Les Sensations de Josquin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 10 (p. 863-885).
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LES SENSATIONS
DE JOSQUIN

HISTOIRE DE M. T...



Il est écrit que je ne rencontrerai jamais que des êtres singuliers, vivant en dehors des habitudes reçues, choquant les gens droits par des habitudes bizarres, choqués eux-mêmes de la rectitude d’action desdites personnes dans la société. Devrais-je me plaindre de ces rencontres ? Cependant j’en subis une influence défavorable, et je me demande souvent pourquoi la destinée me pousse sur le chemin de ces individus.

Le dernier en date qui a pris une chambre meublée dans mon cerveau était bien le locataire le plus tyrannique qui se pût voir. Aussitôt entré, il n’y a plus eu de place que pour lui. Cet importun faisait que je ne pouvais m’occuper exclusivement que de ses grimaces ; sa personnalité était tellement accentuée, que tout se rapportait à lui. Par ses angles vifs, il froissait tous ses voisins, mes propres pensées, qui, en présence d’un nouveau locataire si incommode, ont fui, Dieu sait où.

À tout instant, mon homme raisonnait, parlait, discutait, et semblait dire à mes oreilles : « Écoutez-moi. » Puis il se livrait à mille poses allanguies, marchait, s’asseyait, se relevait et disait à mes yeux : « Regardez-moi. » Cette obsession dura si longtemps que, pour me débarrasser de ce tyrannique locataire, je lui ai donné congé, c’est-à-dire qu’abandonnant travaux, plaisirs, plans commencés, je l’ai couché sur le papier. On verra si le personnage en valait la peine.

Comme j’étais de passage dans la petite ville de S…, on me conseilla d’aller visiter la galerie de tableaux du jeune T…, qui remplissait le pays du bruit de ses actions, — non pas qu’il choquât la société de l’endroit par des opinions en dehors des habitudes bourgeoises : au contraire il passait pour un homme très discret, dont on ne pouvait arracher une parole ; mais les rares individus qui avaient pu pénétrer dans sa galerie de tableaux en revenaient étourdis, ne sachant s’ils devaient s’en rapporter à leurs propres yeux.

La manie du jeune T… consistait à ne collectionner que des portraits d’après sa propre physionomie.

À l’époque où j’eus l’honneur de faire sa connaissance, il ne possédait pas moins de quarante-sept portraits de son individu ; mais les chroniqueurs de petites villes, portés à l’exagération, en accusaient trois ou quatre cents, et l’hôtelier qui me donna ces renseignemens ajouta qu’à l’âge de soixante ans, si M. T… continuait à marcher dans la même voie, il arriverait certainement à plusieurs milliers de portraits de tous les âges. La vérité est que le jeune T… faisait à peu près toutes les années un voyage à Paris, et qu’il rapportait chaque fois de nouveaux exemplaires de sa physionomie peinte à l’huile et richement encadrée.

Ce simple fait m’intéressa vivement. J’aurais du prendre immédiatement le chemin de fer et ne pas chercher à voir M. T… ; mais tout d’abord mille petits pourquoi supplians se jetèrent à mes pieds pour me prier de ne pas partir sans visiter cette galerie, afin d’avoir une idée nette de l’homme. Celui qui n’a pas la force de résister à ces pourquoi curieux se prépare dans la vie d’amères déceptions. Pour moi, malgré les nombreux tours qu’ils m’ont joués, je m’accuse de faiblesse à leur égard, et jamais je n’ai osé répondre un non bien accentué à ces fantasques questionneurs.

J’allai tirer timidement la sonnette du jeune T…, et après avoir été introduit, j’exposai le motif de ma visite.

M. T… était étendu nonchalamment sur un divan, et tout d’abord la chambre dans laquelle je fus reçu ne me sembla pas confirmer les propos qui circulaient dans la ville sur son compte. Le mobilier pouvait aller de pair avec d’honnêtes mobiliers de personnes aisées. Ce premier coup d’œil rapidement donné, je regardai l’homme en face. D’apparence normande par le blond roussâtre de la barbe et des cheveux, M. T… se faisait remarquer par un nez mince, bien dessiné et d’une certaine aristocratie ; ce nez, s’élançant avec un certain développement à partir de l’arcade sourcilière, portait ombre dans des orbites un peu creusées, au fond desquelles deux yeux bleus voilés semblaient plutôt relever de sommeil que regarder. Le teint était d’un aspect d’opale ; je ne saurais mieux le comparer, pour la transparence, qu’à une lampe de porcelaine éclairée par une veilleuse mourante sur la table de nuit d’un malade.

En regardant M. T…, l’idée d’une maladie lente plutôt que d’une convalescence venait à l’esprit : sa pose allongée sur le divan indiquait quelque rouage détendu. Il y avait dans sa personne de la jolie femme qui s’ennuie, de l’attitude d’un mystique brisé par l’extase, et de l’énervement d’une personne sensuelle. Je fus surtout frappé par un détail presque imperceptible, c’est-à-dire la courbure toute particulière du petit doigt des mains, remarquables par un allongement aristocratique. Dans la conversation surtout, ce petit doigt prenait une attitude insolite.

Ce sont là de misérables détails pour certaines personnes, mais j’en suis particulièrement frappé, et le plus souvent l’ensemble d’une physionomie ne m’apprend rien, tandis que je suis mis sur la trace d’un caractère par un trait presque insaisissable. Contrairement à la majorité des hommes qui font subir mille évolutions diverses à leurs mains pendant la conversation, M. T… employait rarement ce moyen subtil ; seulement son petit doigt prenait des courbes singulières de bec d’aigle, tandis que les autres doigts, moins mobiles, semblaient considérer ce petit confrère avec admiration. Le violoniste adroit qui a réussi, par une gymnastique particulière, à allonger considérablement son petit doigt sur la chanterelle (spectacle toujours pénible comme celui de tout effort) peut donner une idée de la main nerveuse du jeune T… Les nombreuses personnes qui ont étudié les premiers principes du piano se rappelleront quels ennuis et quelles larmes leur a coûtés dans la jeunesse le jeu particulier d’un seul doigt pendant que les autres sont condamnés à une inaction forcée sur les touches d’ivoire. En nous donnant une précieuse mobilité dans cette partie du corps, la nature a fait qu’une certaine concordance résulte du mouvement varié de la main ; il y a complète harmonie dans le jeu des doigts. Au contraire, chez M. T…, le petit doigt était en discorde avec ses camarades. Il avait des évolutions de serpent, et se livrait à de telles courbures qu’un courtisan qui salue un empereur n’arrive pas à se contorsionner davantage l’épine dorsale. Je fus d’autant plus frappé de cette singulière manière d’être, que, tout en causant avec le jeune T…, pour bien m’assurer que je ne trouvais pas extraordinaire une chose ordinaire, j’essayai de l’imiter, et je m’appliquai à faire agir mon petit doigt de la même sorte ; mais je ne réussis qu’à me donner des crispations qui de la main se répandirent par tout mon corps, et je fus certain alors, par analogie, qu’il y avait chez M. T… une sorte de surexcitation particulière qui se manifestait dans son petit doigt.

Après vingt minutes de conversation sur les arts, M. T… s’aperçut qu’il n’avait pas affaire à un profane, et m’invita gracieusement à visiter sa galerie.

