Éditions Jules Tallandier (p. 436-444).


XVI

LE TEMPLE DU SOLEIL


Une caverne immense. Des piliers, formés par des stalactites et stalagmites de couleurs variées, tantôt trapus, tantôt figurant de frêles colonnettes, semblent soutenir le ciel de la grotte.

Des prêtres, aux vêtements chamarrés d’or, constellés de gemmes précieuses ; des prêtresses, aux tuniques blanches, portant toutes sur le front, retenu par un mince bandeau d’argent, un diamant étoilé, sont groupés devant l’autel du soleil.

Et dominant leur groupe, la statue du dieu, juchée sur un piédestal de granit, se dresse, avec son apparence étrange, sa face ronde auréolée d’une chevelure de rayons serpentins, tels des kriss malais.

Le Soleil est recouvert de sa robe jaune d’or, sur laquelle se détachent, en rouge éclatant, les cercles emblématiques de la vie éternelle ; cercles formés par une sarabande de lamas se poursuivant. Dans sa dextre, l’image sainte tient le sceptre de cristal, insigne de clarté, de vérité ; la gauche présente la sphère bleue, piquée de pointes d’or, représentation de la voûte céleste. Chacun de ces clous de métal, dans la théogonie inca, possède un nom, le nom d’un esprit inféodé au tout-puissant soleil. Ce sont Mar, Atuick-Ha, Li-Tetl, Bar-Titia, Asatl, Tosatl, Zasatl, Ourua, Phat, Mé-Apott, et cent autres, qui tous ont leur place dans les interminables litanies des derniers fidèles Incas.

En face des prêtres, des jeunes filles au frontal diamanté, Jean et ses amis sont debout. Mais ce n’est pas l’ingénieur qui parle. C’est Massiliague. Scipion a sollicité et obtenu le plaisir de porter la parole.

— Vé, a-t-il dit, parler au Soleil, ça me connaît. C’est un pays, un compatriote.

De fait, il fixe les yeux sur la divinité sans le moindre embarras, tout en répondant aux prêtres, quelque peu surpris de sa faconde.

— Qui es-tu ? demande le chef suprême du temple.

— Scipion Massiliague, ma caille, si ça ne te déplaît pas.

Les Vierges du Soleil se regardent, les compagnons du Marseillais sourient.

— D’où viens-tu ? continue le prêtre.

— De Marseille, hé donc, ça se voit pas ?

— Qu’est-ce que Marseille ?

— La ville que le Soleil il préfère, rascasse. Je te pardonne de pas le savoir, parce que tu es Inca, mais avé un autre, ce serait in cas de querelle.

Le calembour n’était pas à la portée du personnel du temple, mais les amis du joyeux garçon ne purent se tenir d’admirer le Provençal qui, à cette heure suprême, conservait une telle liberté d’esprit.

Pourtant le sourire disparut de leurs lèvres, quand la question suivante résonna grave, presque menaçante, enflée par les échos du sanctuaire souterrain :

— Et tu prétends être le Maître ?

— Oh ! que non, mon bon.

— Alors que viens-tu chercher parmi nous ?

— Je cherche rien, pécaïre ! je suis simplement le héraut du Maître.

— Où est celui que tu nommes ainsi ?

— Le voici.

Ce disant, Scipion désignait Jean Ça-Va-Bien.

Celui-ci, le cœur palpitant, adressa un long regard à Stella, à Ydna, les vaillantes compagnes de son pénible voyage. Puis, s’avançant d’un pas, il salua les derniers représentants du culte du Soleil, et attendit qu’ils lui adressassent la parole. Le grand prêtre l’examina. D’une voix adoucie, il murmura :

— Est-ce le Maître annoncé par la tradition ? Bien qu’il ne semblât point s’adresser directement à l’ingénieur, Jean répondit :

— Je suis en état de subir l’épreuve, qui doit vous faire reconnaître le Maître.

— L’épreuve ? L’épreuve ?

Comme un murmure, ces mots chuchotés emplirent la crypte. Prêtres subalternes, prêtresses avaient frissonné ; le col tendu, les yeux dilatés, ils considéraient avec une surprise craintive celui qui venait en termes si simples de se déclarer l’Hôte Attendu. Et l’accent du pontife trahit l’émotion lorsqu’il reprit :

— Tu sais l’épreuve ?

— Oui.

— Montre ton savoir.

