Les sept
Croix-de-Vie


I.

Le pays où s’est passée l’histoire que nous essayons de raconter est ce coin de la France qui donna, il y a bientôt quatre-vingts ans, le spectacle d’un peuple entier debout et en armes contre ceux qui lui parlaient de l’affranchir, et combattant pour ses libertés locales avec le fusil, la faux et le bâton, avec les tuiles de son toit, le plomb de l’église, les pierres du chemin. Les marches du Poitou ont leur épopée dans cet âge héroïque. Le souvenir de la grande lutte n’y était pas mort il y a vingt ans ; les âmes tressaillaient à de certains jours anniversaires des victoires ou des défaites, et l’on voit encore à présent. Je dimanche après la messe, plus d’un paysan, poursuivi par la chaude mémoire des aïeux, s’engager seul dans la forêt et suivre sous le taillis d’un pas méditatif la margelle des fossés qui sont pleins d’ossemens ; son front se plisse, sa narine se gonfle : ces bocages ont gardé l’odeur de la poudre. Ce paysan est bien le fils de ceux qui dorment là sous les feuilles ; hardi et fort comme eux, la tête carrée, de longs bras de fer, le pied d’une agilité redoutable malgré la pesanteur apparente de son allure, le coup d’œil infaillible, il est infatigable à la course, et de sa vie n’a manqué un lièvre ; il pourrait recommencer la guerre demain, si son cœur était à la guerre. La nature lui a donné un allié plus puissant que les remparts et les murailles, terrible pour l’attaque, bien plus sûr encore pour la défense : cet allié, c’est le chêne. L’arbre druidique couvre le vieux pays des Celtes, il est le roi muet de cette terre sombre. Il veille au sommet des coteaux dans la futaie, il garde l’entrée des sentiers et défend l’accès des cultures. De loin, l’aspect de la contrée est celui d’une forêt sans limites dont les champs cultivés seraient des clairières ; partout le blé croît sans soleil. Ces champs sont étroits, bordés de hauts talus plantés toujours de haies de chênes, et chaque pièce de terre est une forteresse. Là, couché à plat ventre dans les herbes, derrière cette formidable haie, le Vendéen guettait l’ennemi. Ses fils croient encore aujourd’hui que les âmes des bleus reviennent dans ces champs de carnage. Sous cette feuillée immense, les cœurs sont opiniâtres, fidèles et tristes. Le ciel qui s’élève au-dessus de la chênaie n’est guère plus riant que la terre même, uniformément gris en hiver, l’été d’un bleu pâle, traversé de rapides flocons que le vent d’ouest chasse devant lui. Le souffle de l’Océan, qui est proche, gémit incessamment sous la ramure, et les grands bras des chênes, en s’entre-choquant, rendent comme un son d’armes rouillées.

C’est là, sur un plateau couvert comme tout le reste de la contrée, que s’élève le château de Croix-de-Vie. On y arrive par une vaste avenue de chênes trois fois séculaires, une double file de géans dont la plupart sont découronnés par le temps ou entamés par la foudre. À droite c’est la forêt, à gauche des prairies infécondes dont le tapis jaunâtre expire brusquement sur le bord d’une combe escarpée au fond de laquelle court entre des blocs de granit une rivière triste et maigre ; sur l’autre rive, une bruyère, puis les éternels champs encadrés de bois, partout cet horizon noir. À l’entrée de l’avenue se dresse une croix de pierre ; les seigneurs du lieu portaient une croix dans leurs armes et dans leur nom. La croix de l’avenue est un objet de terreur pour toute la contrée ; personne n’en approche, ni hommes ni enfans.

Le château fut bâti vers la fin du xvie siècle ; la façade de pierres blanches brodées et ciselées apparaît comme un sourire de défi au milieu de cette région sauvage. On conte que Robert de Croix-de-Vie, qualifié « seigneur des Marches, quinzième sire et premier marquis de Croix-de-Vie, » tint à honneur d’édifier en pleine ligue une maison de plaisance à la barbe des ennemis de la foi. Dès que l’édifice neuf fut achevé, il fit raser l’ancien donjon qui s’élevait sur l’autre bord de la rivière, afin de continuer la bravade. Il est vrai qu’il avait entouré sa maison de plaisance de fortes murailles et de douves profondes. L’eau n’y fait plus que sourdre à présent sous l’herbe ; une énorme végétation d’arbres et d’arbustes s’élance du fond et des berges de la douve, s’appuie contre le grand mur, haut de vingt pieds, épais de six, tout percé de meurtrières, qui environne de sa formidable ceinture les cours, les communs, les jardins et le logis seigneurial. Ces jardins sont dessinés à l’italienne.

Un magnifique perron où l’on montait par quinze degrés de pierres blanches, d’un éclat non moins doux et d’un poli non moins beau que le marbre, ornait autrefois le pied du château. Les balustres qui le décoraient sont rompus, le royal escalier croule. Les statues qui peuplaient naguère les bosquets ornent le musée du département, les piédestaux mêmes gisent dans la poussière. Les jardins, bordés de vastes terrasses, ne sont plus qu’un champ de ronces et de pierres, le grand bassin qui en occupait le milieu est moins qu’un marécage. Une fauvette aquatique y vient chaque printemps entrelacer son nid aux panaches des roseaux. Elle chante en couvant ses œufs balancée par le vent. Les gens du pays affirment qu’ils la reconnaissent, et que c’est bien la même qui parut en ces lieux pour la première fois il y a dix-sept ans. La gracieuse créature fut l’hôte des jours funestes. Elle égrenait ses mélodies tandis qu’on s’épuisait si près d’elle en prières et en larmes vaines, et sa voix dut être plus d’une fois couverte par les cris du désespoir et de la folie.

La belle maison de Robert XV de Groix-de-Vie, encore habitée en 1848 par les descendans du seigneur des Marches, est déserte maintenant et menace ruine. On y montre aux curieux qui passent deux salles à peu près intactes : l’une où les Croix-de-Vie, lieutenans-généraux durant deux siècles dans la province, eurent deux fois l’honneur de recevoir le roi ; l’autre, qu’on appelle la chambre des Morts, où se dressait la chapelle ardente lorsqu’un des seigneurs quittait ce monde pour faire place à l’aîné de son nom. Partout ailleurs les vitres sont brisées, les plafonds ouverts. Le château de Croix-de-Vie est tombé par l’effet d’un contrat étrange à l’avocat Lesealopier de Bochardière, que toute la contrée a bien connu. Jamais pourtant l’avocat n’a pu se décider à en repasser le seuil. Plutôt que de le transmettre aux parens éloignés qui lui restaient, il l’a vendu. Un marchand enrichi l’a acheté ; il le fera raser quelque jour. Il en tire à présent tout le parti qu’il peut. Comme il n’y a plus de portes aux communs, il parle d’utiliser la chambre du Roi et d’y installer le métayer.


II.

L’été de 1848 commençait. Bien des passions, bien des terreurs étaient en éveil ; il est naturel sans doute que les révolutions troublent les âmes faibles. La marquise douairière de Croix-de-Vie, faisant sa partie de whist avec l’abbé de Gourio, son neveu, M. l’avocat Lescalopier de Bochardière et « le mort, » ne tarit point ce soir-là en tristes histoires du temps passé. La marquise était née dans l’exil et venue au monde dans une jupe de point d’Alençon de Mme sa mère, faute d’un petit écu pour acheter le premier lange. On l’avait ensuite enveloppée dans le bel habit écarlate que M. le comte de Lédignan, son père, député de la noblesse d’Aunis, portait six ans ans auparavant à l’ouverture des états. Combien de fleurs galantes l’avocat Lescalopier n’avait-il point répandues, depuis vingt ans qu’il était l’ami de la marquise, sur cette fraîche et mignonne créature, à qui sa beauté tenait déjà lieu de tous les biens qu’elle avait perdus avant de naître ! La voix de l’avocat s’attendrissait alors à point nommé ; il tirait de sa poche son grand foulard des Indes et s’en essuyait les yeux. La marquise était si bien faite à tout ce manège que jamais elle ne manquait d’interrompre sou récit à cet endroit où elle était née. Elle attendait froidement le terrible madrigal et la petite larme de M. de Bochardière, approuvait d’un signe de tête et continuait. Mme de Croix-de-Vie avait une réputation de belle conteuse dans la province ; elle en était fière. On ne pouvait la flatter plus délicieusement qu’en lui disant le soir, au moment de la quitter, quand les contes étaient iinis : « Madame la marquise, vous feriez bien d’écrire vos mémoires. »

Qu’on ne demande pas si c’était M. de Bochardière qui lui avait donné le premier ce conseil tourné comme le plus fin compliment. L’avocat subtil ne négligeait point d’y revenir chaque soir avec la régularité d’une horloge ; mais pour cette fois il fut prévenu : ce fut l’abbé qui sonna l’air à sa place. La marquise en demeura presque interdite. Elle fixa sur son neveu des yeux auxquels l’âge n’avait rien fait perdre de leur éclat, deux alertes prunelles en vérité, dont le plus grand attrait avait toujours été une certaine expression de curiosité endiablée, jadis bien célèbre, — deux points d’interrogation pourvus de cils autrefois de couleur d’or, et qui dans ce moment s’agitaient et semblaient dire : « Oh ! oh ! l’abbé, que me voulez-vous ? »

L’abbé de Gourio jouait d’un air distrait avec une grosse bague qu’il avait au doigt, un ornement quelque peu profane pour un prêtre. L’abbé avait la taille haute, mais toujours un peu reployée, une grande figure régulière et blanche, et le geste si lent, et la main si molle ! Son regard était vague et doux comme une nuée. Toute sa personne semblait si bien abandonnée à un songe intérieur qui ne pouvait jamais finir, qu’autrefois, dans son séminaire, ses malins condisciples l’avaient surnommé « l’abbé au bois dormant. »

— Non, mon neveu, dit la marquise, je n’écrirai pas mes mémoires.

— Par pitié, madame, ne vous hâtez point d’en jurer, s’écria M. de Bochardière tout ému : cela serait un trop grand dommage.

— Très grand, dit l’abbé. Votre expérience pourrait nous être bien utile, madame, car les mauvais jours menacent de revenir.

— Dites qu’ils sont revenus ! répliqua vivement la marquise. Je sens autour de moi bien plus que des menaces. Oh ! je comprends toute la force de votre argument, mon neveu. Je serais ravie de vous être utile ; mais que voulez-vous ? Je suis vieille. M. de Bochardière s’agita sur son fauteuil ; il étendit une main en avant comme pour faire le serment que la marquise se trompait.

— Bien, bien, dit-elle. C’est la vérité pourtant que je vous confesse. Je deviens vieille, et ma pauvre tête n’a jamais pu s’appliquer à rien. Pour vous satisfaire tous les deux, il faudrait me tenir assise là, devant une table, devant un gros cahier de papier blanc, avec une plume à la main. Combien mettrais-je de temps à écrire ces mémoires ? Des mois, des mois, des années peut-être. Tenez ! rien que d’y penser, j’ai le frisson.

— Madame la marquise, répliqua l’avocat, votre serviteur prendra donc la respectueuse liberté de vous représenter que c’est là une grande faiblesse, une faiblesse, dis-je, qui certainement n’est point digne…

— Eh ! grondez-moi, vous ne me changerez point, interrompit Mme de Croix-de-Vie. Et puis réfléchissez donc, mes amis, et songez à tout ce qui peut arriver avant que j’aie eu le temps de noircir une de ces vilaines pages blanches, ou seulement de tailler ma plume. Grand Dieu ! qui nous dit que les Croix-de-Vie seront encore les maîtres de leur domaine et de leur maison demain ?…

— Ma tante, fit l’abbé en réprimant un grand bâillement, les choses ne vont plus si vite.

— Dans votre imagination, mon neveu, je le crois bien ; mais dans la réalité c’est autre chose. Qui peut le savoir mieux que moi ?… Demandez à M. de Bochardière s’il se sent en sûreté maintenant dans son beau manoir.

— J’ai peur, dit l’avocat avec son emphase accoutumée, j’ai grand’peur de porter la peine de ma fidélité à une noble cause…

— Et pensez-vous, mon neveu, reprit la pétulante marquise, pensez-vous que l’église ne soit pas plus près encore d’être attaquée que nous-mêmes et que tout le reste ? Allez, monsieur l’abbé, il est temps de ceindre vos reins, pour parler comme l’Écriture. Rappelez-vous le grand exemple de Mgr l’évêque de Persépolis, le frère de ma mère et votre grand oncle. Vous serez errant comme lui pendant dix années sans trouver d’autre toit que le ciel ; vous nous direz, comme lui, la messe dans les bois.

In exitu Israël de Ægypto, dit le jeune prêtre de sa voix ensommeillée.

Un apôtre n’aurait pas mieux dit, et n’aurait pas été plus impassible. Pas un muscle n’avait bougé sur ce long, sur ce blanc et béat visage. M. de Bochardière, qui connaissait pourtant son abbé, ne s’en était pas moins flatté que la prédiction de la marquise lui ferait faire une grimace, mais point ; l’abbé regardait sa bague. Il aurait pu réciter jusqu’à la dernière strophe, comme une leçon bien apprise, le terrible chant de l’exil sans en être plus ému que s’il eût dit un Ave. — Morbleu, pensa l’avocat, il souffrirait plutôt mille morts que de faire un pas en avant pour y échapper. Voilà comment on mérite le martyre !

Mme de Croix-de-Vie s’était levée avec impatience ; il lui fallait de l’air. Elle ouvrit une des hautes et larges croisées qui formaient, grâce à l’épaisseur des murs, autant de retraits dans la salle. Debout dans l’embrasure, elle demeura longtemps les yeux fixés sur ce paysage qu’elle n’avait jamais pu aimer.

Toute sa petite et vive et toujours si gracieuse personne était en rumeur et en feu. L’abbé au bois dormant derrière elle et devant ses yeux ces aspects sombres, c’était bien plus qu’il ne fallait pour rallumer le dépit dans cette âme légère. Elle n’aimait pas mieux son neveu de Gourio que le paysage de Croix-de-Vie ; mais du moins, en se moquant de l’abbé, elle se dédommageait de l’ennui qu’il apportait au château. Elle aurait eu beau se moquer des chênes. Oh ! l’âpre et morose nature ! La lune, au plus haut des cieux, versait en vain dans ce moment sa lumière sur le dôme de la forêt. Ailleurs il eût été si doux de regarder fuir dans ces vagues clartés la silhouette amollie des arbres ; mais là les arbres étaient si serrés qu’ils défiaient jusqu’aux rayons du soleil. Pas une ouverture dans la futaie, pas une clairière, pas même un ravin dénudé. Le chêne couvrait la crête et le flanc de la colline et descendait jusqu’au fond de la combe. À peine si les pâles flèches de la lune perçaient de loin en loin ce dur feuillage pour expirer sous bois dans l’herbe jaune. Rien d’animé, rien de vivant, ni la franche lumière du ciel, ni l’air libre, ni les bruits du monde des hommes, rien ne pouvait se faire jour à travers cette ramure infinie, éternelle, ce centuple rempart de branches plus aveugle que le fer et plus sourd que le granit. À moins de trois lieues, il y avait une ville, à deux lieues un bourg populeux, de ci de là des villages, des castels. La marquise soutenait qu’il fallait savoir cela et voir bien plus loin que les feuilles, avec les yeux de la foi, pour le croire. Chaque soir, depuis trente-quatre ans, elle était tentée de faire en se couchant la prière de Robinson dans son île ; chaque matin, quand on ouvrait sa fenêtre, on l’entendait s’écrier avec une rouge colère : — C’est ici l’autre côté du monde habité ; voici ma muraille de la Chine ! — Jamais elle n’avait pu s’accoutumer à ce désert. Et cependant, parmi ces trente-quatre années, la main implacable du temps en avait marqué une au château d’une trace si sanglante et si redoutable qu’il ne semblait plus devoir demeurer, après tant de malheurs, à celle qui était devenue la douairière de Croix-de-Vie, d’autre pensée que la solitude ; mais la marquise n’était pas femme à se détacher ainsi de la vie, comme un rameau foudroyé qui tombe.

