonné de l’ignorance de l’un de ces ouvriers, qu’il questionnait à ce sujet, il voulut lui faire comprendre que ce qu’il faisait là n’était rien autre chose qu’un modèle de bateau. — À d’autres, lui répondit le paysan, en haussant les épaules, je sais parfaitement bien que ce sont là des chaussures pour les femmes turques ; mon maître me l’a dit.

Au-dessous d’Ennego, et à quelques lieues en avant de Bassano, on pénètre dans un défilé où la Brenta et le grand chemin du Tyrol se disputent, pour ainsi dire, le passage. Au centre de ce défilé s’élève un rocher de quatre à cinq cents pieds de haut, dont la face principale, qui regarde le torrent, perpendiculaire de la base au sommet, semble avoir été taillée et polie par la main de l’homme. À mi-hauteur de ce rocher, on voit une caverne spacieuse, et dans l’intérieur de cette caverne une espèce de petit château, où l’on ne peut arriver qu’en s’attachant à une corde et en se faisant hisser comme les moutons des Sette Communi ; c’est le rocher et le fort de Kofol ou Covolo. Ce fort est défendu par quelques pièces de canon et par une petite garnison. C’est le cas, ou jamais, de dire que sans la garnison la forteresse serait imprenable ; comment y arriver en effet, s’il n’y avait pas là-haut, des gens pour vous tendre une corde et vous hisser ?

Ce château, fameux dans le moyen-âge, sous les noms de Claustran ou Cubali, fut bien des fois assiégé, quoique pour le défendre, sa garnison n’eût qu’à retirer sa corde et à s’aller coucher. Aujourd’hui les boulets et les bombes ont un peu changé la question ; cependant, comme le rocher, dans lequel ses murs semblent incrustés, est percé de vastes souterrains, admirablement blindés par la nature, et renfermant les vivres et les munitions de la garnison, qui peut, au besoin, s’y retirer, comme en outre, un puits creusé au fond de la caverne, fournit abondamment une eau excellente, les assiégés pourraient laisser l’artillerie de l’ennemi démolir cette bicoque, qu’on appelle château, sans trop s’en inquiéter ; ils seraient toujours sûrs d’avoir de quoi boire et manger, et de ne pas coucher à la belle étoile.

Le fort de Kofol est donc imprenable comme par le passé ; malheureusement, placé comme il est, il ne défend ni ne protége rien, pas même le grand chemin des Sette Communi.


F. Mercey
  1. On lit dans la charte d’exemptions et de priviléges concédée, en 417, par le doge Moncenigo aux habitans des Sette Communi, le passage suivant, qui semble justifier leurs prétentions à une haute antiquité : « Ces peuples jouiront des priviléges qui de temps immémorial leur furent attribués par les princes auxquels ils s’étaient soumis. » Il est bon de remarquer que ce diplôme a été rédigé il y déjà quatre cents vingt-quatre ans.
  2. Aujourd’hui Borgo di Valsugana. Ausugum protégeait l’une des voies principales qui conduisait de la Gaule cisalpine dans la Germanie.
  3. Marzagaglia, Maffei, Marco Pezzo, Bettinelli, et beaucoup d’autres, ont disserté longuement sur les origines de cette population ; nous doutons fort qu’on puisse tirer de tout ce fatras une conclusion raisonnable. L’historien Hormayr et l’abbé Agostino del Pozzo, originaire du bourg de Rozzo, l’une des sept communes, nous semblent plus près du vrai. Ce dernier fait bon marché des origines thuringiennes et cimbriques, et regarde ses compatriotes des Sette Communi comme un mélange de diverses populations allemandes réfugiées successivement dans ces montagnes. Hormayr pense que ces réfugiés sortaient de quelqu’une de ces vallées du Tyrol allemand qu’habitent exclusivement des colonies de charpentiers et ouvriers en bois. Ces ouvriers s’appellent encore dans le Tyrol zemberlent. De là l’origine cimbrique, qui ne reposerait alors que sur une consonnance.
  4. Il est d’usage dans le pays qu’à une certaine époque de l’année les jeunes filles offrent aux jeunes garçons qu’elles préfèrent un, deux ou trois œufs. Offrir trois œufs équivaut à une déclaration d’amour et à une demande en mariage.
  5. Les Allemands nomment ainsi le pin. On donne particulièrement ce nom dans les Sette Communi et dans les districts environnans à une espèce de sapin qui a de l’analogie avec le mélèze, mais dont le bois est plus blanc et plus compacte.