Les Serments indiscrets/Acte II

Les Serments indiscrets
Les Serments indiscrets, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 28-55).
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ACTE DEUXIÈME



Scène première

M. ORGON, LISETTE.
M. Orgon, comme continuant un discours commencé.

Je ne le vante point plus qu’il ne vaut ; mais je crois qu’en fait d’esprit et de figure, on aurait de la peine à trouver mieux que Damis ; à l’égard des qualités du cœur et du caractère, l’éloge qu’on en fait est général, et sa physionomie dit qu’il le mérite.

Lisette.

C’est mon avis.

M. Orgon.

Mais ma fille pense-t-elle comme nous ? C’est pour le savoir que je te parle.

Lisette.

En doutez-vous, monsieur ? Vous la connaissez. Est-ce que le mérite lui échappe ? Elle tient de vous premièrement.

M. Orgon.

Il faut pourtant bien qu’elle n’ait pas fait grand accueil à Damis, et qu’il ait remarqué de la froideur dans ses manières.

Lisette.

Il les a vues tempérées, mais jamais froides.

M. Orgon.

Qu’est-ce que c’est que tempérées ?

Lisette.

C’est comme qui dirait… entre le froid et le chaud.

M. Orgon.

D’où vient donc qu’on voit Damis parler plus volontiers à sa sœur ?

Lisette.

C’est Damis, par exemple, qui a la clef de ce secret-là.

M. Orgon.

Je crois l’avoir aussi, moi : c’est apparemment qu’il voit que Lucile a de l’éloignement pour lui.

Lisette.

Je crois avoir à mon tour la clef d’un autre secret ; je pense que Lucile ne traite froidement Damis que parce qu’il n’a pas d’empressement pour elle.

M. Orgon.

Il ne s’éloigne que parce qu’il est trop mal reçu.

Lisette.

Mais, monsieur, s’il n’était mal reçu que parce qu’il s’éloigne !

M. Orgon.

Qu’est-ce que c’est que ce jeu de mots-là ? Parle-moi naturellement ; ma fille te dit ce qu’elle pense. Est-ce que Damis ne lui convient pas ? Car, enfin, il se plaint de l’accueil de Lucile.

Lisette.

Il se plaint, dites-vous ! monsieur, c’est un fripon, sur ma parole ; je lui soutiens qu’il a tort ; il sait bien qu’il ne nous aime point.

M. Orgon.

Il assure le contraire.

Lisette.

Eh ! où est-il donc, cet amour qu’il a ? Nous avons regardé dans ses yeux, il n’y a rien ; dans ses paroles, elles ne disent mot ; dans le son de sa voix, rien ne marque ; dans ses procédés, rien ne sort ; de mouvements de cœur, il n’en perce aucun. Notre vanité, qui a des yeux de lynx, a fureté partout ; et puis monsieur viendra dire qu’il a de l’amour, à nous qui devinons qu’on nous aimera avant qu’on nous aime, qui avons des nouvelles du cœur d’un amant avant qu’il en ait lui-même ! Il nous fait là de beaux contes, avec son amour imperceptible !

M. Orgon.

Il y a là-dedans quelque chose que je ne comprends pas. N’est-ce pas là son valet ? Apparemment qu’il te cherche.



Scène II

ORGON, LISETTE, FRONTIN.
M. Orgon, à Frontin qui se retire.

Approche, approche ; pourquoi t’enfuis-tu ?

Frontin.

Monsieur, c’est que nous ne sommes pas extrêmement camarades.

M. Orgon.

Viens toujours, à cela près.

Frontin.

Sérieusement, monsieur.

M. Orgon.

Viens, te dis-je.

Frontin.

Ma foi, monsieur, comme vous voudrez ; on m’a quelquefois dit que ma conversation en valait bien une autre, et j’y mettrai tout ce que j’ai de meilleur. Où en êtes-vous ? La Bourgogne, dit-on, a donné beaucoup cette année-ci ; cela fait plaisir. On dit que les Turcs à Constantinople…

M. Orgon.

Halte-là, laissons Constantinople.

Lisette.

Il en sortirait aussi légèrement que de Bourgogne.

Frontin.

Je vous menais en Champagne un instant après ; j’aime les pays de vignoble, moi.