C’est que la fatalité n’a de force que contre ceux qui la voient là, sans cesse devant leurs yeux, le bras levé, le glaive tout prêt, contre ceux dont l’âme est pleine de l’œuvre inéluctable qui doit et va s’accomplir. Pour la douairière de Croix-de-Vie, il ne pouvait y avoir d’événement si terrible qu’il effaçât à jamais en elle le goût des choses qui ne sont rien, le charme des petits souvenirs, les petits triomphes et les piquantes aventures de la jeunesse ; elle ne pouvait ressentir de si funeste épouvante qui fût bien durable et qui l’emportât sur les vaines terreurs du moment présent. L’aimable et frivole marquise aurait vu périr le dernier de sa race qu’elle aurait versé sur lui de cruelles larmes ; mais elle n’était point de ceux en qui le désespoir ne laisse rien debout et ne permet plus de rien craindre. Dans sa douleur même, elle se serait encore inquiétée de la sécurité du lendemain et de cette révolution, que le plus sérieusement du monde elle croyait dirigée contre elle.

— Mes amis ! s’écria-t-elle, que se passe-t-il là-bas ? Je me meurs de ne point le savoir. Là-bas, derrière ces arbres… Monsieur de Bochardière, ne m’entendez-vous pas bien ?… Ils ont mis la ville en feu peut-être ! Mais non, ils commenceront par les châteaux, comme toujours.

— Madame, dit l’avocat, ils s’amusent. Ils ont planté hier un beau mai sur la grande place.

— Le clergé l’a béni, murmura l’abbé de Gourio en levant les épaules.

— Je crois qu’ils appelaient cela autrefois un arbre de la liberté, reprit la marquise. N’ont-ils rien fait d’autre ? Il n’y a pas grand mal, ce me semble, jusqu’à présent.

— Non, reprit l’abbé, vraiment non, il n’y a pas de mal.

— René, vous ne jugez pas assez vite pour juger bien ! s’écria Mme de Croix-de-Vie. Et puis je vous supplie de ne jamais entrer dans mes idées, vous m’en feriez changer tout de suite. Je vous dis, moi, que tout cela est fort menaçant, je vous dis que le péril approche. Croyez-vous donc que je sois faite comme vous, qui ne voyez rien de mieux que de l’attendre ?… Elle n’acheva point. Le bruit d’un pas d’homme qui venait de résonner à l’étage supérieur, au-desus de sa tête, l’interrompit.

— Mon fils ! dit-elle d’une voix étouffée. C’est encore mon fils qui veille !


III.

C’était un pas impérieux, mais inégal, triste et ferme par moment, d’autres fois comme emporté par le choc de pensées violentes, puis fléchissant aussitôt comme sous le poids d’un corps accablé. La marquise écoutait : elle appuya ses deux mains sur son cœur, elle avait pâli, et une sorte de convulsion douloureuse agitait tous ses traits. L’âme de la mère se trahissait sur son visage et le rendait soudain plus grave et plus noble. — Mon Dieu ! murmura-t-elle, les médecins ont beau le gronder !

— C’est, dit l’abbé de Gourio, que les médecins obsèdent inutilement mon cousin, madame. Aussi ne veut-il point leur obéir.

— À la bonne heure ! s’écria M. de Bochardière, j’aime à vous voir contredire un peu Mme votre tante, monsieur l’abbé. Et d’ailleurs c’est ce qui plaît à Mme la marquise. Je veux perdre le fruit du profond dévouement de toute ma vie à votre famille, madame, si M. l’abbé n’a pas raison.

— Dites le dévouement de la moitié de votre vie, fît observer malignement l’abbé. Mon dévouement, à moi, monsieur, date du jour où je suis né. Certainement il est bien aussi profond et aussi fidèle que le vôtre. J’ai toujours aimé et respecté mon cousin Martel, qui est mon aîné ; j’ajoute… j’ajoute, madame…

— Allons, René, hâtez-vous, dit la marquise d’un ton à moitié railleur, à moitié attendri. L’assurance que vous nous donnez là n’en vaudra que mieux ; nous savons bien que vous aimez Martel. Si mon fils… si mon fils vivait !…

— Madame, murmura l’avocat, de grâce éloignez les mauvais rêves.

— Hélas ! fit-elle tout bas… Martel ne peut manquer d’arriver à un grand état dans le monde, continua-t-elle presque gaîment. Il y poussera son cousin l’abbé. Ne regardez pas toujours votre anneau, mon neveu. Nous connaissons votre rêve…

— Madame, interrompit brusquement M. de Bochardière, qui n’aimait point à voir la marquise occupée du rêve de l’abbé, disons tout, M. le marquis porte son mal en lui-même. Les médecins jamais n’y verront rien, car ils ne doivent rien savoir…

— Aveugle que vous êtes, pensez-vous cela ? interrompit-elle à son tour ; mais vous ne remarquez donc point l’air composé qu’ils prennent tous quand ils nous parlent d’un mal des nerfs ? Les nerfs ! quelle pitié ! c’est l’àme qu’ils veulent dire. Qui peut croire que sous l’effet ils n’aient pas dès longtemps cherché la cause ? Cette cause, mes amis !… Mon Dieu ! pardonnez-nous par lassitude au moins, si ce n’est par bonté…

— Madame ! dit M. de Bochardière…

— Et vous supposez que ces médecins ne savent rien ! Est-ce que les malheurs des Croix-de-Vie ne font pas depuis deux siècles le sujet d’entretien de toute la province ? Est-ce que les enfans même ne la répètent pas, cette sinistre histoire ? Nos paysans se signent quand le marquis passe. Regardez, regardez le dernier de la race maudite !…

— Madame, s’écria Lescalopier, faut-il vous rappeler la promesse que vous avez faite à ceux que vous nommez vos amis ?…

— De ne plus parler de ces choses terribles, n’est-ce pas ? De n’y plus songer même ?… Folie, pure folie que d’espérer cela… Eh bien ! oui, pourtant, oui, mon ami, j’ai promis, je tiendrai ma promesse… Ah ! Lescalopier, vous êtes trop sévère. Et si c’était votre fils !… Elle se laissa tomber dans un fauteuil, elle se tordait les mains.

— Ces médecins, murmura-t-elle, ont une curiosité barbare ; estce que je ne vois pas bien qu’ils voudraient me forcer à leur dire ?… Moi ! moi ! est-ce que je le peux ?… Mais parlez-moi donc, mes amis, que vous ai-je fait, que vous vous taisez ?

M. Lescalopier de Bochardière essuya deux larmes qui roulaient sur ses joues fleuries. Il s’agita un moment, il fit même un geste ; mais, tout avocat qu’il fût, il n’eut point le courage d’ajouter un seul mot.

— Ma tante, hasarda l’abbé, il faut chasser ces médecins.

— On dit qu’il est doux de se reporter au temps passé, reprit la marquise d’une voix presque éteinte. J’étais veuve k vingt-deux ans, avant d’être mère. Mon mariage, mon bonheur durait depuis trois mois, quand le marquis, mon mari, mon bien-aimé Martel… Ils l’ont tous porté ce nom funeste !… Mais qui me délivrera donc de cette vision épouvantable ? Cette matinée où je croyais le marquis endormi, ces cris, cette terreur qui m’environnait, ce corps inanimé, le beau visage des Croix-de-Vie broyé sur des roches !.. Et sa mère, la grande douairière que je craignais tant, froide, muette, impassible… Tout le temps que je ne fis que pleurer, elle n’essaya pas d’arrêter mes larmes ; la fièvre me prit, puis le délire, elle me veilla seule et s’enferma avec moi. L’année suivante, elle finit sa terrible vie… Ah ! je verrai sans doute ce qu’elle a vu, deux Croix-de-Vie mourir !…

— Non, non, dit Lescalopier, non, madame, vous ne le verrez point.

— Jusque dans l’agonie, reprit la marquise, quand j’étais à mon tour assise à son chevet, elle me tenait la main serrée dans la sienne à demi glacée déjà. De temps en temps elle se ranimait pour me dire : N’oubliez pas,., n’oubliez pas que c’est par accident, comme ses pères, qu’il est mort !…

— Madame, lit M. de Bochardière tout bas, vous voyez bien qu’elle le croyait.

Mais l’abbé de Gourio ne put s’empêcher de secouer la tête.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la marquise en se redressant tout à coup, il y a de cela trente-trois ans !

— Écoutez-moi, continua— t-elle. Un seul de mes parens me conseilla bien. Il me dit : Prenez l’enfant qui vient de vous naître, fuyez avec lui cette maison maudite, fuyez, changez de nom ; il faut désarmer la fatalité par un grand sacrifice. Renoncez à la gloire de porter ce beau nom de Croix-de-Vie. Que celui qui en est l’héritier l’ignore à jamais ; allez à l’autre bout du monde. Sauvez votre fils de l’horreur de cette légende, sauvez-le du vertige des souvenirs !…

— Je le sais, dit l’abbé de Gourio, c’était le baron de Lédignan, votre cousin-germain, madame.

— Ah ! M. de Lédignan était jeune, lui, c’était un cœur prompt, hardi et fort ; il n’avait point les préjugés qui tueront celui qui veille là-haut, songeant à l’horrible légende. Hélas ! comme ces mots se vérifient, le vertige des souvenirs ! Mais ce généreux conseil n’éveilla qu’un cri d’indignation parmi tous mes proches. Renoncer à porter notre nom ! n’est-il pas vrai, l’abbé, qu’il vaut mieux en mourir ? Au moins aurais-je pu m’éloigner pour un temps de cette cruelle maison, le domaine des ombres ; on me le défendit. Est-ce qu’un gentilhomme ne doit pas grandir et vivre au berceau de sa race ? Et comme je ne sentais point cela, on me demandait d’où je venais, où j’étais née. L’évêque, mon oncle, se mêla dans ce débat ; il m’assura que fuir, ce serait vouloir frauder et braver le ciel. Il fallait donc épuiser ici la colère de Dieu ! Je feignis de le croire, je me soumis. J’étais seule contre eux tous, j’avais vingt-deux ans.

— Quatre ans de plus que ma mère, fit observer l’abbé.

— Votre mère ! reprit la marquise en frappant du pied. L’abbé, vous ne serez jamais heureux ni adroit. Que de méchans souvenirs vous venez encore de me rappeler ! J’allais oublier de les compter dans mon martyre. Oui, oui, votre mère était la plus jeune, mais elle a toujours été le docteur de notre maison. Je ne suis pas étonnée qu’étant si sérieuse elle ait mis au monde un fils comme vous, qui a la lenteur et la majesté des oracles. Tenez, l’abbé, je ne vous veux point de mal, mais le souvenir m’emporte. Votre mère m’a bien fait souffrir. Elle me disait : Vous vous consolerez, ma sœur, vous oublierez vos chagrins et vos terreurs, car vous êtes frivole

— Jalousie de cadette, murmura M. de Bochardière, sans regarder l’abbé de Gourio.

— Oh ! il ne manquait point dans mon entourage de bons parens comme elle, pour trouver que je devais vivre désormais dans ce château à la façon d’une recluse dans sa cellule ou dans sa tombe ; mais où donc en aurais-je pris la force ? Il y a des malheureux enfin qui n’ont pas le goût de la solitude. Ni votre mère, ni vous, mon neveu, n’avez jamais connu le supplice de vivre des jours, des mois, des années, un demi-siècle peut-être, avec une pensée qui rampe autour de nous, qui nous épie, qui soudain nous enlace et nous dévore. Avez-vous éprouvé ce que c’est que de ne s’endormir jamais que vaincue, épuisée, de voir du sang dans ses rêves, de n’avoir qu’un fils, un seul, et de pressentir, et de craindre, et d’attendre ?… Seigneur, Seigneur, vous êtes sans pitié !… Eh bien ! non, je n’ai pas su demeurer seule, en face de moi-même, dans cette maison du destin. Je n’ai pas toujours écouté ceux qui voulaient me tenir captive là-haut, peut-être dans la chambre des Morts. J’ai reçu des hôtes, j’ai donné des fêtes dans ce sombre Croix-de-Vie. Hélas ! j’ai lu souvent que la matinée qui suit une soirée de plaisir est amère. J’ai connu, moi, dans ces lendemains-là, bien plus que de l’amertume. Il n’y a pas de mots pour rendre les vraies angoisses. Ils ne connaissent rien, ceux qui n’ont pas senti comme moi chaque matin, en s’éveillant, le froid d’un glaive qui leur perce le cœur. C’est la première pensée qui se fait jour. Lorsque j’étais encore jeune et que mon fils était un petit enfant, je me jetais hors de mon lit, je courais, folle de peur, à sa chambre. Ah ! Dieu, qui se plaît à se jouer de nos terreurs mômes, aurait bien pu devancer le terme marqué !… Je m’assurais que mon fils respirait encore. Le ciel est patient, il sait attendre ; il veut sa victime forte et mûre, et il laisse aux Croix-de-Vie l’enfance et la jeunesse. Ce que je faisais, je le fais encore, et l’on sait ici que je vais, en me levant, à la chambre du marquis… Mais alors je saisissais mon enfant dans mes bras, je l’emportais dans mon oratoire. Il m’interrogeait, il voulait savoir pourquoi mes larmes coulaient sur son visage et ce que je demandais à Dieu quand je priais. Quelle folie ! je demandais que mon fils ne grandît point, que jamais il ne devînt un homme. Et chaque année qui s’écoulait me montrait combien mes prières étaient vaines. Il grandissait, je n’osais plus pleurer devant lui, car il connaissait désormais la cause de mes pleurs. Il me disait en souriant : « Tranquillisez-vous, ma mère ; l’heure est encore loin. » Vous savez bien qu’il dit à présent que l’heure est venue Chesnel, Ghesnel, que viens-tu nous annoncer ? qu’a-t-il fait ce soir ?

Il n’a point trop songé, répondit en s’inclinant le serviteur qui venait d’entrer.

C’était bien un paysan vendéen avec ses membres noueux, sa large face sombre. Une longue patience avait pu seule transformer en un valet de noble maison ce sauvage enfant de la feuillée. Il saluait à la façon d’un arbre qui se ploie. Personne ne se souvenait de l’avoir jamais vu rire. Tout habillé de noir, portant un flambeau d’argent à la main, il s’avança sans bruit, et pourtant il semblait que le parquet eût dû s’enfoncer sous le poids énorme de ses pas. Arrivé devant la marquise : — Maintenant il dort, dit-il en levant un doigt vers le plafond.

— Il dort ?

Il m’a parlé deux fois pendant la soirée.

— Deux fois ! s’écria-t-elle ; que t’a-t-il dit ?

Il m’a demandé, repartit Chesnel, si l’on savait quelque chose de ce qui se passe là-bas, à la ville, et si madame la marquise ne se rassurait point.

Chesnel disait ainsi : madame la marquise ; — il ne disait presque jamais monsieur le marquis. — Cet il était tout dans sa bouche. Il, c’était le maître de sa vie entière, de son corps et de son cœur, le seigneur, le héros, le dieu. — Pourquoi désigner ce qui est unique ? Il, c’était lui.

