Les Sensations de Josquin
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1079-1104).
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LES SENSATIONS


DE JOSQUIN





Dans l’année 184., qui fut si célèbre par son hiver rigoureux, je résolus de devenir très savant : ce sont des idées qui me prennent de temps en temps ; je me renferme, j’accumule lectures sur lectures, et je ne sors que la tête bourrée des matières les plus différentes, qui finissent par se tasser, Dieu sait comment. J’allai donc d’un pas joyeux au Jardin des Plantes, avec le fol espoir de connaître à fond les sciences naturelles. Un nouveau cours venait de s’ouvrir, qui avait rapport plus particulièrement à la race des singes. Ce que je jugeais utile dans le cours, c’était de débrouiller un peu mes idées, de me forcer à écouter, chose plus facile que de lire. Les livres d’histoire naturelle, pleins de nomenclature, sont trop souvent d’une aridité qui me les fait jeter de côté dès les premières pages ; j’emportai cette illusion que dans un cours public, au milieu de nombreux auditeurs, je secouerais ma paresse, et que l’hiver ne se passerait pas sans enrichir mon moi léger de connaissances positives.

Quoique l’hiver s’annonçât comme très rude, l’assemblée était en bon nombre : cependant beaucoup plus de vieillards que de jeunes gens. Le cours se tenait dans la galerie des Primates, ce qui veut dire les premiers des animaux. Des armoires vitrées renfermaient la plus belle collection de grimaces qui se puisse imaginer, car les premiers des animaux ne s’en font pas faute, et ils ne le cèdent guère dans cette matière qu’à l’homme, regardé par les naturalistes comme un primate tout à fait supérieur. Pour moi, en regardant ces singuliers animaux à qui la science a su conserver après leur mort une apparence de vie, je ne les trouvais pas si grimaciers qu’on se plaît à le dire : partout dans la vie, je retrouve la même comédie sur les figures humaines. Nos grimaces sont peut-être un peu plus variées que celles des singes, mais au fond elles se valent. Les uns font des grimaces pour demander de l’argent ou des places, les autres pour obtenir des noix ou des pommes ; il n’y a guère de différence.

Ce qui me frappa le plus fut un squelette articulé, placé près du fauteuil du professeur, et qui, les bras en avant, les mains ouvertes du côté du spectateur, ricanait vraiment à l’unisson des primates. Il avait dépouillé toute pudeur humaine, il se moquait de la société et ne cherchait plus à dissimuler ses instincts. Par la façon dont il était posé, par ses gestes, par sa bouche entr’ouverte, le squelette semblait parler. « Messieurs, me voici sans fard, aucuns voiles ne dissimulent ma triste carcasse ; tout ce qui était chair, sang, nerf et muscles, et qui troublait le faible entendement de la science alors que j’étais vivant, a disparu ; regardez-moi bien, tâtez mes bosses à votre aise, je n’ai plus de secret pour personne. » Le squelette avait aimé peut-être le vin, sans doute les femmes, et certainement l’argent ; à cette heure, il semblait se moquer de toutes ces futilités, et une raillerie éternelle sortait de sa bouche. Il m’intéressait vivement, et j’aurais regardé longtemps sa raillerie, si le professeur ne fût entré en séance. C’était un petit homme portant de bonnes couleurs sur les joues, qui me plut tout d’abord par ses façons simples et modestes. Il nous salua très poliment et rangea divers singes sur son bureau ; il apportait dans ce travail une grande attention, groupait habilement les primates ricaneurs, et je compris tout d’abord qu’il portait une réelle affection aux sujets dont il avait à nous entretenir. Pendant ce temps, les encriers s’ouvraient dans l’auditoire, quelques cahiers blancs sortaient des habits, mais la majorité des étudians gardaient les mains dans les poches. C’était, il faut le dire, une majorité composée d’étudians de cinquante à soixante ans, qui dépassaient les limites accordées aux fameux étudians de quinzième année. Généralement, ces étudians portaient une mauvaise perruque et des habits qui ne valaient guère mieux que la perruque. Je ne connus la vérité que beaucoup plus tard.

Au milieu de la salle est un gros poêle que l’administration du Jardin des Plantes bourre assez pour le faire ronfler énergiquement, de telle sorte que chacun des auditeurs puisse se livrer au genre de mélodies qui lui est particulier pendant son sommeil ; le poêle seul est accusé de ronflemens qui, partis de poitrines humaines, feraient rougir de honte le professeur. Ces nombreux étudians en perruque venaient pour le poêle et non pas pour l’histoire naturelle.

Les cours sont organisés au Muséum de façon à ce qu’un professeur succède à un autre professeur : l’anthropologie succède à la minéralogie, la géologie à l’ichtyologie, la conchyliologie à la zoophytologie, et ainsi de suite. Il est facile, de onze heures du matin à trois heures de l’après-midi, de se procurer, au Jardin des Plantes, une chaleur convenable pendant les plus grands froids : c’est ce que savent ceux que j’avais pris pour de vieux étudians en perruque, qui n’étaient autres que des petits rentiers de la rue Copeau, gens remplis d’ordre et d’économie, dépensant de six à huit cents francs par an dans les fameuses pensions bourgeoises groupées autour de l’hôpital de la Pitié, rue Gracieuse, rue de la Clef, rue Copeau et autres.

Tous les matins, après le déjeuner, on voit se diriger dans la direction du Jardin des Plantes une bonne quantité de ces petits rentiers en perruque, traînant leurs gouttes, leurs rhumatismes, leurs catharres aux cours d’hiver : ils arrivent les premiers afin d’avoir la meilleure place au poêle, et s’endorment dans un sommeil plein de béatitude aussitôt que le professeur ouvre la bouche. Si on excepte quelques étudians, quelques spécialistes, quelques amis du professeur, quelques sous-maîtresses d’institutions, la majeure partie du cours est ainsi remplie d’oreilles inutiles. Les professeurs du Muséum sont remplis d’égards pour les petits rentiers, car ils forment nombre et savent se réveiller à temps pour applaudir la sortie du naturaliste. Aussi je fus singulièrement désappointé en entendant les premières leçons consacrées à l’historique du Jardin des Plantes ; cinq cours se passèrent ainsi à résumer les tentatives successives faites en histoire naturelle depuis le commencement du monde. C’était un manuel aride, assez semblable à ceux qu’apprennent par cœur les aspirans au baccalauréat. Vint plus tard la comparaison des systèmes, qui se réduisait surtout à des nomenclatures barbares, et il me parut que, sauf quelques rares génies, les naturalistes s’attachaient plutôt à la lettre qu’au fond des choses. La science consistait à changer tous les cinquante ans les nomenclatures admises et à remplacer des mots barbares par d’autres mots plus barbares encore. Je n’étais pas venu dans cette intention ; aussi commençais-je à désespérer d’acquérir ces fameuses connaissances dont je m’étais fait fête, et auxquelles j’avais préparé une si large case dans mon cerveau.

Le professeur de mammalogie avait hérité de la chaire de son oncle, et il ne manquait jamais d’ouvrir sa leçon par ces mots consacrés : « Messieurs, mon oncle a dit avec cette autorité, etc. » Les singes qu’il mettait en scène avaient été découverts du vivant de fonde, c’était l’oncle qui leur avait donné tel nom ; on voyait par la tendresse que le professeur leur témoignait la religion qu’il professait au fond du cœur pour son oncle. Quoique les animaux fussent empaillés, le naturaliste commençait par les caresser avant de les présenter au public : d’une main il prenait délicatement la planchette sur laquelle les singes étaient fixés, et de l’autre main il leur lustrait le poil, ainsi qu’un chapelier qui fait briller un chapeau à la vue d’un client. Je crus d’abord que le naturaliste montrait par ces caresses une passion réelle pour tous les singes, mais plus tard l’observation me démontra que c’étaient seulement les singes empaillés du vivant de son oncle qu’il affectionnait particulièrement. Il montrait même une animosité partiale contre certaines races. « Féroce et hideux mandrille ! s’écriait-il en présentant au public un singe remarquable par ses tubérosités sur le nez et d’énormes narines, animal dégradé ! » Ces invectives déplacées prouvent la faiblesse de l’homme : le mandrille traité si brutalement n’était certainement pas plus laid que le singe rubicond, animal chauve, qui a les joues rouges comme un homme ivre et les fesses bleu de ciel ; mais cet animal avait été envoyé des rives de l’Amazone au fameux oncle, et il jouissait des réclames du neveu, tandis que le mandrille insulté était au Muséum depuis la fondation. Sans patrons, regardé comme un orphelin, il était traité comme le sont trop souvent par une nouvelle mariée les enfans d’un premier lit.

