Les Serments indiscrets/Acte IV

Les Serments indiscrets
Les Serments indiscrets, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 79-99).
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ACTE QUATRIÈME



Scène première

DAMIS, FRONTIN.
Damis.

Non, Frontin, il n’y a plus rien à tenter là-dessus ; Lisette a beau dire, on ne saurait s’expliquer plus nettement que l’a fait Lucile ; voilà qui est fini, il ne s’agit plus que d’éviter l’embarras où je suis du côté de Phénice. Va-t-elle bientôt venir ? Te l’a-t-elle bien assuré ?

Frontin.

Oui, monsieur, je lui ai dit que vous l’attendiez ici, et vous allez la voir arriver dans un instant.

Damis.

Quelle bizarre situation que la mienne !

Frontin.

Ma foi, j’ai bien peur que Phénice n’en profite.

Damis.

Serait-il possible qu’elle voulût épouser un homme qu’elle n’aime point ?

Frontin.

Ah ! monsieur, une fille qui se marie n’y regarde pas de si près ; elle est trop curieuse pour être délicate. Le mariage rend tous les hommes si graciables ! et d’ailleurs il est si aisé de s’accommoder de votre figure…

Damis.

Ah ! quel contretemps ! je crois que voici mon père ; je me sauve ; il ne te parlera peut-être pas ; en tout cas reviens me chercher ici près.



Scène II

FRONTIN, M. ERGASTE.
M. Ergaste.

Mon fils n’était-il pas avec toi tout à l’heure ?

Frontin.

Oui, monsieur, il me quitte.

M. Ergaste.

Il me semble qu’il m’a évité.

Frontin.

Lui, monsieur ! je crois qu’il vous cherche.

M. Ergaste.

Tu me trompes.

Frontin.

Moi, monsieur ! j’ai le caractère aussi vrai que la physionomie.

M. Ergaste.

Tu ne fais pas l’éloge ni de l’un ni de l’autre : mais passons. Je sais que tu ne manques pas d’esprit, et que mon fils te dit assez volontiers ce qu’il pense.

Frontin.

Il pense donc bien peu de chose, car il ne me dit presque rien.

M. Ergaste.

Il aime Phénice qu’il va épouser ; je remarque cependant qu’il est triste et rêveur.

Frontin.

Effectivement, et j’avais envie de lui en dire un mot.

M. Ergaste.

Est-ce qu’il n’est pas content ?

Frontin.

Bon ! monsieur, qui est-ce qui peut l’être dans la vie ?

M. Ergaste.

Maraud !

Frontin.

Je ne le suis pas de l’épithète, par exemple.

M. Ergaste, à part.

Je vois bien que je n’apprendrai rien. Haut. Mais dis-moi, lui as-tu rapporté ce que je t’avais chargé de lui dire ?

Frontin.

Mot à mot.

M. Ergaste.

Que t’a-t-il répondu ?

Frontin.

Attendez ; je crois que vous ne m’avez pas dit de retenir sa réponse.

M. Ergaste.

J’ai résolu de le laisser faire ; mais tu peux l’avertir que je lui tiendrai parole, s’il ne se conduit pas comme il le doit. Pour toi, sois sûr que je n’oublierai pas tes impertinences.

Frontin.

Oh ! monsieur, vous avez trop de bonté pour avoir tant de mémoire.

(Ergaste sort.)



Scène III

FRONTIN, PHÉNICE.
Frontin, à part.

Il est, parbleu ! fâché ; mais il était temps qu’il partît ; voilà Phénice qui arrive.

Phénice.

Eh bien ! tu m’as dit que ton maître m’attendait ici, et je ne le vois pas.

Frontin.

C’est qu’il s’est retiré à cause de M. Ergaste ; mais il se promène ici près, où j’ai ordre de l’aller prendre.

Phénice.

Va donc.

Frontin.

