Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Les Secrètes Pensées de Rafael

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 158-162).
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LES SECRÈTES PENSÉES
DE RAFAEL


GENTILHOMME FRANÇAIS


FRAGMENT


Ô vous, race des dieux, phalange incorruptible,
Électeurs brevetés des morts et des vivants ;
Porte-clefs éternels du mont inaccessible,
Guindés, guédés, bridés, confortables pédants,
Pharmaciens du bon goût, distillateurs sublimes,
Seuls vraiment immortels, et seuls autorisés ;
Qui, d’un bras dédaigneux, sur vos seins magnanimes
Secouant le tabac de vos jabots usés,
Avez toussé, — soufflé, — passé sur vos lunettes
Un parement brossé pour les rendre plus nettes,
Et, d’une main soigneuse ouvrant l’in-octavo,
Sans partialité, sans malveillance aucune,
Sans vouloir faire cas ni des ha ! ni des ho !
Avez lu posément — la Ballade à la Lune !!!

Maîtres, maîtres divins, où trouverai-je, hélas !
Un fleuve où me noyer, une corde où me pendre,
Pour avoir oublié de faire écrire au bas :
Le public est prié de ne pas se méprendre…

Chose si peu coûteuse et si simple à présent,
Et qu’à tous les piliers on voit à chaque instant.
Ah ! povero, ohimè ! — Qu’a pensé le beau sexe ?
On dit, maîtres, on dit qu’alors votre sourcil,
En voyant cette lune, et ce point sur cet i,
Prit l’effroyable aspect d’un accent circonflexe !

Et vous, libres penseurs, dont le sobre dîner
Est un conseil d’État, — immortels journalistes !
Vous qui voyez encor, sur vos antiques listes,
Errer de loin en loin le nom d’un abonné !
Savez-vous le Pater, et les péchés des autres
Ont-ils grâce à vos yeux, quand vous comptez les vôtres ?
— Ô vieux sir John Falstaff ! quel rire eût soulevé
Ton large et joyeux corps, gonflé de vin d’Espagne,
En voyant ces buveurs, troublés par le Champagne,
Pour tuer une mouche apporter un pavé !

Salut, jeunes champions d’une cause un peu vieille,
Classiques bien rasés, à la face vermeille,
Romantiques barbus, aux visages blêmis !
Vous qui des Grecs défunts balayez le rivage,
Ou d’un poignard sanglant fouillez le moyen âge,
Salut ! — J’ai combattu dans vos camps ennemis.
Par cent coups meurtriers devenu respectable,
Vétéran, je m’assois sur mon tambour crevé.
Racine, rencontrant Shakspeare sur ma table,
S’endort près de Boileau, qui leur a pardonné.

Mais toi, moral troupeau, dont la docte cervelle
S’est séchée en silence aux leçons de Thénard,
Enfants régénérés d’une mère immortelle,
Qui savez parler vers, prose, et naïf dans l’art,

Ô jeunesse du siècle ! intrépide jeunesse !
Quitteras-tu pour moi le Globe ou les Débats ?
Lisez un paresseux, enfants de la paresse…
Muse, reprends ta lyre, et rouvre-moi tes bras.

France, ô mon beau pays ! j’ai de plus d’un outrage
Offensé ton céleste, harmonieux langage,
Idiome de l’amour, si doux qu’à le parler
Tes femmes sur la lèvre en gardent un sourire ;
Le miel le plus doré qui sur la triste lyre
De la bouche et du cœur ait pu jamais couler !
Mère de mes aïeux, ma nourrice et ma mère,
Me pardonneras-tu ? Serai-je digne encor
De faire sous mes doigts vibrer la harpe d’or ?
Ce ne sont plus les fils d’une terre étrangère
Que je veux célébrer, ô ma belle cité !
Je ne sortirai pas de ce bord enchanté
Où près de ton palais, sur ton fleuve penchée,
Fille de l’Occident, un soir tu t’es couchée…