On ne m’avait pas trompé. Tout en entrant dans la première salle, je me trouvai en présence d’une quinzaine de portraits de M. T…, les uns médiocres, les autres d’un bon pinceau, certains maniérés, d’autres avec des regards plongés dans l’infini. La seconde salle renfermait certaines fantaisies, telles que M. T… en habit de masque, M. T… surpris en Italie par des brigands, M. T… faisant une déclaration à une danseuse, M. T… admirant l’Océan. Un peintre avait imité l’ancienne manière, en dessinant tout au fond de son atelier un imperceptible M. T…, tandis que lui, le peintre, s’était placé tout au premier plan, à son chevalet, son rapin auprès de lui, un gros chat accroupi sur la poutre de l’atelier mansardé, et un gros chien aboyant après le chat. C’était un véritable tableau, d’autant plus comique, que le modèle qui en payait les frais y était sacrifié. Je ne sais si le peintre avait eu connaissance de l’irrespectueux chef-d’œuvre de Velasquez, qui, pour peindre un roi d’Espagne, s’avisa de le représenter tout au loin, tournant le dos au spectateur, mais reflétant sa royale figure dans une toute petite glace, tandis que les honneurs de la représentation sont pour deux horribles nains, mâle et femelle, qui jouent dans l’atelier avec un gros chien sur le devant du tableau. Toujours est-il que pour la première fois M. T… n’était guère plus grand qu’une allumette, tandis que l’artiste s’était décerné les honneurs de la grandeur naturelle.

— Un bon tableau ! dis-je pour montrer enfin quelque enthousiasme, car cette représentation d’une seule et même personne m’avait bridé la langue.

M. T… répondit par un son gémissant qui ne me donna pas la véritable clé de sa pensée, mais son petit doigt se crocha, pour ainsi dire, encore plus étrangement que de coutume. « Deux Espagnoles à leur balcon regardant passer dans la rue M. T… » me firent croire que décidément l’homme aux portraits était un modèle de fatuité dont seuls les photographes, qui exposent à chaque coin de rue leurs airs penchés, pouvaient approcher. M. T… était le Narcisse d’une civilisation qui a donné à l’homme le moyen de se mirer sur une toile à la place d’une claire fontaine. Il se trouvait le plus beau des mortels, et n’avait jamais rencontré un peintre assez adroit pour rendre sa physionomie à l’aide du pinceau. Certainement son nez, sa bouche, sa barbe, ses cheveux ou ses yeux attendaient encore un Holbein pour être décrits dans toute leur perfection. Après une demi-heure de contemplation, telle était à la grosse l’idée que je me faisais du musée de M. T…

C’est dans l’exécution de ces portraits que les peintres modernes montraient leur vulgarité et le peu de connaissance qu’ils ont de l’homme intérieur. À part quatre ou cinq toiles perdues dans la galerie, M. T… n’avait pas lieu d’être satisfait du masque dont l’avaient doué la majorité des artistes. Je ne sais vraiment ce que font les peintres de leurs yeux, car certains avaient pris leur modèle à rebours. Le jeune T… était représenté sémillant, chevaleresque, penseur, galant, spirituel, audacieux, profond, badin, les yeux vifs, sensuels, pétillans, despotiques, cruels, mourans, le geste pompeux, abattu, dominateur, colérique, charmant, tandis que le modèle ne possédait aucune de ces qualités. Même la couleur rousse de ses cheveux avait subi des transformations, comme si M. T… eût été se faire teindre chez une épileuse du Palais-Royal. Un peintre eut l’audace de représenter son modèle en jeune brun, aux allures provoquantes ; mais peut-être était-ce la volonté de M. T… !

Je croyais avoir passé en revue toute la collection, lorsque le propriétaire, d’un air mystérieux, ouvrit une porte que je n’avais pas remarquée, et m’introduisit dans une pièce à demi éclairée par un jour rougeâtre pénétrant à travers des rideaux de couleur pourpre. Cette salle recevait la lumière, comme un atelier, par le toit ; mais des stores d’une complication particulière me donnèrent à penser que j’allais assister à une exhibition intéressante. La décoration, d’un grand luxe, les murs tendus de velours, les barrières, en fer doré, qui ne permettaient pas d’approcher du tableau de plus d’un demi-mètre, certaines inscriptions dans des cartouches, faisaient de cette troisième salle une sorte de tribune imitée du musée de Florence, telle par exemple que le nouveau salon carré du Louvre.

Tout d’abord je fus frappé par un certain portrait crispé, d’une étrange peinture, qui ne pouvait venir que d’un célèbre peintre romantique dont on cite peu de portraits. Hamlet, Manfred, Faust, Lara, Olympio, se retrouvaient par quelque côté sur cette toile remarquable par de lointains rochers verts, qui donnaient une grande valeur (de ton) à la toque rouge que portait M. T…

L’illustre auteur de ce portrait, je le connais. Il est fin, spirituel, d’un commerce charmant ; homme du monde, il a su par une conduite diplomatique se faire commander d’immenses travaux qui révoltaient le goût des gens du gouvernement ; mais dans son atelier le peintre n’a jamais transigé avec son génie tourmenté : il peint ce qui lui plaît et non ce qui plaît aux autres. Incapable du moindre asservissement, pour obéir à l’idéal poétique, l’artiste n’a pas consenti plus de trois fois dans sa vie à faire un portrait. Par quelle habileté M. T… était-il arrivé à posséder son image de la main d’un homme effrayé de courber sa pensée sous la volonté d’un être étranger aux arts ? Ce fut là ce qui me donna la certitude de la force de l’idée fixe et de l’adresse qu’elle communique à ceux qui en sont possédés. Sans doute le jeune T… ne retrouvait pas sa propre ressemblance égarée au milieu de ces souvenirs de Byron, de Goethe, de Shakspeare ; mais ce n’en était pas moins un honneur que de posséder un essai de portrait du grand artiste, qui, abandonnant sa propre fantaisie, avait bien voulu descendre jusqu’à essayer de rendre l’image d’un homme ordinaire.

Je n’étais pas au bout des bizarreries peintes de la collection. Dans cette troisième salle, on voyait accrochés dix portraits qui avaient dû coûter une centaine de mille francs, car M. T… s’était adressé, pour orner sa tribune, à des maîtres de la plus grande réputation, même à des paysagistes. Ainsi l’homme qui a pour habitude d’envelopper de brumes la nature du matin et du soir, le peintre qui ne cherche que les effets de rosée, les légères vapeurs chassées par le soleil levant et les demi-jours provoqués par la fuite du soleil à l’horizon, le même dont les feuillages sont à demi estompés dans une atmosphère grise, avait abandonné un moment sa chère nature pour peindre M. T… ; mais aussi quel singulier portrait ! Des traits flottans, une physionomie analogue aux formes que dessine tout à coup un nuage qui passe, tel était M. T… interprété par le paysagiste.

Un troisième artiste avait fait de la figure du jeune homme une sorte de muraille pleine d’accidens, de petits ravins, d’excroissances, de roches, dévalions et de collines. C’étaient comme des râclemens avec les ongles, des grattures, de vieux tons rouilles, des épaisseurs de couleurs semblables à de petits tertres ; les bitumes y dominaient, et l’aspect général faisait songer au fond d’une vieille casserole. La physionomie avait quelque chose de turc ou d’albanais, et M. T… ne pouvait se plaindre du peu de travail de l’artiste, car la peine avait passé par là.

À gauche, dans un cadre splendide, se trouvait un portrait blanc et rose, joli comme une poupée de cire. C’est ainsi que se font peindre habituellement les souverains. Si la physionomie était insignifiante, la cravate blanche, la fleur à la boutonnière et le satin reluisant du drap étaient traités avec un soin sans égal. Tout était également léché et vernis dans ce portrait, et si M. T… n’eût jamais commandé que celui-là, certainement ses compatriotes n’auraient pu manquer de l’envoyer à la chambre en qualité de représentant du département.