M. Orgon.

Point d’écart, Frontin, parlons un peu de votre maître. Dites-moi confidemment, que pense-t-il sur le mariage en question ? son cœur est-il d’accord avec nos desseins ?

Frontin.

Ah ! monsieur, vous me parlez là d’un cœur qui mène une triste vie ; plus je vous regarde, et plus je m’y perds. Je vois des cruautés dans vos enfants qu’on ne devinerait pas à la douceur de votre visage.

(Lisette hausse les épaules.)
M. Orgon.

Que veux-tu dire avec tes cruautés ? De qui parles-tu ?

Frontin.

De mon maître, et des peines secrètes qu’il souffre de la part de mademoiselle votre fille.

Lisette.

Cet effronté qui vous fait un roman ! Qu’a-t-on fait à ton maître, dis ? Où sont les chagrins qu’on a eu le temps de lui donner ? Que nous a-t-il dit jusqu’ici ? Que voit-on de lui que des révérences ? Est-ce en fuyant que l’on dit qu’on aime ? Quand on a de l’amour pour une sœur aînée, est-ce à sa sœur cadette à qui on va le dire ?

Frontin.

Ne trouvez-vous pas cette fille-là bien revêche, monsieur ?

M. Orgon.

Tais-toi, en voilà assez ; tout ce que j’entends me fait juger qu’il n’y a peut-être que du malentendu dans cette affaire-ci. Quant à ma fille, dites-lui, Lisette, que je serais très fâché d’avoir à me plaindre d’elle ; c’est sur sa parole que j’ai fait venir Damis et son père ; depuis qu’elle a vu le fils, il ne lui déplaît pas, à ce qu’elle dit ; cependant ils se fuient, et je veux savoir qui des deux a tort ; car il faut que cela finisse.

(Il s’en va.)



Scène III

FRONTIN, LISETTE
Lisette.

Demandez-moi pourquoi ce faquin-là me regarde tant !

Frontin chante

La la ra la ra.

Lisette.

La la ra la ra.

Frontin.

Oui-da ! il y a de la voix, mais point de méthode.

Lisette.

Va-t’en ; qu’est-ce que tu fais ici ?

Frontin.

J’étudie tes sentiments sur mon compte.

Lisette.

Je pense que tu n’es qu’un sot ; voilà tes études faites. Adieu.

(Elle veut s’en aller.)
Frontin l’arrête

Attends, attends, j’ai à te parler sur nos affaires. Tu m’as la mine d’avoir le goût fin ; j’ai peur de te plaire, et nous voici dans un cas qui ne le veut point.

Lisette.

Toi, me plaire ! Il faut donc que tu n’aies jamais rencontré ta grimace nulle part, puisque tu le crains ! Allons, parle, voyons ce que tu as à me dire ; hâte-toi, sinon je t’apprendrai ce que valent mes yeux, moi.

Frontin.

Ahi ! j’ai la moitié du cœur emporté de ce coup d’œil-là. Bon quartier, ma fille, je t’en conjure ; ménageons-nous, nos intérêts le veulent ; je ne suis resté que pour te le dire.

Lisette.

Achève, de quoi s’agit-il ?

Frontin.

Tu me parais être le mieux du monde avec ta maîtresse.

Lisette.

C’est moi qui suis la sienne : je la gouverne.

Frontin.

Bon ! les rangs ne sont pas mieux observés entre mon maître et moi ; supposons à présent que ta maîtresse se marie.

Lisette.

Mon autorité expire, et le mari me succède.

Frontin.

Si mon maître prenait femme, c’est un ménage qui tombe en quenouille ; nous avons donc intérêt qu’ils gardent tous deux le célibat.

Lisette.

Aussi ai-je défendu à ma maîtresse d’en sortir, et heureusement son obéissance ne lui coûte rien.

Frontin.

Ta pupille est d’un caractère rare ; pour mon jeune homme, il hait naturellement le nœud conjugal, et je lui laisse la vie de garçon ; ces messieurs-là se sauvent ; le pays est bon pour les maraudeurs. Or, il s’agit de conserver nos postes ; les pères de nos jeunes gens sont attaqués de vieillesse, maladie incurable et qui menace de faire bientôt des orphelins ; ces orphelins-là nous reviennent, ils tombent dans notre lot ; ils sont d’âge à entrer dans leurs droits, et leurs droits nous mettront dans les nôtres ; tu m’entends bien ?