— J’obéis.

Jean prit un temps, et lentement, sa voix affermie sonnant clairement dans le silence :

— En arrière de toi, prêtre d’Incatl, jaillissant du piédestal qui porte l’image du divin Soleil, est la source sacrée. Elle brûle la main qui se plonge dans ses eaux. Consacrée au roi de la lumière et du feu, elle a une température élevée, et les volutes de vapeur qui, lentement, vont se perdre sous les voûtes du temple, annoncent sa présence aux fidèles d’Incatl.

Le grand prêtre s’inclina :

— Tes paroles sont douces à mon oreille. Dis maintenant quelle est ta mission ?

De nouveau Jean embrassa ses compagnons d’un regard. L’heure solennelle avait sonné.

Si Stella avait oublié un détail ; si le récit, autrefois confié à sa jeune intelligence par M. Roland, contenait une lacune, l’ingénieur serait taxé d’imposture. Il serait perdu, et, avec lui, Ydna, Stella, ses amis. Cependant il fit bonne contenance ; rien, dans son organe, ne décela le trouble soudain de son esprit.

— L’eau coule, fluide et bouillonnante. Il n’est au pouvoir de personne de l’emprisonner dans sa main. Le Maître doit opérer ce miracle que l’eau de la source devienne solide, qu’elle puisse être saisie.

Aucun mouvement parmi les habitants du sanctuaire. Encouragé par le silence qu’il devinait sympathique, Jean continua avec plus de force :

— Ce qui fuit la main doit s’y tenir stagnant ; ce qui court doit s’arrêter ; ce qui brûle doit devenir froid, le fluide doit être pierre.

Un murmure accueillit la fin de la phrase.

— Il a bien parlé, psalmodièrent les desservants du Soleil.

— Ce sont les termes même de la tradition, firent les jeunes filles aux blanches tuniques.

Mais le grand prêtre leva la main. Tout bruit cessa.

— Tu as entendu ?

— Oui.

— Tes paroles sont l’expression de la vérité promise. Je veux te donner toutes facilités pour accomplir ce que tu t’es engagé à réaliser.

— Je te remercie, mais je n’ai besoin que d’une chose. Que, tous, vous démasquiez la fontaine sacrée et que vous vous rassembliez autour de moi.

— Quoi, pas de méditation ? Pas d’entretien solitaire avec le dieu de lumière ?

— Non, prêtre. Venez autour de moi, ainsi que je le souhaite, et, sur mon ordre, la source cessera de couler, l’eau du bassin deviendra solide.

Dominé par l’accent du jeune homme, le chef religieux n’insista pas. Sur un geste de lui, prêtres et jeunes filles se partagèrent en deux groupes qui, d’un pas rythmé, vinrent s’aligner en arrière du groupe des Européens. Maintenant ceux-ci distinguaient la source bouillonnante. Du piédestal même de l’autel, un filet d’eau fumante jaillissait dans une vasque, affectant, elle aussi, la forme rayonnante de l’image du Soleil. Des fumées légères la couronnaient, montant doucement vers la voûte sombre, s’enroulant en spirales bleuâtres autour du fût des colonnettes, se déchirant aux pointes des stalactites, jusqu’au moment où, refroidies par l’air ambiant, elles se condensaient, retombant en fine buée, sur les stalagmites qu’elles couvraient d’une rosée où les lampes du sanctuaire allumaient mille feux.

Lentement, Jean avait glissé sa main dans le bissac, où étaient enfermées les deux dernières ampoules d’air liquide qu’il possédait. Il en avait saisi une.

Alors il eut une hésitation. C’est qu’il venait de rencontrer les yeux de Stella, d’Ydna, de Pedro, de Candi, de Crabb, du Canadien, de Marius, fixés sur lui.

Dans tous il avait lu l’attente inquiète du dénouement, et la crainte des autres avait pénétré en lui.

— Bé ! fit une voix rieuse, si tu trembles, ma caillou, je prends ta partie de boules, bagasse.

Et Massiliague, seul tranquille au milieu de ses amis, avança la main pour saisir l’ampoule azurée.

Le ton, le geste, rappelèrent Jean à lui-même.

Sa main se leva brusquement en l’air, décrivit un demi-cercle rapide, et retomba.