Ayant compris ce manège, je ne m’arrêtai plus aux invectives que le professeur lançait contre les singes qui avaient été découverts par d’autres naturalistes que son oncle, et je leur fis une part égale dans ma curiosité et mes affections, qu’ils appartinssent au genre troglodytes ou au genre semnopithèque, microcèbe ou callitriche. Me dégageant des antipathies du naturaliste, je les enveloppai tous d’une même sympathie ; ceux de Madagascar me plaisaient autant que ceux du lapon, ceux de l’Abyssinie autant que ceux des côtes de Malabar. Je commençais à prendre un vif intérêt au cours, émerveillé des traits d’intelligence que le professeur accordait aux singes : la comparaison de leur squelette avec le fameux squelette d’homme ricaneur qui se dressait près de la table du professeur me remplissait d’idées bizarres. Ne sommes-nous, pensais-je en m’en retournant, que des singes augmentés, un peu plus adroits, un peu plus embellis ? Le professeur ne touchait cette corde qu’avec réserve ; mais en comparant les vieillards endormis de la rue Copeau aux animaux élégans pleins de vie malgré l’empaillement, je trouvais l’homme quelquefois inférieur au singe, malgré les fameuses théories de l’angle facial. Un nègre menteur, pillard et voleur est-il plutôt notre frère que ces singes ? Telles étaient les réflexions qui se jouaient en moi à la sortie du cours et qui me poursuivaient dans la ville. Plus que singe quelquefois, moins que singe souvent, ainsi pensais-je en regardant les hommes attentivement et en essayant de lire les vices et les passions qui s’agitaient en eux.

Quelques naturalistes ont été très audacieux et n’ont pas hésité à faire des animaux des penseurs. Je ne m’inquiétai pas d’approfondir les idées de ces savans, préférant m’en rapporter à moi-même ; mais je me souviens que ces contemplations assidues de singes me tenaient l’esprit parfaitement sain et même porté à une certaine gaieté. Les mystères de la création ne se dissipaient pas malgré mes études, je n’entrevoyais aucun système nouveau à établir ; mais j’étais heureux, quoique le grand inconnu restât toujours fermé à mon imagination. Les livres qui prétendent dévoiler l’éternité, ceux qui traitent de la vie future m’amusent extraordinairement rien que par le titre, car je n’en ouvris jamais et n’en ouvrirai de ma vie : ils sont bons tout au plus pour les esprits faibles qui veulent y puiser des motifs de conversation. La mort n’a rien de pénible pour ce qui est du résultat. N’est-ce pas la tranquillité absolue, le repos le plus complet ? C’est l’avant-mort seule qui peut inspirer quelques craintes aux délicats, car trop souvent la nature a beaucoup de peine à détruire son propre ouvrage, et j’ai toujours pensé qu’il est fâcheux que le mécanisme si remarquable de l’homme ne se démonte pas avec autant de facilité qu’une montre tombée entre les mains d’un enfant curieux : à peine a-t-il touché à la première vis, que tous ces rouages savans s’arrêtent et s’endorment. Il est fâcheux qu’il n’en soit pas ainsi de l’homme.

Je n’ai jamais plus pensé à la mort qu’en revenant du cours des singes, et j’y pensais avec une philosophie parfaite. Que nous redescendions l’échelle des êtres après l’avoir grimpée lentement, qu’importe ? Nous n’en savons rien, nous ne nous souvenons pas de l’avoir montée. Du moins je ne m’en souviens pas, car j’en connais qui prétendent avoir de vagues souvenances d’un certain passé ; mais la nature humaine est si bizarre, qu’en ces matières comme en beaucoup d’autres il ne faut juger que d’après soi. Libres sont ceux qui croient se souvenir ; pour moi, je suis certain que je ne me souviens de rien, et je nie, autant que mes facultés me le permettent, avoir été avant d’être. Je n’ai pas grimpé les échelons de la chaîne des êtres : si je n’ai pas monté, est-il présumable que je descendrai ? N’ayant pas eu d’existence antérieure, la logique me permet-elle de croire à l’existence postérieure ? Donc tranquillité parfaite, repos complet avant la vie, et peut-être après la mort !

Toutes ces réflexions, je les communiquais dans leur désordre à un ami qui s’en amusait beaucoup, qui ne prenait pas la peine de les discuter, et qui pouvait me donner à soupçonner que j’avais raison. Ce n’est pas que je tienne absolument à avoir raison ; je pense ainsi, les autres pensent autrement, lui disais-je. Pourvu qu’ils soient bons dans la conversation et qu’ils m’évitent les taquineries de la discussion, je les laisse parfaitement tranquilles.

Au cours suivant, je remarquai trois dames qui, arrivant au milieu de la séance, troublèrent momentanément le cours. Il y avait peu de femmes aux leçons du professeur ; jusqu’alors, je n’avais guère remarqué que deux ou trois sous-maîtresses qui prenaient des notes. Il existe une longue barrière de bois qui forme un passage pour aller au bureau du professeur ; cette barrière est parallèle à la façade du Muséum qui donne sur la grande cour du Jardin des Plantes ; dans l’embrasure des fenêtres sont disposées des chaises qui jusqu’alors avaient été inoccupées. Les trois dames prirent place dans cet endroit réservé, séparé des auditeurs du cours par la barrière. La curiosité me poussa à regarder ces trois femmes qui s’isolaient ainsi des étudians, et quand les trois femmes furent assises, qu’elles eurent levé leur voile, je vis deux dames âgées et une jeune fille de dix-neuf ans à peu près. Ma curiosité avait été partagée par tout le reste de l’auditoire, car l’entrée des femmes dans les endroits savans inquiète généralement les hommes ; mais le premier moment passé, chacun se retourna vers le professeur, qui était en train d’expliquer les caractères particuliers de l’hylobates fureneus, autrement dit gibbon en deuil. Il me venait trop souvent, malgré mon application, des idées étrangères à l’histoire naturelle : la figure du gibbon en deuil me faisait penser au masque noir d’Arlequin, et une fois entré dans cet ordre de comparaison, je me demandai si le masque connu du personnage de pantomime n’avait pas pris naissance dans la contemplation des singes, faite par quelque acteur du passé ; mais comme ce mot d’hylobates fureneus reparaissait souvent dans la bouche du savant professeur, je songeai aux dames qui venaient d’entrer, à leur inexpérience du latin, et je les pris en pitié, car les naturalistes sont un peu comme les pharmaciens, hérissés de latin. Les cabinets d’histoire naturelle ressemblent assez par leurs étiquettes aux officines d’apothicaire : tout ce qui ne se termine pas en yte, en thèque, en cèbe, en phate, en gale, est écrit en un latin qui n’est pas des plus fins, mais qui est encore assez sauvage pour troubler l’entendement des ignorans. Le professeur avait la manie d’affubler ses singes de noms latins ; aussi attribué-je ce titre de gibbon en deuil à une sorte de galanterie qui le poussa à saluer l’arrivée des trois dames. Un sage a eu raison de dire que la société des femmes rend les hommes plus polis : peut-être, s’il y avait eu une forte majorité de femmes au cours, le naturaliste eût-il exilé à jamais le latin du Jardin des Plantes ; mais il n’y avait guère qu’une demi-douzaine de femmes au cours, dont cinq n’étaient ni jeunes ni jolies. C’eût été un hommage trop direct à la jeune fille qui venait d’entrer que de parler tout à fait français.

Tout en suivant les mouvemens agiles du gibbon en deuil, que le professeur présentait sous toutes ses faces, auquel il prenait la patte et qu’il flattait en le grattant sous le cou (l’hylohates fureneus provenant de la succession de l’oncle), je n’en remarquai pas moins l’impression produite par son terrible nom scientifique sur la figure des dames nouvellement arrivées. — Voyons, pensais-je, comment elles supporteront les singes en latin. — Elles ne me parurent pas trop effrayées du nom de l’animal, la jeune fille même souriait en regardant le singe noir, qui avait à lui tout seul la mine d’un enterrement exaspéré, car il grinçait des dents. Le tamarin aux mains rousses (midas rufimanus) lui succéda : on eût dit un singe qui avait trempé ses pattes dans un pot de confitures et qui en conservait une mine pleine de joie. Autant son frère le croque-mort rugissait dans ses habits de deuil, autant celui-ci était gai comme un polisson qui a laissé tomber son pain dans un tonneau de mélasse, à la porte d’un épicier. Mes idées précédentes furent un peu bouleversées. — Non, le singe n’est pas ton frère, me disais-je en sortant. — Ce nouveau raisonnement venait de la comparaison entre la jeune fille et les singes. Un rayon de soleil semblait être entré dans le cours avec la jeune fille : elle illuminait tout d’un coup par sa présence toutes ces armoires vitrées remplies de primates. Combien maintenant les singes me semblaient loin de notre race en pensant au profil si fin de la jeune fille, à ses narines roses, à chacun de ses mouvemens gracieux, qui me faisaient paraître plus brutales encore les saccades des singes ! Les rentiers de la rue Copeau, avec leurs perruques, ressemblent volontiers au sajou à toupet, à l’ouistiti à pinceaux noirs ; mais les bandeaux de la jeune fille si lisses dans lesquels se joue la lumière ! mais ce duvet délicat des joues qu’on aperçoit grâce au jour de l’embrasure de la fenêtre ! Je commençai à mépriser les singes. Ainsi va la raison humaine : toujours vacillante. La contradiction entre les actions de la veille et du lendemain pousse aussi facilement que les chardons dans un terrain non cultivé. Mon enthousiasme pour les singes s’était éteint subitement comme ces belles fusées de feu d’artifice que l’enfant admire tant qu’elles brillent, et qu’il oublie une seconde après qu’une nouvelle fusée est venue la remplacer. Hier je ne pensais qu’aux singes, aujourd’hui je songe seulement à la jeune fille.