Il y avait encore quelques portraits, mornes, gris, sans vie, d’un profil régulier, avec des contours exacts et des ameublemens dessinés comme par le compas d’un architecte : ils ne choquaient pas les habitudes reçues, et ressemblaient un peu, il est vrai, aux figures des cartes à jouer ; mais leur gravité solennelle, leur raideur donnaient au personnage représenté quelque chose d’officiel, et les bourgeois de S… ne pouvaient y trouver à redire. Malheureusement M. T… commit la maladresse de montrer à quelques personnes de la ville une certaine toile à laquelle il semblait attacher une extrême importance, à en juger par l’appareil dont il l’entourait…

Dans le fond de la galerie était une estrade à laquelle on arrivait par six marches tendues de velours noir. Sur la plate-forme, une espèce de tabernacle doré faisait croire à un autel. D’un geste, M. T… m’engagea à monter les marches, et à la singulière physionomie qu’il prit tout à coup, je me sentis saisi d’une curiosité mêlée d’angoisses. — Que puis-je voir encore ? pensais-je pendant que mon hôte faisait jouer autour d’une poulie les cordons de soie qui communiquaient aux stores de la galerie.

La lumière changea de coloration à plusieurs reprises. Les étoffes qui se déroulaient lentement sur la fenêtre du toit offraient diverses gammes tendres et affaiblies qui changeaient à chaque mètre, autant que j’en pus juger. — J’essaie mon jour, me dit d’une voix faible M. T… Après avoir déroulé des verts et des jaunes, des roses, des lilas, mon hôte s’en tint à une certaine couleur sans précision qui rappelait la cendre de cigarette. Alors il ouvrit les portes dorées du tabernacle, et j’aperçus… — Un peu plus loin, monsieur, je vous prie, me dit M. T… en me faisant un geste suppliant. — Je fis quelques pas en arrière. — Légèrement à gauche, s’il vous plaît ! reprit M. T… — Sans doute le store couleur de cendre de cigarette ne parut pas tamiser la lumière convenablement, car M. T… reprit la corde de soie, et amena une sorte de tenture d’un bleu impalpable.

C’était le portrait du Christ ! le Christ couronné d’épines !… Par un mouvement instinctif, j’allais me découvrir, lorsque mon attention s’arrêta sur un doigt crochu qui se voyait autour de la croix portée par le Christ. Ce doigt était le petit doigt de la main de M. T… En partant de ce simple fait, l’ensemble me fut révélé. M. T… s’était fait peindre en Christ ! Là devait aboutir la contemplation de sa figure. M. T… se croyait-il un nouveau Christ ? Avait-il été poussé à cette fantaisie par la couleur de sa barbe ? Était-ce un symbole que ce dernier portrait, le conclusum de la galerie ? Après la première pièce, où se trouvaient encadrées les équipées d’une folle jeunesse [M. T… faisant une déclaration à une danseuse, etc.), mon hôte en était-il arrivé à porter la croix du repentir ? Je ne sus qu’en penser, même lorsque je pus lire au fond du sanctuaire ces trois mots écrits en lettres d’or : Travail, Amour, Liberté.

— Encore une religion ! pensai-je, car ces mots étaient disposés en triangle, forme dont abusent les dieux modernes. Dès ce moment, M. T… me fut révélé. J’étais en face d’un de ces faibles cerveaux que les tourmentes sociales depuis trente ans ont encore affaiblis. Pauvres natures dans l’esprit desquelles est tombé tout à coup une graine de recherches sociales ! Vingtièmes d’intelligences qui se croient propres à comprendre de gros livres pleins de négations troublantes ! Chétifs estomacs intellectuels qui ne peuvent digérer des nourritures trop substantielles ! Cerveaux étroits sur lesquels manquent tout à la fois les bosses de l’analyse et de la synthèse ! Corps débiles qui ploient sous un fardeau trop lourd ! Combien en ai-je rencontré de ces utopistes bourgeois qui pour leur malheur ont appris à lire !

Je regardais M. T… en pensant de la sorte, et je me sentais embarrassé. Il m’était permis de dire mon opinion sur le tableau qui représentait deux Espagnoles à leur balcon regardant passer M. T… dans les rues de Madrid ; mais parler du pseudo-Christ, je ne l’osais réellement. Je craignais par un simple mot d’ouvrir les écluses du système moral et religieux inventé par M. T… Je ne sais s’il eut pitié de moi ; mais, voyant mon indifférence, il referma la porte du tabernacle et le fameux portrait disparut tout à coup. Pour cacher mon trouble et empêcher l’inventeur de religions de développer ses théories, j’affectai de revenir au portrait peint à la truelle, et je me lançai dans les discussions esthétiques de glacis, d’empâtement, de rissolement, de grattures de palette, qui sont le pont-aux-ânes des esprits superficiels. En province, je pouvais passer aux yeux de M. T… pour un ami consommé des arts, et je ne craignis pas d’empruter aux feuilletonnistes en matière de peinture les épithètes les plus truculentes qu’ils emploient avec le même enthousiasme depuis une trentaine d’années. Grâce à cette méthode facile, je pus bavarder pendant une heure sur les procédés matériels de la peinture, et j’écartai avec le plus grand soin tout ce qui touchait au sentiment intime. Je craignais d’être victime d’un dieu bavard, et j’étais tombé dans le même défaut.

Ce fut ainsi, en marchant à reculons avec précaution vers la première salle, que j’arrivai à la porte en prenant congé de M. T… le plus poliment possible. J’avais hâte de sortir de cette galerie où je me sentais mal à l’aise. Il m’est passé sous les yeux bien des tableaux ineptes, j’ai visité pour mon malheur trop de collections particulières ; mais jamais je ne me suis senti plus troublé que devant cette collection de portraits.

Heureusement la maison de M. T… donnait sur un cours planté d’ormes et de tilleuls, où j’allai chasser, en retrempant mes yeux avides de verdure, les tristes impressions de cette maudite galerie. « C’est bien la dernière fois, m’écriai-je, que je visite un amateur de tableaux ! Que de couleurs accumulées sottement sur des toiles ! A quoi bon ? » Mais comme depuis dix ans je fais le même serment, et que, semblable aux ivrognes, je retourne toujours à la peinture, je songeai aussitôt que chaque chose contient son enseignement. Tout en marchant, j’oubliai la galerie pour ne penser qu’au propriétaire.

Une petite rivière borde le cours de riches prairies s’étendent au loin et font des promenades de la ville de S… riant endroit. Dans ces prairies pâturaient de grands bœufs qui, en apercevant un promeneur, fait assez rare sans doute pour ces animaux, s’avancèrent près de la rive et me considérèrent curieusement. Je m’assis sur le gazon, de mon côté je pris plaisir à regarder ces bœufs curieux ; mais M. T… n’était pas sorti de mon cerveau. L’analyse se livrait à son mystérieux travail, sans que j’y prisse part, et bientôt M. T… allait apparaître sous un nouvel aspect, comme un acide composé dans une cornue, pendant que le chimiste, occupé ailleurs, laisse l’opération se faire tranquillement.

Je ne me charge pas d’expliquer la naissance des idées : que deviendraient les philosophes ? Je me borne à constater l’enfantement. Pendant que je croyais m’intéresser aux bœufs dans la prairie, la solution du problème s’était faite naturellement en moi sans souffrances, sans efforts, j’oserai presque dire sans pensée. La nature maladive du jeune T…, cette prodigieuse quantité de portraits me donnèrent la certitude que, tout à la fois plein de respect et d’adoration pour sa propre image, plein de défiance et de faiblesse à l’idée du rôle qu’il avait à jouer dans la société, M. T… voulait à coup sûr léguer sa physionomie aux générations futures, tout en ayant la certitude de n’être ni un grand penseur, ni un grand capitaine, ni un grand savant, ni un grand poète. Bien certainement le raisonnement suivant venait d’éclore dans sa pensée : — Je veux laisser quelque chose de moi sur la terre. Ma nature s’oppose à ce que je fasse quelque action d’éclat ; mon intelligence se refuse à une de ces grandes découvertes qui font que la mémoire d’un homme passe de bouche en bouche. Je dois commander mon portrait à l’artiste le plus éminent de mon époque, afin que son génie me serve de passeport pour l’avenir. Titien a laissé le portrait de l’homme au gant, qui peut-être, pas plus que moi, n’avait de droit à être inscrit sur le livre d’or des chefs-d’œuvre. Pourquoi ne serais-je pas l’homme au gant de ce temps-ci, et ne fournirais-je pas à un Titien moderne l’occasion de se signaler ?