Madame, oserais-je auparavant me flatter d’un petit moment d’audience ?

Phénice.

Parle.

Frontin.

Dans mon petit état de subalterne, je regarde, j’examine, et, chemin faisant, je vois par-ci, par-là, des gens que je n’aime point, d’autres qui me reviennent et à qui je me donnerais pour rien : ce ne laisserait pas que d’être un présent.

Phénice.

Sans doute ; mais à quoi peut aboutir ce préambule ?

Frontin.

À vous préparer à la liberté que je vais prendre, madame, en vous disant que vous êtes une de ces personnes privilégiées pour qui ce mouvement sympathique m’est venu.

Phénice.

Je t’en suis obligée, mais achève.

Frontin.

Si vous saviez combien je m’intéresse à votre sort, à qui je vois prendre un si mauvais train !…

Phénice.

Explique-toi mieux.

Frontin.

Vous allez épouser Damis ?

Phénice.

On le dit.

Frontin.

Motus ! Je vous avertis que vous ne pouvez en épouser que la moitié.

Phénice.

La moitié de Damis ! Que veux-tu dire ?

Frontin.

Son cœur ne se marie pas, madame ; il reste garçon.

Phénice.

Tu crois donc qu’il ne m’aime pas ?

Frontin.

Oh ! oh ! vous n’en êtes pas quitte à si bon marché.

Phénice.

C’est-à-dire qu’il me hait ?

Frontin.

Ne sera-t-il pas trop malhonnête de vous l’avouer ?

Phénice.

Eh ! dis-moi, n’aimerait-il pas ma sœur ?

Frontin.

À la fureur.

Phénice.

Eh ! que ne l’épouse-t-il ?

Frontin.

C’est encore une autre histoire que cette affaire-là.

Phénice.

Parle donc !

Frontin.

C’est qu’ils ont d’abord débuté ensemble par un vertigo ; ils se sont liés mal à propos par je ne sais quelle convention de ne s’aimer ni de s’épouser, et ont délibéré que, pour faire changer de dessein aux pères, Damis ferait semblant de vous trouver de son goût ; rien que semblant, vous entendez bien ?

Phénice.

À merveille.

Frontin.

Et comme le cœur de l’homme est variable, il se trouve aujourd’hui que leur cœur et leur convention ne riment pas ensemble, et qu’on est fort embarrassé de savoir ce qu’on fera de vous ; vous entendez bien ? car la discrétion ne veut pas que j’en dise davantage.

Phénice.

En voilà bien assez ; je suis au fait, et, de peur d’être ingrate, je te confie à mon tour que ta discrétion mériterait le châtiment du bâton.

Frontin.

Sur ce pied-là, gardez-moi le secret ; je vois mon maître, et je vais lui dire d’approcher.



Scène IV

PHÉNICE, DAMIS.
Phénice, un moment seule.

Je leur servais donc de prétexte ! Oh ! je prétends m’en venger ; ils le méritent bien : mais puisqu’ils s’aiment, je veux que ma conduite, en les inquiétant, les force de s’accorder. Eh bien ! monsieur, que me voulez-vous ?

Damis.

Je crois que vous le savez, madame.

Phénice.

Moi ! non, je n’en sais rien.

Damis.

Ignorez-vous que notre mariage est conclu ?

Phénice.

N’est-ce que cela ? Je vous l’avais prédit ; cela ne pouvait pas manquer d’arriver.

Damis.

Je ne croyais pas que les choses dussent aller si loin, et je vous demande pardon d’en être cause.

Phénice.

Vous vous moquez ; je n’ai point de rancune à garder contre un homme qui va devenir mon époux.

Damis.

Ne me raillez point, madame ; je sais bien que ce n’est pas à moi à qui vous destinez cet honneur, dont je me tiendrais fort heureux.

Phénice.

Si vous dites vrai, votre bonheur est sûr ; je vous promets que je n’y mettrai point d’obstacle.