Le cours avait lieu deux fois la semaine, le mardi et le samedi. Je passai trois jours pleins d’inquiétudes provoquées par les raisonnemens suivans : « Reviendra-t-elle ? n’était-elle pas entrée avec les dames qui l’accompagnaient en simples curieuses ? Pourquoi reviendrait-elle ? Elle n’a pas suivi les débuts du professeur, elle n’y peut rien comprendre maintenant. » J’ai l’esprit tourné volontiers vers les choses pires, et le plus fâcheux vient de ce que je les rumine comme un cheval son avoine. Après tout, pensai-je en attachant une grosse pierre au cou de ces pensées, que m’importe une jeune fille jetée tout à coup au milieu de la science mammalogique ? Je vais au Jardin des Plantes pour étudier les singes et non pour surprendre ce qui se passe dans la tête de femmes assistant à des dissertations sur les sciences naturelles.

Le samedi arriva non sans se faire prier, long, fainéant, paresseux à remplir sa tâche. J’entrai dans le cours, où tout était comme à l’ordinaire, les singes dans les armoires, les rentiers de la rue Copeau autour du poêle, le professeur en habit noir. Instinctivement j’avais pris une chaise dans les environs de l’endroit réservé où s’étaient placées les dames à la séance précédente. Le professeur résumait la leçon du dernier mardi, mais je ne l’écoutais pas, prêtant l’oreille au bruit que faisait la porte s’ouvrant pour donner passage aux auditeurs attardés. Je tournais le dos à la porte, mais je me donnais l’inquiète jouissance de deviner, à la façon dont serait ouverte la porte, si le bouton de cuivre de la serrure était tenu par des mains de femmes ; aux grincemens du parquet, j’entendrais des pas de femmes : voilà bien des minuties, mais elles remplissaient mon esprit, et je les dis telles qu’elles se présentaient.

Enfin un certain frôlement m’annonça que les dames traversaient le couloir réservé : la jeune fille était au milieu des deux femmes âgées qui l’accompagnaient ; toutes trois prirent place, se débarrassèrent de leurs manchons, s’assirent commodément, et, chose que je n’oublierai jamais de ma vie, la jeune fille porta ses regards vers l’assemblée ; mais son regard tomba précisément sur moi et rencontra le mien. Je désespère de rendre le coup qui me fut porté dans tout l’être, les manœuvres de mon sang, l’émotion de ma physionomie, le léger tremblement délicieux qui s’empara de moi. Il faut réellement que des puissances mystérieuses planent au milieu des atomes de l’atmosphère pour aller chercher un regard inconnu, l’avertir, le mettre en campagne et produire ce choc des yeux qui amène des effets magnétiques, comme on en obtient dans les cabinets de physique. C’est alors que l’homme qui réfléchit se perd à vouloir analyser des faits qui dépassent son intelligence. Comment expliquer la rencontre de ce regard qui vint s’accrocher au mien ? comment a-t-il pu voler jusqu’à moi, perdu au milieu d’une centaine de spectateurs ? Faut-il admettre que ma pensée, fortement tendue depuis trois jours pour une jeune fille, a traversé l’espace et est allée s’adresser à sa pensée comme ses yeux aux miens ? Dois-je admettre une récompense de la part des puissances inconnues ? Tout homme qui pense fortement à une femme trouve-t-il à un moment donné le salaire de la tension de son être ? Et pourquoi la jeune fille m’a-t-elle remarqué, moi sans importance, sans beauté, sans rien qui attire le regard des femmes ? Il faut que les yeux soient bien beaux en ce moment, fussent-ils médiocres dans les circonstances ordinaires. Je me rappelle maintenant un idiot de village, d’une laideur maladive : on me raconta qu’il regardait avec admiration une jeune paysanne. « Est-ce que tu l’aimes ? lui demandai-je un jour. — Oh ! oui… dedans. » Pendant cette simple réponse, sa figure s’était transfigurée, il était devenu un homme à cette pensée, l’amour lui rendait la raison momentanément. Tout homme peut devenir beau à son insu, s’il éprouve une passion réelle ; mes inquiétudes, le désir de la revoir s’étaient sans doute peints dans mes regards et avaient frappé la jeune fille.

Mais n’est-ce pas le hasard, pensais-je, qui m’a fait rencontrer ce beau regard si pur ? Dès lors je la regardai fixement, laissant de côté le professeur et sa leçon. Je voulais un second regard ; il vint tout d’un coup confirmer le premier et chasser l’idée de hasard ; puis j’en obtins un troisième, un quatrième, et jusqu’à dix que je comptais lentement les uns après les autres, et qui étaient entrecoupés par l’attention que la jeune fille reportait de temps à autre sur le naturaliste. Il n’y avait pas moyen de s’y tromper : elle était tournée du côté du professeur, et pour rencontrer mes yeux, elle avait besoin de se détourner. De la leçon je n’avais rien écouté ; je laissais de côté la mammalogie pour m’occuper d’une autre branche de l’histoire naturelle : l’anatomie du cœur.

Le cours finit trop tôt, et je retrouvai à la sortie mon ami qui suivait avec attention l’histoire des singes et qui me fit quelques questions. « Je n’ai pas trouvé le professeur très clair, » lui répondis-je. Heureusement il avait consacré sa leçon à la comparaison de la race caucasique et de la race éthiopique, et comme des systèmes avaient remplacé ce jour-là l’étude des faits, mon ami se méprit sur la faible attention que j’avais accordée au professeur.

Dès lors, adieu les leçons de mammalogie ; elles ne furent plus qu’un prétexte de rencontres, de regards et de contemplations. Un de mes plus grands bonheurs était de m’installer dans une longue galerie qui précède la salle des primates et d’y attendre l’arrivée des dames. Caché dans une embrasure, je pouvais les suivre par derrière sans que rien dénotât ma présence ; je les laissai entrer les premières, mesurant le temps qu’elles mettaient à parcourir la salle, à s’asseoir, et j’entrai immédiatement, certain d’être remarqué par la jeune fille. J’avais un intérêt à arriver le dernier : c’était d’éviter à la demoiselle le soin de me chercher au milieu de la foule, car dans cette embrasure de fenêtre elle était placée quelquefois de telle sorte que nous pouvions à peine nous regarder. Tantôt des dames étrangères se mettaient devant elle et la masquaient, tantôt j’étais assis derrière un étudiant de trop haute taille, ou bien des auditeurs qui tout à l’heure courbaient la tête sur leur papier la relevaient tout à coup, et je perdais ainsi de vue le frais visage de la jeune fille. Tracassé quelquefois par ces obstacles, j’écrivais sur mon carnet quelques mots de souvenirs, quelques notes pour l’avenir. Ainsi je retrouve aujourd’hui à la place que devaient occuper des détails d’histoire naturelle ces quelques lignes : « Maudit naturaliste ! Je ne vois plus qu’une boucle de cheveux ; il me la cache entièrement. . . Voilà dix grosses minutes de regards que je perds. » Il était arrivé ce jour-là un naturaliste allemand auquel le professeur de mammalogie avait fait les honneurs de son cours ; il était installé aux places réservées et s’étalait brutalement devant les dames, sans se soucier de la politesse ni du dommage qu’il me causait. Ce simple fait amena un détail comique. J’avais pour voisin un savant sérieux : j’entends par sérieux qu’il écoutait attentivement le professeur et qu’il prenait force notes ; mais il avait sans doute l’oreille dure, car de temps en temps il mettait une main derrière son oreille gauche pour empêcher que le son ne s’égarât dans la salle, de l’autre main il écrivait vivement. « Monsieur, me dit-il en s’emparant de mon carnet, pardon ; je n’ai pas entendu. » Comme il m’avait vu écrire, il était en droit de croire que j’écoutais le professeur ; je le laissai faire. Il lut le fameux passage : Maudit naturaliste ! je ne vois plus qu’une boucle de cheveux, etc. Les sourcils de l’homme sérieux se froncèrent, le plus profond dédain s’établit sur ses lèvres, et il me rendit le carnet d’un air méprisant en me tournant brusquement le dos. J’ai dû passer pour fou aux yeux de ce brave homme, qui ne pouvait s’imaginer le peu de cas que je faisais de l’histoire naturelle et de ses enthousiastes.