— Eh bien ! dit la douairière, tu répondras à mon fils que je ne suis pas rassurée ; mes alarmes ne se dissipent pas si vite.

Il le pensait, reprit Chesnel. Il m’a donc commandé de tenir des chevaux tout prêts au point du jour. Nous allons à la ville tous les deux.

— Ah ! fit-elle en se laissant aller sur son fauteuil et en fermant à demi les yeux, c’est pour me plaire, c’est pour moi. Mais M. de Bochardière se prit à tousser. C’était une toux avertisseuse, ou tout au moins bien insinuante. La marquise tressaillit.

— Va, va, dit-elle au serviteur ; M. de Bochardière couchera ce soir au château. Bonsoir, l’abbé. Chesnel, tu diras à mon fils que je veux l’embrasser au retour, demain.

L’abbé de Gourio vint baiser la main de sa tante. Chesnel sortait en silence. M. de Bochardière, lui, reprit fièrement sa place.

— Tenez, Lescalopier, dit pourtant la douairière, j’ai bien envie de vous renvoyer comme tout le monde. Il me semble que j’aurais tant de plaisir à me trouver seule ! En ce moment, je suis heureuse.

C’est que la nouvelle de ce voyage que son fils allait entreprendre le lendemain pour lui plaire lui causait une joie si douce. Elle n’était pas accoutumée à voir le marquis s’occuper d’elle, ni de ses craintes, ni de rien de ce qui la regardait. Elle avait été pourtant la plus tendre des mères. Son fils l’aimait, elle n’en doutait point ; mais il la jugeait peut-être comme faisait autrefois sa jeune sœur, la mère de l’abbé. Chaque jour, il s’éloignait d’elle ; il croyait qu’elle ne se souvenait pas.


IV.

L’abbé de Gourio, qui s’était mis en devoir le premier de traverser le salon, serait arrivé le dernier certainement à la porte, si Chesnel ne se fût astreint respectueusement à le suivre, réglant sur ce pas indolent sa terrible allure de fils de chouan et de trappeur du Bocage. Quand ils eurent dépassé le seuil tous les deux, que la porte fut refermée, M. de Gourio se retourna. — Chesnel, dit-il, ne peut-on le voir ?

Chesnel ne répondit pas.

L’abbé au bois dormant laissa échapper le commencement d’un grand geste d’impatience et le premier monosyllabe d’une plainte, mais il n’acheva ni l’un ni l’autre, et involontairement, comme toujours, regarda sa bague. L’anneau d’or brillait d’un éclat véritablement épiscopal, à la lueur du flambeau que portait Chesnel. — Dieu lui fasse souvent la grâce de dormir ! murmura-t-il, et cependant j’aurais voulu

— Monsieur l’abbé, ne l’avez-vous pas assez entretenu hier soir ? interrompit Chesnel de sa voix sourde, où perçait alors comme une pointe aiguë d’insolence sauvage. Vous l’avez bien persuadé !… Ce matin il me disait : Mon cousin de Gourio n’aime pas le noir, Chesnel ; il faut que je mette mes amis en campagne, et que nous fassions changer la couleur de sa robe

— Monsieur Chesnel, interrompit l’abbé de Gourio en se redressant soudain de toute sa grande taille, les plaisanteries de mon cousin cessent d’être plaisantes quand elles passent par votre bouche.

— Quoi ! fit Chesnel tout bas sans s’émouvoir, voulez-vous nier qu’il ait dit cela ? Je ne vous ai point manqué, monsieur l’abbé ; je sais bien qui je suis et ce que je vous dois. Je vous ai vu tout enfant. Je vous respecte parce que vous êtes un prêtre, et je vous aime parce que vous l’aimez, lui. Me voyez-vous parler ici à un autre que vous ? Mais vous me feriez bien damner, si je n’étais si bon chrétien. Quelle question me faites-vous là, si près de cette porte ? Nos visites du soir là-haut sont un secret que nous avons réussi à garder jusqu’à présent. Est-il utile que M’" la marquise en soit informée ? Tout de suite elle deviendrait jalouse… Un pas de plus, avant de rien dire, ne vous aurait pas tant coûté.

— Tu as raison, dit l’abbé, et puisque nous ne pouvons nous rendre auprès de mon cousin, je t’invite à monter chez moi.

— Chez vous ! Mais il n’y a qu’un endroit au château dont les écouteurs n’approchent point, c’est son appartement à lui, parce qu’ils ont peur.

— Alors que me dis-tu ? balbutia l’abbé. C’est donc chez le marquis que tu me mènes ?

— Oui, dit le Vendéen d’un air sombre ; mais il dort, et c’est avec moi, s’il vous plaît, que vous causerez ce soir. Ils montèrent tous deux en silence un large escalier tournant bordé de balustres et traversèrent une première salle toute remplie de meubles poudreux et magnifiques, entassés là sans ordre ni choix, car l’incurie et le malheur se tiennent, et il y en avait plus d’un exemple à Croix-de-Vie, puis une seconde, au contraire déserte et vide, décorée seulement d’une cheminée sculpturale dont le manteau de pierre était supporté par deux figures de chevaliers armés de toutes pièces et pavée de dalles aux dessins bizarres, la salle des gardes de Robert XV. Chesnel marchait en avant cette fois ; il se retourna:l’abbé n’était plus derrière lui. La lueur du flambeau tremblait comme à l’air libre dans cette pièce immense ; Chesnel se mit à chercher son compagnon dans l’ombre ; il le découvrit enfin arrêté à droite, devant la muraille, qu’il tâtait avec la main. « C’était là, dit-il, je m’en souviens comme d’hier. » Là, autrefois il y avait une porte.

Quelques pas plus loin, Chesnel souleva une tapisserie qui masquait une autre porte; celle-là n’était point murée. — Entrez, dit le vieux serviteur en cédant le passage. Ils se trouvèrent alors dans une grande galerie percée de six fenêtres au bout de laquelle s’ouvrait une chambre ronde et assez resserrée, pratiquée dans l’épaisseur d’une tourelle. Une faible lumière y régnait, on apercevait le lit enveloppé de rideaux sombres. Chesnel fit signe à l’abbé de ne plus parler qu’à voix basse et de marcher doucement. Sur le seuil de la chambre, un chien de la plus haute taille était couché, qui se leva et vint flairer les deux visiteurs. « Silence, Magnus ! » fit Chesnel.

La robe de Magnus était blanche, d’un blanc bleuâtre pointillé de noir. À son formidable museau, à son nez rose, à ses grands yeux clairs et vagues, couleur de l’eau, on reconnaissait son origine. C’était un de ces gigantesques danois employés encore aujourd’hui dans le nord de l’Europe à chasser l’ours, race à peu près perdue chez nous et dont les descendans bâtards ne sont plus guère que des chiens de garde.

— Va, lui dit Chesnel en se penchant vers lui et en le flattant de la main, tu es beau, tu es fort, et tu es le dernier de ta race.

— J’ai peur, dit l’abbé, que ce pauvre Magnus ne soit bon qu’à rappeler à mon cousin ses chiens d’autrefois et la chasse qu’il aimait.

— Qui s’est condamné à ne plus chasser ? répliqua Chesnel en se relevant brusquement. C’est lui-même. — Mme la marquise, dix fois, l’année passée, lui avait dit : Je crains la chasse, Martel. — Et moi, est-ce que je ne la craignais pas ? Pourtant je ne disais rien.

— Hélas ! fit l’abbé, il a deviné la pensée de sa mère ; mais es-tu bien sûr qu’il dorme, Chesnel ?

— Depuis une heure ; il va s’éveiller sans doute. Chesnel posa son flambeau sur une table. L’abbé se laissa doucement aller sur un fauteuil qui était là, car il sentait bien que cette course un peu précipitée qu’il venait de faire à travers le dédale du château était longue, et puis ce fauteuil était bon, il le connaissait. La grande galerie du nord avait reçu un ameublement somptueux et commode par les soins de la marquise, lorsque, cinq ou six ans auparavant, Martel VI de Croix-de-Vie en avait fait choix pour son appartement. Bien des choses y étaient presque modernes, un riche tapis couvrait les dalles ; de précieuses consoles du style Louis XIV le plus magnifique et le plus sévère s’élevaient dans l’intervalle des croisées ; il n’y avait point d’ornemens aux murailles : rien qu’une tenture brune et une longue suite de portraits. À peine M. de Gourio était-il assis, laissant errer nonchalamment ses regards par toute la galerie, qu’une pensée soudaine lui vint qui gâta sa béatitude ; il leva les yeux, il reconnut la peinture suspendue au-dessus de sa tête, et, si peu ouvert qu’il fût aux impressions extérieures, l’abbé au bois dormant ne put s’empêcher pourtant de tressaillir.

— Pourquoi ce changement ? balbutia— t-il. Pourquoi Martel a-t-il fait traîner jusqu’ici ce fauteuil et cette table ?

Chesnel, demeuré debout, regardait le tapis.

— Monsieur l’abbé, dit-il au bout d’un instant, je voudrais savoir de vous si tout ce que l’on dit est vrai, et s’il y a encore une révolution.

— Si cela est vrai ! dit l’abbé, mais ne sais-tu pas ?…

— Je sais que j’ai entendu dire beaucoup de choses qui n’ont pas l’air de s’arranger trop bien ensemble. Chesnel a du temps pour réfléchir auprès de lui, qui rêve toujours ; mais pensez-vous que le danger soit si prochain, et que Mme la marquise ait raison d’avoir si grand’peur ?

— Je pense… répondit l’abbé, secouant la tête.

— Qu’elle a tort au moins de montrer sa peur, n’est-ce pas ? Pour cela oui ! ils sont ainsi faits les maîtres. Ils ne cesseront jamais de croire à la fidélité de ceux qui mangent leur pain. Ils ne voient point que les temps sont changés !

— Prends garde, dit M. de Gourio en souriant, tu te disais bon chrétien tout à l’heure, et tu ne sais que te méfier de tes frères…

— Que voulez-vous ! je ne suis sur que de moi. S’il s’agissait de le défendre lui ou les siens, et vous tout le premier, je sais ce que je vaux, monsieur ; vous me verriez à l’œuvre. J’ai passé de tout temps pour le meilleur tireur de la paroisse, et je ne crains rien ; quoi que vous en disiez, je ne me connais pas de péché mortel.

— Je le crois, repartit l’abbé ; mais n’es-tu pas bien près d’en commettre un, Chesnel, puisque la pensée de verser le sang ne te déchire point le cœur ?

— Bah ! dit Chesnel, je n’ai respiré que cette odeur-là toute ma vie. Mon père m’enseignait à la reconnaître dans le bois. Il me menait le long des fossés et me disait : Jean Chesnel, il y a ici des morts. Depuis, je suis entré dans cette maison, où les murs racontent des choses… Oh ! il y a des momens où moi aussi je me crois fou, monsieur l’abbé… Écoutez, reprit Chesnel, il a trente-trois ans et deux mois depuis hier !

— Oui, oui, j’ai compté les jours de cette année.

— Et pourquoi a-t-il fait placer ici ce matin, sous ce portrait, son fauteuil et sa table ? vous me le demandiez à l’instant : pourquoi ?

— Que sais-je ?

— Qui le sait ? qui peut deviner ce qu’il roule dans sa pauvre tête malade durant des journées, des nuits entières, où il ne peut dormir, où il ne parle point ? qui le sait ?

— Dieu ! murmura l’abbé,

— Dieu veuille donc le tirer d’ici ! fit Chesnel. Il m’est venu l’idée qu’il avait suscité cette révolution à cause de lui. Les bleus vont revenir…

— Il n’y a plus de bleus, dit l’abbé.

— Il y a ceux qui les remplacent. Ils s’avanceront dans la chênaie sans ordre, les rangs rompus. Est-ce qu’ils savent marcher sous le bois, dans les houx ? Oh ! nous en aurons fini avec leur avant-garde en une nuit, pourvu qu’elle ne soit pas claire ; mais le lendemain ils seront là plus nombreux. Ils marcheront sur ce château, ils le brûleront peut-être cette fois…

— Chesnel, fit l’abbé, on dirait que tu vois déjà les flammes.

— Vivent tous les saints ! Croix-de-Vie brûle : s’il ne fallait que répandre un verre d’eau de ma main pour éteindre le feu, croyez-vous que je remplirais le verre ? Quand il ne restera plus de Croix-de-Vie que les quatre murs, son toit à lui sera le ciel et sa maison la forêt. Il a le courage du roi Charlemagne, dont il descend. Vous savez bien ce qu’il a fait, n’ayant que dix-sept ans, dans la dernière guerre. Tous les villages le suivront, comme des moutons suivent leur berger. Voilà la vie qui lui convient, la fuite dans la chênaie, l’embuscade dans les buissons, le coup de feu dans les fossés…

— Chesnel, Chesnel !

— Et si ce n’est pas une belle vie, avouez du moins que ce serait une mort chrétienne…

— Chrétienne !.. — Oui, peut-être, puisqu’il mourrait pour l’église et pour la bonne cause…

— Ce fut la mort de Martel IV, son aïeul, et de celui-là nous pouvons dire : Il s’est fait tuer ! Oh ! quand nous parlons de Martel IV, l’homme de Savenay, nous avons le cœur ferme et la tête haute, nous sommes forts…

— Chesnel, reprit l’abbé, de Martel VI, mon cousin bien-aimé, nous pourrons dire mieux encore.

— Oui, fit Chesnel en lui saisissant le bras et en le serrant à le briser dans sa main de fer, il mourra dans son lit, n’est-ce pas ? Chesnel n’aura pourtant pas cette joie de voir un Croix-de-Vie mourir dans son lit, car il est bien vieux déjà, et ses os blanchiront depuis longtemps dans le cimetière de la paroisse quand l’événement arrivera !… Tenez, monsieur l’abbé, levez donc la tête. Regardez celui qui est là, devant vous, le premier Martel, celui qu’on nomme Martel le meurtrier, Martel le maudit. Toutes les fois qu’on a parlé ici d’espérance, je viens devant ce portrait, et il me semble que je le vois sourire…

— Oh ! dit l’abbé en mettant ses mains sur ses yeux, c’est un terrible visage… Et pourtant, reprit-il, n’est-ce pas toi-même qui viens tout à l’heure de porter au salon de bonnes paroles ? Tu as annoncé à la marquise une heureuse nouvelle ; il n’avait pas trop songé ce soir, il dormait ! Et demain, ne va-t-il pas avec toi à la ville ?

Chesnel leva les épaules. — Dites que c’est moi, répliqua-t-il, qui lui ai suggéré le projet d’aller à la ville. Et pourquoi ? Oh ! vous ne vous en doutez point… Tenez-vous ferme, monsieur l’abbé, ne laissez pas échapper un cri, pas un mot sur ce que je vais vous dire. C’est que demain on installe un nouveau garde-général des forêts dans le canton. Il visitera le bois de l’Étendard, qui était à nous autrefois et qui est à l’état maintenant, et pour gagner la forêt de Sainte-Marie de l’autre côté de la rivière, il pourrait passer par Croix-de-Vie…

— Eh bien ? dit l’abbé.

— Cela vous paraît chose de bien peu qu’un nouveau garde-général ; mais quand vous saurez le nom de celui-ci !… Tenez-vous ferme, monsieur l’abbé, il se nomme Lesneven… Le chien Magnus, qui était retourné à son poste sur le seuil de la chambre, se mit à pousser un gémissement sourd. — Paix, Magnus ! fit Chesnel.

— Magnus, viens près de moi, dit la voix du marquis de Croix-de-Vie dans la chambre.