Damis.

Ma foi, il ne me siérait pas d’y en mettre non plus, et je ne serais pas excusable, surtout après les empressements que j’ai marqués pour vous, madame.

Phénice.

Notre mariage ira donc tout de suite ?

Damis.

Oh ! morbleu, je vous le garantis fait, s’il n’y a que moi qui l’empêche.

Phénice.

Je vous crois.

Damis, à part.

Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? Faisons-lui peur. (Haut.) Écoutez, madame, toute plaisanterie cessante, ne vous y fiez pas ; on a toujours du penchant de reste pour les personnes qui vous ressemblent, et je vous assure que je ne suis point embarrassé d’en avoir pour vous.

Phénice.

Je vous avoue que je m’en flatte.

Damis.

Tenez, ne badinons point ; car je vous aimerai, je vous en avertis.

Phénice.

Il le faut bien, monsieur.

Damis.

Mais vous, madame, il faudra que vous m’aimiez aussi, et vous m’avez tantôt fait comprendre que vous aimiez ailleurs.

Phénice.

Dans ce temps-là, vous épousiez ma sœur ; il ne m’était pas permis de vous voir, et je dissimulais.

Damis, à part.

Voyons donc où cela ira. (Haut.) Encore une fois, faites-y vos réflexions ; vous comptez peut-être que je vous tirerai d’affaire ? Vous vous trompez ; n’attendez rien de mon cœur, il vous prendra au mot ; je ne suis que trop disposé à vous le donner.

Phénice.

N’hésitez point, monsieur, donnez.

Damis.

Je vous aimerai, vous dis-je.

Phénice.

Aimez.

Damis.

Vous le voulez ? Ma foi, madame, puisqu’il faut l’avouer, je vous aime.

Phénice, à part.

Il me trompe.

Damis.

Vous rougissez, madame.

Phénice.

Il est vrai que je suis émue d’un aveu si subit.

Damis, à part.

Continuons. (Haut.) Oui, madame, mon cœur est à vous, et je n’ai souhaité de vous voir que pour vous éprouver là-dessus. (M. Ergaste et M. Orgon entrent dans le moment, et s’arrêtent en voyant Damis et Phénice.)



Scène V

M. ORGON, M. ERGASTE, PHÉNICE, DAMIS
Damis.

Les circonstances où je me trouvais ont d’abord retenu mes sentiments, je n’osais vous en parler ; mais puisque ma situation est changée, qu’il ne s’agit plus de se contraindre, et que vous approuvez mon amour (il se met à genoux), laissez-moi vous exprimer ma joie, et me dédommager par l’aveu le plus tendre…

M. Orgon.

M. Ergaste, voilà des amants qu’il ne faudra pas prier de signer leur contrat de mariage.

Damis, se relevant.

Ah ! je suis perdu !

Phénice, honteuse.

Que vois-je ?

M. Orgon.

Ne rougissez point, ma fille ; vos sentiments sont avoués de votre père, et vous pouvez souffrir à vos genoux un homme que vous allez épouser.

M. Ergaste.

Mon fils, je n’avais résolu de vous parler qu’à l’instant de votre mariage avec madame ; vos procédés m’avaient déplu ; mais je vous pardonne, et je suis content ; les sentiments où je vous vois me réconcilient avec vous.

M. Orgon.

Cette jeunesse et sa vivacité me réjouissent : je suis charmé de ce hasard-ci ; nous attendons tantôt le notaire, et nous allons au-devant de quelques amis qui nous viennent de Paris. Adieu ; puissiez-vous vous aimer toujours de même !



Scène VI

PHÉNICE, DAMIS.
Damis, triste et à part.

Nous ne nous aimerons donc guère. Que je suis malheureux !

Phénice, riant.

Damis, que dites-vous de cette aventure-ci ?

Damis.

Je dis, madame,… que je viens d’être surpris à vos genoux.