Tout l’auditoire pouvait me prendre en pitié ; mais c’était moi qui avais pitié de ces pauvres savans. L’amour me rendait gai, jeune comme à dix-huit ans, souriant et heureux : tous ces gens qui prenaient des notes me semblaient des maniaques. À quoi bon la science ? Ils arrivaient grelottant, secouant la neige de leur chapeau d’un air de mauvaise humeur, moi j’accourais au Jardin des Plantes comme en dansant. Ils emportaient quelques bribes d’observations plus ou moins justes, je revenais avec d’autres regards dans les yeux. Le plus petit détail de physionomie était plus précieux pour moi que tous les diamans de la couronne : un dix-millionnième de sourire me faisait entrevoir des paradis, car je dois dire que la jeune fille se laissait volontiers regarder sans baisser les yeux ni les détourner ; mais elle souriait rarement, ou c’était un sourire si atténué, qu’il ressemblait à un gramme d’arsenic que les homéopathes jettent dans une rivière, prétendant que la plus petite partie suffit pour produire son effet. Cependant je fis un pas le jour où le savant allemand me déroba presque tout à fait la vue de la jeune fille. Mécontent de ne l’avoir pas regardée à mon gré, je la suivis à la sortie du cours, et je me trouvai k dix pas d’elle pendant qu’elle descendait le petit escalier du pavillon. Sa figure se dérida légèrement, et je vis par là que mes poursuites ne la choquaient en rien.

Mon imagination trottait toujours pendant l’intervalle des leçons, trop rares, hélas ! Deux séances d’une heure par semaine ne me suffisaient guère. Un lundi, je rencontrai une marchande de violettes ; j’achetai tout l’éventaire, et je fourrai les bouquets dans mes poches avec l’intention d’en offrir à la jeune fille. Cela était difficile en présence des dames qui l’accompagnaient, du professeur et des cent auditeurs ; mais j’avais un plan qui réussit à peu près. J’arrivai dans la salle des singes une demi-heure avant la leçon, et à la place qu’occupaient ordinairement les dames, je remplis l’endroit de mes petits bouquets. J’en mis sur les chaises, sous les chaises, jusqu’aux pieds du squelette, qui n’était pas fort éloigné des dames. Pendant que je me livrais à ce jardinage, le préparateur apparut, portant dans ses bras un énorme cercocèbe enfumé d’Afrique qui, heureusement pour moi, n’était pas facile à manier. Je n’eus que le temps de me cacher sous le bureau du professeur, et là je réfléchis à quelles suites l’amour m’entraînait. Deux minutes plus tard, la foule arrivait ; j’étais surpris par le naturaliste sous son bureau. Dieu sait comment j’aurais pu expliquer ma présence en pareil endroit. Je pus m’échapper pendant que le préparateur retournait à son magasin de singes.

Les dames arrivèrent comme à l’ordinaire, et je crus m’apercevoir que mon semis de violettes ne produisait pas tout l’effet que j’en attendais : cela me peina vivement. À peine le cours fini, je m’élançai dans l’escalier de sortie, traversai la cour et grimpai comme un lièvre le grand escalier qui conduit à la terrasse donnant sur l’hôpital de la Pitié. J’avais remarqué que les dames s’en allaient toujours par là. En haut de l’escalier, caché par des arbustes qui conservent leur verdure malgré l’hiver, je les observais ; elles traversèrent la cour, parurent se diriger ainsi que moi vers l’escalier, et tout à coup rebroussèrent chemin. La peur me prit d’avoir été découvert ; ces allures me le prouvaient. Je m’étais retourné imprudemment au milieu du grand escalier ; on m’avait vu, on essayait d’échapper à mes poursuites. Néanmoins, voulant connaître le dernier mot de la situation, je redescendis l’escalier d’un bond, et j’arrivai encore à temps dans l’avenue des tilleuls, certain que les deux dames, quoique suivant une autre route, sortiraient du Jardin des Plantes. Où elles demeuraient, c’est là ce que je voulais savoir. Je pris plus de précautions pour n’être pas vu. Après un certain nombre de détours, les dames arrivèrent à la rue des Boulangers, qui est une rue escarpée, comme il s’en rencontre beaucoup sur la montagne Sainte-Geneviève. J’avais le soin de me tenir sur le trottoir opposé, à une portée de pistolet, et je ne m’aventurais dans les rues nouvelles qu’en étudiant avec soin les angles et les grandes portes où je pouvais me blottir. La rue des Boulangers forme tout à coup un coude à angle droit qui me cacha les dames, et je grimpai la montée plus vivement qu’avec des ailes. À l’angle était une maison en réparation avec beaucoup d’échafaudages ; je me glissai au milieu des maçons, et mes observations furent couronnées de succès, car je vis les deux dames entrer dans une grande maison de la rue. Aussitôt la porte fermée sur elles, je courus au bienheureux numéro, que j’inscrivis sur mon carnet, et je trouvai mon bonheur si grand que je n’en dormis pas.

La maison au numéro 24 était réellement une maison d’amoureux, noire, tranquille, vieille, d’apparence quasi abandonnée, et des grillages à toutes les fenêtres. Une vieille porte, qui ne semblait jamais s’ouvrir, était tout à la fois respectable et menaçante, surtout par un petit guichet de fer pratiqué dans le milieu d’un des battans, et qui sentait la province défiante d’une lieue. Ce guichet n’indiquait-il pas qu’on n’ouvrait du dedans qu’avec la plus grande précaution, et qu’on reconnaissait la physionomie des gens avant de leur donner entrée ? Il y avait quelque chose de claustral dans les murs humides en mauvais état, dans une petite porte bâtarde abandonnée qui sentait le moisi, et dans certains barreaux de fer rouillé qui se distinguaient à certaines fenêtres. On devait être bien enfermé dans cette maison aussi triste que les plus tristes maisons de la rue des Postes, de la rue des Poules, qui semblent des déserts à deux pas du mouvement bruyant du quartier latin. La maison me plut, car elle concordait avec l’esprit d’aventure qui me tenait ; une racine de plus s’accrocha en moi, et certainement l’aspect de cette vétusté y contribua beaucoup plus que si les dames étaient entrées dans une maison neuve et pimpante. Je n’étais plus dans Paris, mais dans une vieille ville de province : avec les idées que je me bâtis sur tout ce qui entoure les individus, l’auréole de la jeune fille s’enrichit de nouveaux rayons.

Le samedi qui suivit, j’achetai encore des violettes, mais seulement trois bouquets, destinés à éclaircir la situation : j’avais calculé la distance qui sépare le Jardin des Plantes de la rue des Boulangers ; les dames arrivaient ordinairement à deux heures cinq minutes. À une heure quarante-cinq minutes, je me trouvai à leur porte, et dans ce vilain petit guichet de fer maussade je plantai un de mes bouquets. Le second était à ma boutonnière, m’envoyant ses pâles senteurs d’hiver. Malgré tout, l’odeur m’enivrait comme une personne dont tout le système nerveux est fortement développé. Cette fois je me plaçai avant les dames au milieu des spectateurs, et j’attendis impatiemment leur arrivée, car il pouvait se faire qu’elles ne vinssent pas, la neige tombant avec rigueur ; mais la Providence protège les amoureux : je ne tardai pas à rencontrer, comme d’habitude, les yeux de la jeune fille, m’appliquant à y chercher la trace des violettes du guichet. Je raisonnai ainsi : en sortant de chez elles par la neige et le froid, les dames ont dû remarquer ce bouquet de violettes planté dans le guichet, et s’en sont inquiétées. Si les femmes âgées n’y comprennent rien, il n’en sera pas ainsi pour la jeune fille, qui doit s’attendre à mes poursuites ; le rapprochement de ce bouquet planté dans un guichet avec les violettes semées dans le cours ne peut lui laisser aucun doute. Et, pour pousser plus loin le symbole, j’affectai pendant le cours de respirer souvent le bouquet de violettes que j’avais conservé. Je m’attendais à un sourire qui me dirait : Je vous comprends ! mais les traits de la demoiselle restèrent calmes et comme ignorans de tous mes bouquets : cependant elle ne put s’empêcher de voir celui que je tenais à la main ; j’avais la volonté de le lui faire parvenir, et je renouvelai ma précédente tentative, c’est-à-dire que, mesurant avec habileté ma sortie du cours, j’arrivai à toutes jambes à la porte de la vieille maison de la rue des Boulangers, où je plantai de nouveau mon bouquet dans le guichet. Si elle ne l’a pas vu en sortant, pensais-je, il est impossible qu’elle ne l’aperçoive pas en rentrant.

Hélas ! quand je songe à ce beau temps passé, je ne puis m’empêcher de sourire mélancoliquement. Ces joies émouvantes sont trop courtes, elles devraient durer toujours. Je retrouvai mon ami, qui s’écria : « Ah ! Josquin ! Josquin ! » Je ne pus m’empêcher de rire en regardant sa figure sérieuse. Il m’avoua qu’il avait suivi tous mes gestes à la précédente leçon, qu’il en avait étudié la direction, et que jamais un homme ne s’était démené comme moi dans un endroit public. Il est vrai que, par la position des spectateurs qui m’environnaient, j’étais obligé de me hausser sur ma chaise ou de me pencher tantôt à droite, tantôt à gauche, pour rencontrer les regards de la jeune fille, et que ces manèges se renouvelaient peut-être vingt fois en cinq minutes. Son profil m’apparaissait de temps en temps au milieu des singes, à travers les os du squelette ; le moindre mouvement de mes voisins faisait que je la perdais de vue : elle-même d’ailleurs était tenue à une certaine prudence, afin de n’être pas remarquée par les dames qui l’entouraient et par les auditeurs du cours. Elle écoutait alors le professeur en m’envoyant un regard qui prenait d’autant plus de charme qu’il était difficile à donner. Elle ne devait guère devenir plus savante que moi en histoire naturelle, car elle avait certainement des sensations trop semblables aux miennes pour pouvoir entendre la parole du naturaliste. Je la plaignais intérieurement et je m’accusais du trouble que je lui causais.

