Éditions Jules Tallandier (p. 207-224).


XI

LA BOTEARIA DE TEFFÉ


Formé du rio Maranon et du rio Yavari, qui se réunissent à Tabatinga, ville frontière du Brésil et du Pérou, l’immense fleuve des Amazones descend majestueusement vers l’Atlantique, à travers les provinces de Amazonas et de Grao-Para.

Nulle part peut-être au monde, la puissance des cours d’eau, ces agents du nivellement et de la fécondité de notre planète, ne se manifeste avec autant d’ampleur que dans cette partie du globe.

Se déroulant sur un parcours d’environ 7.000 kilomètres, drainant les pluies d’un bassin d’une superficie égale à dix fois celle de la France, le fleuve géant s’est creusé un lit de 30 mètres de profondeur, et ses eaux, telles un bélier antique, venant frapper celles de l’Océan, les refoulent à plus de 120 kilomètres de la côte.

Tout est immense, là-bas.

Les forêts inextricables, aux arbres énormes, parés de lianes, forment une impénétrable ceinture d’émeraude au Fleuve-Roi, Rio-el-Re, comme l’appellent les indigènes. Et quand vient l’époque des hautes eaux, l’inondation (el Gapo) transforme les terres basses avoisinant l’Amazone en un lac de plus de 1 million 200.000 kilomètres carrés.

Or, vers le début du mois d’août, un trimestre environ après le moment où Ydna avait quitté Manaos, le Gapo venait de prendre fin.

L’Amazone, sauf en quelques points, était rentrée dans son lit, et les pirogues, chalands ou légers balanceitos (chalands de petite dimension) recommençaient à sillonner les eaux limoneuses.

À quelques kilomètres en amont du bourg de Teffé, situé près du confluent de l’Amazone et du rio Yapura, se remarquait, au fond d’une anse bordée de sable fauve, la Botearia de Teffé.

Une Botearia est un établissement dont on ne trouverait l’équivalent nulle part ailleurs.

Dans la première partie de son cours, le fleuve rapide, souvent encombré d’îlots, de troncs d’arbres dont les branches, piquées au fond, ont fait des écueils fixes, est navigable pour des embarcations légères, d’un faible tirant d’eau.

À partir de Teffé, la profondeur moyenne augmente, et les « transports fluviaux » peuvent être assurés par des bâtiments plus importants.

La navigation s’est modelée sur le rio.

En amont de Teffé, barques légères.

En aval, embarcations d’un plus fort tonnage.

La Botearia est le garage où les premières transbordent sur les secondes leurs passagers et leurs marchandises.

Naturellement une osteria (auberge) est annexée au garage. Tous les alcools s’y donnent rendez-vous : mescal, aguardiente, gin, whisky, cognac, genièvre, viripe, y fraternisent, incendiant le gosier des Indiens Chiribatis, bateliers du haut fleuve, et des nègres Bonis, bateliers du cours inférieur.

Ce sont des cris, des discussions, où les couteaux prêtent souvent leur appui aux langues, des contestations à n’en plus finir.

Et durant que les mariniers s’invectivent, s’enivrent et procèdent lentement au transbordement des colis de toute nature, les passagers attendent patiemment, dans les chambres de l’osteria, le moment de poursuivre leur voyage.

Ce jour-là, la Botearia chômait.

Dans l’anse sablonneuse, un chaland ventru, amarré au rivage, se balançait lourdement sur l’eau clapotante.

Une dizaine de nègres Bonis, étendus à l’ombre, dormaient ou jouaient au cruzado (sorte de jeu de jonchets). Ils attendaient l’arrivée de pirogues du haut fleuve pour compléter leur chargement et redescendre vers la mer.

L’osteria, vaste bâtiment de bois, composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, était vide de voyageurs.

À travers les fenêtres sans vitres, on apercevait les moustiquaires enveloppant les lits de leurs rectangles blancs.