Lisette.

Je suis au fait ; il ne faut pas que ce que tu dis soit plus clair.

Frontin.

Nous réglerons fort bien chacun notre ménage.

Lisette.

Oui-da ; c’est un embarras qu’on prend volontiers, quand on aime le bien d’un maître.

Frontin.

Si nous nous aimions tous deux, nous n’écarterions plus l’amour que nos orphelins pourraient prendre l’un pour l’autre ; ils se marieraient, et adieu nos droits.

Lisette.

Tu as raison, Frontin, il ne faut pas nous aimer.

Frontin.

Tu ne dis pas cela d’un ton ferme.

Lisette.

Eh ! c’est que la nécessité de nous haïr gâte tout.

Frontin.

Ma fille, brouillons-nous ensemble.

Lisette.

Les parties méditées ne réussissent jamais.

Frontin.

Tiens, disons-nous quelques injures pour mettre un peu de rancune entre l’amour et nous : je te trouve laide, par exemple. Eh bien ! tu ne souffles pas !

Lisette, riant.

Bon ! c’est que tu n’en crois rien.

Frontin.

Quoi ! vous pensez, ma mie… Morbleu ! détourne ton visage, il fait peur à mes injures.

Lisette.

Je ne sais plus ce que sont devenues toutes les laideurs du tien.

Frontin.

Nous nous ruinons, ma fille.

Lisette.

Allons, ranimons-nous, voilà qui est fini : tiens, je ne saurais te souffrir.

Frontin.

Quelqu’un vient, je n’ai pas le temps de m’acquitter, mais vous n’y perdrez rien, petite fille.



Scène IV

LISETTE, FRONTIN, PHÉNICE.
Phénice.

Je suis bien aise de vous trouver là, Frontin, surtout avec Lisette, qui rendra compte à ma sœur de ce que je vais vous dire : voici plusieurs fois dans ce jour que j’évite Damis, qui s’obstine à me suivre, à me parler, tout destiné qu’il est à ma sœur, et comme il ne se corrige point, malgré tout ce que je lui ai pu dire, je suis charmée qu’on sache mes sentiments là-dessus ; et Lisette me sera témoin que je vous charge de lui rapporter ce que vous venez d’entendre et que je le prie nettement de me laisser en repos.

Frontin.

Non, madame, je ne saurais ; votre commission n’est pas faisable ; je ne rapporte jamais rien que de gracieux à mon maître ; et d’ailleurs il n’est pas possible que le plus galant homme de la terre ait pu vous ennuyer.

Lisette.

Le plus galant homme de la terre me paraît admirable à moi ! On lui destine tout ce qu’il y a de plus aimable dans le monde, et monsieur n’est pas content ; apparemment qu’il n’y voit goutte.

Phénice.

Qu’est-ce que cela veut dire, il n’y voit goutte ? Doucement, Lisette ; personne n’est plus aimable que ma sœur ; mais que je la vaille ou non, ce n’est pas à vous à en décider.

Lisette.

Je n’attaque personne, madame ; mais qu’un homme quitte ma maîtresse et fasse un autre choix, il n’y a pas à le marchander, c’est un homme sans goût ; ce sont de ces choses décidées, depuis qu’il y a des hommes. Oui, sans goût, et je n’aurais qu’un moment à vivre, qu’il faudrait que je l’employasse à me moquer de lui ; je ne pourrais pas m’en passer : sans goût.

Phénice.

Je ne m’arrêtais pas ici pour lier conversation avec vous ; mais en quoi, s’il vous plaît, serait-il si digne d’être moqué ?

Lisette.

Ma réponse est sur le visage de ma maîtresse.

Frontin.

Si celui de madame voulait s’aider, vous ne brilleriez guère.

Phénice

Vos discours sont impertinents, Lisette, et l’on m’en fera raison.



Scène V

LISETTE, FRONTIN, un moment seuls, LUCILE.
Frontin, en riant

Nous lui avons donné là une bonne petite dose d’émulation ; continuons, ma fille ; le feu prend partout, et le mariage s’en ira en fumée. Adieu, je me retire ; voilà ta maîtresse qui accourt ; confirme-la dans ses dégoûts.