Projeté avec violence, le globe bleu se brisa sur le rebord de la vasque de la fontaine sacrée, avec un poudroiement d’éclairs, et le murmure de la source se tut. En dépit de la majesté du lieu, les habitants du temple coururent vers la source sainte. L’eau ne coulait plus. Dans la vasque, au lieu du liquide fumant, un bloc solide, transparent, glacé au toucher.

— L’eau est pierre ! prononça le grand prêtre.

— L’eau est pierre ! redirent les assistants émerveillés.

— Pas pour longtemps, mon agnelet, confia Scipion à l’oreille de Jean. Dis-leur qu’elle redeviendra liquide, tout à l’heure, que tu l’as transformée en pierre, pour satisfaire à la tradition ; mais que tu ne veux pas détruire la source sacrée. Vé, pitchoun !

Et Jean ayant obéi, ce furent des cris d’allégresse :

— Le Maître ! Salut au Maître !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant Olivio, suivant le camino nacional (route nationale), comme est dénommé l’atroce sentier qu’il parcourait, excitait sa monture.

À plusieurs reprises, il avait fait halte pour consulter son téléphonomètre. Toujours l’instrument était demeuré muet. Et joyeusement, le bandit ricanait :

— Bartolomeo a tenu parole. Ils dorment tous, pour toujours. S’il n’y a qu’eux pour m’accuser, je puis vivre tranquille, fit-il, la face épanouie.

Il allait arriver à Incatl, muni de l’ampoule de verre bleu, qui ferait de lui le maître des trésors du temple. Des milliards, disaient les traditions authentiques. Et il répétait avec une sorte de griserie :

— Des milliards ! des milliards !

De son frère, de ses adversaires vaincus par le poison ; il ne se souvenait même plus.

— Des milliards ! des milliards !

Ces deux mots lui montaient à la tête comme les fumées d’un vin généreux, y jetant le froissement métallique d’une cascade d’or incessamment renouvelée.

Ah ! ah ! il allait réparer sa malencontreuse expédition de jadis. À présent, il avait le talisman capable de transformer l’eau en pierre. Il triompherait ; les portes des chambres du trésor s’ouvriraient devant lui, et, dans ses yeux éblouis, l’imagination faisait passer des éclairs d’or, des scintillements de pierres précieuses. Une crainte le prenait parfois, la crainte qui, depuis quelques mois, le faisait hésiter au moment d’engager la suprême expédition. S’il ignorait encore quelque détail des pratiques bizarres auxquelles le maître du trésor devait se faire reconnaître ? Mais il chassait bien vite cette pensée. Roland lui avait tout appris ; oui, tout. Le brave savant était incapable de mensonge.

— Ah ! ces milliards ! ces milliards !

Il avait quitté le camino nacional. À présent, son cheval trottait sans peine sur le sol uni d’une large avenue bordée d’arbres, aux troncs gravés de caractères incas. Au loin, Olivio aperçoit une haute falaise de granit rouge, aplanie ainsi que la façade d’une maison. Il presse l’allure de son cheval. Quelques bonds l’amènent au bout de l’avenue. Il est devant l’entrée du temple d’Incatl.

Au pied de la falaise, s’ouvre une large baie pentagonale. De chaque côté, des colonnes plates, taillées en plein roc, supportent les figures de la Terre et du Ciel. Au sommet de l’ouverture flamboie le cercle emblématique du Soleil, avec sa chevelure de rayons sinueux. Des degrés polis, au nombre de sept, chiffre fatidique des Incas et des Atzecs, s’étagent en avant de l’ouverture, formant un perron monumental.

Olivio saute à terre. Il couvre d’un regard de propriétaire, de seigneur, ce temple qui va le gorger de richesses. Son cheval s’éloigne, allant chercher le gazon vert de l’avenue. Il ne s’en inquiète pas. Qu’importe un cheval au possesseur de la fabuleuse fortune amassée par les Incas !

— Des milliards ! dit-il encore une fois.

Mais la voix s’étrangle dans sa gorge. Un cri rauque a peine à s’échapper de ses lèvres.

Au haut des degrés, une forme humaine est apparue, émergeant de l’ombre que le portail sacré découpe dans la falaise.

Et, dans cette forme, l’haciendero reconnaît Jean. Jean là, vivant, debout ! Bartolomeo a donc trahi ?