Phénice.

Il me semble que vous en êtes devenu tout triste.

Damis.

Il me paraît que vous n’en êtes pas trop gaie.

Phénice.

J’ai d’abord été étourdie, je vous l’avoue ; mais je me suis remise en vous voyant fâché ; votre chagrin m’a rassurée contre la comédie que vous avez jouée tout à l’heure. Vous vous seriez bien passé de l’opinion que vous venez de donner de vos sentiments, n’est-il pas vrai ? Il n’y a en vérité rien de plus plaisant ; car, après ce qu’on vient de voir, qui est-ce qui ne gagerait pas que vous m’aimez ?

Damis, d’un ton vif.

Eh bien ! madame, on gagnerait la gageure ; je ne me dédirai pas, et ne me perdrai point d’honneur.

Phénice, riant.

Quoi ! votre amour tient bon !

Damis.

Je me sacrifierais plutôt.

Phénice.

Je vous trouve encore un peu l’air de victime.

Damis.

Tout comme il vous plaira, madame.

Phénice.

Tant mieux pour vous si vous m’aimez, au reste, car mon parti est pris, et je ne vous refuserais pas, quand vous en aimeriez une autre, quand je ne vous aimerais pas moi-même.

Damis.

Et d’où pourrait venir cette étrange intrépidité-là ?

Phénice.

C’est que si vous ne m’aimiez point, notre mariage ne se ferait point, parce que vous n’iriez point jusque-là ; c’est qu’en y consentant, moi, c’est une preuve d’obéissance que je donnerais à mon père à fort bon marché, et que par là je le gagnerais pour un mariage plus à mon gré, qui pourrait se présenter bientôt. Vous voyez bien que j’aurais mon petit intérêt à vous laisser démêler cette intrigue, ce qui vous serait aisé en retournant à ma sœur qui ne vous hait pas, et que je croyais que vous ne haïssiez pas non plus ; sans quoi, point de quartier.

Damis.

Ah ! madame, où en suis-je donc ?

Phénice.

Qu’avez-vous ? Ce que je vous dis là ne vous fait rien ; rappelez-vous donc que vous m’aimez.

Damis.

Vous ne m’aimez pas vous-même.

Phénice.

Eh ! qu’importe ? Ne vous embarrassez pas ; j’ai de la vertu ; avec cela on a de l’amour quand il faut.

Damis, en lui prenant la main, qu’il baise.

Par tout ce que vous avez de plus cher, ne me laissez point dans l’état où je suis ; je vous en conjure, ne vous y exposez pas vous-même.

Phénice, riant.

Damis, il y a aujourd’hui une fatalité sur vos tendresses ; voilà ma sœur qui vous voit baiser ma main.

Damis, en se retirant ému.

Je sors ; adieu, madame.

Phénice.

Adieu donc, Damis, jusqu’au revoir.



Scène VII

LUCILE, PHÉNICE.
Lucile, agitée.

Je venais vous parler, ma sœur.

Phénice.

Et moi, j’allais vous trouver dans le même dessein.

Lucile.

Avant tout, instruisez-moi d’une chose. Est-ce que cet homme-là vous dit qu’il vous aime ?

Phénice.

De quel homme parlez-vous ?

Lucile.

Eh ! de Damis ; est-ce que vous en avez deux ? Je ne vous connais que celui-là ; encore vaudrait-il mieux que vous ne l’eussiez point.

Phénice.

Pourquoi donc ? J’allais pourtant vous apprendre que nous serons mariés ce soir.

Lucile.

Et vous veniez exprès pour cela ! La nouvelle est fort touchante pour une sœur qui vous aime !

Phénice.

En vérité, vous m’étonnez ; car je croyais que vous vous en réjouiriez avec moi, parce que je vous en débarrasse. Me voilà bien trompée !

Lucile.