(Il s’en va.)
Lucile.

Que se passe-t-il donc ici ? Vous parliez bien haut avec ma sœur, et je l’ai vu de loin comme en colère. D’un autre côté, mon père ne me parle point. Qu’avez-vous donc fait ? D’où cela vient-il ?

Lisette.

Réjouissez-vous, madame ; nous vous débarrasserons de Damis.

Lucile.

Fort bien, je gage que ce que vous me dites là me pronostique quelque coup d’étourdie.

Lisette.

Ne craignez rien ; vous ne demandez qu’un prétexte légitime pour le refuser, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! j’ai travaillé à vous en donner un ; et j’ai si bien fait, que votre sœur est actuellement éprise de lui ; ce qui nous produira quelque chose.

Lucile.

Ma sœur actuellement éprise de lui ! Je ne vois pas trop à quoi ce moyen hétéroclite peut m’être bon. Ma sœur éprise ! Et en vertu de quoi le serait-elle ? Et d’où vient qu’il faut qu’elle le soit ?

Lisette.

N’est-on pas convenu que Damis ferait la cour à votre sœur ? Si avec cela elle vient à l’aimer, vous pouvez vous retirer sans qu’on ait le mot à vous dire ; je vous défie d’imaginer rien de plus adroit ; écoutez-moi.

Lucile.

Supprimez l’éloge de votre adresse ; point de réponse qui aille à côté de ce qu’on vous demande ; vous parlez de Damis, ne le quittez point ; finissons ce sujet-là.

Lisette.

J’achève ; Frontin était avec moi ; votre sœur l’a vu, elle est venue lui parler.

Lucile.

Damis n’est point encore là, et je l’attends.

Lisette.

De quelle humeur êtes-vous donc aujourd’hui, madame ?

Lucile.

Bon ! régalez-moi, par-dessus le marché, d’une réflexion sur mon humeur.

Lisette.

Donnez-moi donc le temps de vous parler. Frontin, lui a-t-elle dit, votre maître ne s’adresse qu’à moi, quoique destiné à ma sœur, on croit que j’y contribue, cela me déplaît, et je vous charge de l’en instruire.

Lucile.

Eh bien ! que m’importe que ma sœur ait une vanité ridicule ? Je la confondrai quand il me plaira.

Lisette.

Gardez-vous-en bien. J’en ai senti tout l’avantage pour vous, de cette vanité-là ; je l’ai agacée, je l’ai piquée d’honneur ; mon ton vous aurait réjouie.

Lucile.

Point du tout ; je le vois d’ici ; passez.

Lisette.

Damis est joli de négliger ma maîtresse ! ai-je dit en riant.

Lucile.

Lui, me négliger ! Mais il ne me néglige point. Où avez-vous pris cela ? Il obéit à nos conventions, cela est différent.

Lisette.

Je le sais bien ; mais il faut cacher ce secret-là, et j’ai continué sur le même ton. Le parti qu’il prend est comique, ai-je ajouté. Qu’est-ce que c’est que comique ? a repris votre sœur. C’est du divertissant, ai-je dit. Vous plaisantez, Lisette. Je dis mon sentiment, madame. Il est vrai que ma sœur est aimable, mais d’autres le sont aussi. Je ne connais point ces autres-là, madame. Vous me choquez. Je n’y tâche point. Vous êtes une sotte. J’ai de la peine à le croire. Taisez-vous. Je me tais. Là-dessus elle est partie avec des appas révoltés, qui se promettent bien de l’emporter sur les vôtres ; qu’en dites-vous ?

Lucile.

Ce que j’en dis ? Que je vous ai mille obligations, que mon affront est complet, que ma sœur triomphe, que j’entends d’ici les airs qu’elle se donne, qu’elle va me croire attaquée de la plus basse jalousie du monde, et qu’on ne saurait être plus humiliée que je le suis.

Lisette.

Vous me surprenez ! N’avez-vous pas dit vous-même à Damis de paraître s’attacher à elle ?

Lucile.