L’abbé de Gourio était debout, plus pâle encore que de coutume. C’est lui qui, à son tour, s’accrochait au bras de Chesnel. — Lesneven ! lui dit-il à l’oreille. Quoi ! est-ce donc un descendant de celui…

— Que sais-je ? dit Chesnel, je n’irai point le lui demander sans doute !…

— Courbons la tête, balbutia l’abbé ; il faut admirer les voies de la Providence, même quand elles sont cruelles…

— Mais, lui demanda Chesnel en le retenant, où donc allez-vous ?

— Je voudrais sortir d’ici. Je l’avoue, je ne resterais là, sous ce portrait, pour rien au monde.

— C’est vrai, reprit Chesnel avec cette terrible ironie qui sifflait quelquefois à travers sa tristesse comme une bise moqueuse qui fait rage dans les nuits d’automne ; je conviens qu’il vaut mieux regarder cet autre portrait : c’est Martel II. Il avait bien trente-trois ans comme les autres quand il est mort. Il porte un habit de général. Ne dit-on pas qu’il a été tué à l’ennemi comme Martel IV, son petit-fils ? Pour celui-là cependant, la chose est moins sûre..

— Magnus s’agite, dit l’abbé ; mon cousin s’éveille.

— Quant à Martel III que voici, reprit l’impitoyable Chesnel, qui, tenant l’abbé par la main, le conduisait tout le long de la muraille devant ces portraits, il n’avait servi le roi que dans sa première jeunesse. Trente-trois ans aussi ! Il songeait bien alors à faire la guerre !… Bonne vie, monsieur l’abbé, mais quelle mort ! Empoisonné par sa maîtresse. La marquise Yolande, la femme de Martel Ier, était morte empoisonnée aussi… Il y a des revanches ; mais était-on bien sûr que cette pauvre fille fût coupable ? Elle n’en a pas moins été pendue.

— Chesnel, Chesnel, tu m’épouvantes…

— Qui donc va là ? dit le marquis de Croix-de-Vie. Depuis combien de temps est-ce que je dors ? Et quelle heure est-il ?

— C’est moi, mon cousin, répondit l’abbé de Gourio.

— Vous dormez depuis deux heures, dit Chesnel ; il est minuit.

— Que me voulez-vous, René ? reprit le marquis.

— Je ne vous veux rien, mon cousin ; vous savez bien que je viens souvent ici lire mes prières du soir. Vous même autrefois…

— René, ce temps-là est passé, dit le marquis, je ne prierai plus ; laissez-moi dormir…

Cependant Mme de Croix-de-Vie, demeurée au salon avec M. de Bochardière, faisait mine de l’écouter depuis une heure et l’entendait bien quelquefois. — Bon ! dit-elle en secouant la tête, voilà une belle plaidoirie !

L’avocat en resta court, jamais il n’avait poussé si loin ni si vainement l’art des propos déguisés et des insinuations caressantes ; il avait cru vraiment marcher dans un souterrain sous les pieds de la marquise, creusant et minant toujours, et surtout espérant bien qu’elle allait tomber dans le piège avec sa grâce coutumière, qui n’avait point pour lui d’égale au monde. — Mais enfin, dit-il, madame, ou vous voulez marier M. le marquis, ou vous ne le voulez point…

— Je le voudrais bien, soupira-t-elle.

— Oh ! nous sommes donc d’accord, riposta vivement M. de Bochardière. Et dans ce cas n’y a-t-il pas un premier sacrifice à faire en ce qui regarde la naissance ?

— La naissance…

— Il me semble, continua Lescalopier en baissant la voix, que M. le marquis ne doit songer qu’à une union la moins mal assortie possible.

— Plaît-il ? fit la douairière.

— Madame la marquise, reprit hardiment l’avocat, parlons net et jouons franc jeu.

— Quoi donc ! s’écria-t-elle en bondissant tout à coup sur son fauteuil ; m’en vîtes vous jamais jouer un autre ? Eh ! voilà de vilains détours, d’autant, monsieur de Lescalopier, qu’ils n’étaient point nécessaires. Je crois connaître aussi bien que vous le temps où nous sommes. Je sais qu’il n’est pas dans la province ni là-bas, à Paris, parmi les nôtres, de fille assez généreuse, peut-être bien assez hardie, pour s’aviser d’aimer et d’épouser un marquis de Croix-de-Vie. J’aurai l’honneur d’avoir été la dernière pourvue d’un si beau courage. Vous ne m’apprenez rien… Eh ! si vraiment ; qu’est-ce que je dis donc ? Vous m’apprenez qu’il est du devoir de mon fils de continuer, malgré sa répugnance, malgré la volonté de Dieu sans doute, son infortunée maison. Or pour cela il ne lui reste d’autre ressource qu’une mésalliance, et vous venez nous l’offrir !…

— Madame la marquise, dit amèrement M. de Bochardière, c’est cela peut-être ; mésalliance, soit, mais…

— Mais j’aurais pu ne pas dire le mot, interrompit en riant la marquise, dont les colères ne duraient jamais qu’un moment. Eh ! n’est-ce pas vous, Lescalopier, qui m’avez invitée tout à l’heure à parler net et à jouer…

— Franc jeu ! dit Lescalopier, qui grimaçait tant qu’il pouvait, s’imaginant qu’il fallait rire. Oui, cartes sur table ; mais je n’ai point prié madame la marquise de me les jeter à la tête…

— Je me rétracte ! s’écria Mme de Croix-de-Vie, je reconnais que j’ai l’humeur trop vive, je le regrette… Êtes-vous content ?

— Oh ! répondit humblement Lescalopier, comment ne le serais-je pas, madame, quand vous me rendez justice ? C’est bien Là ce que vous faites en ce moment. Vous ne vous arrêtez plus à mes paroles, qui ont pu être maladroites ; c’est à mon cœur, qui est à vous, c’est à mes intentions, que vous regardez…

— Vraiment ! je ne ferais point si mal, riposta la marquise, décidément égayée ; il ne peut être bien mauvais que j’y regarde à ces pures intentions dont vous parlez, ne fût-ce que pour chercher à les connaître.

— Nous avons causé longtemps d’un projet qui m’est bien cher, murmura l’avocat. La pensée en a été même acceptée plus d’une fois par vous, madame la marquise, et cela seulement paraît bien glorieux à votre serviteur. Ce projet, croyez-vous donc qu’il faille tarder encore à l’accomplir ?…

— À essayer de l’accomplir, monsieur de Bochardière.

— Sauvons M. le marquis ! s’écria l’avocat en se levant. La douairière pâlit et aussitôt fit un petit mouvement d’épaules ; elle ne savait ce qu’elle devait admirer le plus ou du dévouement bien éprouvé de Lescalopier, ou de ses ambitions si impatientes que le langage en était naïf, ou de son zèle toujours un peu maladroit. — Eh bien ! mon cher Lescalopier, dit-elle, je veux entrer un moment dans votre folie ; c’est pour vous plaire. De bonne foi, la, pensez-vous que votre fille veuille aimer le marquis ?

— Ma fille !…

— Je vous entends, mais épargnez-moi le raisonnement ordinaire des pères de famille. Mon fils a l’âme trop haute pour unir sa vie à celle d’une femme qui ne l’aimerait point.

— Ils se sont vus, je crois, tous les deux autrefois, faites-moi la grâce de vous en souvenir, madame la marquise, à la chapelle.

— Je m’en souviens, fit la douairière ; j’ai même remarqué que Mlle Violante, c’est son nom, n’est-ce pas ? ne venait plus le dimanche à la messe.

— Oh ! dit vivement Lescalopier, elle lit l’office au manoir. La marquise ne put s’empêcher de sourire. — Pour moi, reprit-elle, je l’ai vue ; il m’a été donné de l’entretenir deux ou trois fois, cette fière personne.

— C’est ce qu’elle n’a pas oublié…

— Je n’en suis pas sûre. Elle est belle, elle a un grand air d’orgueil et un je ne sais quoi avec cela qui met tous mes jugemens en déroute, qui m’est étranger, que je n’ai observé qu’en elle : c’est une beauté et un orgueil que je ne connais pas.

— Tout cela est un peu vrai, répliqua M. de Bochardière en soupirant.

Pour le coup, Mme de Croix-de-Vie éclata de rire. — Tenez, Lescalopier, dit-elle, pardonnez-moi encore ce petit moment de gaîté. Je n’ai pas de rancune au moins, confessez-le ; je prends doucement les choses. Votre mine piteuse et ce grand soupir viennent de me faire songer à tant de mauvaises excuses que vous m’avez données depuis deux ans toutes les fois que je vous engageais à me présenter votre fille : c ; Mlle Violante était souffrante ; Mlle Violante, ne pouvant se consoler de la mort de son aïeule, n’avait point le courage de rendre des visites. » Je crois, Dieu me pardonne, que Mlle Violante une fois avait pris une entorse. Vous m’avez dit cela un jour ; le lendemain, Chesnel a rencontré votre fille dans le bois. Elle n’a jamais voulu me connaître, voilà toute la vérité.

— Elle n’a pas voulu !…

— Je n’ai pas fini. Je crains bien que ce qu’il me reste à vous dire ne vous fasse l’effet d’une pierre de scandale, mon ami. Je crois que votre fille est une libérale, monsieur de Bochardière.

— Madame la marquise, fit l’avocat, mes sentimens bien connus…

— Me répondent des siens. Voilà qui s’appelle parler. À la bonne heure ! Oh ! après cela, je suis rassurée. Mon pauvre Lescalopier, vous perdez tout à fait le sens… Mais, dites-moi, votre fille a donc rencontré le marquis à l’église ? Ne vous a-t-elle rien dit de lui ?

— Elle m’a dit… Mais pardonnez-moi, madame la marquise, ma fille est un peu étrange, j’en conviens. M. le marquis était fort religieux encore en ce temps-là. Elle m’a dit qu’il avait un grand air de recueillement, qu’il était beau quand il priait.

— Ce n’est pas mon avis, fit la douairière ; je le trouvais alors cruel avoir… Mais ce n’est pas non plus ce que dit d’un homme encore si jeune une fille qui songe à l’amour, reprit-elle. Votre passion d’être des nôtres vous égare. Amenez-moi pourtant votre fille,… si elle le veut.


V.

Mlle Violante Lescalopier de Bochardière avait un point de ressemblance au moins avec la marquise de Croix-de-Vie, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais voulu connaître. Elle détestait, comme la douairière, la nature qui l’environnait et les lieux où sa destinée la faisait vivre. Bochardière n’avait jamais été qu’une mince demeure, bien qu’ayant eu titre et rang de seigneurie, précieux antécédent qui avait déterminé l’avocat Lescalopier à s’en porter l’acquéreur. C’était un bâtiment jadis fort rustique, que le progrès des âges et le nouveau cours des choses, joints aux embellissemens étranges que l’avocat imaginait tous les jours, avaient fini par rendre fort prétentieux et presque comique à voir. Le corps de logis principal n’offrait rien de plus remarquable ni de plus laid que le commun des gentilhommières dont la province est couverte ; seulement il était flanqué d’une grosse tour.

Cette pauvre tour lézardée, éventrée, découronnée par les injures du temps, était demeurée dans cet état plus d’un siècle, sans toiture, les pieds dans l’eau qu’elle regardait piteusement couler. Bochardière, dont les dépendances formaient une enclave au milieu des terres de Croix-de-Vie et qui était situé à deux petites lieues environ au sud-ouest du château, s’élevait en effet au confluent des rivières de Chênelette et de la Sèvre. Le dernier maître de la gentilhommière avait été un vieux capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, qui, retiré du service du roi, rentrant chez lui sans une obole, toisant ses ruines héréditaires, avait aperçu du premier coup d’œil le vrai parti qu’un homme de sens en pouvait tirer : il en avait fait un affut contre les canards sauvages ; mais ce grand chasseur était mort, et l’avocat était venu. Achetant cette noble masure, avec l’agrément de la douairière de Croix-de-Vie, dans la double intention de devenir son voisin et de se pouvoir faire appeler Lescalopier de Bochardière, il avait montré tout de suite d’autres visées. Lorsque la passion des grandes choses s’emparait de son âme, M. de Bochardière ne se possédait plus. Pour une bagatelle de vingt mille écus tout ronds, il réédifia la tour, pour six mille autres restaura le logis. Après cela, que pouvait-il lui en coûter pour tracer des jardins magnifiques ? Il voulut qu’on les lui dessinât à la française : ce style est le plus noble. On y voyait de longues allées bordées de charmilles aboutissant à une longue terrasse construite sur le modèle de celles de Croix-de-Vie et qui dominait la rivière. Ces charmilles avaient dix ans d’âge et quatre pieds de haut.

Combien de fois Violante ne s’était-elle point reproché l’aversion si décidée qu’elle avait pour tant de merveilles accomplies par le génie et le goût paternel ! Mais elle avait son goût particulier. Qu’y faire ? Il était fort exactement raisonné, ainsi que tous ses autres sentimens : elle comprenait donc bien qu’il ne fallait pas essayer de le vaincre ; le cacher, elle ne le pouvait. C’est qu’aussi elle ne se voyait aucun lien avec les choses qui l’entouraient ; comment eût-elle pu les aimer ? Son esprit, qui était ferme et clair, son âme, qui était droite et simple, cherchaient en vain où s’intéresser et se prendre. Elle avait été élevée avec des soins si graves, dans une atmosphère si différente, dans des régions si lointaines, que souvent, en considérant ce logis ambitieux et maussade, en noyant ses regards dans l’étendue immense de la chênaie, elle se demandait si elle n’était pas venue là d’un autre monde, et si elle n’avait pas bien le droit de s’y croire en exil.

L’odieuse tour de Bochardière se mirant lourdement dans ces eaux muettes lui causait d’indéfinissables impressions d’impatience, de révolte, de dédain ; tout cela se mêlait à de mortels regrets. Elle songeait aux belles eaux bleues du pays où elle était née, au torrent formé des pleurs de l’hiver qui bondit sur la pointe des rocs, se précipite au fond des gorges et reparaît à la clarté du ciel, toujours limpide et encoléré. Voilà le bruit qui anime ces solitudes, la rude chanson qu’on entend le soir au fond de la maison, assis devant l’âtre sans cesse allumé. Dans cette vaste demeure régnait l’aïeule, avare de sa parole austère ; c’est elle qui avait élevé Violante, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère. La maison était appendue aux flancs de la montagne, comme l’aire des aigles ; les jardins s’élevaient en gradins sur des blocs qui soutenaient la terre contre la fureur des eaux dans les grands orages. Violante connaissait un chemin à travers les roches ; elle le gravissait avec l’agilité des chevreaux dans ses promenades matinales, et une ascension d’une heure la portait au sommet. Les Alpes fermaient l’horizon ; les yeux de la jeune file se perdaient alors dans des éblouissemens de lumière et de neige.

Cinq années s’étaient écoulées depuis la mort de l’aïeule. M. de Bochardière, courant une dernière fois à l’autre extrémité de la France, vers les confins de la Suisse, en avait ramené sa fille. Violante avait donc passé cinq étés et cinq hivers, deux fois cinq siècles, dans le vilain manoir. Elle venait d’avoir vingt-quatre ans et ne les paraissait point. Elle était blonde, presque grande, si légère qu’elle produisait l’effet d’une vision, d’une apparition qui passe, la première fois qu’on la rencontrait. Elle s’en allait ordinairement battant la terre de la pointe de son talon avec un bruit sec et hardi ; elle s’avançait tête haute, et cependant on ne pouvait croire un seul instant qu’on allait avoir affaire à une amazone. Il y avait dans sa démarche quelque chose de correct, de mesuré qui dépassait la réserve, qui simulait la froideur. Sa chevelure était d’une nuance unique, ni dorée, ni cendrée, traversée plutôt de ces reflets verts qu’on voit sur les épis prêts à mûrir. Quelques-uns de ses traits étaient trop marqués peut-èti-e ; d’autres, surtout la bouche, avaient une délicatesse exquise, et l’ensemble arrivait à la beauté, une beauté sévère et mignonne, altière et pure, dont la plus grande gloire était d’être à peine visible au commun des hommes. À tous Violante apparaissait douée d’une grâce extraordinaire ; mais, pour la trouver vraiment belle, il fallait avoir surpris son âme dans ses yeux.