Évidemment, aucun étranger n’y résidait à cette heure.

Dans la salle basse sur laquelle s’ouvrait la porte, au milieu de tables et de chaises grossières, deux hommes buvaient, ayant auprès d’eux, l’un une bouteille de gin à l’étiquette anglaise, l’autre un flacon paillé de vin de Syracuse.

Le buveur de gin était blond et imberbe.

L’amateur de vin, au contraire, apparaissait petit, sec, et sa barbe embroussaillée allait rejoindre une hirsute chevelure.

— By God, le temps est long, my dear Candi, gronda le premier.

L’autre huma une gorgée de son breuvage, cligna béatement, des yeux et doucement :

— Qui va piano, va sano, mio caro Crabb. Pas de voyageurs auzourd’hui… céla mé réjouit, jé souis lassado (fatigué) dé cé métier d’aubergiste.

— Lord Olivio a placé nous-mêmes en cet endroit qui est sur le chemin de la fortune.

— Qui dit le contraire, povero… Ma, tant grande est la calore (chaleur) que jé voudrais être fortuné tout dé souite…

— Cela est impossible.

L’Italien garda le silence, puis après un instant :

— La diva fortoune, elle né m’intéresse plous, maintenant qu’elle né servira plous au petit.

Crabb sursauta :

— Où prenez-vous qu’elle ne sera plus utile à mister Jean ?

— Eh ! je prends pas, mio caro ; c’est la lozique qui prend.

— Une fois riche ainsi qu’un nabab, je comptais bien lui donner la part le plus confortable.

Un haussement d’épaules de Candi interrompit la phrase de son ami.

— Il réfousera.

— Aoh ! les richesses, cela se refiousait pas…

— Il réfousera ; ze lé connais, va, lé cher drôle.

— Comment osez-vous affirmer chose pareille, Candi ?

— Le povero, il sait à présent dé quelle façon… nous gagnons l’argent.

L’Anglais prit un air étonné.

— Just ! my dear, il chassera la remembrance de son tête quand il regardera vers un sacoche plein de guinées d’or.

— Il acceptera pas.

— Pourquoi ?

— Perché ? Lou padre (curé) de Teffé que z’ai consoulté, en confessione, caro, pour qu’il puisse pas répéter mes paroles… il a dit : « Avec l’éducazioné, pousse une chose que se nomme l’onore… »

— L’honneur ? Je avais lu cette mot, mais quoi cela, était ?

— Zé sais pas, amico, zé sais pas ; ma, d’après lé padré, c’est oune chosé qui empêche d’empocher dé l’argent volé. Alors, si ça empêche, lé pétit, il réfousera.

Crabb ébranla la table d’un coup de poing :

— Votre curé, il était un stupide tête de bûche. Lord Olivio de Avarca, il avait un instruction ; il était ingénieur ; il prenait cependant le argent volé, et aussi le monnaie d’or, et encore les pierres précieuses.

Candi n’eut pas le loisir de poursuivre cette intéressante discussion.

Sur le seuil, un homme venait d’apparaître.

Malgré le voile de gaze cachant ses traits (beaucoup de créoles se couvrent ainsi le visage afin d’éviter la piqûre des moustiques), les deux amis le reconnurent.

D’un même mouvement, ils furent debout, se courbèrent en une même inclination et prononcèrent, chacun avec son accent :

— Lé signor Olivio.

— Milord Olivio.

Celui-ci avait sans doute la certitude qu’aucun indiscret n’était à portée de la voix, car il ne sourcilla pas en entendant lancer ainsi son nom.

Il s’avança nonchalamment vers ses subordonnés :

— Personne ?

— Non, signore, répondit Candi qui, en toute circonstance, portait la parole pour son camarade et pour lui.

— Attend-on quelqu’un ?