Vous confondez grossièrement les idées et, dans un petit génie comme le vôtre, cela est à sa place. Damis, en feignant d’aimer ma sœur, me donnait une raison toute naturelle de dire : « Je n’épouse point un homme qui paraît en aimer une autre. » Mais refuser d’épouser un homme, ce n’est pas être jalouse de celle qu’il aime, entendez-vous ? Cela change d’espèce ; et c’est cette distinction-là qui vous passe ; c’est ce qui fait que je suis trahie, que je suis la victime de votre petit esprit, que ma sœur est devenue sotte, et que je ne sais plus où j’en suis. Voilà tout le produit de votre zèle, voilà comme on gâte tout quand on n’a point de tête. À quoi m’exposez-vous ? Il faudra donc que j’humilie ma sœur, à mon tour, avec ses appas révoltés ?

Lisette.

Vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais j’ai cru que le plus sûr était d’engager votre sœur à aimer Damis, et peut-être Damis à l’aimer, afin que vous eussiez raison d’être fâchée et de le refuser.

Lucile.

Quoi ! vous ne sentez pas votre impertinence, dans quelque sens que vous la preniez ? Eh ! pourquoi voulez-vous que ma sœur aime Damis ? Pourquoi travailler à l’entêter d’un homme qui ne l’aimera point ? Vous a-t-on demandé cette perfidie-là contre elle ? Est-ce que je suis assez son ennemie pour cela ? Est-ce qu’elle est la mienne ? Est-ce que je lui veux du mal ? Y a-t-il de cruauté pareille au piège que vous lui tendez ? Vous faites le malheur de sa vie, et elle y tombe ; vous êtes donc méchante ? vous avez donc supposé que je l’étais ? Vous me pénétrez d’une vraie douleur pour elle. Je ne sais s’il ne faudra point l’avertir ; car il n’y a point de jeu dans cette affaire-ci. Damis lui-même sera peut-être forcé de l’épouser malgré lui. C’est perdre deux personnes à la fois ; ce sont deux destinées que je rends funestes ; c’est un reproche éternel à me faire, et je suis désolée.

Lisette.

Eh bien ! madame, ne vous alarmez point tant ; allez, consolez-vous ; car je crois que Damis l’aime, et qu’il s’y livre de tout son cœur.

Lucile.

Oui-da ! Voilà ce que c’est ; parce que vous ne savez plus que dire, les cœurs à donner ne vous coûtent plus rien ! Vous en faites bon marché, Lisette ! Mais voyons, répondez-moi ; c’est votre conscience que j’interroge. Si Damis avait un parti à prendre, doutez-vous qu’il ne me préférât pas à ma sœur ? Vous avez dû remarquer qu’il avait moins d’éloignement pour moi que pour elle, assurément.

Lisette.

Non, je n’ai point fait cette remarque-là.

Lucile.

Non ? Vous êtes donc aveugle, impertinente que vous êtes ? Du moins mentez sans me manquer de respect.

Lisette.

Ce n’est pas que vous ne valiez mieux qu’elle ; mais tous les jours on laisse le plus pour prendre le moins.

Lucile.

Tous les jours ! Vous êtes bien hardie de mettre l’exception à la place de la règle générale.

Lisette.

Oh ! il est inutile de tant crier ; je ne m’en mêlerai plus ; accommodez-vous ; ce n’est pas moi qu’on menace de marier, et vous n’avez qu’à dire vos raisons à ceux qui viennent ; défendez-vous à votre fantaisie.

(Elle sort.)



Scène VI

LUCILE, seule.

Hélas ! tu ne sais pas ce que je souffre, ni toute la douleur et tout le penchant dont je suis agitée !



Scène VII

M. ORGON, M. ERGASTE, DAMIS, LUCILE.
M. Orgon.

Ma fille, nous vous amenons, M. Ergaste et moi, quelqu’un dont il faut que vous guérissiez l’esprit d’une erreur qui l’afflige : c’est Damis. Vous savez nos desseins, vous y avez consenti ; mais il croit vous déplaire, et, dans cette idée-là, à peine ose-t-il vous aborder.

M. Ergaste.

Pour moi, madame, malgré toute la joie que j’aurais d’un mariage qui doit m’unir de plus près à mon meilleur ami, je serais au désespoir qu’il s’achevât, s’il vous répugne.

Lucile.

Jusqu’ici, monsieur, je n’ai rien fait qui puisse donner cette pensée-là ; on ne m’a point vu de répugnance.

Damis.