Ils étaient bleus, souvent un peu durs, le regard toujours droit, le sourire, — car il y a le sourire des yeux, — rapide et brillant comme un météore. La flamme s’y allumait aisément, et M. de Bochardière se troublait bien vite lorsque, dans leurs querelles journalières, sa fille, animée par l’impatience, le regardait fixement, cherchant à lire sa véritable pensée, qu’il cachait par goût et par habitude, non contente de le combattre, ardente encore à le vaincre ; leurs deux cœurs pouvaient bien se rapprocher quelquefois, mais leurs âmes demeuraient ennemies. Violante était prompte à la riposte, opiniâtre dans la dispute. L’avocat se jugeait battu dès qu’elle ajoutait le geste à la parole ; il quittait la partie quand il la voyait agiter ses petites mains avec leurs doigts semblables à des fuseaux d’ivoire, des doigts de fée, des mains d’enfant. Après ces entretiens rompus par l’orage, il arrivait à M. de Bochardière de suivre Violante des yeux à travers ses beaux jardins ; il l’épiait au tournant de ses allées, derrière ses charmilles, et il l’observait avec un mélange bien explicable d’étonnement, de remords léger et d’insurmontable crainte. Était-ce donc bien là sa fille ? Certes il la trouvait belle, lui qui était le père ; mais était-ce la beauté qu’il lui eût souhaitée ? Il la regardait de loin ; cette tournure souveraine le ravissait au moins pour un moment, et il se gonflait d’orgueil à l’idée que Violante n’avait pas un air moins noble que toutes les nobles dames de la contrée, puis aussitôt une remarque venait qui lui gâtait sa joie et lui rendait son ivresse amère. Le grand air de Violante valait bien en effet celui des grandes dames qu’il connaissait et honorait si fort ; mais ce n’était point celui-là, c’était autre chose qu’il goûtait mal, qui le blessait : c’était mieux peut-être ; pourtant ce mieux, il ne le comprenait pas. Qu’on imagine la surprise d’un avocat qui, longtemps séparé de la fille qui lui doit le jour, s’aperçoit en la revoyant au bout de dix-neuf ans qu’il a mis une Minerve au monde. Voilà ce qu’avait éprouvé M. Lescalopier de Bochardière, cinq années auparavant, quand Violante lui avait été rendue ; mais aussi pourquoi l’avait-il quittée ? C’est que M. de Bochardière avait une histoire. Heureux les pères qui n’en ont point ! Hélas ! l’avocat ne pouvait revendiquer l’honneur d’être né en Vendée, sur la terre fidèle. Il était Picard, Dieu lui pardonne ! et Dieu ne lui avait jamais fait la grâce d’effacer de sa mémoire la fâcheuse aventure qui l’avait chassé du pays natal. C’était en l’an 1815 ; nos amis les ennemis, qui venaient au nombre de douze cent mille pour nous rendre la liberté, avaient commencé par nous la prendre. Jacques Lescalopier vit un jour arriver dans la maison de son père, qui était vaste, quatre grenadiers prussiens qui s’y logèrent. Le lendemain, il eut une querelle avec le plus grand, le plus bourru, le plus altéré des quatre ; ce fut la lutte de Goliath contre David. Le miracle se renouvela, le géant mordit la poussière, et les deux Lescalopier père et fils de prendre la clef des champs. Le père se cacha dans la ville voisine, mais le fils poussa plus loin. Il emportait une somme ronde dans sa ceinture : il avait fait longuement à Paris des études de droit, il avait ses grades et diplômes, et l’on trouve à discourir dans tous les pays du monde. Il marcha, il marcha ; le fantôme du soldat de Blücher le poussait l’épée dans les reins. Jacques Lescalopier n’en cheminait pas moins, tout fier de la besogne patriotique qu’il avait faite, et il lui en coûtait de ne point s’en vanter aux passans. Arrivé sur les plateaux du Jura, il s’arrêta. Devant lui s’ouvrait une ville assez grande ; il apprit qu’elle était riche, et que tous les jeunes avocats venaient d’en être tués en défendant la frontière. Il déboucla sa ceinture, loua un logis et se fit faire une robe.

Le nouveau-venu trouva la fortune propice, mais toujours un peu moqueuse. Elle se plut tout d’abord à lui inspirer une bien généreuse action que ne démentait point sa conduite passée, mais qui devait être moins d’accord avec sa conduite future : il osa défendre devant les juges un homme qui avait refusé de tirer son chapeau à une procession. Et si cet homme-là n’avait fait que de ne point vouloir tirer son chapeau ! mais on l’accusait de bien pis. Les processions en ce temps tenaient le haut du pavé. Lescalopier dit à ce sujet de grosses vérités, qui, dix ans plus tard, n’auraient point manqué de passer dans sa bouche pour de l’ironie, et de la plus amôre, et il se fit connaître pour un hardi compagnon : le voilà classé parmi les libres penseurs. Aucune gloire alors ne lui fut refusée, pas même l’espérance et l’ombre du martyre. Le premier magistrat du lieu savait bien, quoiqu’il n’en fît pas mine, d’où venait ce Démosthènes frais émoulu des bancs de l’école ; il le manda, il le prêcha, et chacun dans la ville de s’inquiéter du sort de l’étranger, et de trembler ou de rire. C’étaient des alarmes sans raison. Qu’y avait-il donc enfin entre ces deux hommes dont l’un mandait l’autre, l’administrateur et l’administré, le maître et l’esclave ? L’épaisseur d’un Prussien mort. Le magistrat persuada l’avocat ; ce ne fut qu’un changement de rôle. Le mois suivant, quel scandale ! on vit l’avocat Lescalopier plaider pour une communauté religieuse dont la propriété était en péril. Les libres penseurs ne l’appelèrent plus que l’avocat des gens de mainmorte ; mais il s’en fallait bien que là, comme partout, les libres penseurs fussent les plus riches, conséquemment ceux qui avaient le plus de procès. Lescalopier répondit qu’il avait agi en homme sensé dans ces deux occasions contraires et qu’il tenait la balance. L’avocat picard faisait donc déjà beaucoup de bruit dans la ville montagnarde.

Il faut savoir qu’outre les grandes promesses de talent qu’il donnait, il avait de la figure, l’œil vif, les dents belles. À la maison de justice, on le nommait « notre replet et spirituel confrère. » Son esprit, naturellement subtil, entreprenant, fort prudent, fertile en bons tours et en inventions comiques, réussissait à merveille parmi ces montagnards froids et graves. Cette race superbe est bien près d’être gagnée lorsqu’elle souffre qu’on l’amuse ; avant tout, ce sont des gens positifs qui se méfient de la parole quand elle ne rend que du son. Or ceux-ci n’avaient point tardé à s’apercevoir que l’avocat Lescalopier était aussi délié que jovial et disert, qu’il avait, comme on dit, l’oreille des juges et qu’il gagnait ses procès. La faveur publique menaçait vraiment de devenir pour lui l’échelle de Jacob, le faîte s’en perdait dans les nues, et il avait monté déjà les premiers échelons. Vers ce temps, son vieux père, qui était rentré paisiblement chez lui en Picardie après les troubles, vint à mourir. Quand on apprit dans la ville que maître Lescalopier avait du bien, sa gloire ne rencontra plus d’ombres. La plus riche héritière du pays était à marier : le Picard effronté demanda sa main, il ne fut pas repoussé…

Il pensait souvent que le jour brillant de ce mariage extraordinaire n’avait pas été le plus heureux jour de sa vie : il s’en fallait bien ! Dès le lendemain, maître Lescalopier s’était aperçu qu’on l’avait fait triompher sur un calvaire. Autre chose est d’être l’hôte et le favori des montagnards, autre chose d’être leur gendre, neveu, oncle ou cousin. Oh ! la gent processive ! ne s’étaient-ils pas d’abord pâmés d’aise à l’idée de posséder un homme de loi en propre, un avocat qui fût à eux ! Pour lui, il se flattait bien de ne plus plaider leurs petites causes. L’illusion du bonheur et de la concorde fut éphémère des deux parts. — De fait, ayant rencontré par hasard une mine d’or sur ces sommets du Jura, Lescalopier l’avait vite épuisée ; il aurait voulu creuser ailleurs. Ces cimes éternelles commençaient à l’oppresser fort. Dans les premiers épanchemens de l’amour, Lescalopier fit donc part d’un grand projet à sa jeune femme. Il ne s’agissait de rien moins que d’aller chercher ailleurs, dans la plaine, un légitime accroissement de richesse et de renommée. La confidence était séduisante : qui se fût attendu aux cris, aux larmes, aux reproches de l’épousée ? La jeune femme courut à sa mère. Tout le cousinage fut bientôt debout : haro sur le traître, sur le renégat ! Dès ce moment, le héros de la veille fut l’ennemi public. Plus d’affaires, plus de procès ; à la maison, des faces de marbre. Les âmes ne sont pas toujours droites à la montagne, mais, grand Dieu ! que les visages y sont sévères ! Si l’ambition trompée qui dévorait ce cœur d’avocat comme le vautour de la fable s’avisait seulement de se trahir par un petit coup d’ailes, la femme du jeune maître, sa jolie femme elle-même, jadis si complaisante et si tendre, donnait le signal ; on levait les épaules. Et la mère, la mère hautaine, dédaigneuse, glacée, le fidèle portrait de Violante qui était encore à naître, l’aïeule enfin dont Lescalopier au bout dé vingt-cinq ans ne pouvait se rappeler sans une sueur froide l’impitoyable regard !… Quel martyre ! il avait duré toute une année ; mais au bout d’un an Mme Lescalopier était morte en mettant Violante au monde.

Il partit. Il se retrouvait libre, il allait s’éloigner pour jamais de ce clan montagnard qui l’avait humilié si fort. À la vérité, il avait perdu sa femme. Mme Lescalopier, morte à vingt ans, reposait au milieu de ces roches qu’elle avait si naïvement aimées. Le cœur de l’avocat ne pouvait être que bien triste ; il laissait l’enfant à l’aïeule. La seconde semaine, il prit son essor ; il entrevoyait l’ample moisson qu’il allait faire dans l’été de sa vie, qui approchait ; il avait devant lui le monde ouvert. À Paris, il ne s’arrêta point, il savait bien qu’à Paris il faut trop de temps pour fonder quelque chose. Venant de l’est, il allait à l’ouest, au plus loin et aussi au plus épais des affaires du jour. Là soufflait le vent du succès:honneur à celui qui avait su le recevoir en poupe ! Là, si peu de temps après le retour du roi, en 1824, dans un pays qui avait connu tout à la fois l’émigration et la guerre civile, que de curieux procès à soulever de ces cendres mal éteintes ! que de belles causes ! Et qui connaissait Lescalopier dans le Poitou ? Qui pourrait deviner en Vendée qu’il y avait eu naguère en Picardie un Prussien tué par un patriote ? Aux approches de l’Océan comme au pied des Alpes, le nouveau-venu s’empara de toutes les confiances, enleva tous les cœurs; les avocats du lieu n’eurent plus qu’à garder le silence. Vingt ans après, cet heureux Lescalopier passait partout pour un millionnaire, et il ne s’en fallait pas de cinquante mille écus que le bruit public n’eût raison. Non-seulement il avait défendu les intérêts de toute la noblesse de la province, mais il s’était mêlé, dans le triomphe comme dans les jours de revers si tôt revenus, à ses passions, à ses regrets, à ses intrigues, à ses périls même, à la dernière de ses aventures, qui avait encore été sanglante. Il avait eu le talent d’être compromis avec elle, il était des siens, et, s’efforçant de se faire semblable à elle pour lui plaire, Lescalopier était devenu de Bochardière ; hardiment il portait de sable sur un champ d’or. La douairière de Croix-de-Vie enfin l’appelait son ami.

Et maintenant il pouvait resserrer encore ces liens de fleurs qui l’attachaient à la marquise, il pouvait jeter sur le reste d’une existence si bien conduite le lustre inoui d’une alliance sans exemple dans la contrée ; il pouvait faire passer sur ce vilain nom de Lescalopier, qu’on ne prononçait plus, mais qu’on n’avait pas oublié, le reflet d’un nom presque royal et d’une couronne fleuronnée ; il pouvait enfin, lui chétif, s’élever jusqu’à la race des dieux. La douairière lui avait permis de lui présenter Violante,… si Violante y consentait…

Mais tout en s’avançant sur la route de Croix-de-Vie à Bochardière dans sa somptueuse calèche attelée de deux grands trotteurs allemands, — car la noblesse riche de la Vendée a toujours aimé les beaux chevaux et le luxe des équipages, et tout ce qu’aimait la noblesse, il l’adorait, lui, — tout en approchant de son manoir, M. de Lescalopier de Bochardière ne pouvait chasser de son esprit l’image de cette aïeule de Violante à qui Violante ressemblait si fort. Il lui semblait que cette aïeule importune le regardait comme jadis avec un insupportable mélange de pitié, de moquerie, d’indignation et de colère. Était-ce là ce qu’il devait attendre aussi de Violante quand tout à l’heure, entrant chez elle, la prenant dans ses bras comme un bon père et la baisant au front, il allait lui dire : Violante, il ne tient qu’à vous de devenir marquise de Croix-de-Vie.


VI.

Violante avait donc passé seule au manoir la journée et la soirée de la veille. Assise dans la salle basse, elle avait travaillé courageusement l’après-midi tout entière à un ouvrage de tapisserie. L’aiguille, poussée vivement dans le canevas, en sortait d’un mouvement sec, tirant après soi une longue fusée de laine ; le balancier de la grande horloge avait pendant ce temps régulièrement marqué deux secondes. La main de Mlle de Bochardière, la petite main d’enfant, agissait et vivait seule ; son corps demeurait immobile, son âme semblait ne l’être pas moins. Pourtant une légère contraction des sourcils et du front indiquait bien la nature plus que sévère des pensées qui agitaient la belle travailleuse. Ce froncement imperceptible des sourcils lui était ordinaire ; son père lui disait alors : — Prenez garde, Violante, vous allez vous creuser des rides.

Mlle de Bochardière ne tenait jamais beaucoup de compte des avertissemens paternels ; parfois il lui venait de terribles reparties au bord des lèvres : — tirez-moi de cette triste demeure, occupez mon cœur, remplissez ma vie ! — Est-ce que sa raison était faite pour se nourrir d’ambitions mesquines, de déguisemens et de chimères ? Est-ce que son âme n’était pas inquiète souvent, esseulée toujours ? est-ce qu’elle n’était pas en exil ? Mais ce qui empêchait Violante de se plaindre jamais, c’est que sa fierté n’aimait pas les plaintes. Voilà pourquoi elle se taisait toutes les fois que la vivacité cachée de son cœur ne le faisait point sortir de sa forteresse. Elle s’était ployée à l’habitude du silence et en tirait presque vanité ; elle disait tout haut qu’elle n’aimait rien tant que la solitude. Dieu savait bien ce qu’elle pensait et si cette journée qui venait de s’écouler lui avait paru longue et pesante. L’ennui l’épiait dans un coin de cette salle, il l’assaillit à l’heure où le soleil décline, et vers le soir il la posséda.