Elle était sans doute dans quelque institution du quartier. Que viendrait-elle faire au Jardin des Plantes à une pareille époque, si la science ne l’y conduisait ? Elle avait un petit costume dont la simplicité annonçait une condition médiocre : une sorte de manteau de soie à double collet, un chapeau brun et un manchon. Des deux dames qui l’accompagnaient, l’une avait les cheveux gris tirant sur le blanc, une figure ridée, sévère, portant des traces de chagrin ; l’autre était plus jeune, la figure rouge, les cheveux blonds, flottant dans les environs de la quarantaine. Quelles étaient ces dames ? C’est ce qui occupait mon imagination. Dans l’une, la sévère, je voyais une mère, dans l’autre, la blonde, une tante. Une mère ! une tante ! personnages bien sérieux en pareille matière ! Jusqu’alors, elles ne semblaient avoir rien vu de mes empressemens ; un de mes regards seulement avait rencontré le regard de la dame sévère, mais j’avais feint aussitôt de contempler le squelette voisin. Aucune de ces trois personnes ne prenait de notes, d’où je conclus qu’elles venaient au Jardin des Plantes plutôt par passe-temps que dans un intérêt scientifique. Il n’en devait pas moins résulter de temps en temps, à la sortie du cours, quelques causeries sur les sujets curieux que le professeur avait expliqués, et la demoiselle était certainement fort embarrassée de répondre.

C’est une grande occupation pour l’esprit qu’un amour qui débute, si j’en juge par ce qui se passait en moi. Je ne prenais plus aucun intérêt à ce qui pouvait m’arriver en dehors du Jardin des Plantes. Grêle et malheurs pouvaient fondre sur moi sans m’atteindre ; rien du mouvement de Paris ne me semblait curieux, ni les passans, ni les tableaux, ni les livres, ni la musique ; je n’étais occupé qu’à me considérer moi-même, je m’intéressais infiniment au spectacle de mes propres actions. Il semble que dans ces cas particuliers l’homme se dédouble pour former deux individus parfaitement distincts : l’un raisonnable, l’autre fou ; l’un qui agit sans réfléchir, l’autre qui observe ; l’un qui s’élance à travers toute sorte de folles entreprises, l’autre qui en sourit et s’en amuse. Aucun spectacle n’aurait pu me distraire comme le spectacle de mes actions ou de mes pensées. On eût dit que j’assistais à la passion d’un être tout à fait étranger. Quand les regards se croisaient dans le cours, j’en souriais comme si j’avais surpris les amours d’un de mes voisins avec cette jeune fille. L’histoire des bouquets de violettes m’intéressa autant que ces débuts d’anciens ballets où le berger vient discrètement, au lever de l’aurore, jouer un air de musette sous les fenêtres de sa belle, et déposer sur le banc de gazon un paquet de fleurs sauvages. C’est ce qui explique comment des hommes d’apparence médiocrement aimables, qui semblent préoccupés de matières graves, qui ont dépassé la seconde jeunesse, ont conservé en dedans un cœur jeune qu’il est impossible de soupçonner. J’arrivai même à me moquer de moi, et je fis mentalement un morceau sarcastique sur les lunettes, que beaucoup d’auteurs humoristes sauraient placer à l’occasion. J’ai le malheur de ne pas voir de très loin, ce qui amène dans la vie beaucoup de désagrémens. Ne pas saluer des gens qu’on connaît, froncer le sourcil devant des étrangers, cligner de l’œil sous leur nez, être embarrassé dans un salon où l’on ne reconnaît personne dès l’abord, ce sont là les moindres désagrémens de la vue basse ; mais la myopie en amour ! Qui pourrait détailler par quelle série de petites infortunes on passe ? Sans compter que cette armature d’acier sur le nez, que ces verres brillans, contribuent à chasser l’air sentimental. Ses yeux étaient protégés par le cristal, a dit un poète ami de la métaphore. Les jolis jeunes gens, aux yeux fendus en amandes, qui n’ont qu’à abaisser leurs paupières pour enflammer le cœur des femmes, ne sauraient comprendre le ridicule dont se sent convaincu tout homme myope. Malgré le chagrin que me causaient ces instrumens sur le nez, la jeune fille ne m’en regardait pas d’un plus mauvais œil ; mais j’aurais donné volontiers quelques années de mon existence pour la voir naturellement.

Maintenant je la suivais à quelques pas quand elle sortait en compagnie des deux dames ; je n’y mettais plus d’insistance, sachant où elle demeurait ; mais que j’eusse été heureux de lui parler ! Cela était difficile en la compagnie où elle se trouvait ; je me contentais de la regarder de loin monter les marches du grand escalier de la terrasse. Un jour, elle vint au cours en compagnie seulement de la dame blonde que je supposais sa tante : la plus sévère des deux dames était absente. Nos regards continuèrent à se croiser, comme d’habitude, au-dessus de la tête des amis de l’histoire naturelle. Je la reconduisis ainsi qu’il m’arrivait depuis quelques séances, c’est-à-dire que je me tenais à dix pas d’elle, et qu’arrivée au petit escalier du Muséum, elle me faisait un petit sourire amical. Elle traversa la grande cour, suivant son habitude, en donnant le bras à la dame blonde ; mais ce qui n’était jamais arrivé, à peine à moitié du grand escalier elle se retourna une fois, puis une autre, puis encore, semblant me dire : Venez donc ! Était-ce là l’interprétation à donner à sa physionomie ? Jouissait-elle de plus de liberté en l’absence de la dame sévère habillée de noir ? J’étais en ce moment dans l’avenue des tilleuls, le corps en avant comme si une force inconnue me poussait vers elle ; mais une autre puissance mystérieuse me clouait les pieds au sol, je ne pouvais ni reculer ni avancer. Mes bras furent plus hardis que mes jambes, du moins mon bras droit, qui se chargea de retirer mon chapeau et de le secouer dans la direction de la jeune fille. Trois faits se passèrent ainsi en un seul instant : mon ami qui me regardait saluer sans connaître où les saluts s’adressaient, — l’action de saluer, — et la dame blonde qui se retourna à un imperceptible coup de coude que lui donna la jeune fille. Telle fut la position qui m’a le plus embarrassé de ma vie : la dame blonde m’avait vu ; elle était prévenue ; elle était donc la confidente ; si elle recevait de pareilles confidences, sans doute elle n’était pas la tante de la jeune fille, une amie tout au plus. Je pouvais donc traverser la cour, grimper l’escalier, me présenter aux dames, parler… Je ne le fis pas, et j’en aurai un éternel remords ! — Eh bien ! Josquin ? me demanda mon ami frappé sans doute de l’émotion extraordinaire qui me tenait ; mais je ne lui répondis pas, fis la grimace, mécontent de moi-même et désireux de rester seul avec mes pensées.

Combien de temps je restai sous les tilleuls sans feuilles, c’est ce que j’ignore ; le froid seulement vint me prévenir que j’étais exposé à la neige ; autrement j’aurais pu songer encore longtemps à de belles et éloquentes phrases qui sortaient de ma bouche comme les pierreries de la bouche des fées. Il était bien temps de discourir, maintenant que la jeune fille et sa compagne avaient disparu. J’étais honteux de ma faiblesse, honteux de mes actions. Il me souvenait des mouvemens de la jeune fille, qui avait pris la peine de se retourner trois fois pour m’inviter à venir lui parler, et je me sentais plein de dépit. À mesure que mon émotion disparaissait, il m’était donné de voir plus clair : ce petit coup de coude qui avait fait retourner la dame blonde, et qui m’avait tant effrayé, m’indiquait son rôle de confidente. La jeune fille lui avait tout conté : un jeune homme ne la quittait pas des yeux, la suivait à la sortie, accrochait des bouquets de violettes dans le guichet. Il fallait en savoir davantage, on avait écarté adroitement la dame sévère afin de permettre au jeune homme de venir expliquer ses intentions. Le jeune homme s’était bien mal conduit ! J’eus des angoisses de remords pendant deux jours, je serais devenu très malheureux, si la ruse n’était venue à mon secours. Elle me fit envisager que la situation était encore possible, si j’osais continuer d’une façon plus sérieuse. Les amoureux ont une grande foi dans l’encrier. Je vais lui écrire, pensai-je en me demandant, non sans effroi, par quelle espèce de poste ma lettre arriverait. J’écrivis toujours, j’avais la tête pleine de souvenirs, ma plume courait sans s’arrêter. Je laissai dormir l’écriture afin de la relire à mon réveil, et j’avoue que j’en fus médiocrement satisfait. L’amour ne s’y peignait peut-être pas assez à chaque ligne, et il me vint cette réflexion : cette jeune fille ne te paraîtrait-elle si séduisante que par une sorte de contraste ? Le lieu où tu l’as rencontrée, les vieillards de la rue Copeau, les singes dans les armoires ne jouent-ils pas un trop grand rôle dans cette passion ? Mais je chassai bien loin ces idées, trop heureux d’être amoureux ou de me croire amoureux, et quoique ma déclaration me parût assez froide, je la remis au net sans chercher à y jeter quelques flammes. Il ne faut jamais jouer avec le cœur ni le faire mentir : qu’il se montre dans sa nudité, ardent ou froid, il trouvera toujours un autre cœur pour le comprendre ; mais faire des phrases, emprunter des mots au grand dictionnaire de la passion, c’est se préparer des tourmens qui n’existent pas avec la sincérité. Pour se servir de pensées brûlantes qu’on ne ressent pas, autant alors acheter de ces papiers, employés par les amoureux de village, où sont dessinés en tête des cœurs transpercés de flèches et coloriés grossièrement. J’écrivis une lettre aimable, d’un amour qui frisait l’amical, et je fus récompensé de ma loyauté par une inspiration qui vint peu après. Je me dis qu’il fallait prévenir la jeune fille que j’étais porteur d’un billet, et si elle avait seulement le demi-quart d’intelligence que possèdent les femmes en pareille matière, ma lettre arriverait. Pour cela, j’introduisis le billet dans une grande enveloppe de la taille des suppliques aux puissances, et j’appliquai mon industrie à dessiner un beau rond de cire rouge, très large et très voyant. J’étais plein d’émotions en allant au cours, chargé de ce billet, car cela commençait à devenir significatif ; j’entrais de plain-pied dans une intrigue compliquée, peut-être ma hardiesse blesserait-elle la jeune fille.