Oh ! trompée au delà de ce qu’on peut dire, assurément. Jamais sujet de réjouissance ne le fut moins pour moi, et vous ne savez ce que vous faites, sans compter qu’il ne sied pas tant à une fille de se réjouir de ce qu’elle se marie.

Phénice.

Voulez-vous qu’on soit fâchée d’épouser ce que l’on aime ? Je vous parle franchement.

Lucile.

C’est qu’il ne faut point aimer, mademoiselle ; c’est que cela ne convient point non plus ; c’est qu’il y va de tout le repos de votre vie ; c’est que je vous persécuterai jusqu’à ce que vous ayez quitté cet amour-là ; c’est que je ne veux point que vous le gardiez, et vous ne le garderez point ; c’est moi qui vous le dis, qui vous en empêcherai bien. Aimer Damis ! épouser Damis ! Ah ! je suis votre sœur, et il n’en sera rien. Vous avez affaire à une amitié qui vous désolera plutôt que de vous laisser tomber dans ce malheur-là.

Phénice.

Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

Lucile.

Eh ! qu’en sait-on ! Cet honnête homme ne vous aime pas, cependant il vous épouse. Est-ce là de l’honneur, à votre avis ? Peut-on traiter plus cavalièrement le mariage ?

Phénice.

Quoi ! Damis qui se jette à mes genoux, que vous avez trouvé tout prêt à s’y jeter encore !…

Lucile.

Voilà une petite narration de bon goût que vous me faites là ; je ne vous conseille pas de la faire à d’autres qu’à moi. Elle est encore plus l’histoire de vos faiblesses que de sa mauvaise foi, le fourbe qu’il est !

Phénice.

Mais enfin, d’où savez-vous qu’il ne m’aime point ?

Lucile.

Je vais vous dire d’où je le sais. Tenez, voilà Lisette qui passe ; elle est instruite, appelons-la. (Elle appelle.) Lisette, Lisette, venez ici.



Scène VIII

LISETTE, LUCILE, PHÉNICE.
Lisette.

De quoi s’agit-il, madame ?

Lucile.

Je ne l’ai point préparée, comme vous voyez. Ah çà ! Lisette, dites sans façon ce que vous pensez ; nous parlons de Damis ; croyez-vous qu’il aime ma sœur ?

Lisette.

Non, certes, je ne le crois pas ; car je sais le contraire, et vous aussi, madame.

Lucile, à Phénice.

Entendez-vous ?

Lisette.

Il se désolait tantôt du mariage en question.

Lucile, à Phénice.

Voilà qui est net.

Lisette.

Et si j’avais quelque pouvoir ici, il n’épouserait point madame.

Lucile.

Eh bien ! ai-je tort de trembler pour vous ?

Lisette.

Pour dire la vérité, il n’aime ici que ma maîtresse.

Phénice.

Qui ne l’aime pas, apparemment ?

Lisette.

C’est à elle à éclaircir ce point-là ; elle est bonne pour répondre.

Phénice.

On dirait que Lisette vous épargne.

Lisette.

Moi, madame !

Lucile.

Qu’est-ce que cela signifie ? Ce discours-là est obscur ; on sait que j’ai refusé Damis.

Phénice.

On peut le croire, mais on n’en est pas sûr ; quoi qu’il en soit, je n’ai pas peur qu’on me l’enlève. Adieu, ma sœur, je vous quitte ; je pense que nous n’avons plus rien à nous dire.

Lucile.

Vous n’êtes pas mal fière, ma sœur ; on est bien payée des inquiétudes qu’on a pour vous !

Phénice.

Je serais peut-être dupe si j’étais reconnaissante.

(Elle sort.)



Scène IX

LISETTE, LUCILE.
Lisette.

Elle ne craint point qu’on le lui enlève, dit-elle ; ma foi, madame, je vous renonce si cela ne vous pique pas ; car enfin il est temps de convenir que Damis ne vous déplaît point, d’autant plus qu’il vous aime.