Je regardai un des bœufs avec l’œil enthousiaste d’un joueur qui vient de faire sauter la banque, et il me parut que l’animal, avec sa physionomie candide, m’encourageait dans cette voie de déductions ; mais un léger obstacle devait se présenter naturellement à l’esprit de M. T… Le chef-d’œuvre du Titien moderne pouvait être détruit tout à coup dans une guerre, un pillage, un incendie ; alors le portrait disparaissait, et l’image du futur homme au gant retombait dans l’oubli. Qui prouvait que le peintre en réputation aujourd’hui serait accepté par la postérité ? Les arts sont sujets à des bouleversemens d’opinions aussi singuliers qu’un volcan. Tout à coup la flamme brille autour du nom d’un homme ; le lendemain ce ne sont que cendres. Pour trancher cette difficulté, M. T… avait résolu sans doute de commander une nombreuse quantité de portraits, et il s’était proposé ainsi un double but : 1° échapper à une destruction quelconque ; 2° se mettre en face du chevalet de tous les meilleurs artistes modernes, afin d’en rencontrer un que la postérité accueillerait inévitablement.

Je me frottai les mains et me levai joyeusement en donnant un dernier coup d’œil aux bœufs de la prairie. — Ce ne sont pas ces grosses bêtes, pensais-je, qui auraient trouvé dans leur épais cerveau une telle explication du catalogue des portraits de M. T… ! Quoique cette histoire date de quelques années, je me rappelle la surprise d’un honnête rentier de la ville qui me rencontra au détour d’une allée, pendant que je chantais un peu trop fort la solennelle chanson qui commence ainsi :

Quand la Mer-Rouge apparut
Aux yeux de Grégoire,
Aussitôt ce buveur crut
Qu’il n’avait qu’à boire…

Voilà comment on peut passer pour un ivrogne, quand l’ivresse seule causée par mes inductions faisait que je me récompensais par un petit concert personnel.

Le soir même était fixé pour mon départ, les malles faites. En rentrant à l’auberge, le premier feu de mon enthousiasme passé, les dernières bouffées d’amour-propre envolées : « Ce n’est pas tout, » pensais-je. Et un doute timide vint se greffer sur la tige de la brutale affirmation : « Peut-être ai-je sondé une des cases du cerveau de M. T… ; mais il doit se passer quelque autre phénomène à propos de ces portraits. Le mélancolique abattement de M. T… serait inexplicable s’il était au comble de ses désirs. » Et une voix me criait : « Hardi ! creuse encore, fouille toujours, ne crains pas la fatigue ! »

L’homme, de sa nature, est paresseux, et j’en suis un exemple vivant. Je me révoltai contre cette voix intérieure, donnant pour raison que certainement j’avais trouvé le réel motif qui poussa M. T… à collectionner une si nombreuse quantité de portraits. De ma visite à la galerie j’avais tiré tout ce qu’on pouvait en attendre, et je me sentais peu propre à de nouvelles inductions : quand les idées ne jaillissent pas vivement tout à coup, j’ai beau me replier sur moi-même pour en engendrer de nouvelles, je n’arrive qu’à l’abattement. Je regardais tristement mes malles prêtes pour le départ du soir, lorsque, par une résolution subite, je pris le parti de rester encore le lendemain. Une visite nouvelle au jeune T… quelque pénible qu’elle fût, pouvait me développer d’autres horizons. Je me reprochai mon impatience du matin, car j’avais pris l’homme à rebours. Ne devais-je pas le laisser causer, l’écouter en toute humilité, subir ses dissertations symboliques avec calme ? Ma lâcheté m’avait conduit à traiter des empâtements, des bitumes et des frottis, mais ce n’était pas là ma mission. — N’es-tu pas condamné par ta profession à écouter les sots ? reprit la voix intérieure. Tu n’es pas libre de faire ce qui te plaît. Pour analyser ceux qui t’entourent, tu dois devenir purement impersonnel, chasser toute sympathie comme toute antipathie, sinon tu es incapable de juger les hommes. — Allons, répondis-je, frappé de la justesse de ces conseils, je reste, et je retournerai voir la galerie, quoi qu’il m’en coûte.

Un vieux médecin original, qui aimait beaucoup les jeunes gens, ne manquait pas de les aborder avec ces mots : « Et les femmes ? et l’argent ? » Il avait supprimé l’inévitable comment vous portez-vous ? pour le remplacer par cette double question, toujours intéressante. C’est de lui que je tiens ce conseil : « Mon ami, dans toute question grave qui se présentera à votre esprit, cherchez la femme cachée dessous. » Cette indication me revint à la mémoire : j’avais oublié la femme dans l’analyse de M. T… ; mais dans la première chambre où je fus reçu, je n’avais pas aperçu le plus petit médaillon accroché à la cheminée. S’il y avait une femme, il était impossible, avec les nombreux peintres employés par M. T…, que la femme n’eût pas reçu l’aumône d’un simple portrait. Il pouvait arriver toutefois que seul M. T… se crût digne d’être couché sur la toile à peindre, et l’admiration pour sa propre image devait le conduire à un froid égoïsme.

Pour me distraire, j’allai le soir au cercle. On y jouait aux dominos, aux cartes, on causait politique, ce n’était pas là mon affaire ; tout en feuilletant les journaux accumulés sur une table, je jetai un rapide coup d’œil sur les habitués, et j’avisai dans un coin un vieillard qui prenait silencieusement une tasse de café. Il ne fumait pas, ne lisait pas, et à sa figure je compris qu’une petite conversation ne devait pas lui être désagréable. Aussi, après les premiers saluts échangés et les complimens habituels sur la beauté des environs de la petite ville, je déclinai ma profession de voyageur enthousiaste des arts, et j’arrivai à toucher un mot de la galerie de M. T… Le vieillard, en entendant ce nom, me regarda d’un certain œil malin, afin de se rendre compte de mes impressions intérieures ; mais j’eus la force de ne rien laisser paraître, et me traînai dans les lieux communs en parlant seulement de la curiosité que j’emportais de la contemplation des portraits de certains maîtres.

— Monsieur est artiste ? me dit le vieillard en voyant que je m’appesantissais sur les procédés des peintres et que ma conversation roulait plutôt sur la manutention matérielle de la peinture que sur la question psychologique.

— J’aime les tableaux, dis-je hypocritement, et il m’a été donné de vivre avec des peintres qui m’ont initié à leur langage.

— Monsieur T… vous a-t-il donné son catalogue ? reprit le vieillard.

— Quel catalogue ? dis-je en flairant une curiosité. Il n’y a pas besoin, ce me semble, de catalogue dans une galerie qui ne renferme qu’un seul et même portrait.

— Ah ! dit le vieillard, M. T… ne vous a pas fait hommage de son catalogue… Il le cache alors, mais je l’ai gardé précieusement, moi qui vous parle.

J’aurais volontiers tenté une escalade avec effraction dans la maison du vieillard pour connaître ce catalogue mystérieux, mais je continuai froidement : — Pourquoi M. T… cacherait-il ce catalogue ?

— Par un motif plus grave que vous ne le supposez.