Elle jeta sa tapisserie avec colère et demeura encore un moment assise, les coudes reployés sur ses genoux et la tête dans ses mains ; puis elle quitta sa chaise. Décidément elle sentait le besoin de quelque secours étranger contre elle-même, et elle se dirigea vers une grande bibliothèque qui occupait tout un côté de la chambre ; elle s’en allait chercher là un compagnon, un allié, puisqu’elle ne pouvait ce jour-là se défendre de ses pensées toute seule. Le premier panneau vitré de la bibliothèque était entr’ouvert et lui montra l’objet favori des lectures de son père, une édition magnifiquement reliée de l’Armoriai général de France, dressé par d’Hozier, continué par La Chesnaye-des-Bois. Bien lui importait cela ! Les théories sociales et politiques de Mll Lescalopier, qui n’était point Vochardière, et qui le savait bien, auraient pu passer en tout lieu pour fort étranges et hardies, mais surtout elles étaient de nature à faire crouler les voûtes rajeunies de ce manoir, épouvantées de les entendre. C’est ce que la douairière de Croix-de-Vie avait deviné. Violante ne voulait pas entendre parler de la tradition ni des races ; elle soutenait qu’il n’y avait dans le monde que l’élite des âmes qui eussent le droit de se dire nobles, et ne croyait qu’aux êtres bien doués, aux personnes éclairées d’un rayon d’en haut, aux élus. Son père s’écriait qu’elle était détestablement républicaine et bien digne du pays où elle était née ; mais il n’osait pas toujours la combattre : la meilleure démonstration des théories de sa fille, il le sentait trop bien, c’était elle-même.

Les regards de Violante errèrent quelques instans sur les tablettes ; rien ne l’attirait, rien ne lui faisait envie, ni les mémoires du temps passé, ni les romans du temps présent, les traités de morale et les ouvrages de religion bien moins encore. Les titres seuls lui causèrent de l’impatience. À quoi bon dépasser ces portes hérissées de phrases et entrer dans ces champs de dispute ? Mlle de Bochardière aurait beaucoup aimé la lecture, si les livres qu’elle lisait ne lui avaient pas toujours paru moins simples qu’elle. Aussi faisait-elle souvent comme alors, venant auprès de cette bibliothèque et s’en détournant bientôt sans y avoir porté la main. Machinalement elle s’assit encore une fois devant le foyer vide, habitude des pays de montagne, où sans cesse la flamme pétille. Elle était déterminée enfin à se laisser vivre, à laisser plutôt la vie se poursuivre et couler autour d’elle, à la façon de cette somnolente rivière qu’elle aurait pu voir en s’approchant des croisées. — Pourtant elle se leva tout à coup, comme si quelque pensée nouvelle la visitait et lui apportait un secours qu’elle n’attendait pas.

Sa physionomie, à la fois si délicate et si froide, où les moindres impressions glissaient brillantes et pures comme des rayons dans la blancheur de la neige, avait certainement un peu changé ; sa démarche aussi n’était plus la même ; son pas, toujours ferme jusque dans la nonchalance que lui causait l’ennui, trahissait un mélange d’indécision et d’empressement singulier. Elle gravit un escalier noir et tortueux, car l’avocat Lescalopier de Bochardière n’aurait eu garde de placer son cabinet de travail ailleurs que dans sa belle tour, et c’est là qu’allait Violante. Elle entra, marcha tout droit vers un grand bureau de bois de rose et d’ébène, enrichi d’ornemens de cuivre, qui occupait le milieu de la pièce. L’objet qu’elle cherchait lui apparut, entouré d’un monceau de papiers et de notes ; elle le reconnut sans peine. C’était un large cahier relié en maroquin vert avec des coins et des fermoirs d’argent. Elle l’ouvrit. Sur le premier feuillet, M. Lescalopier de Bochardière avait écrit ces mots : Mémoires véridiques pour servir à l’histoire de la maison de Croix-de-Vie. L’avocat, ainsi qu’il le devait et que c’était juste, travaillait à cette histoire depuis dix ans.

Pourquoi la veille était-il allé trouver sa fille ce manuscrit à la main ? Pourquoi l’avait-il priée d’entendre un fragment de ce précieux ouvrage, que jamais auparavant il n’avait songé à lui faire connaître ? C’est ce souvenir qui amenait Violante dans cette tour et aussi le souvenir de l’émotion grandiose et sombre qui l’avait saisie dès les premières pages. Il lui avait alors semblé, en écoutant, qu’elle venait brusquement d’être ravie à tous les sentimens qui avaient jusque-là peuplé son âme, à celui de la liberté de l’homme. à celui de la justice d’en haut. Incroyable, funeste histoire ! qu’était-ce donc que ce monde de douleurs nouvelles, de malheurs inouis, de châtimens sans fin ? Involontairement elle regardait le ciel ; l’éclair des lames meurtrières y remplaçait les rayons, les taches de sang y tenaient lieu d’étoiles, l’air soufflait le délire, la démence, la fureur de ne plus vivre. Ils tombaient un cà un, ces orgueilleux Croix-de-Vie. Dieu frappait… Était-ce bien lui ? Dieu ! vos coups sont terribles, faut-il donc croire qu’ils sont aveugles ?… Et comme l’avocat, s’interrompant un moment dans sa lecture, avait fait remarquer à sa fille que la Providence quelquefois est bien cruelle. Violante, sans relever cette fois la tête, avait murmuré : Dites le destin.

Elle tourna le premier feuillet du livre vert. Au verso, M. de Bochardière avait pieusement dessiné et colorié de sa main l’écu des Croix-de-Vie, écartelé aux armes de Bretagne et d’Aquitaine. — Eh quoi ! ne disait-on point de l’avocat Lescalopier dans sa jeunesse qu’il avait tous les talens ? Mais Violante, il faut bien l’avouer, ne songea point à admirer les talens de son père. Ces armes de Croix-de-Vie, si simples en apparence, étaient vraiment des armes parlantes. La pièce principale seule frappa les yeux de la jeune fille ; c’était une croix de gueule sur champ d’argent. Cette croix rouge avec ses deux bras sanglans n’apparaissait-elle point là comme un frontispice fatidique ? Ainsi se dressait la grande croix de pierre à l’entrée de l’avenue qui menait au château de Robert XV ; Mlle de Bochardière tressaillit, et pourquoi ? Tous ces mouvemens que soulevaient en elle ces choses qui ne l’intéressaient point commençaient à lui paraître indiscrets, puérils même. Dans son impatience de ne pouvoir s’en défendre, elle laissa là le beau dessin de son père et courut aux pages suivantes.

L’avocat y célébrait tout d’abord les origines de l’antique maison dont il s’était fait l’historien : longs et pompeux commencemens qui ne se lassaient point de recommencer sans cesse. Violante était bien rassasiée de toute cette gloire de ses nobles voisins après la lecture de la veille. — Au sein de ces forêts mêmes, dans l’obscurité d’une terre presque vierge, cette noble race était née. Elle descendait d’un chef armoricain qui était bien la moitié d’un roi. Ce chef, ayant embrassé la vraie religion, était devenu un saint, c’est-à-dire la moitié d’un dieu. On vénérait encore Siochan de Croix-de-Vie à l’une des églises paroissiales de la ville voisine qui lui avait été dédiée. Hélas ! que d’emphase ! que d’artifices naissant comme d’eux-mêmes sous la plume d’or de l’avocat ! Mais ceux-là du moins étaient innocens encore, et Violante maintenant était bien près d’en sourire.

Rapidement elle poursuivit, embrassant d’un regard une page entière, souvent en franchissant cinquante, deux ou trois siècles d’un seul coup. Les prouesses d’un Croix-de-Yie, surnommé Taillefer, qui fendait en deux ses ennemis du double tranchant de’sa francisque, ne la touchèrent point. Un autre Croix-de-ie avait été un moment prince d’Antioche vers 1240, ayant épousé une arrière-petite-fille de ce rusé Boémond de Tarente, fils de Robert Guiscard le Normand. Un troisième commandait les derniers restes des gendarmes de Charles VIII à la bataille de Fornoue. Pendant ce temps, les Croix-de-Vie s’unissaient par mariage à des maisons royales ; ils auraient pu charger leur écu d’armes de prétention, comme tant d’autres. Violante souriait toujours. Elle allait cependant, faisant tourner les feuillets un à un sous ses doigts… Tout à coup on eût pu voir s’arrêter comme par enchantement cette main trop alerte et les yeux de Mlle de Bochardière se fixer irrésistiblement sur le passage qu’ils venaient de rencontrer. Ce qu’elle cherchait sans se l’avouer, malgré sa volonté, malgré cette fière raison même à laquelle jamais elle ne cessait d’en appeler dans ses moindres actions, ce qu’elle cherchait était là. À cet endroit du récit, à la date presque moderne de 1687, un Croix-de-Vie était né, le premier pour lequel on eût changé le nom de Siochan ou de Robert, que ses pères avaient alternativement porté, le premier qui se fût appelé Martel, le premier qui… Voici ce que disait à ce sujet le manuscrit de M. de Bochardière :

« Martel Ier fut le fruit du mariage de Robert XVIII avec une princesse de la maison de Lorraine. Les princes de Lorraine sont issus des Carlovingiens, et c’est en souvenir de cette grande origine que l’on donna à cet enfant le nom de Martel. Martel Ier, cinquième marquis de Croix-de-Vie, épousa en 1709, à l’âge de vingt-deux ans, la très haute et puissante dame Yolande de Mareuil, fille de Guillaume, baron de Parthenay-Mareuil. Dieu veut rapprocher les grands de ce monde qui sont à lui. Par ce mariage s’étaient unies deux des plus nobles races de la province. La joie y fut aussi vive que les alarmes y avaient été profondes, car les Croix-de-Vie menaçaient de s’éteindre. La complexion de Martel Ier était si faible qu’il n’avait pu au sortir de l’enfance servir le roi, comme avaient fait tous ses ancêtres ; mais dès 1710 il eut un fils. Le malheur cependant visita l’illustre maison. La marquise Yolande mourut en 1719 d’un mal mystérieux, s’il fallait en croire les sottes rumeurs qui se répandirent parmi le peuple ignorant du pays, d’une lente consomption suivant les médecins. La même année, le marquis, rendu au contraire par la grâce d’en haut à la santé et à la jeunesse, voulut secouer son chagrin et être enfin présenté à la cour. Il y fut accueilli comme devait l’être le dernier rejeton de ce vieil arbre de gloire. Qui pouvait dans tout Versailles se vanter d’une antiquité pareille à celle des Croix-de-Vie ? Martel Ier brûlait de tirer l’épée, mais le roi en ce temps-là n’avait pas de guerre. Qu’on se figure l’impatience d’un gentilhomme de qualité si haute réduit à l’oisiveté, et la douloureuse surprise d’un homme pieux au milieu de cette cour dissolue ! La morne tristesse de ses jeunes années s’empara de nouveau de ce grand cœur. M. de Croix-de-Vie quitta Versailles et se retira à Paris pour y attendre une plus heureuse fortune et les tardifs amusemens des champs de bataille, seuls dignes de son nom. On était alors en 1720, il venait d’avoir trente-trois ans. »

Violante répéta tout haut : « trente-trois ans ! » Et en même temps elle se laissa tomber dans le fauteuil de son père, devant le bureau, à la place où l’avocat s’était assis de longs jours, de longues nuits peut-être, pour écrire ces choses enveloppées de ténèbres. Le livre vert était là toujours ; mais ses yeux n’y étaient plus attachés, ils erraient au hasard dans la chambre, ils se perdaient dans l’abîme ouvert de ses pensées. Elle songeait à la sombre humeur de Martel Ier, à la marquise Yolande, à cette mort mystérieuse s’il fallait en croire les rumeurs du peuple ignorant, à cette mort d’ailleurs si bien expliquée par les médecins.

« Dieu se plaît à éprouver les siens, reprenait le manuscrit. De noires calomnies coururent bientôt sur l’existence que menait à Paris le marquis Martel. Nous ne daignerons pas les réfuter ici ; notre cœur n’est déjà rempli que de trop d’amertume à cet instant où il faut en venir à raconter la fin de ce généreux seigneur. Le marquis s’était lié, imprudemment sans doute, avec l’un de ces aventuriers hardis, habiles à porter le masque de l’honnête homme, qui de tout temps ont été nombreux dans la grande ville. Celui-ci était de bonne souche, et nous avons eu quelque peine à retrouver son nom ; il s’appelait Lesneven. Vers cette époque, M. de Croix-de-Vie, malgré sa douceur naturelle et sa religion, eut une querelle, et un combat s’ensuivit. On sait qu’il eut lieu dans la forêt de Vincennes, et que le marquis tua, bien malgré lui, son adversaire, qu’il aurait voulu ménager. Malheureusement ce jeune homme, mestre-de-camp des armées du roi, était le dernier rejeton et le chef d’une famille ducale qui s’éteignit avec lui. M. de Croix-de-Vie, réduit à se tenir caché, n’eut d’autres ressources et d’autres distractions dans sa retraite que la compagnie de ce Lesneven dont nous avons déjà parlé et qui seul en avait le secret. On sait encore que ce misérable, abusant de la confiance de son noble et aveugle ami, lui extorqua de grosses sommes qu’il jeta dans des spéculations effrénées. Paris et la France en 1720 étaient en plein système, emportés dans un tourbillon par la folie de Law et la faiblesse du régent. Il est permis de croire que, le marquis de Croix-de-Vie ayant refusé de gorger plus longtemps l’insatiable avidité de son indigne compagnon, celui-ci résolut de s’en venger. Le marquis, un matin, fut trouvé mort par son valet de chambre ; il gisait sur le plancher, baigné dans son sang, une épée plantée au travers du corps. C’était la sienne que les meurtriers lui avaient arrachée et tournée contre lui-même. Dans leur précipitation, ils avaient oublié de le dépouiller d’un gros brillant qu’il avait au doigt, et qui jadis avait été envoyé à son aïeul Robert XV par le roi d’Espagne. Cet oubli devint la source d’une odieuse fable. Le valet de chambre de Martel Ier revint au château, où le jeune fils du seigneur traîtreusement assassiné, et qui devait désormais s’appeler Martel II, était demeuré pendant l’absence de son père, sous la conduite de son gouverneur. Il rapportait le brillant ; ce magnifique joyau, suivant lui, était la preuve que son maître n’avait point eu affaire à des malfaiteurs. Le pauvre homme, égaré par l’épouvante et la douleur, osait soutenir que le marquis avait bien pu se donner la mort de sa propre main, et il racontait à ce sujet de terribles choses ; mais il fut fait de ces abominables propos une prompte justice. Le valet fut traité, ainsi qu’il le méritait, comme un imposteur, comme un fou. On l’enferma. »

On l’enferma !… Et c’est ainsi que va le monde. Les grands bâillonnent sans pitié les petits qui les accusent ; ils les écrasent sous le poids de leur grandeur même, ils les enferment ; la force, c’est la loi ! Ce fou n’avait rien révélé pourtant que ce qu’il avait vu, ce pauvre serviteur disait vrai. Qui en doutait alors dans la province ? Qui n’en était encore persuadé après cent ans ? Récit menteur, histoire complaisante, mal fardée, impuissante dans son ridicule effort ! — En vain l’auteur chargeait —il de ses aveugles imprécations la mémoire de Lesneven, qui avait arraché l’épée du marquis et l’avait tournée contre sa victime. — « Hélas ! qui peut croire cela ? » se disait Violante. Elle pensait que son père était bien à plaindre d’avoir espéré trouver dans une si faible invention le salut de sa cause !