— Les Bonis prétendent, — ma, zé né peux affirmer qué ces coquins de noirs disent la vérité, — ils affirment qu’un balanceïto va venir, avec oun passager en provenance des terres diamantifères de l’Ouest.

Les yeux d’Olivio lancèrent un éclair :

— Un Européen ?

— On lé dit, signore. Il regagnerait la côte, afin dé s’embarquer por l’Europa.

— Après avoir fait ample moisson de diamants, sans doute ?

L’Italien étendit les bras en signe d’ignorance.

— C’est probable en tout cas, continua Olivio ; la probabilité suffit. Ah ! les braves imbéciles ! ils creusent la terre, et c’est nous qui récoltons.

Les bandits se prirent à rire et Candi, d’un ton flagorneur :

— Votre Seigneurie a la bonne façon de dire les choses. Elle parle commé saint Zean à la Bouché d’or.

La flatterie ne parut pas avoir atteint Olivio.

— Ma chambre demanda-t-il sèchement.

— Libre, signore.

— J’y vais, vous me préviendrez de l’arrivée du balanceïto.

— Oui, oui, signore, reposez en paix.

Le señor Olivio frappa sur une sacoche qu’il portait en sautoir.

— J’ai là dedans de quoi nous assurer ses diamants et, leur vente une fois faite, une existence facile et heureuse a nous tous. Quant à lui, nous nous en débarrasserons aisément et nul ne saura ce qu’il est devenu. C’est une excellente façon de traiter les affaires que de supprimer les gens avec qui on traite de gré ou de force.

À ce moment même, les mariniers noirs se précipitèrent au bord de l’eau avec de grands cris :

— Balanceïto ! balanceïto !… Benvenonda (bienvenue) ! Benvenonda !

Les trois hommes se tournèrent vers la porte et regardèrent au dehors.

Bientôt, une pirogue conduite par six Indiens se montra sur les eaux. Elle évolua et vint s’engraver sur la sable.

Tandis que Peaux-Rouges et nègres s’abordaient, avec de grandes démonstrations, se préparant ainsi aux discussions du prix du transbordement, un passager sauta sur la grève et se dirigea en boitant vers la Botearia.

C’était à n’en pas douter, un Européen ; âgé d’une quarantaine d’années, l’homme semblait affaibli par le climat meurtrier des plaines de l’Amazonas.

Brûlé par le soleil, ses os saillaient sous la peau brunie, le dos se voûtait. C’était bien un de ces chercheurs de diamants, qui reviennent parfois des mines avec une fortune, mais qui ont perdu pour toujours la plus merveilleuse des richesses, c’est-à-dire la santé.

Olivio le regardait venir.

L’homme, d’un pas traînant, arriva sur le seuil. Candi courut à lui.

— Lé signor désire sans doute sé réposer.

— Oui, répondit le voyageur.

— Qu’il mé permetté dé lé conduire dans oune chambre, que les hôtels les plous luxueux du monde né pourraient offrir mieux.

— Soit. Vous pourrez aussi me donner à manger ; les diables de bateliers en ont au moins pour vingt-quatre heures à se quereller, et dame, la diète ne m’irait pas.

— Le signore sera content.

— Tant mieux. Quand on a de quoi payer, on aime ne manquer de rien.

Et l’homme frappa sur sa ceinture de cuir qui rendit un son métallique.

Candi se courba obséquieusement.

— Que le signore prenne seulement la peine dé mé suivre…

Montrant le chemin, il ouvrit une porte, derrière laquelle s’apercevaient les premières marches de l’escalier accédant à l’étage supérieur.

Le voyageur le suivit.

Quand tous deux eurent disparu, Crabb murmura à l’oreille du señor Olivio :

— Il arrive de l’Ouest, sa ceinture semble garnie confortablement.

— Oui, répondit laconiquement le chef.

Quelques instants s’écoulèrent, puis Candi reparut.

— Jé vais loui servir à dîner, fit-il à voix basse. Jé l’ai logé dédans la chambre nouméro six.