Bah ! cet homme devrait être mort ? Qu’importe, il le sera dans un instant

La main d’Olivio disparaît dans le sac que l’aventurier porte en bandoulière, puis elle se montre de nouveau, les doigts emprisonnant une sphère de cristal, où se joue la transparence azurée de l’air liquide. Mais Olivio demeure indécis.

Jean a imité tous ses mouvements. Lui aussi brandit au-dessus de sa tête la dernière ampoule bleue que le ciel, en sa justice, a permis qu’il conservât jusqu’à cette heure.

L’assassinat plaisait au bandit. Le duel lui fait peur.

Et tandis qu’il hésite, son cheval, prenant son geste pour un appel, revient, pose sa tête sur l’épaule du bandit. Celui-ci ne l’a pas entendu venir ; il se croit attaqué par derrière, pousse un cri, se retourne. Dans ce mouvement, il glisse sur l’herbe, cherche vainement à se retenir et tombe, écrasant sur le sol la sphère de cristal. L’habituelle gerbe d’éclairs se produit. Le cheval roule auprès du cavalier. C’est l’immanente justice qui s’est chargée de châtier le coupable. Et de l’ombre du temple sortent Pedro, les Canadiens, Scipion, Marius, Ydna, Stella, Crabb, Candi, des prêtres, des prêtresses.

Ils acclament le Maître, dont la toute-puissance vient de frapper l’esprit du mal. Jean porte leur enthousiasme à son comble en s’écriant :

— Prêtres, gardez vos trésors, je vous les donne. Utilisez-les au mieux des intérêts de ceux qui souffrent. Qu’ils soient la rançon de celle que je vais prendre parmi vous, pour la rendre à une sœur qui l’aime sans la connaître.

Et comme les prêtresses se sont rangées sur une ligne, qu’Ydna a pris place au milieu d’elles, Jean continue :

— Grand prêtre, laquelle de ces jeunes filles fut enlevée à l’habitation Roland ?

Un murmure s’élève, aussitôt comprimé par le respect.

Le grand prêtre, incliné, balbutie :

— Maître ! maître ! Les rites défendent d’enseigner aux servantes du Soleil le lieu de leur naissance.

— je suis le maître, et j’ordonne !

— Tu me dégages de toute responsabilité vis-à-vis des dieux ?

— De toute.

— Alors, viens.

— Il entraîne l’ingénieur devant le rang frissonnant des vierges, et, s’arrêtant devant Ydna :

— Voici celle qui vit le jour à l’habitation Roland.

Un double cri ponctue la phrase.

Stella et Ydna sont dans les bras l’une de l’autre,  sanglotant ce mot exquis de douceur :

— Ma sœur, ma sœur chérie !

Stella s’arrache enfin à cette tendre étreinte ; elle court à Jean :

— Je vous dois tout, la vie, l’honneur, la tendresse de ma bien-aimée sœur.

Et lui tendant la main, tandis que ses joues se couvrent d’un pudique incarnat, elle ajoute :

— Acceptez la main de celle qui, loin de vous, ignorerait le bonheur.

Ydna, elle, n’a pas prononcé une parole, mais sa main, prisonnière dans celles de Francis Galron, mais ses yeux emplis de douces larmes, se fixent avec tendresse sur ceux du Canadien, disant qu’elle aussi, après tant de tristesses, de luttes, de dangers, atteint le port. Pierre, très ému, bougonne de son côté :

— Je suis l’engagé de Gairon, faudra donc que je sois de la noce. Et je devrai mettre un habit comme les gentlemen de Québec. C’est ça qui ne sera pas commode pour un brave coureur de prairies.

Quant à Massiliague, exultant, il tape sur l’abdomen du grand prêtre ahuri, lequel se confesse que le héraut du Maître a de singulières façons, et il clame :

— Eh ! donc, bravounette ; je me marie aussi, troun de l’air. J’épouse Vera Rosales, une délicieuse enfant qui m’attend au Mexique. Bon dieou, on fera tous ensemble le voyage de noces, dans la plus belle cité du ciel… et de la terre, à Marseille, ma caille. Je t’emmène, Marius.

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De fait, deux mois plus tard, on célébrait à Sao Domenco, non pas trois, mais quatre mariages. Cigale libéré du service, épousait Anoor[1].

FIN
  1. Voir Massiliague de Marseille, le Vœu des Incas, épisodes précédents de la même série, formant un tout, de même que les Cinq sous de Lavarède, Cousin de Lavarède, le Corsaire Triplex, la Capitaine Nilia.