Il est vrai, madame, j’ai cru voir que je ne vous convenais point.

Lucile.

Peut-être aviez-vous envie de le voir.

Damis.

Moi, madame ? je n’aurais donc ni goût ni raison.

M. Orgon.

Ne le disais-je pas ? Dispute de délicatesse que tout cela ; rendez-vous plus de justice à tous deux. M. Ergaste, les gens de notre âge effarouchent les éclaircissements ; promenons-nous de notre côté ; pour vous, mes enfants, qui ne vous haïssez pas, je vous donne deux jours pour terminer vos débats ; après quoi je vous marie ; et ce sera dès demain, si on me raisonne.

(Ils se retirent.)



Scène VIII

LUCILE, DAMIS.
Damis.

Dès demain, si on me raisonne ! Eh bien ! madame, dans ce qui vient de se passer, j’ai fait du mieux que j’ai pu ; j’ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance ; mais que pensez-vous de ce qu’ils disent ?

Lucile.

Qu’effectivement ceci commence à devenir difficile.

Damis.

Très difficile, au moins.

Lucile.

Oui, il en faut convenir, nous aurons de la peine à nous tirer d’affaire.

Damis.

Tant de peine, que je ne voudrais pas gager que nous nous en tirions.

Lucile.

Comment ferons-nous donc ?

Damis.

Ma foi, je n’en sais rien.

Lucile.

Vous n’en savez rien, Damis ; voilà qui est à merveille ; mais je vous avertis d’y songer pourtant ; car je ne suis pas obligée d’avoir plus d’imagination que vous.

Damis.

Oh ! parbleu, madame, je ne vous en demande pas non plus au-delà de ce que j’en ai ; cela ne serait pas juste.

Lucile.

Mais prenez donc garde ; si nous en manquons l’un et l’autre comme il y a toute apparence, je vous prie de me dire où cela nous conduira ?

Damis.

Je dirai encore de même, je n’en sais rien, et nous verrons.

Lucile.

Le prenez-vous sur ce ton-là, monsieur ? Oh ! j’en dirai bien autant ; je n’en sais rien, et nous verrons.

Damis.

Mais oui, madame, nous verrons ; je n’y sache que cela, moi. Que puis-je répondre de mieux ?

Lucile.

Quelque chose de plus net, de plus positif, de plus clair ; nous verrons ne signifie rien ; nous verrons qu’on nous mariera, voilà ce que nous verrons ; êtes-vous curieux de voir cela ? Car votre tranquillité m’enchante ; d’où vous vient-elle ? Quoi ? que voulez-vous dire ? Vous fiez-vous à ce que votre père et le mien voient que leur projet ne vous plaît pas ? Vous pourriez vous y tromper.

Damis.

Je m’y tromperais sans difficulté ; car ils ne voient point ce que vous dites là.

Lucile.

Ils ne le voient point ?

Damis.

Non, madame, ils ne sauraient le voir ; cela n’est pas possible ; il y a de certaines figures, de certaines physionomies qu’on ne saurait soupçonner d’être indifférentes. Qui est-ce qui croira que je ne vous aime pas, par exemple ? Personne. Nous avons beau faire, il n’y a pas d’industrie qui puisse le persuader.

Lucile.

Cela est vrai, vous verrez que tout le monde est aveugle ! Cependant, monsieur, comme il s’agit ici d’affaires sérieuses, voudriez-vous bien supprimer votre qui est-ce qui croira, qui n’est pas de mon goût, et qui a tout l’air d’une plaisanterie que je ne mérite pas ? Car, que signifient, je vous prie, ces physionomies qu’on ne saurait soupçonner d’être indifférentes ? Eh ! que sont-elles donc ? je vous le demande. De quoi voulez-vous qu’on les soupçonne ? Est-ce qu’il faut absolument qu’on les aime ? Est-ce que j’ai une de ces physionomies-là, moi ? Est-ce qu’on ne saurait s’empêcher de m’aimer quand on me voit ? Vous vous trompez, monsieur, il en faut tout rabattre ; j’ai mille preuves du contraire, et je ne suis point de ce sentiment-là. Tenez, j’en suis aussi peu que vous, qui vous divertissez à faire semblant d’en être, et vous voyez ce que deviennent ces sortes de compliments quand on les presse.

Damis.