Un ricanement distendit les lèvres d’Olivio.

— C’est bien, mon garçon. Il est entré sur ses jambes, il sortira sur les nôtres.

Le sens de ces paroles étranges était sans doute clair pour ses interlocuteurs, car ceux-ci eurent un rire silencieux et Candi se précipita vers la cuisine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était environ sept heures du soir, lorsque Indiens et bateliers noirs eurent fait marché pour le transbordement des marchandisees amenées par les premiers.

Beaucoup d’invectives, un peu de sang versé, et l’on était tombé d’accord.

Pour sceller l’entente, tous buvaient des spiritueux frelatés fournis par les botearieros (maîtres de la Botearia).

Des menaces d’ivresse générale étaient dans l’air.

À cet instant un hombrenao (bateau de voyageurs), venant de l’Est et rémontant péniblement le cours du fleuve, se montra à hauteur de l’établissement.

Probablement la Botearia de Teffé avait été choisie comme pont de halte nocturne, car l’embarcation décrivit une courbe et vint aborder au fond de l’anse.

Un homme et deux femmes en descendirent.

Lui, assez grand, le visage tatoué des signes de la tribu des Guaranis, portait avec aisance la blouse sanglée à la taille, les culottes de coton, le manteau et la coiffure empennée des Indiens de sa race.

L’une des femmes était, selon toute apparence, une squaw (femme indienne). L’autre, portait avec aisance son costume mi-européen, mi-guarani. S’adressant à celle-ci :

— señora mestiza (métisse), fit l’Indien employant le dialecte espagnol, nous voici à la halte de nuit, et ma sœur — il montrait l’autre squaw, — m’exprimait le désir de vous voir partager notre repas ; elle ne veut plus que vous vous isoliez dans une tristesse, qu’elle comprend, mais qu’elle veut combattre. Est-ce dit ?

La mestiza tendit la main à la jeune fille.

— Très volontiers.

Puis, se tournant vers les bateliers, elle leur donna ses ordres en lingua gual, idiome usité à l’intérieur du Brésil, et qui se compose en partie à peu près, égale de mots espagnols et guaranis.

Ce soin pris, elle revint à ses compagnons, lesquels s’étaient éloignés de quelques pas et, marchant près d’eux, elle se dirigea vers la Botearia.

Les tenanciers de l’auberge les attendaient à la porte.

Depuis un instant, Crabb et Candi observaient les nouveaux venus en échangeant ces rapides répliques :

— Des personnes venant de l’Est.

— Sans le sou, on vient de l’Est, donc rien à faire.

— Je pense ainsi. Les gentlemen riches viennent de l’Ouest.

— Le côté des mines dé diamants.

— Le côté de l’or, by God.

— Enfin, ceux-ci, il faut leur donner à manger, et pouis les envoyer couché lé plous vite possible.

En vertu de cette conclusion, tous deux s’empressèrent, servirent leurs clients avec une vélocité extraordinaire, si bien que, la fatigue aidant, les voyageurs se retirèrent dans leurs chambres vers la demie après huit heures.

L’Indien guarani se vit atribuer la pièce n° 2, les deux jeunes femmes eurent la salle n° 4, voisine du 6, où reposait déjà le mineur qui les avait précédés.

Livrés à eux-mêmes, ceux-ci causèrent un moment, puis se séparèrent.

Mais Crabb et Candi, Olivio lui-même se fussent étonnés s’ils avaient pu voir le Guarani serrer la main de ses compagnes et la porter à ses lèvres.  Ce sont là des façons de civilisé qui n’ont guère cours dans le llano.

Les Jeunes filles restèrent seules.

Sans lumière, afin de ne pas attirer les moustiques, elles s’étaient assises près de la fenêtre, tournant le dos à leurs couchettes emprisonnées sous leurs moustiquaires. Elles conversaient.

