Albin Michel (p. 201-210).


XVIII

SÉRÉNITÉ


Le luxe, la gloire et l’extatique ivresse fatiguent vite.

Mon éternelle langueur, non contente d’appesantir mon corps, vint s’installer en mon frêle cerveau.

Mes joues, tour à tour roses et vives, s’apâlissaient.

Mon cœur lui-même semblait tictaquer au hasard, tantôt avec fièvre, tantôt lent désespérément.

Bref, le médecin ordinaire de Ma Personne m’ordonna bientôt un régime qui m’enchanta.

Un mois dans un petit trou bien perdu au fond de quelque province où tous les tourmenteux plaisirs de la vie de ce qu’il est convenu d’appeler le monde, ne me relanceraient pas.

Je décidai donc mon départ pour Roscoff, délicieux petit village breton sur le bord d’un golfe calme, d’un calme… et bleu, d’un bleu…

Oh ! la poésie douce et pittoresque de ce beau pays qui semble sauvage et qui est doux, inhospitalier et qui est le plus familier !

Ses vallées étroites, ses grands châteaux croulants, ses maisons de chaume, les pâtres, les troupeaux…

Grandes forêts de genêts immenses, plaines de bruyères où se dressent, fantômales, les pierres des dolmens ou des menhirs.

Bruits de vents, de flots, de roches…

Landes interminables, brouillards roses.

Chèvres grimpantes et oiseaux marins, légers…

Paysans aux longs cheveux, aux vestes brodées, aux sabots de bois, dansant avec les coiffes dans un coin d’auberge, au son de quelque biniou grimpé sur un tonneau.

Oh ! la franche et bonne poésie…

Je me rappelle les lignes que Chateaubriant, enthousiaste, écrivait sur sa terre natale.

Ou bien les vers de Brizeux :

O landes ! ô forêts ! pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne ! d’où te vient l’amour de tes enfants ?
...............................

Je m’en fus donc à Roscoff, où un petit, tout petit château m’abrita.

C’était, perché sur un rocher abrupt, le restant de quelque demeure seigneuriale, une bâtisse en pierres dures exposée aux bons vents de l’ouest tout imprégnés des senteurs marines.

Le toit était en briques rouges et de hauts vitraux éclairaient de grandes salles gothiques où, les soirs de lune, flambait un grand feu qui se reflétait dans les vagues à une longue distance.

Des barques, parfois, venaient jeter leurs filets là, — car l’eau était profonde sous les roches — et leurs chants naïfs et charmeurs emplissaient mon cœur d’une douce allégresse.

D’autres fois je m’en allais à pied par les landes et ne revenais qu’au crépuscule, alors que de grandes bandes sanglantes striaient le ciel d’azur et d’or au-dessus des collines.

Un soir, je fus ainsi surprise par l’orage. Un pâtre robuste, qui rentrait sa chèvre, m’offrit l’hospitalité sous sa hutte.

Nous nous assîmes par terre, sur une peau, et mangeant du bon fromage blanc et de la crème avec un grand morceau de pain de ménage, nous avons regardé côte à côte le ciel gris qui menaçait, tout chargé de pluie et d’éclairs.

Les yeux levés, les nerfs détendus par l’atmosphère, toute légère et reposée, souriante, j’ai passé là peut-être la meilleure heure de ma vie.

Et l’heure suivante, donc !

La pluie crépita le sol et la porte fut close.

Dans la demi-obscurité nous sommes restés en face l’un de l’autre, gênés.

L’orage nous avait fait un état nerveux à la fois délicieux et exaspérant.

Je regardai le chevrier.

C’était un gars du pays, habillé comme là-bas : gros souliers (il s’était mis pieds nus,) gros pantalon et la blouse bleue rayée de fines lignes blanches.

Son béret qu’il avait jeté ne cachait plus la tête dure et dont la peau lisse et solide laissait voir de petites taches de rousseur qui n’étaient point désagréables.

Oh ! les solides muscles, la belle poitrine qu’il devait y avoir là-dessous.

Et avec quel air de propreté, de santé, de parfum d’herbes et de vent de mer.

J’aurais presque désiré, dans ce petit coin perdu, tandis que dehors la pluie faisait rage sur les parois de la cabane, que le rustre me violât.

Mais là, sur le foin, il n’osait, sans doute.

Je sentais cependant son corps vibrer, tressaillir.

Il me regardait, hypnotisé, avec ses deux beaux yeux bleu clair.

Pour peu, et je le faisais mentalement, je lui aurais tendu la main, souri, l’encourageant :

— Viens…

Il avança tout à coup la tête.

Je reculai un peu, moins effrayée par lui que par l’idée d’avoir pensé tout haut sans le savoir.

Mais il s’arrêta.

Quelle avait été son intention ?

Avant de le quitter je lui tendis la main et je partis, l’âme joyeuse, plus joyeuse peut-être que si nous avions consommé.