Il vous est fort aisé de les réduire à rien, parce que je vous laisse dire, et que, moyennant cela, vous en faites ce qui vous plaît ; mais je me tais, madame, je me tais.

Lucile.

Je me tais, madame, je me tais. Ne dirait-on pas que vous y entendez finesse, avec votre sérieux ? Qu’est-ce que c’est que ces discours-là, que j’ai la sotte bonté de relever, et qui nous écartent ? Est-ce que vous avez envie de vous dédire ?

Damis.

Ne vous ai-je pas dit, madame, qu’il pourrait, dans la conversation, m’échapper des choses qui ne devaient point vous alarmer ? Soyez donc tranquille ; vous avez ma parole, je la tiendrai.

Lucile.

Vous y êtes aussi intéressé que moi.

Damis.

C’est une autre affaire.

Lucile.

Je crois que c’est la même.

Damis.

Non, madame, toute différente : car enfin, je pourrais vous aimer.

Lucile.

Oui-da ! mais je serais pourtant bien aise de savoir ce qui en est, à vous parler vrai.

Damis.

Ah ! c’est ce qui ne se peut pas, madame ; j’ai promis de me taire là-dessus. J’ai de l’amour, ou je n’en ai point ; je n’ai pas juré de n’en point avoir ; mais j’ai juré de ne le point dire en cas que j’en eusse, et d’agir comme s’il n’en était rien. Voilà tous les engagements que vous m’avez fait prendre, et que je dois respecter de peur du reproche. Du reste, je suis parfaitement le maître, et je vous aimerai, s’il me plaît ; ainsi, peut-être que je vous aime, peut-être que je me sacrifie ; et ce sont mes affaires.

Lucile.

Mais voilà qui est extrêmement commode ! Voyez avec quelle légèreté monsieur traite cette matière-là ! Je vous aimerai, s’il me plaît ; peut-être que je vous aime ; pas plus de façon que cela ; que je l’approuve ou non, on n’a que faire que je le sache. Il faut donc prendre patience ; mais dans le fond, si vous m’aimiez, avec cet air dégagé que vous avez, vous seriez assurément le plus grand comédien du monde, et ce caractère-là n’est pas des plus honnêtes à porter, entre vous et moi.

Damis.

Dans cette occasion-ci, il serait plus fatigant que malhonnête.

Lucile.

Quoi qu’il en soit, en voilà assez ; je m’aperçois que ces plaisanteries-là tendent à me dégoûter de la conversation. Vous vous ennuyez, et moi aussi ; séparons-nous ; voyez si mon père et le vôtre ne sont plus dans le jardin, et quittons-nous s’ils ne nous observent plus.

Damis.

Eh ! non, madame ; il n’y a qu’un moment que nous sommes ensemble.



Scène IX

DAMIS, LUCILE, LISETTE.
Lisette.

Madame, il vient d’arriver compagnie ; elle est dans la salle avec M. Orgon, et il m’envoie vous dire qu’on va se mettre au jeu.

Lucile.

Moi jouer ! Eh ! mais mon père sait bien que je ne joue jamais qu’à contre-cœur ; dites-lui que je le prie de m’en dispenser.

Lisette.

Mais, madame, la compagnie vous demande.

Lucile.

Oh ! que la compagnie attende ; dites que vous ne me trouvez pas.

Lisette.

Et monsieur, vient-il ? Apparemment qu’il joue ?

Damis.

Moi, je ne connais pas les cartes.

Lucile.

Allez, dites à mon père que je vais dans mon cabinet, et que je ne me montrerai qu’après que les parties seront commencées.

Lisette, en s’en allant.

Que diantre veulent-ils dire, de ne venir ni l’un ni l’autre ?



Scène X

DAMIS, LUCILE.
Damis, d’un air embarrassé.

Vous n’aimez donc pas le jeu, madame ?

Lucile.

Non, monsieur.

Damis.

Je me sais bon gré de vous ressembler en cela.

Lucile.

Ce n’est là ni une vertu ni un défaut ; mais, monsieur, puisqu’il y a compagnie, que n’y allez-vous ? Elle vous amuserait.

Damis.

Je ne suis pas en humeur de chercher des amusements.

Lucile.

Mais, est-ce que vous restez avec moi ?

Damis.