— Ah !

— La famille de M. T…, continua le vieillard, qui ne demandait qu’à parler, n’est pas absolument enthousiaste de cette collection, qui ne semble pas avoir de fin… M. T… est maladif, d’une frêle santé, et on sait dans la ville qu’il a jeté des sommes immenses dans les ateliers de Paris pour se faire peindre… La famille craint avec juste raison que cette fantaisie ne prenne des proportions plus énormes encore. Que pourrait-on faire de tous ces portraits, si M. T… venait à mourir ? Ses parens en garderont un ou deux, je l’accorde ; mais on ne retrouvera pas aux enchères publiques la centième partie des sommes dépensées par M. T… Moi aussi, j’aime à collectionner ; j’y vais doucement… Les belles choses me tentent, mais je laisserai des pâtes-tendres que je paie cher, et qui sont malgré tout le meilleur placement de mon argent.

J’eus l’effronterie de témoigner au vieillard une vive admiration pour les porcelaines, quoique je n’y entende goutte, et il me fallut subir mille dissertations sur les produits de Sèvres, sans pouvoir ramener la conversation sur le compte de M. T… — Encore un maniaque ! pensais-je ; mais en restant dans la ville, j’avais pris une dose de patience, et j’écoutai attentivement en apparence cette nouvelle dissertation. Au bout de deux heures, à force de jeter des bâtons dans la conversation du vieillard, j’arrachai quelques lambeaux sur la vie de M. T…, et j’appris qu’il avait publié jadis une brochure si étrange sur sa galerie, que sa famille s’en était émue et avait manifesté l’intention de le faire interdire, se fondant sur certains passages bizarres de cette brochure. — Rien n’est plus tristement intéressant, dis-je, qu’une interdiction. C’est une question qui me préoccupe beaucoup.

— Monsieur est avocat ? demanda le vieillard.

— Pas précisément, j’ai étudié le droit, et entre beaucoup de questions légales, celle-ci, à mon sens, est une des plus graves. Je serais fort curieux de lire cette brochure.

— Il n’y a peut-être pas dans la ville cinq personnes qui aient conservé cet imprimé. Pour moi, homme d’ordre, je l’ai rangée dans ma bibliothèque, et je comprends maintenant pourquoi M. T… ne vous l’a pas offerte : c’est que sous le coup de cette interdiction et en connaissant le but, il aura détruit le restant des exemplaires.

— Vous croyez ?

— Certainement ; les parens seuls l’auront conservée.

— Ayant étudié profondément la question de l’interdiction, je vous avoue que je suis très curieux de lire cette brochure. Je connais l’état d’esprit de M. T… Rien dans ses idées, dans sa conversation, n’annonce un dérangement des facultés mentales ; mais l’écriture mène souvent un homme dans des sentiers capricieux, et j’aurais voulu voir si, la plume à la main, M. T… n’offrait pas de prise à ses adversaires.

Malgré ma curiosité bien évidente, le vieillard ne semblait pas disposé à me communiquer le catalogue précieux, et je n’osai lui en faire une proposition plus directe, lorsque heureusement pour moi mon interlocuteur se prononça vivement contre M. T…, en prétendant qu’il se faisait fort de faire prononcer l’interdiction rien qu’en lisant deux lignes du catalogue devant le tribunal. Par instinct, je combattis poliment cette affirmation, et je pris le parti de M. T… La discussion s’échauffa peu à peu ; mais les argumens sans preuves ne suffisaient pas. — Il est onze heures, dit le vieillard ; si vous aviez une demi-heure à me donner, je demeure à quatre pas d’ici, et je vous prouverais, pièces en main, que j’ai raison.

— Je vous donne toute la nuit, monsieur ! m’écriai-je, enthousiasmé d’être enfin sur la piste.

Je ne m’attendais pas à une nouvelle épreuve. Le vieillard qui me tenait ne lâchait pas si facilement sa proie. Il me fallut admirer l’une après l’autre toutes les porcelaines de la collection, subir la biographie de chacune des tasses, à savoir leur origine, leur provenance, le prix qu’elles avaient coûté, le taux auquel elles devaient arriver, enfin les mille manies qu’enfante la possession. À deux heures du matin seulement, nous passions dans la bibliothèque, fort en ordre. Du premier coup, le vieillard tomba sur un paquet de brochures, au milieu desquelles se trouvait le catalogue de la galerie de M. T… J’avoue que je fus pris d’un certain frémissement de joie en apercevant ce trésor, plus précieux pour moi que tous les palimpsestes du moyen âge. Je tenais mes coudes serrés au corps pour empêcher mes mains, de s’élancer en avant, car le vieillard apportait dans tous ses actes une sage lenteur. Quand il tint la brochure, il fallut chercher les lunettes, se moucher, prendre du tabac, se tasser dans le fauteuil, et divers autres incidens qui me faisaient bouillir le sang. Le vieillard avait deviné ma curiosité, et pour mieux me faire goûter l’audition du catalogue, il se mettait en scène comme un acteur consommé qui aime à faire attendre son public. Pour moi, j’aurais crié : La brochure ! comme à la Porte-Saint-Martin les gens du parterre crient : La toile ! Après une lente lecture du catalogue, que le vieillard examina d’abord à son aise, comme s’il préparait ses inflexions de voix, le traître commença par me lire diverses nomenclatures sans importance. La première salle n’avait pas offert à M. T… l’occasion de se signaler : il gardait ses effets de style pour les portraits importuns ; mais tout à coup à ces explications parfaitement claires succéda une phrase un peu trouble : — Nous y voilà, dit le vieillard, qui lut : L’exploré ne s’agitant plus, l’idée-mère appuiera nos gestes sur le fond d’un regard meilleur que n’a point fixé l’hâte ingrat.

— Oh ! m’écriai-je.

— Ceci, dit le vieillard, est une phrase tirée de la préface ; mais nous allons passer à des fragmens plus clairs.

— Je ne demande pas mieux.

— Voici ce que dit M. T… d’un de ses portraits : Le profil no 2. est très exact surtout par la localisée blonde. Il s’y révèle déjà comme expression ce que j’appellerai le croisé de la pensée.

— Voulez-vous me permettre ? dis-je en prenant la brochure ; je ne comprends pas, il faut que je lise.

M. T… analysait sa galerie tout entière : dans son portrait au fauteuil, il admirait « sans limites le double drame de l’homme et du spectacle pittoresque. La main seule d’en bas est sublime ! » s’écriait-il. Quant au portrait en Christ, voici ce qu’il en pensait : « La tête est profonde ; elle a beaucoup souffert, elle souffre encore. Une larme du sang de rédemption est prête à tomber de l’œil… » Et il ajoutait naïvement : « Le pli de la manche est inappréciable. »

À trois heures du matin, je sortis de la maison du vieillard, enchanté de mon expédition. La timidité de M. T… m’était révélée par cette menace d’interdiction qui planait sur sa tête. Un homme a commis un crime avec des complices, qui plus tard veulent le dénoncer. Il peut espérer faire taire ses complices à force d’argent, essayer de s’en débarrasser ; mais l’imprimerie est le plus redoutable des complices. La moindre feuille de papier sortant de la presse couverte de caractères noirs ne peut pas disparaître. Il se trouve toujours quelqu’un qui la possède, quand même elle n’existerait plus au dépôt légal. Le sage qui recommandait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d’émettre son opinion n’eût pas manqué de passer sept jours et sept nuits avant de confier sa pensée à la presse. Quoique M. T… trouvât sa brochure pleine de raison, en ce sens qu’elle répondait à ses sentimens personnels, néanmoins il jugea prudent de détruire le restant des exemplaires, afin que l’opinion publique ne vulgarisât pas les sentimens de ses propres parens. Possesseur d’une fortune considérable, il savait combien elle tentait ceux qui l’entouraient, et en même temps qu’il voulait conserver le libre maniement de ses revenus, il ne se souciait pas de passer comme atteint de démence auprès de ses compatriotes.