Lecteur, puisqu’il faut bien qu’à ce mot redouté
Tôt ou tard, à présent, tout honnête homme en vienne,
C’est, après le dîner, une faiblesse humaine
Que de dormir une heure en attendant le thé.
Vous le savez, hélas ! alors que les gazettes
Ressemblent aux greniers dans les temps de disettes,
Ou lorsque, par malheur, on a, sans y penser,
Ouvert quelque pamphlet fatal à l’insomnie,
Quelques Mémoires sur *** — Essai de poésie…
— Ô livres précieux ! serait-ce vous blesser
Que de poser son front sur vos célestes pages,
Tandis que du calice embaumé de l’opium,
Comme une goutte d’eau qu’apportent les orages,

Tombe ce fruit des cieux appelé somnium ?
Depuis un grand quart d’heure, incliné sur sa chaise
Rafael (mon héros) sommeillait doucement.
Remarquez bien, lecteur, et ne vous en déplaise,
Que c’est tout l’opposé d’un héros de roman.
Ses deux bras sont croisés ; — une ample redingote,
Simplicité touchante, enferme sous ses plis
Son corps plus délicat qu’un menton de dévote,
Et ses membres vermeils par le bain assouplis.
Dans ses cheveux, huilés d’un baptême à la rose,
Le zéphyr mollement balance ses pieds nus,
Et son barbet grognon, qui près de lui repose,
Supporte fièrement ses deux pieds étendus ;
Tandis qu’à ses côtés, sous le vase d’albâtre
Où dort dans les glaçons le bourgogne mousseux,
Le pudding entamé, de sa flamme bleuâtre,
Salamandre joyeuse, égaye encor les yeux.
Son parfum, qui se mêle au tabac de Turquie,
Croise autour des lambris son brouillard azuré,
Qui s’enfuit comme un songe, et s’éteint par degré.

Trois cigares le soir, quand le jeu vous ennuie,
Sont un moyen divin pour mettre à mort le temps.
Notre âme (si Dieu veut que nous ayons une âme)
N’est pas assurément une plus douce flamme,
Un feu plus vif, formé de rayons plus ardents,
Que ce sylphe léger qui plonge et se balance
Dans le bol où le punch rit sur son trépied d’or.
Le grog est fashionable, et le vieux vin de France
Réveille au fond du cœur la gaieté qui s’endort.
— Mais quel homme, fût-il né dans la Sibérie
Des baisers engourdis de deux êtres glacés ;
Eût-on sous un cilice étouffé de sa vie

La séve languissante et les germes usés ;
Se fut-il dans la cendre abreuvé dès l’enfance
De végétaux sans suc et d’herbes sans chaleur ;
Quel homme, au triple aspect du punch, du vin de France
Et du cigarero, ne sentirait son cœur,
Plein d’une joie ardente et d’une molle ivresse,
S’ouvrir un paradis des rêves de jeunesse ?…
Reine, reine des cieux, ô mère des amours,
Noble, pâle beauté, douce Aristocratie !
Fille de la Richesse… ô toi, toi qu’on oublie,
Que notre pauvre France aimait dans ses vieux jours !
Toi que jadis, du haut de son paratonnerre,
Le roturier Franklin foudroya sur la terre
Où le colon grillé gouverne en liberté
Ses noirs, et son tabac par les lois prohibé ;
Toi qui créas Paris, tuas Athène et Sparte,
Et, sous le dais sanglant de l’impérial pavois,
Comme autrefois César, endormis Bonaparte
Aux murmures lointains des peuples et des rois ! —
Toi qui, dans ton printemps, de roses couronnée,
Et, comme Iphigénie à l’autel entraînée,
Jeune, tombas frappée au cœur d’un coup mortel…
— As-tu quitté la terre et regagné le ciel ?
Nous te retrouverons, perle de Cléopâtre,
Dans la source féconde, à la teinte rougeâtre,
Qui dans ses flots profonds un jour te consuma…

« Hé ! hé ! dit une voix, parbleu ! mais le voilà ;
— Messieurs, dit Rafael, entrez, j’ai fait un somme. »


1831.