Lucile.

Quand il vous plaira que je le haïsse, la recette est immanquable ; vous n’avez qu’à me dire que je l’aime. Mais il ne s’agit pas de cela ; je veux avoir raison de l’impertinent orgueil de ma sœur ; et je le puis, s’il est vrai que Damis m’aime, comme vous m’en êtes garant. Le succès de la commission que je vais vous donner roule tout entier sur cette vérité-là que vous me garantissez.

Lisette.

Voyons.

Lucile.

Je vous charge donc d’aller trouver Damis comme de vous-même, entendez-vous ? car ne n’est pas moi qui vous y envoie, c’est vous qui y allez.

Lisette.

Que lui dirai-je ?

Lucile.

Est-ce que vous ne le devinez-pas ? Apparemment que vous n’y allez pas pour lui dire que je le hais ; mais vous avez plus de malice que d’ignorance.

Lisette.

Je lui ferai donc entendre que vous l’aimez ?

Lucile.

Oui, mademoiselle, oui, que je l’aime, puisque vous me forcez à prononcer moi-même un mot qui m’est désagréable, et dont je ne me sers ici que par raison. Au reste, je ne vous indique rien de ce qui peut appuyer cette fausse confidence : vous êtes fille d’esprit, vous pénétrez les mouvements des autres ; vous lisez dans les cœurs ; l’art de les persuader ne vous manquera pas, et je vous prie de m’épargner une instruction plus ample. Il y a certaine tournure, certaine industrie que vous pouvez employer : vous aurez remarqué mes discours, vous m’aurez vue inquiète, j’aurai soupiré si vous voulez ; je ne vous prescris rien ; le peu que je vous en dis me révolte, et je gâterais tout si je m’en mêlais. Ménagez-moi le plus qu’il sera possible ; cependant persuadez Damis : dites-lui qu’il vienne, qu’il avoue hardiment qu’il m’aime ; que vous sentez que je le souhaite ; que les paroles qu’il m’a données ne sont rien, comme en effet ce ne sont que des bagatelles ; que je les traiterai de même, et le reste. Allez, hâtez-vous ; il n’y a point de temps à perdre. Mais que vois-je ? le voici qui vient. Oubliez tout ce que je vous ai dit.



Scène X

DAMIS, LUCILE, LISETTE.
Damis, à part.

Puisse le ciel favoriser ma feinte ! Éprouvons encore si son cœur ne me regretterait pas. (Haut.) Enfin, madame, il n’est plus question de notre mariage ; vous voilà libre, et, puisqu’il le faut, j’épouserai Phénice.

Lisette, à part.

Que nous vient-il dire ?

Damis.

Quoique le bonheur de vous plaire ne m’ait pas été réservé, puis-je du moins, madame, au défaut des sentiments dont je n’étais pas digne, me flatter d’obtenir ceux de l’amitié que je vous demande ?

Lucile.

Ce soin-là ne doit point vous occuper aujourd’hui, monsieur, et je ferais scrupule de vous retenir plus longtemps. Ah ! (Elle veut se retirer.)

Damis.

Quoi ! madame, notre mariage vous déplaît-il ?

Lucile.

J’ai trouvé que vous ne me conveniez point, et je vous avoue que, si l’on m’en croyait, vous ne conviendriez pas mieux à Phénice, et peut-être même pourrais-je en dire ma pensée. (En s’en allant.) L’ingrat !



Scène XI

DAMIS, LISETTE.
Damis.

Ah ! Lisette, est-ce là cette personne qui avait tant de penchant pour moi ?

Lisette.

Quoi ! vous osez me parler encore ? Est-ce pour me demander mon amitié aussi, à moi ? Je vous la refuse. Adieu. (À part.) Je vais pourtant voir ce qu’on peut faire pour lui.

Damis.

Arrête ! je me meurs, et je ne sais plus ce que je deviendrai.