Pour moi, je ne jugeai pas l’interdiction possible malgré cette bizarre brochure. Certainement M. T… avait une fuite à un certain endroit du cerveau, surtout en ce qui touchait aux beaux-arts et à la vanité attachée à sa personnalité ; mais combien ne rencontre-t-on pas d’hommes sérieux, accomplissant régulièrement tous les devoirs de la société, qui s’enflamment pour quelques projets étranges, et semblent, par leurs illusions, échappés des Petites-Maisons ! Pour M. T…, il s’agissait de démontrer, au cas où ses parens provoqueraient une enquête, qu’il ne jetait pas dans sa collection plus que ses revenus ne le lui permettaient.

Ce fut après avoir réfléchi à ces questions complexes que je fus pris d’un vif sentiment de pitié pour M. T…, dont la tristesse, les façons inquiètes, le parler sans audace, étaient expliqués par la lutte sordide des intérêts qui s’agitaient autour de lui. Combien sont poignantes ces souffrances dans une petite ville de province, où les moindres actions sont analysées par de trop habiles chimistes ! La famille de M. T… avait de hautes relations dans le pays, et pouvait disposer de nombreuses influences. M. T… vivait à l’écart, ne voyait pas le monde : autant de motifs d’accusation. Il parlait peu, riait moins encore, et concentrait ses pensées en lui-même ; il était facile de l’accuser d’hypocondrie, de le montrer sous le joug d’une idée fixe : la galerie de portraits était écrasante, et surtout le catalogue, dont la destruction seule était de nature à témoigner contre M. T…

Je résolus d’aller lui faire une seconde visite, dans laquelle il entrait autant de sympathie que de curiosité. Le lendemain le domestique, m’ayant reconnu pour m’avoir ouvert la veille, m’introduisit sans m’annoncer dans la galerie de tableaux, où je trouvai M. T… assis dans un fauteuil, livré à ses réflexions. — Si j’étais médecin, pensais-je, je commencerais par enlever le malheureux à ces images mélancoliques, trop de fois répétées, qui ne peuvent qu’apporter du trouble dans ses idées. — Je me suis permis, monsieur, lui dis-je, de venir visiter encore une fois votre galerie avant de partir : j’ai été tellement frappé par quelques-uns de vos tableaux, que j’ai désiré les revoir, Veuillez excuser mon indiscrétion.

Un pâle sourire passa sur les lèvres de l’amateur, qui me tendit la main. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’ensemble de la galerie, je m’arrêtai devant le portrait des dames espagnoles regardant de leur balcon M. T… passer dans les rues de Madrid. — J’ai lu, dis-je, une petite notice sur ce tableau dans votre catalogue.

— Le catalogue ! s’écria-t-il, où avez-vous trouvé le catalogue ?

J’avais causé une vive émotion au pauvre homme, mais j’étais décidé à entrer en lui comme une vrille, et je ne m’arrêtai pas plus qu’un chirurgien après la première incision. — Cette notice est fort intéressante, monsieur, et je vous en fais mon compliment ; elle m’a servi à pénétrer plus avant dans le sens intime de votre collection.

— Qui vous a fait tenir ce catalogue ? dit M. T… en se levant tout à coup ; là, ne me le cachez pas, monsieur, j’ai beaucoup d’ennemis, beaucoup, beaucoup.

— Je les connais, on m’a tout appris ; mais ne croyez pas que la personne qui m’a communiqué cette brochure vous veuille du mal : une simple curiosité de ma part a amené un habitué du cercle, un homme aimable, à me faire lire le texte explicatif que vous avez rédigé d’après votre galerie.

— Quel est cet homme ? comment est-il, je vous prie ?

Quand j’eus décrit le vieillard et parlé de sa collection de porcelaines, M. T… respira plus librement. — Je sais qui vous voulez dire, reprit-il, et les difficultés ne viendront pas de ce côté, mais j’espérais qu’il ne restait plus trace de ma brochure.

— Je ne la trouve pas si dangereuse que vous le croyez, monsieur ; chassez donc ces inquiétudes qui sont trop nettement accusées sur votre front.

— Vous a-t-on donné quelques détails sur la lutte qui me sépare de ma famille ?

— Je la connais, et je la déplore.

— J’en ai souffert un moment, mais vraiment ces tourmens ne sont pas les seuls ; ceux-là, il était facile de les dompter. Il en est d’autres, ajouta M. T… en se couvrant la figure de sa main gauche. Partez-vous aujourd’hui pour Paris ? reprit-il en changeant de conversation.

— Oui, monsieur, répondis-je surpris.

— Je vous écoutais hier pendant que vous parliez peinture, vous êtes un homme compétent ; on voit que vous avez beaucoup vu, beaucoup comparé ; les combinaisons de la palette vous sont connues, vous raisonnez comme un habile marchand de tableaux.

Ce dernier trait, qui pouvait passer pour une épigramme, me donna à penser que M. T… était plus fin que je ne le supposais. — Il y a autre chose dans la peinture, continua-t-il.

— Oui, il y a autre chose, m’écriai-je, sentant que nos pensées étaient à l’unisson.

— Surtout dans l’art de rendre un portrait. Il semble que l’artiste a le privilège d’évoquer notre âme, car celui qui ne s’occupe que de la ressemblance brutale n’est qu’un ouvrier plus ou moins habile ; mais tirer l’âme des milieux sensibles où elle habite, la faire rayonner autour de notre enveloppe matérielle, la fixer pour ainsi dire sur la toile à tout jamais,… ne craignez-vous pas, monsieur, qu’il y ait là un certain danger ?

— Pour le peintre ? demandai-je.

— Au contraire, l’artiste est le magicien qui, plein du contentement d’exercer sa funeste puissance, s’empare de sa proie et l’immole palpitante aux pieds de sa réputation !

Je ne pus m’empêcher de penser aux idées touffues du catalogue.

— Pourquoi, continua M. T…, les souverains confient-ils en général à des ouvriers vulgaires le soin de transmettre leurs traits à ceux qu’ils gouvernent ? Ils ont une raison secrète, croyez-le.

— Historiquement parlant, je ne puis admettre cette proposition ; d’illustres artistes ont peint des souverains, nous en avons des preuves existantes, à commencer par Holbein.

— Holbein ! s’écria M. T…, c’est le plus dangereux de tous ceux que j’appelais des magiciens. Savez-vous ce qui est résulté de ses rapports entre lui et le roi d’Angleterre après l’achèvement du portrait ?

— Ces détails tout intimes ne se trouvent nulle part.

— Je les connais, s’écria M. T…

— Comment ?

— Une question encore. Vous êtes-vous fait peindre souvent ?

— Une seule fois.

— Quelle impression en avez-vous reçue ?

— Je ne sais trop.

— Rappelez-vous, cela m’intéresse beaucoup.

— Un ennui profond, si je me souviens bien, une inquiétude nerveuse, une fatigue générale, un affaissement sur le fauteuil où j’étais assis.

— Détails purement matériels, reprit M. T… Qu’éprouviez-vous au moral ?

— Rien. Toutes mes idées s’accordaient à plaindre mes membres d’être emprisonnés.

— Peut-être auriez-vous ressenti d’autres impressions, si vous aviez été exposé de nouveau aux regards plongeans d’un grand peintre… Je peux vous dire ce qui m’est arrivé : je suis un témoin vivant et infortuné de l’action trop souvent réitérée des pinceaux, qui ont exercé sur ma vie une si fatale influence. Regardez-moi attentivement, monsieur, et dites si je suis aujourd’hui le même homme qui se faisait peindre déclarant son amour à une danseuse ?