Il s’était donc bien tué de sa main, ce sombre Croix-de-Vie ? Est-ce qu’elle ne le savait pas ? Involontairement elle se mit à refaire ce roman terrible. Sans doute le marquis s’était fait justice. Il n’avait pu supporter plus longtemps le déchirant fardeau de ses ambitions trompées et de son avidité déçue. Non, ce n’était point par la force que Lesneven lui avait extorqué ces sommes immenses qu’il jetait « dans le système. » Le marquis avait la grosse part dans « ces spéculations effrénées. » Chaque jour, Lesneven revenait en maudissant la fortune. M. de Croix-de-Vie se voyait réduit à entamer bientôt son patrimoine, à dépouiller ce voile hypocrite de piété, d’honneur et de vertu dont se tenait si bien couverte depuis dix ans son âme frénétique. Et quand son compagnon ou son complice le quittait, il demeurait seul. La pâle figure de la marquise Yolande venait alors s’asseoir près de lui, devant le foyer. « Le mystère de ma mort, lui disait-elle, le connaissez-vous ? » De l’autre côté se dressait l’ombre sanglante de ce jeune duc frappé à Vincennes. « Tu as extirpé l’arbre de ma race, disait-il ; la tienne périra de même, mais lentement, à travers les siècles, dans une succession de douleurs sans nom. » Juste plainte d’une jeunesse impitoyablement tranchée dans les premières joies de la vie, éloquente malédiction bien faite pour arriver jusqu’au ciel ! Voilà où des cœurs superstitieux auraient reconnu la source de la colère divine contre les Croix-de-Vie. La raison de Dieu, ils n’auraient point voulu la chercher ailleurs. — Violante pourtant ne pouvait être superstitieuse, et elle reprit le livre d’une main convulsive. Ce qu’elle voulait, c’était s’éclairer, se convaincre, c’était percer toutes ces obscurités, tous ces détours, pénétrer la pensée de son père sous les artifices de sa plume, qui ne lui semblaient pas innocens, ceux-là. Elle voulait s’assurer s’il n’était pas trompé lui-même par l’ardeur passionnée de son dévouement à ces Croix-de-Vie, dont il avait fait dans ce monde, et presque dans l’autre, ses maîtres et ses dieux, s’il n’était pas le jouet d’une erreur plutôt que l’artisan de tant de feintes. Elle tourna brusquement un nouveau feuillet ; mais quoi ?… rêvait-elle donc ?… Quelques lignes encore, et puis le silence. Le manuscrit n’allait pas plus loin.

« Les gens de bonne foi et de grand cœur, disait-il en finissant, pour qui cet ouvrage a été écrit, comprendront sans peine la réserve que nous avons dû nous imposer en approchant des temps présens. Nous eussions tenu encore à grand honneur de continuer l’histoire des Croix-de-Vie jusqu’à nos jours, mais il ne nous est permis que d’en exposer les élémens en quelques mots. Puissent-ils être repris plus tard par une main plus digne ! Martel II, né en 1710, lieutenant-général et chevalier des ordres du roi, périt glorieusement, comme on sait, après la bataille indécise de Dettingen, le 27 juin 1743, dans un combat isolé qui dut avoir lieu pendant la nuit. Martel III, qui vécut de 1739 à 1772, trouva en pleine paix une mort plus douloureuse. Dieu apparemment sait ce qu’il fait. La Vendée et la France entière connaissent la fin héroïque de Martel IV en 1794. Il était aussi dans sa trente-quatrième année ; il n’avait aussi qu’un fils.

« Et maintenant poursuis tes destinées, ô race de preux !… »

En bas de cette dernière page presque toute blanche, l’avocat avait encore tracé ces mots au crayon : « pour être imprimé quand il plaira à Mme la marquise douairière de Croix-de-Vie d’en donner l’ordre à son serviteur. »

Oui, tout le monde connaissait la fin de Martel IV de Croix-de-Vie, l’aïeul du marquis actuel. Il avait passé la Loire le 22 décembre 1793 sur des bateaux de pêcheurs conquis l’épée à la main après la déroute de Savenay ; il était suivi d’une centaine d’hommes, tout ce que Marceau avait laissé debout de la grande armée vendéenne. Il avait osé, l’année suivante, avec les débris qui ne voulaient pas se rendre, harceler les colonnes infernales de Thureau sur la rive gauche du fleuve. Et lorsque de ses compagnons il ne restait plus que trente, il avait poussé la témérité jusqu’à dresser une embuscade à un bataillon de bleus qui traversait la forêt de Croix-de-Vie. Ils étaient trente ; il y en eut dix-huit à qui le cœur manqua avant l’exécution de cette chose folle ; il y en eut onze qui s’enfuirent au moment où l’on entendit le pas de l’ennemi. Le marquis seul se jeta en avant et tomba percé comme un crible. Voilà cette fin héroïque. Oh ! Violante n’avait garde de l’ignorer ; son père cent fois la lui avait redite… Mais Martel III, père de Martel IV, qui avait trouvé en pleine paix une mort douloureuse ? Mais Martel II, qui n’avait point été tué pendant la bataille ?… — Eh bien ! dit-elle en jetant le livre, que m’importe ?…

Elle sortit à la hâte de cette chambre, de cette tour maussade, se disant qu’elle n’y était entrée que pour y trouver une source nouvelle d’agitation et d’inquiétude, une sotte passion qu’elle ignorait auparavant ; jamais elle n’avait rien ressenti de pareil, jamais la curiosité de l’inconnu n’avait tenu de place dans sa vie. C’est apparemment un sentiment qui ne rend point l’âme satisfaite ; un trouble étrange l’accompagne. Violante avait besoin de secouer une torpeur inexprimable qui demeurait à présent dans tout son être. D’abord elle se jura d’oublier ce qu’elle venait de lire, au moins de s’en distraire et de n’y songer de longtemps. Maintenant elle voulait respirer une libre atmosphère, contempler le ciel au-dessus de sa tête et ranimer son esprit par une marche rapide.

Elle traversa les jardins, descendit les degrés de la dernière terrasse qui menait à la berge de la Sèvre et suivit ce chemin, le seul dans les alentours qui put lui plaire, parce que, si lente que soit une rivière, tout frémit, tout s’agite sur ses bords ; le flot lui-même se meut et parle, c’est la nature animée ; le mélange de la terre et de l’eau fait une harmonie vivante. Violante s’avançait lestement, traînant, sans aucun souci dans l’herbe, avec sa grâce volontiers maladroite et toujours un peu altière, les longs plis d’une jupe de soie violette, car Mlle de Bochardière, ainsi que le lui permettait le grand bien de sa mère, dont elle était la maîtresse, était toujours très parée. Le soleil se couchait, de l’autre côté de la rivière, au milieu d’épaisses vapeurs. Il était tombé une grande ondée vers la fin du jour : les gouttes d’eau ruisselant dans le creux des feuilles roulaient de toutes parts sur le sol avec un bruit régulier ; quelques perles de ce cristal humide inondèrent soudain la chevelure de l’intrépide promeneuse. Elle leva la tête, et dans les arbres qui bordaient la rive reconnut des frênes ; elle les aimait : le frêne est aussi un arbre des montagnes ; il y croît même plus haut que le chêne, au-dessous des sapins, dans la région des grandes hêtrées.

Mais ce qui invitait surtout Mlle de Bochardière à cette promenade, ce n’étaient pas seulement ces arbres et la rivière, c’était le but où menait le chemin. Là se dressait un bloc énorme de grès jadis séparé du coteau voisin par quelque tressaillement de la terre et couvert de cent espèces de lichens aux couleurs vives et variées ; l’eau du ciel, séjournant dans les anfractuosités du sommet et coulant ensuite le long de la pierre, l’avait, en un endroit, si largement creusée, qu’on eût dit un ouvrage fait de main d’homme, car il figurait assez bien un siége. Cela s’appelait dans la contrée la chaise de la marquise, parce qu’une dame de Croix-de-Vie avait aimé, comme Violante, à venir s’y asseoir en face de la Sèvre. Et Violante souvent s’était plu à penser que cette marquise était peut-être bien comme elle une fille des Alpes en exil ; elle venait là peut-être, elle aussi, chercher un lointain souvenir de ces couchans superbes, une image effacée de ces puretés infinies de l’espace qu’on ne voit en aucun autre endroit du monde. Hélas ! ce qu’on découvrait de la chaise de la marquise, de ces humbles grès jouant les roches alpestres, comme l’if de nos jardins joue le sombre et colossal epicea de la Dôle, ce n’était pas l’immensité : c’était du moins un coin de l’espace, un pan du manteau céleste se déroulant sur une terre ouverte.

Le bois dominait la rive où Violante venait de s’asseoir, mais une route passait sur la rive opposée ; puis s’étendaient des prés, des champs, des moissons vertes, de l’herbe mûrissante et fleurie ; plus loin fuyait un horizon de coteaux où grimpaient à l’assaut les maisonnettes et les villages, et que couronnait parfois un castel. Ces ondulations, semblables aux larges vagues arrondies que l’haleine de la mer soulève dans les jours de calme, se poursuivaient, se repoussaient, se renouvelaient, devançant toujours la pensée, échappant au regard, et ces plis de terrain pressés, le crépuscule prochain, l’atmosphère ébranlée par l’orage à peine dissipé, produisaient ce lointain aérien qui a tant de charmes et que ce pays fermé connaît si peu. Quelques nuages courant au plus haut des airs, quelques étoiles timides allumant au bord des cieux leurs foyers tremblans, augmentaient encore l’effet de la perspective. Cent fois Violante avait éprouvé le tout-puissant prestige de ce site et de cette vue. D’ordinaire son cœur en était apaisé pour plus d’un jour, il retournait comme de lui-même aux douces, aux fortes et saines influences du passé ; la coupe s’emplissait du miel savoureux des fleurs de l’enfance, et Violante se reconnaissait, et elle se voyait encore immobile, charmée, dans le verger de son aïeule, aux flancs de la montagne, comme autrefois, comme au temps où cette aïeule tant aimée, tant vénérée, se plaignait que sa petite-fille vécût trop retirée, trop fortifiée en elle-même, et lui reprochait d’être trop pensive.

Pensive ! Était-il bien sûr que ce reproche tombât juste ? Parfois il arrivait à Violante de rechercher tout bas si elle avait bien toutes ces pensées qu’on lui supposait : alors elle ne trouvait au fond de son âme que paix, qu’assurance tranquille, que bonheur composé de riens ; qui le savait mieux qu’elle ? Et pourtant tout cela se mêlait si bien et produisait une harmonie intérieure si parfaite et si pure, qu’elle goûtait la plus sérieuse, la plus profonde de toutes les joies à s’en rassasier elle-même, à s’écouter, à se regarder vivre. Que ces temps étaient loin ! que tout cela avait changé depuis ces quatre années si pesantes et si vides qu’elle venait de passer au manoir !… Mais ce cruel changement, jamais Violante ne s’en était mieux aperçue que depuis deux heures, depuis cette sotte, cette stérile, cette redoutable lecture !… Elle retourna vers Bochardière. Il faisait nuit noire. Elle rentra dans sa chambre et ne trouva le sommeil qu’au matin. À peine endormie, elle s’éveilla.

Son premier mouvement fut d’aller tirer les rideaux de ses croisées. La matinée était vivifiante et belle, le ciel clair et l’air sonore ; un bruit de galop retentissait au loin sur la route qui bordait l’autre rive de la Sèvre. Mlle de Bochardière se sentait décidément curieuse depuis la veille ; mais aussi quel événement que des cavaliers sur cette route déserte, à une heure si matinale ! Et quelle occasion de considérer des êtres vivans dans ce triste paysage ! Violante soutenait de son bras nu le poids du rideau,., elle le Laissa retomber tout à coup.

L’aïeule de Mlle de Bochardière autrefois prenait souvent plaisir à frapper sa petite-fille par quelqu’un de ces chocs soudains qui forcent l’âme à sortir de sa retraite, à passer toute frémissante sur le visage ; c’est aux yeux alors qu’elle la regardait. « Qui donc soutient que vos yeux sont durs ? lui disait-elle ; on ne les connaît pas, ma fille. » Cela, en ce moment encore, l’aïeule, si elle eût vécu, si elle avait été présente, aurait pu le dire ; l’œil bleu de Violante s’était soudain agrandi, il avait pris comme une couleur nouvelle, plus sombre, plus ardente, plus tendre. La jeune fille demeurait là, blottie dans les plis du rideau, stupéfaite, épouvantée la première de l’émotion qu’elle venait de ressentir. On eût pu la voir, au bout d’un instant, répondre intérieurement à la question étrange, impérieuse, qui se posait à son esprit : pourquoi ? elle passa la main sur son front, puis fit un geste d’impatience.

Les deux cavaliers qui venaient de passer sur la route, c’était Martel VI de Croix-de-Vie et son fidèle valet Chesnel. Ils s’acheminaient vers la ville ainsi que le marquis l’avait promis à sa mère. Au même instant, la voiture de M. Lescalopier de Bochardière roula dans la cour du manoir. Violante pensa que son père avait échappé de bien bonne heure à l’hospitalité de sa frivole, hautaine et spirituelle amie, la marquise. Elle jugea qu’il s’était levé avant l’aurore pour avoir l’honneur de faire une partie de la route avec le marquis ; cette idée lui arracha un petit sourire, accompagné d’un mouvement d’épaules. Mlle de Bochardière n’était décidément qu’une libérale, comme disait Mme de Croix-de-Vie.


VII.

M. de Bochardière, ayant longuement médité dans sa voiture sur la conduite qu’il lui convenait de tenir vis-à-vis de sa fille en la revoyant après cette absence de deux jours, suivit d’abord ses résolutions à la lettre, sans s’en écarter d’une ligne. Il poussa tout droit à l’appartement de Violante, qui avait à peine eu le temps de passer une robe du matin, courut à sa fille, lui enveloppa la taille d’un de ses bras et la baisa au front ; mais, quand il fallut parler, le cœur lui manqua, et, trouvant un fauteuil à sa portée, il s’assit. C’est qu’en embrassant Violante il avait encore vu la figure de l’aïeule. La ressemblance des traits et de l’expression était parfaite, sauf pourtant que Violante était sa fille, et que son regard à elle, plus doux enfin, semblait lui dire : Je sais que vous êtes bon, mon père. Prenez garde à tant de petites passions qui vous agitent ; prenez garde à cette soif jamais assouvie d’éclat et de richesses qui vous conseille les choses mauvaises !

— Violante, balbutia-t-il, je vous ai laissée bien longtemps seule au manoir. J’espère que vous n’avez point pris d’inquiétude à cause de moi.

— Je savais que vous étiez à Croix-de-Vie, mon père. M. de Bochardière se leva. Décidément il se trouvait faible et lâche. Eh quoi ! il venait à sa fille les mains toutes pleines de titres, d’or et de grandeurs ; il pouvait faire de cette enfant maussade la plus grande dame de la contrée, et il hésitait à lui annoncer la bonne nouvelle, et il tremblait !

— Violante, reprit-il, je m’aperçois que cette vie monotone que vous menez ici ne vous apporte guère les distractions qu’on peut désirer à votre âge avec le bien que vous avez.

— Je n’en demande point d’autres, dit Violante.

— C’est le langage qui vous convient, continua l’avocat ; vous n’en pouvez tenir un différent. Pourtant, Violante, si vous m’aviez jamais dit : Mon père, je veux sortir de ce manoir, je n’en aurais pas été surpris.

— Je ne vous ai jamais dit cela, mon père.

— Tout haut, fit-il, non, sans doute ; mais tout bas combien de fois, Violante ?