— Tu le vois, ma petite sœur Stella, commença celle qui, jusqu’alors, s’était fait appeler la Mestiza, tu le vois, notre déguisement indien facilite notre voyage. Nul ne prête attention au passage de trois Guaranis.

Mlle Roland, car c’était elle, eut un doux sourire :

— Ydna, tu es aussi sage au conseil que vaillante dans l’action.

— Oh ! vaillante !

— Si, si, ne t’en défends pas. Au départ de Manaos, pendant notre longue navigation à travers le désert d’eau, qui a songé à tout ? Qui a remonté mon courage ? Toi, toujours toi.

— Je suis accoutumée au pays.

— Et lorsque nous avons atteint la ville de Téffé, est-ce aussi par habitude de la contrée que tu as voulu interrompre ton voyage, que tu as décidé un arrêt prolongé ?

La prêtresse lui prit les mains.

— Non, ma sœur, mais tu souffrais. La fièvre pernicieuse des marais te rendait pâle et frissonnante.

— Et toi, toi, qui chaque jour disais : « J’ai hâte d’atteindre Incatl, de mourir pour le Soleil, afin de ne plus entendre la plainte de mon cœur ; » tu as oublié ta tristesse pour songer seulement à la santé d’une étrangère.

— D’une étrangère ?… se récria Dolorès.

— Sans doute.

— Sont-ils donc étrangers ceux que l’on aime ?

Stella battit des mains :

— Tu l’avoues donc, tu m’aimes.

— Comme la plus chère des sœurs.

— Je te le rends bien, va.

— Je le sais. Or, j’aurais été injuste et cruelle en t’abandonnant.

Maintenant Mlle Roland avait enlacé sa compagne et, la tête appuyée sur son épaule, elle écoutait.

— Parle, parle encore, en voyant que la prêtresse s’arrêtait.

— Que veux-tu que je te dise ?

— Ce qu’il te plaira. J’aime ta voix ; elle sonne à mon oreille comme une musique aimée. Par moments je pense : pourquoi Ydna n’est-elle pas la sœur inconnue que je cherche ?

— Tu y penses toujours à cette sœur ?

— Toujours et je voudrais qu’elle fût toi. Ta sœur véritable aurait le droit de te protéger, de te défendre, même contre le Soleil.

Doucement Dolorès caressa les cheveux de son interlocutrice.

— Pauvre chérie, tu oublies que j’ai fait serment.

— Serment de mourir, allons donc.

— Et que me forcer à manquer à la promesse sacrée, continua la prêtresse avec fermeté, serait, non me sauver, mais me perdre l’honneur.

Stella courba le front.

Emportée par son affection, par la mystérieuse attraction que son amie exerçait sur elle, elle avait été sur le point de se trahir.

À son mutisme Ydna se méprit et d’un ton radouci :

— Laissons cela. Je ne compte plus, moi ; parlons de toi.

— En parlant de toi, soupira Mlle Roland, je crois parler du meilleur de moi-même.

— Chut ! mademoiselle.

Et taquine, Dolorès ajouta :

— Vous me paraissez oublier un peu M. l’ingénieur Jean Ça-Va-Bien.

Une rougeur ardente monta aux joues de l’interpellée. Dans les ténèbres, la prêtresse ne pouvait voir cet aveu d’émotion, mais sans doute elle le devina, car elle reprit :

— C’est un chef indien de bonne mine.

La petite main de Stella s’appliqua sur ses lèvres :

— Méchante…

Tendrement, Dolorès Pacheco écarta ce bâillon frissonnant et avec une caresse dans la voix :

— Non, pas méchante, je veux seulement te rappeler qu’auprès de lui, auprès de ta sœur retrouvée, tu auras le bonheur ; qu’il faut songer à l’assurer, et, pour cela, ne pas te dépenser en efforts inutiles pour ressusciter ce qui est mort à jamais.