Depuis longtemps je ne me servais guère de mon carnet, je me souciais bien de l’enseignement du professeur ! Il eût pu réunir la poésie positive de Geoffroy Saint-Hilaire et les aspirations scientifiques de Goethe, que mes oreilles n’eussent pas été moins fermées à son discours : aussi mon carnet ne renfermait-il que des dates heureuses avec quelques notes de souvenirs, incompréhensibles pour quiconque l’eût trouvé. Voici le moyen que j’employai : j’eus l’air d’écouter attentivement le naturaliste, de prendre des notes, et je tenais mon carnet assez élevé pour que la jeune fille le remarquât. Avec la grande enveloppe appliquée contre le dos du carnet, il était impossible que le large cachet de cire rouge ne fût pas aperçu. J’y allai d’abord avec précaution pour accoutumer la jeune fille à cette idée et ne pas la choquer, car si quelque contrariété eût paru sur sa figure, je retirais ma lettre, qui pouvait paraître un chiffon quelconque ; mais les traits de la demoiselle ne changèrent pas en apercevant un coin du fameux cachet rouge. Cette opération ne se fit pas sans quelque difficulté à cause de la dame blonde, qui me regardait de temps en temps : il ne faut pas oublier que l’autre dame sévère, qui s’était absentée à la leçon précédente, avait reparu. Comment ferais-je jamais parvenir cette lettre ? me demandais-je. S’il en avait été temps encore, je serais entré chez le premier fripier venu : une vieille houppelande, un bonnet de soie noire, d’immenses lunettes d’argent, les moustaches coupées, quelques rides dessinées sur la figure, m’eussent permis de m’approcher tout contre la barrière qui séparait les dames du commun des auditeurs, et il m’eût été facile de glisser ma lettre. Cette comédie manquée m’amusa presqu’autant que si je l’avais exécutée. Est-ce là de l’amour ? Je n’en sais rien ; seulement je trouve qu’on ne se sert plus aujourd’hui assez des expédiens. C’est bientôt dit : je vous aime, à une femme ; mais un surnumérariat plus ou moins prolongé, pendant lequel des rivaux donneraient preuve de plaisantes imaginations, ferait mon bonheur. Que de beaux souvenirs on amasserait de côté et d’autre, et comme il serait joli d’égrener ces souvenirs pendant les jours de pluie ! Mais je n’avais pas la ressource d’un déguisement, ma lettre avait été entrevue, je regardais avec terreur les aiguilles de la pendule qui annonçaient la fin du cours ; pour plus de certitude, je haussai de nouveau mon carnet aussi haut qu’il me fut possible, et je fis briller le grand cachet rouge dans toute sa largeur.

Le professeur se leva, les habitués également ; les dames avaient l’habitude d’attendre que le gros de la foule fût écoulé. Je m’approchai des armoires vitrées et fis mine de regarder les singes ; mais j’avais soin de ne pas perdre de vue la jeune fille : quoique lui tournant le dos, je calculai le temps qu’elle mettrait à arriver à la porte. Heureusement elle m’avait compris : la barrière de bois, formant un boyau assez étroit, ne pouvait livrer place qu’à une seule personne de front. La demoiselle s’était arrangée pour laisser passer les deux dames devant elle et les suivre ; quoique fortement ému, un détail me frappa : un manchon dans lequel reposaient ses deux mains. J’arrivai près d’elle, et je fourrai brusquement ma lettre dans le manchon…

Il est bien possible que quelques goutteux qui partaient les derniers aient vu ce mouvement, mais ils ne pouvaient lire ce qui se passait au dedans de moi. La sensation était d’autant plus délicieuse qu’il me sembla qu’on ne me laissait pas faire tout, c’est-à-dire que les petites mains de la demoiselle s’emparèrent de la lettre aussi rapidement que je l’avais jetée dans cette singulière boîte. Je ne suivis pas les dames ce jour-là ; j’avais à suivre mes pensées rayonnantes. Une grande fête se donnait en mon intérieur, bal et musique : ce sont de rares journées complètement heureuses dont il faut profiter ; en un moment disparaissent toutes les amertumes de la vie, une douce joie parcourt tout le corps ; la chenille qui devient papillon ne doit pas être plus heureuse. Vraiment il semble que l’homme change de peau et revêt une nouvelle enveloppe, comme ce savetier des contes arabes qui, étendu ivre-mort dans un ruisseau, se retrouva le lendemain sur un trône, couvert d’habits d’empereur. En ce moment, on accomplirait les plus difficiles entreprises, on triompherait des plus méchantes intentions ; l’assurance que l’amour donne à l’homme et qui le transfigure ferait qu’il pourrait convaincre ceux qui l’entourent des projets les plus audacieux. Dire comment se passèrent les quelques jours qui me séparaient de la jeune fille est impossible ; je voyais la vie et la société à travers un prisme où tout me semblait gai, jeune et beau.

Je ne sais quelle sotte timidité m’empêcha d’aller au cours suivant ; je craignais de voir pâlir les premiers rayons de mon bonheur naissant, j’avais peur de ma hardiesse, et je ne me rendis pas au Jardin des Plantes. Le lendemain, mon ami vint me voir. — On t’a bien cherché, me dit-il, mardi dernier au cours. — Vraiment ? dis-je en jouant une certaine indifférence. — Vingt fois pendant le cours on s’est retourné pour te chercher ; il en a été de même à la sortie, on paraissait inquiet. — C’est bien, dis-je. — Tu sais, Josquin, que le cours va être suspendu ? — Est-il possible ? m’écriai-je en sentant le sang qui se retirait de mon cœur. — Seulement une quinzaine, à cause des fêtes du jour de l’an. — Tu m’as fait une peur ! — Du 10 janvier, il reprendra jusqu’au 15 mars. — À la bonne heure.

Cette conversation donna des ailes à ma plume ; je me hâtai d’écrire une seconde lettre, emporté en même temps par la joie de ces fraîches nouvelles et par la crainte d’être séparé momentanément de la jeune fille. Je dépouillai l’anonyme, signai de mon nom et traçai mon adresse, en engageant la demoiselle à me répondre. Je traçai ainsi de nouvelles parallèles, comme on dit en style de guerre. Ma lettre me parut un peu plus amoureuse que la première ; je ne me rappelle guère quelle en était la forme, mais le fond me toucha réellement, comme si j’avais été la demoiselle elle-même et que j’eusse reçu une déclaration. — C’est bien, mon cœur, pensais-je, je te croyais sec comme une vieille momie d’Égypte, je te retrouve tout neuf. Le renouveau de mon cœur me fit sourire doucement, car après le dernier siège qu’il avait subi un an auparavant, siège long et cruel, il n’avait plus donné signe de vie. À cette heure, au contraire, il ressemblait à ces beaux cœurs d’or qui brillent aux fenêtres des bijoutiers, il rayonnait, et je ne retrouvais plus le cœur saignant, percé de coups d’épée, tel qu’il se voit dans les images pieuses.