— Je ne sais, dit-elle, si c’est un reproche…

— Point, point, interrompit M. de Bochardière. Nous avons eu depuis quatre ans plus d’un différend ensemble ; je ne m’en souviens pas. Violante…

— Ni moi, mon père.

— Je vous aime, reprit-il, je n’ai d’autre désir que de vous voir heureuse. Et puisque avec un naturel indépendant comme le vôtre vous ne pouvez trouver de bonheur que dans votre indépendance, c’est elle que je voudrais assurer, ma chère enfanj. Aussi je songe à vous marier.

— Voilà, dit Violante, une conclusion à laquelle je ne m’attendais point. C’est par le mariage que vous vous proposez de me rendre libre, mon père ?

— Et pourquoi non ? s’écria-t-il. Est-ce qu’il s’agit d’une alliance vulgaire ? Ce n’est point cela qu’il vous faut. Vous n’avez pas toujours les sentimens que je voudrais rencontrer en vous, ma chère Violante ; mais je vous rends justice, les mœurs bourgeoises ne sont point votre fait. Dans le mariage que je rêve pour ma chère fille, elle serait la dame et la reine. Vous resteriez la maîtresse de votre personne. Violante, et, pour peu que vous le vouliez, de votre bien ; un contrat bien fait peut toujours…

— Est-il permis de vous demander si cette alliance qui ne serait point vulgaire se présente à vous sous des traits vivans et connus ? interrompit froidement Violante. Ce mariage que vous rêvez pour moi a-t-il un nom ?

— Il en a un, répliqua-t-il, un nom étrange et magnifique ! Oh ! l’on n’en peut contester la noblesse ; elle éclate aux yeux de ceux qui le voient écrit pour la première fois. Et lorsqu’on l’entend prononcer, c’est comme une musique guerrière et sainte ;… mais ce nom, je ne vous le dirai point.

— Pourquoi ? dit Violante. Est-ce qu’il me ferait peur, mon père ?

— Peur ! fit l’avocat avec un rire forcé, non, car vous êtes une fille raisonnable et hardie, qui se soucie peu des sottises courantes. Vous n’êtes point l’amie des légendes et des fables. J’ai souvent blâmé cette disposition de votre esprit, j’avais tort. Je vous ai souvent accusée d’avoir moins d’imagination que de sens : il est pourtant vrai que l’un est bien plus rare que l’autre. C’est ce que me disait hier soir Mme la marquise de Croix-de-Vie, car nous parlions de vous ensemble. La marquise vous juge bien. Violante ; on dirait qu’elle a deviné votre caractère, deviné est le mot ici. Au reste, si Mme de Croix-de-Vie ne vous connaît pas tout à fait aussi bien qu’elle a la bonté de le souhaiter, la faute en est à vous, qui ne l’avez pas voulu.

— Oh ! repartit Violante en baissant les yeux, car elle était déterminée à ne plus regarder son père, j’en conviens : mais c’est chose faite à présent.

— Chose faite ! répéta-t-il. Eh ! vraiment tout ne serait-il point réparable, si votre sauvagerie daignait s’humaniser un peu ? Il n’y a que deux lieues de Bochardière à Croix-de-Vie.

— Il est trop tard.

— Que dites-vous ? Est-il jamais trop tard pour faire ce qui convient ? Mais si votre fierté répugne à cette démarche, qui pourrait avoir en effet des airs d’excuse, rassurez-vous donc, Violante ; Mme la marquise demande à vous voir…

— Est-ce bien elle qui le demande ? dit lentement Violante ; n’est-ce pas vous plutôt qui le lui avez demandé pour moi ?

— C’est elle, ce sera demain le marquis lui-même, c’est tout le monde, indocile enfant que vous êtes, riposta vivement M. de Bochardière en se rapprochant de sa fille. Ils veulent tous vous connaître, apprendre à vous aimer sans doute. Tout vient à vous, tout vous sourit ; mais vous demeurez là dans votre froideur ordinaire, et cette distinction avec laquelle on vous traite ne vous touche point. Je ne sais quels préjugés el quelles méfiances vous troublent l’esprit. Je crois que si le bon Dieu lui-même vous ouvrait son paradis, vous hésiteriez encore à y entrer de peur qu’il s’avisât de ne point vous faire marcher sur le pied de l’égalité avec ses anges et ses saints. Orgueil ! orgueil !…

— Vanité ! vanité ! murmura tout bas Violante.

— Écoutez-moi, reprit-il en essuyant furtivement la sueur qui commençait à couler sur son front. Ce qu’il me reste à vous dire…

— Mon père, s’écria Violante, je vous en supplie, ne me dites pas un mot de plus !

— Violante, fit-il, cherchant à l’attirer de nouveau dans ses bras, VOUS avez donc tout deviné ? Quelle fortune ! Avez-vous vu passer ce matin M. de Croix-de-Vie de l’autre côté de la rivière ? N’a-t-il point regardé vos fenêtres en passant ? Lorsqu’il reviendra ce soir…

— Prenez garde, fit Violante en le repoussant, le cheval qui le porte pourrait bien repasser sans son cavalier tout à l’heure. Le marquis a trente-trois ans, mon père !…

— Violante !…

— Et que dirait-on alors ? Que le cheval était ombrageux et qu’il l’a tué…

— Eh quoi ! balbutia M. de Bochardière, vous ajoutez foi à ces bruits du peuple, vous croyez…

— Et si cela arrivait, que deviendraient vos projets, mon père ?

— Au moins, dit l’avocat en reculant, laissez-moi parler, laissez-moi vous dire…

— Certes, reprit Violante, il vaudrait mieux que cet accident fatal auquel sont soumis tous ceux de sa maison voulût bien se faire attendre encore. Plût à Dieu qu’il n’arrivât qu’après la consommation de cette fortune éblouissante dont vous me parliez à l’instant ! Qu’importerait alors ? Votre fille serait marquise. Il y aurait deux douairières de Croix-de-Vie, et votre ambition aurait son auréole, mon père ! Vous seriez heureux, mais moi…

— Vous ! balbutia-t-il, essayant de sortir ; Violante, je vous quitte, je cède la place à votre folie.

— Oh ! dit-elle en l’arrêtant, il n’y a qu’une chose mon père, une seule chose que vous ayez oubliée dans ce beau rêve, c’est mon bonheur à moi. Si j’épousais le marquis de Croix-de-Vie, serait-ce donc tout ? Et si j’allais l’aimer ?

— Si vous l’aimiez…

— Oui, s’écria-t-elle, si je l’aimais et qu’il mourût…

Il sortit… Violante frémissait de tout son être. L’avocat pourtant aurait dû savoir que sa fille s’armait quelquefois d’une épée de feu comme les anges. Elle ne se repentait point de la justice qu’elle venait de rendre, elle pensait que les enfans mêmes ont à de certains instans le droit de châtier les pères, et cependant un torrent de larmes sèches et brûlantes jaillit de ses yeux tout à coup. Elle connaissait bien son courage, elle défiait qui que ce fût au monde de contraindre sa volonté et de réduire son âme, elle était forte, mais aussi elle se sentait femme. En ce moment, la fière et opulente Mlle de Bochardière aurait donné sa main sans regrets au premier qui fût venu la lui demander, pourvu qu’il eût le visage d’un honnête homme. L’idée lui vint de quitter le manoir, de fuir, de retourner dans son cher Jura, où les pierres mêmes se lèveraient pour la défendre. À la montagne, il y avait une maison qui était à elle, et qui depuis la mort de l’aïeule était déserte ; elle pouvait s’y enfermer parmi ses parens et ses proches, sous la garde du clan, comme disait M. de Bochardière. Ce n’était point là qu’il viendrait la chercher. Ici elle avait beau être sûre de résister et de vaincre, elle était seule. Elle voyait la persécution près de commencer, elle devinait les pièges qu’on allait lui tendre. Ces orgueilleux et durs Croix-de-Vie avaient arrêté dès longtemps leur pensée sur elle, et quatre ans durant l’avaient mûrie. Ils cherchaient l’instrument du salut de leur race, c’est elle qu’ils avaient choisie. À tout prix, ils la voulaient.

Non, tu ne l’auras point, race opiniâtre, que n’ont lassée jamais ni tes malheurs ni tes chutes ! tu ne l’auras point, race maudite ! Ces Croix-de-Vie ne savent guère quelle est cette Violante Lescalopier, sur laquelle ils ont résolu de jouer leur dernière chance d’avenir. Elle n’est point de celles dont on fait les esclaves, les résignées, les victimes. Cette frivole marquise ne s’était-elle point vantée la veille à Lescalopier d’avoir pénétré sa fille et de la connaître ? — Si elle me connaissait, pensa Violante, me rechercherait-elle ? — Ce qu’il fallait aux Croix-de-Vie, c’était quelque pensionnaire humble et douce qui n’eût point d’yeux pour voir, point de jugement pour percer ce qu’on attendait d’elle, ou bien c’était quelque romanesque fille, prenant les folles visions de son cerveau malade pour les justes désirs du cœur, prête à se dévouer à ceux que le destin frappait parce qu’elle ne savait pas ce que c’est que le destin. Ah ! si Violante avait eu de Y imagination, son père sans doute y eût fait appel pour l’amener à ses desseins. Encore en eût-elle été séduite ? N’aurait-elle pas bien su démêler le feu des intérêts dans les projets paternels ? Et cette couleur d’affaire, qui les recouvrait si mal, ne l’aurait-elle pas blessée ?…

Mais que faisait M. de Bochardière après l’orage du matin ? Elle ne le voyait pas dans ses jardins ; se cachait-il donc ? Elle s’informa, elle apprit qu’il s’était enfermé chez lui, qu’il avait donné l’ordre de lui apporter à déjeuner dans son appartement. Elle eut un sourire cruel. Pourtant elle ne voulait point le priver de ses terrasses, de ses charmilles, de toutes ces belles choses qu’il aimait. Et puisqu’il semblait décidé à se tenir prisonnier plutôt que de la rencontrer sur son passage, elle prit le parti de lui rendre la liberté en s’éloignant du manoir pendant quelques heures.

Cette fois elle n’était point d’humeur à rechercher le bord de la rivière : la chanson de l’eau lui aurait paru maussade, et d’ailleurs la rive de la Sèvre était aussi le lieu de promenade de l’avocat. Violante se dirigea vers la forêt. On touchait au milieu du jour. Le soleil était eau plus haut de sa course, mais ce disque pâle, éternellement coiffé de nuées, peut-il s’appeler le soleil ? Mlle de Bochardière marchait tantôt sur l’épaisse litière de feuilles mortes entassées par vingt automnes, tantôt au milieu des herbes grasses qui croissent aux endroits où le sol s’amollit. Parfois elle faisait de longs détours pour éviter ces terribles houx qui sont là comme le rempart intérieur de la forêt. Elle ne se hâtait point : à quoi bon ? La journée entière était à elle jusqu’aux ombres prochaines, jusqu’à l’heure où M. de Bochardière quitterait le manoir pour retourner auprès de la douairière, sa noble amie, ou tout au moins ses jardins pour rentrer dans sa chambre d’étude et y relire l’histoire des Croix-de-Vie qu’il avait écrite, se complaisant sans doute dans son œuvre, tout prêt à y ajouter une fable de plus. Comme enfin elle se trouvait un peu lasse, elle s’assit au pied d’un arbre.

Depuis une heure et plus peut-être, elle considérait machinalement à ses pieds quelques touffes de jacinthes sauvages d’un bleu sombre, les dernières fleurettes du printemps, bien rares dans ces bois stériles, lorsqu’un léger bruissement dans l’herbe lui fît redresser la tête. Une longue couleuvre glissait à quelques pas, au bord d’une ravine. Violante ne put s’empêcher de tressaillir et se leva. Elle ressentait une fatigue extrême, elle ne put se défendre aussi de sourire en se rappelant qu’elle n’avait bu ni mangé depuis la veille. — Pourquoi son père avait-il voulu déjeuner seul ce jour-là ? ne l’avait-il pas ainsi bien punie ? — Cependant elle avait beau railler : ses petits pieds étaient rompus, et des éblouissemens passaient devant ses yeux. — La pénombre flottante qui régnait sous le dôme de la forêt, ces jeux de rayons perçant ces demi-ténèbres et fuyant au loin sous la ramure confuse, augmentaient encore ce trouble physique dont elle était envahie après tant d’agitations de l’âme et de l’esprit souffertes en quelques heures. Une sorte de rapide terreur la saisit tout à coup, voyant qu’elle demeurait là, sans force, au milieu de cette solitude. Elle se mit à chercher son chemin.

Autrefois, à la montagne, on lui avait enseigné le moyen sûr de s’orienter au milieu des bois. L’hiver imprime sa trace sur les arbres, la face des troncs exposés au nord se couvre de moisissures. Violante, avec sa présence d’esprit ordinaire, se souvint de cette leçon reçue dans l’enfance et se sentit rassurée. La lèpre creusée par la bise lui apparut au flanc des chênes ; le nord était devant elle. La route indiquée devait la conduire aux abords du château de Croix-de-Vie. Elle les dépasserait bien vite ; au hameau voisin, elle devait trouver sans peine une carriole qui la ramènerait au manoir. À peine avait elle marché quelques minutes qu’elle aperçut une large ouverture dans la feuillée : c’était l’avenue du château ; mais Mlle de Bochardière n’eut garde alors de la traverser.

Deux chevaux sellés remontaient l’avenue, menés par un valet qu’elle connaissait bien pour l’avoir vu cent fois venir à Bochardière : c’était Chesnel. Violante pâlit. Est-ce que cette sanglante parole qu’elle avait jetée le matin à son père s’était réalisée ce jour même ? Est-ce que l’un de ces chevaux revenait sans son cavalier ? Mais non, le marquis de Croix-de-Vie lui apparut ; il était assis sur les degrés de la croix de pierre.

Il portait un habit de chasse, bien qu’il ne chassât plus. Toute reployée que fût sa taille en ce moment, on voyait bien qu’elle était haute et robuste. Il avait les grands traits de tous ceux de sa race, et sa chevelure blonde flottait en boucles épaisses sous son chapeau rond à forme basse, bordé d’un étroit galon d’or. Son fouet reposait à ses côtés. Il était là, assis, abîmé plutôt sur cette pierre, et il songeait.

Il revenait de la ville, il y était allé voir de près cette révolution qui faisait peur h. sa mère. Il avait rencontré une grande foule de peuple assemblé. L’envie, la haine, la colère, allumaient tous ces visages sordides à l’aspect du noble, du riche Croix-de-Vie qui passait. — Voilà le fils des chouans, disaient-ils, c’est lui qui mènera contre nous les villages. Pour lui, il n’avait rien vu, rien entendu. Que font les révolutions, les échafauds, la guerre à celui qui porte la mort dans son sein, qui n’attend le dernier coup que de lui-même ? Qu’est-ce que ces clameurs de la place publique pour celui qui écoute un si déchirant et sanglant tumulte au fond de son âme ? Qu’est-ce que les épouvantemens de la force brutale, du crime, du meurtre, de tous les aveugles instincts de la nature humaine déchaînés, pour l’homme qui ne craint rien des hommes et que se réserve le destin ?

Tout à coup le marquis se leva. Il monta d’un pas ferme les degrés du petit calvaire, et, la tête haute, les bras sur sa poitrine, demeura là, face à face avec la croix. Est-ce vous qu’il invoquait, ô Christ, le seul Dieu adoré par les hommes qui ait connu la douleur ? N’est-ce pas un défi plutôt qu’il vous jetait ?… Violante, retenant dans sa main les plis de sa robe blanche qui auraient pu la trahir, s’était dérobée derrière un arbre et regardait.

Paul Perret.