Puis persuasive :

— Demain, nous quitterons cette Botearia. Dans quelques jours, notre bateau remontera le cours de la rivière Juara, près de la source de laquelle est Incatl, et pour toi, ma sœur, avant de rentrer dans le sein de l’éternelle lumière, je lirai les archives du temple. Je saurai laquelle des servantes du Soleil est celle que tu cherches, et je te la donnerai avec mon suprême adieu.

Un sanglot souleva la poitrine de Stella.

Bien résolue à arracher Ydna à la mort, elle ne pouvait s’empêcher de songer que les desseins humains sont à tout instant traversés par des circonstances imprévues, et que, peut-être, sa tentative aboutirait à l’insuccès.

— Ne pleure pas sur moi, fit lentement la prêtresse, je me serai remplacée auprès de toi…

Brusquement, Mlle Roland se leva. Elle sentait son secret monter à ses lèvres. Il lui aurait échappé si elle n’avait réagi.

— Qu’as-tu donc ? interrogea son interlocutrice.

Elle se contraignit à sourire :

— La chaleur est accablante ce soir. Permets que je rafraîchisse cet air embrasé.

Sans attendre de réponse, elle alla prendre le sac de peau, pu toute indigène enferme son bagage, et en tira un petit appareil de cuivre, reproduisant assez bien la silhouette d’une minuscule lampe à acétylène.

Ydna la regardait toujours. Stella posa l’instrument sur la table, tourna une clef.

Un déclic se produisit, puis le grincement léger d’un mouvement d’horlogerie en marche. Avec un sourire, elle se tourna vers sa compagne :

— Dans un instant, il fera trais ici.

En effet, l’appareil était rempli de granules d’air liquide. De cinq minutes en cinq minutes, l’une des petites sphères cristallines était projetée dans un creuset, placé à la partie inférieure, et pressée par une réduction de marteau-pilon.

La détente de la gouttelette liquide, ainsi mise en liberté, suffisait à rafraîchir l’atmosphère d’une chambre.

Un instant plus tard, il faisait dans la pièce une température délicieuse.

Stella, apaisée, avait repris sa place à la fenêtre.

Plus aucun bruit au dehors. Bateliers indiens ou noirs se sont endormis. Le fleuve roule silencieusement ses eaux, auxquelles la lune fait un caparaçon d’argent.

La chaleur est étouffante.

Au ciel stagnent des vapeurs légères, qui se réuniront plus tard pour engendrer le tornado (trombe). Un orage terrible se prépare, et dans l’air lourd, embrasé, la nature semble engourdie.

Cependant trois personnages veillent dans la salle basse. Olivio est là, avec Candi et Crabb.

Il tient à la main une sphère de verre, de la dimension d’une orange, emplie du liquide bleu pâle, tel celui que Jean Ça-Va-Bien trouva dans les ruines de l’usine Roland.

— Par cette chaleur, ce digne gratteur de diamants n’aura pas à se plaindre de nous : on lui assure une mort fraîche. Quelle sollicitude ! J’espère que, dans l’autre monde, il priera pour nous.

Ses complices rient silencieusement. Il reprend :

— C’est la lutte pour la vie. L’horreur des hommes pour le crime provient de la crainte de la douleur, de l’angoisse précédant le coup mortel. J’ai supprimé la cruauté du meurtre. Avec ceci, on ne se réveille pas ; je délivre l’âme immortelle sans douleur, l’extraction d’une simple molaire est plus difficile.

Consultant sa montre :

— Onze heures et demie. Tous les bateliers ?…

— Sont ivres, signore, explique Candi ; z’ai veillé à cé qu’ils bussent du gin, tant qu’il pouvait en entrer dans lé gosier dé ces facchini (drôles, faquins).