Je n’avais plus autant d’invention à dépenser, je renouvelai ma grande enveloppe officielle, l’immense cachet rouge, et je rêvai à la boîte aux lettres qui m’attendait à la sortie du cours. L’avouerai-je ? le manchon déposé sur une chaise, près de la demoiselle, attira presque toute mon attention ; j’aimai ce manchon propice, qui, avec sa physionomie d’ours, se prêtait d’une façon si bienveillante à mes manœuvres. La gueule de soie rose, constamment entr’ouverte, semblait inviter ma main à y rejoindre une autre petite main s’y dérobant à l’hiver. Si j’avais été poète, j’aurais composé une jolie ode au manchon, dans le goût de ces poésies du XVIIIe siècle que nous ont laissées les abbés de boudoir. — Messieurs, dit le professeur d’un air grave à l’ouverture de la séance, j’ai reçu une lettre… — En entendant ces mots, je pâlis, car il me semblait que tout le monde avait les yeux sur moi, que la dame sévère s’était plainte de ma correspondance, que le naturaliste avait découvert l’intrigue qui se passait dans la salle des primates, que peut-être j’avais été dénoncé par de curieux et jaloux vieillards ; mais je me rassurai en voyant la jeune fille sourire, sans doute de ma mine. Il s’agissait de la fameuse question de l’arrêt de développement, qui avait soulevé quelques scrupules dans l’esprit d’un auditeur timide. Effrayé à l’idée que l’homme n’était qu’un animal un peu plus complet que les autres, il voulait mettre sa conscience en paix et suppliait le professeur de s’expliquer positivement sur ce chef. À mon tour, je ris de la naïveté de ce curieux, qui s’imaginait que le naturaliste allait mettre à nu ses pensées intimes, pensées matérialistes qui le lendemain l’eussent fait chasser de sa chaire. En effet, le professeur louvoya, prit un langage philosophique habillé d’une langue incompréhensible ; l’homme à l’arrêt de développement n’en fut pas plus avancé, il fut heureux seulement d’avoir prouvé qu’il écoutait le naturaliste, et celui-ci fut tout fier de trouver enfin un auditeur sérieux. Pour moi, il n’y avait pas arrêt de développement en amour ; je le prouvai à la sortie, quand, renouvelant mon manège précédent, je m’avançai près de la jeune fille pour lui remettre ma lettre. Cependant j’étais ému comme si ma destinée dépendait de cette missive ; mon émotion fit que je plongeai dans la gueule rose du manchon avec si peu d’habileté, qu’au moment où ma main y était encore, la dame blonde se retourna et dut apercevoir mon mouvement. Je reculai brusquement sans savoir ce que je faisais : un voile épais descendit sur mes yeux, je devais pâlir, rougir tout à la fois ; inquiet, éperdu, je m’élançai dans les galeries d’icthyologie qui font suite aux sarcasmes des singes, et l’aspect moins satirique des gros poissons pendus au plafond me rendit seulement la tranquillité. Mes tempes et mes artères battaient, mon front était mouillé, je respirais difficilement ; je m’approchai de la fenêtre qui donne sur la cour pour prendre un peu d’air ; alors j’aperçus la cour déserte, les plus vieux des habitués avaient disparu ; seules restaient les trois dames qui s’éloignaient lentement, je devrais dire les deux dames, car la jeune demoiselle était seule à dix pas derrière elles et se retournait vers la porte de sortie comme pour m’attendre. Un frisson me passa par tout le corps : elle veut me rendre ma lettre ; elle aura été surprise par son amie ou sa parente, la dame blonde. Pour se disculper, elle se sera plainte des poursuites d’un audacieux étudiant (je peux encore passer pour un étudiant), et il lui aura été ordonné de me rendre la lettre. Craignant d’être vu à la fenêtre, je me rejetai vivement vers les armoires où des poissons en bouteille nagent pour l’éternité dans une huile jaunâtre, et je me dis : Il ne faut pas descendre. — Plein de précaution, je hasardai un œil timide ; les dames s’éloignaient avec une lenteur pleine de mauvais augure : toujours elle m’attendait, retournant la tête vers la petite porte du cours, mais je n’avais garde de me montrer. Elle a la lettre, elle la gardera. Quelle humiliation pour moi que de me rencontrer avec la demoiselle et d’entendre sa voix altérée : — « Monsieur, je vous prie de ne pas me compromettre plus longtemps ! » En même temps elle me tend l’enveloppe ministérielle ; je suis en face d’elle, stupéfait, ne trouvant pas un mot à répondre ; les deux dames âgées m’observent, elles me quittent et je reste au milieu de la cour, tenant mon morceau d’éloquence avec son grand cachet de cire rouge. Pour rien au monde, je n’aurais voulu subir cette honteuse situation. Un roué s’en tirerait peut-être ; je ne suis pas roué, ne veux et ne saurais le devenir. Cependant, au milieu des fioles à poissons, je jouai le rôle de Lovelace. Saluer les trois dames, s’avancer vers elles, leur faire quelques complimens, juger à leur voix du degré d’indignation qui les tient, toucher un mot de la vive affection qu’on porte à la jeune demoiselle, témoigner des sentimens honnêtes et purs, reconduire les dames jusque chez elles, demander la faveur d’être reçu dans la maison !… Pour conclusion, j’entrevoyais un notaire rédigeant un contrat et tenant une grosse plume : — Veuillez prendre la peine designer, monsieur… À votre tour, mademoiselle.

Oui, dans le lointain apparaissait un notaire à lunettes d’or, qui dénouait cette fantaisie. Pauvre Josquin ! pensais-je ; pourquoi faut-il que la civilisation n’ait pas d’autre honnête moyen que celui du vaudeville : le mariage ? Une voix me souffla : la demoiselle s’est éprise bien vite, elle a lancé des regards bien légers dès la première fois ; est-elle digne véritablement d’une union que rien ne saurait casser ? Que représentais-tu à ce cours ? — Un étudiant. — Un étudiant ne se marie pas. Une jeune fille qui envoie pendant deux mois des regards à un étudiant est une jeune fille trop avancée. Pense à ta liberté, Josquin, à ton indépendance ; prends garde à la grande plume du notaire !

Un mois après, j’en étais encore à ces réflexions, que je faisais entouré de tisanes et de drogues. La mort s’était assise auprès de mon lit, attendant sa proie, et m’avait trouvé sans doute trop misérable pour m’emporter. Je ne me doutais pas quelle vilaine garde-malade était restée un si long temps auprès de moi ; j’ignorais les violentes secousses par lesquelles j’avais passé : pendant trente jours je n’eus aucune conscience des tentatives que la mort se permettait vis-à-vis de moi. N’est-ce que cela la mort ? Si elle agit toujours ainsi aux derniers momens, elle est peu à craindre, et il a fallu des esprits craintifs bien attachés à la vie pour la symboliser d’une manière si lugubre. Bien des fois ceux qui ont pu m’observer pendant le sommeil m’ont dit les violens soubresauts qui m’agitaient, les singulières paroles qui s’échappaient la nuit de ma bouche : au réveil, je ne me souvenais pas de mes agitations et de mes monologues nocturnes. Il en était de même de la mort : pour ceux qui m’entouraient, j’avais souffert énormément trente jours durant, mais je n’en avais pas conscience. Souffrir sans le savoir n’est pas souffrir. J’en veux à la mort de n’avoir pas parachevé sa besogne, en supposant toujours qu’elle y mît la même discrétion, car elle reviendra un jour ou l’autre, que ce soit demain ou plus tard, peu importe, et elle ne se montrera pas toujours aussi réservée. N’est-ce que cela la mort ? Parole imprudente peut-être ! Au début de la jeunesse, je me rappelle avoir dit aussi : N’est-ce que cela l’amour ? Hélas ! peu après je sentis cruellement la place que cette misère tenait dans la vie, les tourmens et les félicités qu’elle traîne après soi. Et, pénétré de crainte, je n’ose plus répéter : N’est-ce que cela l’amour ? Chaque chose demande son apprentissage. On ne se rend compte des difficultés du violon qu’après avoir promené longtemps ses doigts sur les cordes. L’homme qui achète une flûte par passe-temps et qui souffle assez facilement un petit air dès les premiers jours est effrayé quand, ayant étudié la portée de l’instrument, il en juge les ressources et les difficultés. Je crains qu’il n’en soit ainsi de la mort : il est fort pénible d’en essayer une seconde, une troisième fois : à chaque nouvelle visite, j’ai peur qu’elle ne se montre plus rigoureuse et qu’elle ne verse avec trop de complaisance ses philtres noirs, qui sont le coup de l’étrier pour la longue course aux pays nouveaux.