M. T… était allé se placer à côté du portrait dont il parlait.

— Plus jeune alors, n’est-il pas vrai ? plus gai, les yeux brillans ; je crois à la passion, la femme m’attire… Le système nerveux est en équilibre parfait ; je jouis de la vie, je me réveille en chantant, des rêves dorés ont traversé mon sommeil… Je ne voyais que cette femme dans l’univers entier ; je me serais fait peindre à ses genoux, car je rêvais d’y passer ma vie tout entière… Un jour, je fus trahi odieusement : cette femme me trompait avec son coiffeur, la basse créature ! Elle eût pris un amant dans la société des jeunes gens qui m’entouraient, j’aurais souffert cruellement, mais choisir un coiffeur ! Je la quittai le jour même, et je pris le parti de l’oublier en voyageant. Ne croyez pas, monsieur, que je vais vous fatiguer de mon amour ; il est bien passé, et je range les souffrances amoureuses avec les dissensions de famille. Ce n’est pas là que gît mon mal.

M. T… passa dans la seconde salle, et d’un regard m’engagea à le suivre.

— Ici commencent les premiers symptômes, s’écria-t-il en regardant avec une certaine angoisse les portraits qui entouraient la chambre. Vous ne me comprenez pas, et je vous parais singulier, avouez-le…

Je fis un signe négatif.

— Que m’importe ? reprit M. T… ; vous êtes étranger, vous partez bientôt, et j’espère qu’après m’avoir écouté, vous aurez la loyauté de ne rien révéler de ma maladie à personne de la ville.

— Je vous jure, monsieur…

— Pourquoi un serment ? J’ai confiance en vous. De ma nature, je n’ai jamais été un homme joyeux ; tout enfant, j’étais porté à analyser mes pensées. Cette disposition d’esprit ne fit que s’accroître avec l’âge. Si je suis malade aujourd’hui, vous pouvez être certain d’entendre un malade intéressant, car tout ce que j’ai pensé jour par jour depuis que je suis dévoré par la peinture est inscrit là (il se toucha le front), comme si j’avais tenu un registre exact de mes sensations. Le premier peintre que je rencontrai sur ma route, celui de la danseuse, me livra ce tableau tel que je le lui avais commandé afin de conserver un souvenir de ma folle vie de jeunesse. D’abord ce portrait me plut ; j’en tolérai la vue pendant une quinzaine de jours ; à la fin du mois, il me fatiguait sans que j’en connusse la raison. Mon intelligence ne s’était pas encore réveillée au contact des belles œuvres, j’étais un ignorant, incapable de définir la différence du beau et du médiocre ; mais mon instinct se révoltait contre cette peinture creuse et facile qui ne se sauvait par aucun détail. Comme ce portrait ne me plaisait pas, j’allai frapper à la porte d’un autre peintre, puis d’un troisième, et ainsi jusqu’à dix, les dix que vous avez vus dans la première salle. Mon goût s’épurait lentement ; mais chaque peintre nouveau me donnait la clé de la pauvreté des portraits précédens, en prenant à plaisir d’en faire ressortir toute la médiocrité. Ces gens-là passent une bonne partie de leur temps à se dénigrer, et ils n’ont pas toujours tort. Leurs critiques envieuses m’ont beaucoup appris : comme les noms des grands maîtres revenaient souvent dans leur conversation, je finis par apprendre qu’il existait des Titien, des Rubens, des Van-Dyck, des Velasquez et des Holbein. J’allai souvent au Louvre en compagnie des peintres qui faisaient mon portrait, et j’y commençai une solide éducation, d’où vint mon mépris pour l’art appris à l’atelier, car jusqu’alors je n’avais eu affaire qu’à d’honnêtes gens qui étaient incapables de rompre les lisières de l’enseignement, et se livraient à la peinture je ne sais trop pourquoi. Telle est ma première phase uniforme, monotone et sans douleur. Les peintres que j’avais employés jusqu’alors ne souffraient pas, mais aussi ne me faisaient pas souffrir. Je regrette maintenant d’avoir gravi lentement l’échelle de l’art, car j’ai été soumis aux mêmes perturbations qui attendent l’homme dont la force et l’intelligence sont occupées à creuser les pénibles sentiers du beau.

— Je vous comprends maintenant, monsieur, m’écriai-je. Sans pratiquer l’état matériellement, vous avez épousé trop vivement les inquiétudes des pauvres gens qui courent après la réputation.

— Vous saisissez seulement un des côtés de la question, dit M. T… Oui, plus tard je me suis marié avec les peintres, et ce mariage n’a pas donné les résultats tranquilles que j’en espérais ; mais d’autres tiraillemens plus graves m’attendaient. Voilà le premier portrait qui a fait naître en moi des sensations étranges.

M. T… me montrait le cadre où il était représenté en Albanais, avec les mille accidens cherchés par un artiste qui s’est trop complu à croire aux hasards de sa palette, aux entassemens de couleurs les unes sur les autres, aux caprices de la pierre-ponce. — J’ai posé peut-être treize mois pour ce portrait, dit M. T… ; l’artiste n’était jamais satisfait, il attendait des miracles de la siccation des couleurs. Quand la terre est privée longtemps d’eau, elle se fend. C’est ce résultat que demandait le peintre, qui eût volontiers mis sa toile au four pour profiter des accidens produits par la chaleur. C’était un homme nerveux, inquiet, mécontent de sa palette, cherchant l’impossible, ayant assez d’intelligence pour savoir qu’il était dans une fausse voie ; mais il y avait vingt ans qu’on admirait ses défauts, et il en tirait le meilleur parti possible. S’il avait pu revenir à la peinture simple, ses plus chauds admirateurs l’eussent trouvé corrompu.

— Rien n’est plus juste.

— Quand ce portrait se trouva en bonne voie, continua M. T…, je remarquai en moi un certain état particulier d’abattement qui ne ressemblait pas à ma mélancolie habituelle. Il y avait comme un décrochement doux, il est vrai, sans secousses, de certaines facultés ; mais je ne m’en inquiétai pas davantage, attendu que le système nerveux est exposé, lorsqu’il est délicat, à des variations aussi mobiles que celles de la température. Ce portrait fut reçu pour mon malheur au Salon, et y obtint un certain succès. Cependant les artistes que je connaissais me firent remarquer que je ne possédais pas mon portrait, mais celui d’un Albanais, qu’il n’y avait rien de français dans les traits, que le peintre ne pouvait se débarrasser de l’Orient, et que j’avais eu tort de me confier à un homme dont la Turquie était la spécialité. Un autre ajouta que je m’étais trompé, et que j’aurais dû demander à l’artiste le portrait de mon chien ou de mon singe, attendu qu’après les Turcs il ne connaissait pas d’autres humains. Je ne sais réellement pas quel est l’homme qui pourrait conserver quelque croyance dans la société des peintres : aussitôt qu’un de leurs confrères est en lumière, ils ajustent sur lui leurs escopettes chargées de railleries et de sarcasmes, et personne ne saurait résister à ce jeu dangereux.

— Qu’importe ? c’est ce qui aguerrit l’homme. Voudriez-vous des artistes toujours adulés ? Quels dieux fainéans vous auriez alors ! Il n’est pas mauvais de temps en temps de secouer leur amour-propre.