— Bien. Alors une fois l’opération faite, rien ne s’oppose…

— À cé qué nous zetions lé corps à la rivière. Idée zénialé dé Votre Seigneurie. Quand on lé trouve, pas oune blessure, pas oune égratignure ! L’onde emporté lé trépassé. La police dit : Povero, il s’est noyé. On l’enterre et nous avons ses diamants sans aucun risqué.

— Silence, sempiternel bavard, prends la lanterne et éclaire-nous.

Candi fit ce qui lui était ordonné.

Les trois hommes quittèrent alors la salle basse et s’engagèrent dans l’escalier conduisant au premier étage.

Ils glissaient sans bruit sur le plancher, chose compréhensible du reste, car ils avaient remplacé leurs lourds brodequins par des chaussures de feutre.

Dans le corridor desservant les chambres des voyageurs, ils s’arrêtèrent un instant.

Bien ne bougeait.

Olivio hocha la tête avec satisfaction.

— Bien, tous dorment.

En face de lui se trouvait un placard, il l’ouvrit et démasqua ainsi une cavité, où se dressait une échelle semblant monter vers les combles.

— Allons ! dit-il encore.

Ses subordonnés furent aussitôt sur les échelons et s’élevèrent dans un étroit boyau dissimulé à même l’épaisseur du mur.

Olivio les suivait.

Les promeneurs nocturnes débouchèrent dans un grenier très bas, où ils ne pouvaient marcher que courbés.

Lentement, avec d’infinies précautions, ils avancèrent.

— Chambre 6, n’est-ce pas ? chuchota le señor Olivio.

— Oui, signor ; les 2 et 4 sont occupées par les autres voyageurs.

— Parfait.

La lueur de la lanterne éclairait le plancher, permettant d’apercevoir, de distance en distance, des disques de bois rompant l’uniformité des lames du parquet.

Chacune de ces rondelles portait un numéro tracé en noir.

Olivio s’arrêta devant celle que marquait le chiffre 6.

— Dévissez ! ordonna-t-il.

Candi déposa la lanterne sur le sol ; puis, s’agenouillant, appuya les mains sur la circonférence, en opérant une poussée de gauche à droite.

Un léger glissement se fit entendre, la plaque tournait dans sa rainure.

En une minute, elle fut extraite de l’alvéole, découvrant un trou circulaire.

Se penchent, jusqu’à ce que son visage fût au niveau du parquet, Olivio regarda.

Par l’ouverture, il discernait la chambre du chercheur de diamants.

L’homme, étendu tout habillé sur une natte, dormait profondément. Accoutumé aux campements miniers, il avait dédaigné l’abri de la moustiquaire.

Peut-être cette protection lui était-elle inutile. Moustiques et maringouins sont bestioles délicates, qui dédaignent les épidermes racornis et les chairs ravagées par la fièvre.

— Il dort ; il ne sentira rien, déclara le señor de Avarca.

Auprès de lui, Olivio avait déposé le globe d’air liquide.

Il le fit rouler tout doucement jusqu’au bord de l’ouverture.

— Attention ! dit-il.

Crabb saisit la rondelle extraite du plancher et se tint prêt à la replacer.

— Va !

D’un mouvement brusque, le señor précipita la boule de cristal dans le trou noir, tandis que l’Anglais obturait la baie circulaire.

C’était fait.

Au-dessous d’eux, ils avaient perçu un choc. La sphère creuse s’était brisée en impalpables particules, et le liquide, soudainement délivré de la compression, avait repris d’un seul coup la forme gazeuse, produisant un froid supérieur à deux cents degrés au-dessous de zéro.

Ce fut comme un coup de vent glacial.

Quand il fut passé, le voyageur était mort gelé sur sa natte. Le broc contenant l’eau pour les ablutions avait éclaté sous la dilatation du liquide se transformant en glace, et, dans le réservoir d’un thermomètre fixé à la muraille, le mercure apparaissait à l’état solide sous la forme d’une petite balle brillante.

C’était la féerie brutale du froid de l’espace, réalisée par une volonté humaine.