Si vous me le permettez.

Lucile.

Vous n’avez pourtant rien à me dire.

Damis.

En ce moment, par exemple, je rêve à notre aventure ; elle est si singulière, qu’elle devrait être unique.

Lucile.

Mais je crois qu’elle l’est aussi.

Damis.

Non, madame, elle ne l’est point. Il n’y a pas plus de six mois qu’un de mes amis et une personne qu’on voulait qu’il épousât, se sont trouvés tous deux dans le même cas que vous et moi. Avant de se connaître, même résolution de ne point se marier, même convention entre eux, mêmes promesses que moi de la défaire de lui.

Lucile.

C’est-à-dire qu’il y manqua ? cela n’est pas rare.

Damis.

Non, madame, il les tint ; mais notre cœur se moque de nos résolutions.

Lucile.

Assez souvent, à ce qu’on dit.

Damis.

La dame en question était très aimable, beaucoup moins que vous pourtant. Voilà toute la différence que je trouve dans cette histoire.

Lucile.

Vous êtes bien galant.

Damis.

Non, je ne suis qu’historien exact ; au reste, madame, je vous raconte ceci dans la bonne foi, pour nous entretenir et sans aucun dessein.

Lucile.

Oh ! je n’en imagine pas davantage ; poursuivez. Qu’arriva-t-il entre la dame et votre ami ?

Damis.

Qu’il l’aima.

Lucile.

Cela était embarrassant.

Damis.

Oui, certes ; car il s’était engagé à se taire aussi bien que moi.

Lucile.

Vous m’allez dire qu’il parla ?

Damis.

Il n’eut garde à cause de la parole donnée, et il ne vit qu’un parti à prendre, qui est singulier ; ce fut de lui dire, comme je vous disais tout à l’heure, ou je vous aime, ou je ne vous aime pas, et d’ajouter qu’il ne s’enhardirait à dire la vérité que lorsqu’il la verrait elle-même un peu sensible ; je fais un récit, souvenez-vous-en.

Lucile.

Je le sais ; mais votre ami était un impertinent, de proposer à une femme de parler la première ; il faudrait être bien affamée d’un cœur pour l’acheter à ce prix-là.

Damis.

La dame en question n’en jugea pas comme vous, madame ; il est vrai qu’elle avait du penchant pour lui.

Lucile.

Ah ! c’est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d’un cœur ! C’est dire à une femme : « Veux-tu savoir mon amour ? subis l’opprobre de m’avouer le tien ; déshonore-toi, et je t’instruis. » Quelle épouvantable chose ! et le vilain ami que vous avez là !

Damis.

Prenez garde ; cette dame sentit que cette proposition, tout horrible qu’elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son cœur n’osait se risquer sans la permission du sien ; l’aveu d’un amour qui eût déplu n’eût fait qu’alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage ; elle sentit tout cela.

Lucile.

Ah ! n’achevez pas. J’ai pitié d’elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s’y prend une femme en pareil cas ; de quel tour peut-elle se servir ? J’oublierais le français, moi, s’il fallait dire je vous aime avant qu’on me l’eût dit.

Damis.

Il en agit plus noblement ; elle n’eut pas la peine de parler.

Lucile.

Ah ! passe pour cela.

Damis.

Il y a des manières qui valent des paroles ; on dit je vous aime avec un regard, et on le dit bien.

Lucile.

Non, monsieur, un regard ! c’est encore trop ; je permets qu’on le rende, mais non pas qu’on le donne.

Damis.

Pour vous, madame, vous ne rendriez que de l’indignation.

Lucile.

Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? Est-ce qu’il est question de moi ici ? Je crois que vous vous divertissez à mes dépens. Vous vous amusez, je pense ! vous en avez tout l’air ; en vérité, vous êtes admirable. Adieu, monsieur ; on dit que vous aimez ma sœur : terminez la désagréable situation où je me trouve, en l’épousant ; voilà tout ce que je vous demande.

Damis.

Je continuerai de feindre de la servir, madame ; c’est tout ce que je puis vous promettre. (En s’en allant.) Que de mépris !



Scène XI

LUCILE, seule.

Il faut avouer qu’on a quelquefois des inclinations bien bizarres ! D’où vient que j’en ai pour cet homme-là, qui n’est point aimable ?