Albin Michel (p. 179-188).


XVI

LA FÊTE DES FLEURS, LE TRIOMPHE


Ce mois de juin-là, j’allais être sûre de mon triomphe et de mon universelle, — eh ! oui, — renommée.

L’été s’annonçait splendide et brûlant et les boulevards éclataient de soleil sur le blanc de l’asphalte et le vert des arbres.

Les terrasses des cafés, bruyantes, regorgeaient de monde, de promeneurs, d’étrangers ou de boulevardiers en costumes d’été.

Les pantalons blancs cassaient leurs plis impeccables de coutil sur les souliers jaunes moulant les pieds sur les chaussettes de soie à petites fleurs.

Les canotiers et les panamas ou même les feutres clairs se jouaient gaiement sur les têtes épanouies d’un sourire et dont les yeux brillaient à l’égal des petites fleurs piquées d’un geste à la boutonnière.

Les gilets de couleurs vives alliées aux cravates blanches sur les chemises molles aidaient au charme, et toute la ville semblait en gaîté de soleil.

Depuis les commerçants, en bras de belle chemise blanche empesée sur le pas de leur porte, aux marmitons en cours, depuis l’employé jusqu’au sportsman ou au gendelettre affairé, tous semblaient légers, chargés de la sève nouvelle que le printemps, ce magicien, ce médecin sublime et divin, mettait dans leurs veines.

Or donc, un matin de ce juin en floraison, je reçus cet aimable billet de Lebreton :

« Chère amie,

» Vous savez le plaisir que j’ai de votre compagnie ; aussi pour la fête des fleurs après-demain, avais-je fait demander une entrée de voiture pour un de vos coupés ou le mien, afin que nous puissions passer cette journée ensemble.

» Certes, j’aurais été heureux d’avoir en ma voiture la plus jolie fleur de la fête, — ne me grondez pas, chère, pour ce compliment, — mais d’un côté mon éditeur m’appelle à télégrammes réitérés pour une affaire de toute urgence, d’un autre une migraine effroyable me force à ne pas subir un charme trop violent.

» Ci-joint, donc, avec mes excuses, le billet et quelques fleurs dont vous accepterez, pour mon pardon, le présent… »


En même temps, ma femme de chambre introduisait deux jardiniers chargés d’un monceau de ces orchidées des Indes, à taches blanches et or, dont je savais les plants rapportés par Lebreton de Bénarès, la ville sainte.

Ils me disaient qu’une voiturée de petites roses m’attendait en bas et que le cocher, aidé du valet et de leur apprenti, garnissait déjà ma victoria.

Je dis à ma femme de chambre de servir un grand verre de malaga à chacun, mais le plus osé de ces galants rustres en sabots me demanda pour toute récompense ma main à baiser, ce que je lui accordai de grand cœur.

J’avais justement ma robe toute de linon clair sur laquelle je fis coudre une garniture de petites roses encore en bouton et qui, le surlendemain, seraient dans tout leur épanouissement.

J’avoue certes avoir eu quelque impatience, mais deux jours ne sont pas si longs… et celui de la fête arriva.

Le soleil brillait d’un éclat magnifique.

Inondant d’or ma couche, il m’éveilla, tout doucement, avec une caresse enchanteresse et discrète.

Je sautai joyeusement hors de mon lit, meurtrissant même mes pieds roses sur la peau de léopard que m’avait donnée Ajax, et j’appelai ma femme de chambre, étonnée vraiment de me voir si matinale.

Il était à peine onze heures.

Il est vrai que depuis longtemps attendaient déjà, dans l’antichambre ou le petit salon, épileuse, masseurs, coiffeur, manucure, parfumeurs et marchandes à la toilette.

Je prenais mon bain toute seule et m’amusais à jeter de l’eau aux ibis de céramique qui mangeaient des grenouilles — encore ! — sur les murs.

Après un léger déjeuner, je me mis au piano où j’interprétai mes deux dernières valses : « Amour Violent » et « Grise d’Amour » ; enfin, je partais vers trois heures.

Ah ! le magnifique ensoleillement de cette avenue du Bois !

Les équipages reluisaient à neuf et les glaces envoyaient des reflets éblouissants.

Les cochers joyeux, malgré leur air guindé, agitaient légèrement leurs fouets enrubannés.

Mais Dieu ! qu’il fait chaud.

J’étais seule dans ma Victoria fleurie, les orchidées en avant, avec le cocher, moi, dans mon bain de roses.

Ce pauvre Lebreton eût eu, en effet, bien chaud et je me l’imaginais soufflant et désappointé, des rigoles de sueur « désagrégeant son fard », comme il l’écrit pour les vieilles coquettes.

Vers les portes du Bois l’encombrement des voitures, déjà serrées, augmenta et au contrôle, ce fut pis.

Là je commençai à être un peu gênée.

Sans comprendre encore que je les devais plus à ma réputation qu’à la façon dont était fleuri mon panier et même à ma beauté, je m’étonnais beaucoup des yeux braqués sur moi.

Quelques coups de chapeau me firent plaisir dans cette foule.

Enfin, je passe le guichet et me voilà dans cette grande avenue de Longchamps.