Ses tentatives m’avaient rendu bien faible et mis tout à l’envers : le corps de l’homme ressemble alors à ces appartemens dans lesquels des voleurs se sont introduits, faisant des paquets de l’argenterie, des meubles, des lingeries, des vêtemens. Arrive une surprise, les voleurs fuient en laissant les paquets au milieu des chambres. Quand le propriétaire rentre, sa confusion est grande de trouver sa maison en désordre, les meubles renversés, les armoires ouvertes, et tout le butin au milieu de l’appartement. Malgré ce désordre, la première idée qui me vint au cerveau fut : la demoiselle, le cours. — Quelle date ? demandai-je aux personnes qui me soignaient. — 25 janvier aujourd’hui. — Quand pourrai-je me lever ? — Dans une quinzaine. — Quand pourrai-je sortir ? — Quand il fera beau temps. — Toutes ces questions se rattachaient au Jardin des Plantes, car je me souvenais qu’à sa dernière leçon le professeur avait annoncé qu’il terminerait son cours du 10 au 15 mars. J’étais bien faible ; l’hiver était bien rude. La convalescence fut longue. Descendre du lit pour m’asseoir dans un fauteuil était une rude besogne, mais j’avais un souvenir qui me poussait à apprendre à marcher de nouveau : je veux la revoir encore. Quelquefois dans mon lit je suivais en imagination le cours : que s’y passe-t-il ? M’attend-elle ? me cherche-t-elle ? Que pense-t-elle de ne plus me revoir après cette lettre surprise ? Et je retombais dans l’accablement, car elle ne répondait pas, quoique mon adresse fût au bas de la lettre, et ce silence, joint à la scène qui s’était passée à la dernière entrevue, me prouvait que ma lettre avait été saisie, et que les dames ne lui en avaient pas donné connaissance. Puis je me faisais des illusions : un jour, en me réveillant, je verrai dans la chambre les trois dames qui ont appris ma maladie, et qui sont venues me rendre visite. Pourquoi pas ? Ne pourrais-je leur faire savoir par quelqu’un ?.. Justement ; la femme qui me gardait la nuit demeurait dans le quartier de la rue Sainte-Geneviève. Une nuit que je ne dormais pas : — Connaissez-vous, lui dis-je, une maison assez triste de la rue des Boulangers, une grande maison qui semble moisie, et dont presque toutes les fenêtres sont grillées. — N’est-ce pas le numéro 24 ? me dit-elle. — Oui. — C’est un couvent. — Un couvent ! m’écriai-je. — Qu’y a-t-il d’étonnant, monsieur ? — Vous vous trompez certainement. — Pardon, monsieur, le numéro 24 est un couvent. Du reste, je le saurai plus positivement demain. — N’y manquez pas, je vous prie.

Ainsi se trouvait expliquée la sombre physionomie de la maison, mais je ne comprenais pas qu’on pût sortir d’un couvent : ce hasard fit que je manquai à la parole que je m’étais donnée de ne devoir de renseignemens qu’à l’induction. Petit à petit, je voulais deviner la position des dames, leur genre de vie, leurs habitudes, leur profession, la parenté qui les liait ; j’avais déjà bâti bien des romans sur ce sujet, mais j’étais loin de songer que les grilles des fenêtres cachaient un couvent ; il fallut l’accident de ma maladie pour m’amener à ce résultat. Comment admettre cependant la règle sévère d’un couvent avec les sorties fréquentes des dames ? Par moment je croyais que je rêvais ou que je retombais sous l’empire de la maladie ; mais la nuit suivante la garde éclaircit la question : « C’est un couvent, me dit-elle, je ne me trompais pas, dans lequel logent des dames pensionnaires. » Je commençai à voir plus clair : presque tous les couvens à Paris tirent parti de vastes bâtimens abandonnés en louant à des dames pieuses des appartemens d’autant plus recherchés, qu’ils offrent une retraite tranquille, un voisinage en dehors d’une société active : ce sont des dames à demi repentantes qui s’abritent sous la réputation de la maison. La demoiselle était pourtant bien peu repentante ! Il y eut dans cette nouvelle de quoi me remplir l’esprit pendant ma convalescence. Mon affection sortait des affections parisiennes ordinaires ; tout lui donnait un caractère singulier : la science, la retraite, les singes, les religieuses. L’idée du couvent me trottait par la tête et activait ma passion — Vous pouvez sortir au premier soleil, m’avait dit le médecin. Malheureusement l’hiver était d’une dureté inaccoutumée : le ciel noir formait une calotte neigeuse si opaque, qu’on ne pouvait supposer la présence du soleil derrière ; la neige tombait par gros flocons, et la clarté ne se faisait pas davantage au ciel. Je commençai à faire quelques tours dans ma chambre, et je ne pensais qu’au soleil, je ne parlais que du soleil, à tout le monde je demandais des nouvelles du soleil ; je me serais converti certainement à la religion du soleil, si j’avais cru pouvoir en hâter les rayons. Les semeurs de récoltes ne manifestent pas plus d’inquiétudes en interrogeant le ciel que je n’en avais, appuyé contre la fenêtre, faisant fondre de mon haleine les dessins cristallisés que le froid traçait sur les vitres.

Enfin le 28 février le soleil daigna se montrer. Il était bien pâle. mais je le regardai avec un attendrissement qui ressemblait à de la passion. Le lendemain 1er mars, le professeur faisait son cours au Jardin des Plantes. J’allais donc la revoir ! Plein d’émotion, j’écrivis la troisième lettre, qui devait décider de l’avenir.

« J’ai cru, mademoiselle, que je ne vous reverrais jamais, sauf dans l’autre monde, où j’ai failli aller faire un petit voyage. Pendant quinze jours, j’ai flotté entre la vie et la mort ; pendant une autre quinzaine, une seconde maladie est survenue ; enfin le dernier mois a. servi à ma convalescence, et me voilà au cours, à ce cours qui a été mon seul rêve pendant ma maladie : car je n’ai eu qu’une idée fixe, celle de vous revoir encore ! En pressentant combien ma maladie serait longue, je me disais : « Le cours finit en mars, il faut que je sois debout le 1er mars, afin de la revoir. » Et je maudissais la neige, la gelée, le dégel, l’humidité, qui me retenaient dans mon lit et m’empêchaient de reprendre des forces.

« Enfin depuis trois jours je marche, je peux me tenir debout, et c’est à vous que je dois ces forces si désirées. Bien certainement votre souvenir, qui ne m’a jamais quitté, et la volonté que j’avais de vous revoir ont aidé à la guérison au moins autant que la nature et beaucoup plus que les médecins.

« Quelquefois il me prenait l’idée d’envoyer un ami dévoué qui vous accosterait au cours, vous et vos parentes, et qui vous dirait : « On se meurt, on veut vous voir. » Mais vous seriez-vous souvenue de cet on sans nom qui prenait tant de plaisir à vous regarder, qui vous écrivait et à qui vous n’avez pas voulu répondre ?

« Je sais bien, mademoiselle, que l’éducation moderne des femmes ne leur permet pas de se compromettre par des écritures ; mais ayant l’habitude d’aller droitement dans mes affections, de ne pas les cacher et de m’en faire honneur, je ne pense pas qu’une jeune fille n’est pas élevée comme moi, et que ce qui me paraît si simple à demander est impossible.

« Si je vous demandais une réponse par lettre, c’est que ma malheureuse timidité m’empêchait de vous aborder, vous, mademoiselle, et les dames qui vous accompagnaient. Aller à vous en sortant du cours n’est rien ; mais si l’émotion arrête la voix dans mon gosier ? si je tremble ? si je suis ému au point d’être obligé de m’asseoir ? quelle situation dans un jardin public !

« Cependant, mademoiselle, j’essaierai de vaincre cette timidité. À la sortie du prochain cours, mardi, je me présenterai à vous, si vous le permettez, et je ne vous demande qu’une faveur : c’est, dans les cinq premières minutes, de vous tenir un peu en arrière des deux dames, vos amies ou vos parentes. Est-ce trop demander ?

Mais vous reverrai-je ? n’est-il rien survenu pendant ces deux mois ? Suivez-vous toujours les leçons du professeur ? La boue, le froid et la neige ne vous chassent-ils pas du Jardin des Plantes ? C’est aujourd’hui, ce jour que j’ai tant caressé, que je crains maintenant de voir arriver une heure de l’après-midi !

« Adieu, mademoiselle ; quoi qu’il arrive, votre souvenir me restera longtemps dans la mémoire. »


J’arrivai dans la cour du Muséum, près de la petite porte grise, sous l’horloge. — Le cours est terminé depuis trois jours, me dit le gardien en m’ouvrant la porte.

Avoir porté si longtemps cette espérance en moi, l’avoir caressée pendant deux mois pour arriver à ce résultat, recevoir un tel coup en état de faiblesse, n’y avait-il pas mille motifs pour accuser la Providence ? Mais le soleil était gai, la verdure commençait à se réveiller de son sommeil d’hiver ; la convalescence rend égoïste. Échappé à de violentes tortures physiques, mon moral se refusait sans doute à me tyranniser. Je reçus ce nouveau coup du sort avec philosophie ; peut-être une petite tristesse vint-elle grossir le nombre des sœurs grises qui tiennent un couvent au plus profond de mon être. Je m’en retournai à pas lents à la rue des Boulangers contempler la vieille façade et le petit guichet de la porte moisie, et je me dis : « Il vaut mieux sans doute qu’il en soit ainsi. Les amertumes de la passion n’ont pas eu le temps de pousser ; songe plutôt à remercier les dieux. » Alors des pensées consolantes vinrent m’environner, qui pouvaient se formuler de la sorte : « Si tu en es digne, tu retrouveras la jeune fille. Ne cherche point à troubler sa tranquillité, ne t’embarque dans aucune folle entreprise pour la revoir ; les agens mystérieux, hasard, destin, fatalité, te la feront retrouver, si tu en es digne. »


Depuis, j’ai beaucoup voyagé, me répétant sans cesse ces paroles ; mais à chacun de mes retours je me sens attiré vers la vieille rue des Boulangers, et devant cette maison délabrée tout un hiver riant se déroule, me reportant chargé de violettes au Jardin des Plantes, pour en être chassé bientôt par les grimaces des singes goguenards.


CHAMPFLEURY.