— Mécontent de ce portrait à l’albanaise, continua M. T…, je m’adressai à un homme plus régulier, à un de ceux qui n’ont pas voulu sacrifier aux mensonges de la couleur et se maintiennent dans un contour prudent. J’avais affaire à un artiste moins tourmenté que le précédent, car il s’appuyait sur une doctrine sévère, qui servait de point de ralliement aux gens graves en France. Mon portrait n’en alla guère plus vite : le contour dans sa rectitude exigeait des séances pénibles ; mais, quoique ce peintre n’eût pas les inquiétudes de l’homme voué à l’Orient, et que son extérieur rappelât celui d’un fonctionnaire officiel, les premiers symptômes qui m’avaient assailli jadis se renouvelèrent, et je sentis une nouvelle déperdition au moral. Rien ne se faisait remarquer en apparence ; je buvais, je mangeais comme d’habitude, mais il me semblait qu’un adroit voleur s’introduisait dans mon être, et cherchait à ouvrir toutes mes facultés avec un rossignol. Il en prenait une parcelle de côté et d’autre, refermait les portes en homme discret et s’enfuyait sourdement, me laissant sous le coup d’une stupéfaction profonde. Après trois ou quatre portraits qui ramenèrent le même phénomène sans me causer de souffrances vives, je revins dans ma petite ville, afin de me reposer et de chercher dans l’isolement si je n’avais pas été victime d’une illusion. Paris est une singulière ville, où les nerfs de chacun sont trop en jeu, et il suffit d’en respirer l’air pour être soumis à cette étrange influence ; mais ce fut ici que je pus constater les symptômes trop réels de ma maladie. Vivant à l’écart dans une quiétude parfaite en apparence, j’analysai les pertes morales que j’avais faites. Ce n’étaient ni la vue, ni l’odorat, ni l’ouïe, ni le toucher, ni le goût qui étaient affectés : je souffrais d’une sorte de diminution du principe vital ; mais je me gendarmai contre moi-même, et à force de volonté j’essayai de croire que j’étais le jouet d’une hallucination. Il faut renouveler l’expérience, me dis-je, afin d’être certain que le mal gît là et non ailleurs. Il sera toujours temps de consulter la science. Je retournai donc à Paris, où, pendant cinq ans, j’ai vécu dans les ateliers de peintres de second ordre. C’étaient des gens pleins de talent, de volonté, courageux travailleurs auxquels il manquait moins que rien pour devenir des hommes de génie. Leurs portraits ne me satisfaisaient pas entièrement, ils ne paraissaient pas me comprendre ; mais, quoiqu’ils ne descendissent pas au plus profond de mon être, ils s’emparaient toujours d’un peu de ma personnalité. À chaque toile nouvelle, je devenais plus timide, plus humble, plus léger à l’intérieur. Si vous avez chassé quelquefois, vous avez dû remarquer le singulier vol de l’oiseau dont l’aile a été touchée par un plomb perdu. Il continue à voler, il échappe au chasseur ; mais ses plumes, qui tombent en tournoyant, indiquent que si le chasseur n’a pas été plus heureux, c’est que l’oiseau était hors de la portée de son arme. Eh bien ! il semblait que les peintres enlevaient à chaque portrait quelques plumes des ailes de mon âme, qui cherchait un refuge, effrayée des tentatives meurtrières dirigées contre elle. Me comprenez-vous, monsieur ?

— Parfaitement.

— Vous êtes le seul à qui j’aie osé confier ces cruelles sensations, car je ne voulais pas m’adresser à un médecin. Je crois les médecins de la famille des peintres : combien y en a-t-il qui ne regardent que l’apparence, et qui, ne trouvant nulle trace de lésion extérieure, vous renvoient avec une consultation équivoque ! J’aurais voulu trouver un de ces génies au regard d’aigle, qui sondent d’un coup d’œil la profondeur du mal, ou un de ces hommes d’observation patiente qui font corps avec le malade, et semblent vouloir s’inoculer ses souffrances, afin de mieux les constater.

— Un Hahnemann par exemple, qui se donna soixante maladies pour essayer de les guérir par l’homéopathie qu’il venait de découvrir ?

— C’est cela ; mais n’ayant aucune confiance dans les médecins, je résolus de me guérir moi-même en renonçant à me faire peindre. J’avais de quoi meubler ces deux premières pièces ; je partis pour la province, et pendant quelques mois je trouvai une sorte de repos avec les architectes, les ouvrière qui me bâtissaient cette galerie. Vous allez juger, monsieur, combien la fatalité dépend d’un détail. Mes portraits étaient entassés les uns sur les autres au nombre de quarante ; je donnai mes ordres à l’architecte afin d’obtenir un musée convenable pour exposer ces portraits. S’étant rendu compte des dimensions, l’architecte décida que trois salles étaient nécessaires à l’exposition de ces toiles, et je lui donnai carte blanche pour la décoration. Quand la bâtisse fut terminée, je m’aperçus que mes tableaux dansaient dans ces trois salles, c’est-à-dire qu’ils étaient beaucoup trop espacés, que l’aspect était maigre, et que, pour parer à cette mauvaise disposition, il fallait absolument ranger ces quarante portraits dans deux pièces. C’est ce qui a causé mon malheur.

— Comment ?

— Une pièce restait vide, elle semblait la mieux éclairée : petit à petit, je fus amené à chercher à en faire la conclusion de ma galerie, une réunion de chefs-d’œuvre ; mais l’idée ne m’en vint que plus tard. Je crois vous avoir dit qu’un repos momentané était venu remplacer mes inquiétudes : entouré d’ouvriers, occupé à les harceler, toujours sur pied, je n’avais pas le temps de me livrer à mes réflexions. Ce fut après l’achèvement des deux salles et la pose des portraits, quand, seul avec eux, je passai des journées de méditation ici, que les angoisses primitives reprirent le dessus. Dans tous ces cadres était enfermé un peu de ma propre personnalité, dont je sentais plus vivement la diminution en moi-même. Je me demandai souvent si je n’étais pas le jouet d’une illusion en regardant ces toiles plates sur lesquelles sont accrochées quelques couleurs. Quand on les contemple longuement, toutes ces images qui vous paraissent mortes s’animent. Si vous restiez seulement un mois ici, monsieur, je vous ferais assister à ce phénomène. En même temps je n’étais pas satisfait de ces ressemblances vivantes. Ce n’est pas affaire d’amour-propre, croyez-le ; mais, malgré l’habileté des peintres qui ont concouru à remplir la seconde pièce de la galerie, je me sentais autre : puisqu’ils prenaient une portion de mon être, j’aurais désiré le voir reproduit tel que je le comprends. C’est ce qui m’a ramené de nouveau à Paris, où j’ai fréquenté dès-lors les artistes du plus grand mérite. Je passe sur leurs exigences, leurs manies et les mille comédies qui ont présidé à ces nouveaux portraits ; mais en deux ans j’y ai perdu le reste de ma vitalité. À chaque portrait, il m’a semblé être la proie de vampires qui me suçaient le sang. Il était trop tard pour m’arrêter. Les incisions par lesquelles je m’enfuyais de moi-même ne pouvaient plus se cicatriser. Je coulais comme un homme au fond d’un précipice ; le physique même s’en est ressenti. Vous devez entendre que je n’ai pas un dixième de ma voix ; mes yeux sont affaiblis à l’excès. Je sais que je suis une ombre, je flotte et je ne marche plus… Ma volonté s’est enfuie : le peu qui en restait est accroché aux épines qui couronnent le dernier portrait de ma galerie. C’est une singulière existence que je mène, monsieur ; je suis moins qu’un nuage ballotté par les vents, je ne pense pas davantage, et je disparaîtrai un jour comme un de ces nuages. Adieu, monsieur, dit M. T… en se laissant tomber épuisé sur un divan.

De la main il me fit signe de le laisser seul.

Telle a été ma conversation exacte avec l’homme qui ne me préoccupera plus, maintenant que j’ai jeté sur le papier un croquis qu’il faudra imprimer un jour en brochure pour l’explication de sa singulière galerie.


CHAMPFLEURY.