Les Sciences au XVIIIe siècle/Préface
Notre siècle se distingue par les études historiques. Nous savons mettre en lumière la physionomie des temps passés, placer dans leur vrai jour les hommes et les idées d’autrefois. Nous excellons à éclairer ainsi le présent par le souvenir des époques qui ont précédé. Nous recherchons avec un soin curieux l’origine de nos institutions, de nos opinions, de nos connaissances, nous en examinons attentivement le développement progressif ; nous arrivons ainsi à juger sainement de l’état où nous sommes parvenus et à estimer, par le chemin que nous avons déjà fait, celui que nous avons encore à faire.
C’est ainsi que l’histoire proprement dite, l’histoire des nations, a été restaurée sous nos yeux par des méthodes entièrement nouvelles. Il ne reste plus grand’chose des opinions que l’on professait, il y a trente ans, sur les principaux événements de la vie des peuples ; on a cessé d’admirer les hommes providentiels, de s’attacher au récit des batailles et de mettre en relief tout ce qui brille.
On s’est attaché surtout à voir les faits et les idées dans leur suite naturelle et à chercher la raison de toutes choses en dehors des anciens errements.
Nous avons vu également la philosophie se résoudre en une sorte de critique historique. On a désespéré de trouver dans la métaphysique des données qui eussent quelque valeur intrinsèque ; on s’est borné à faire une histoire des écoles philosophiques et l’on s’est regardé comme très-heureux d’expliquer comment les principaux systèmes, le sensualisme, l’idéalisme, le mysticisme, le matérialisme se remplacent périodiquement, suivant une sorte de pondération et de loi des contrastes.
L’économie politique elle-même a pris des allures historiques. Elle ne s’attache plus guère à des idées absolues et indépendantes du temps ; elle cherche les rapports des faits sociaux avec les circonstances politiques dans lesquelles ils se produisent ; elle fait l’histoire des classes, l’histoire des impôts, l’histoire de la production.
Il n’est pas jusqu’à la médecine qui, voyant sans doute combien elle agit peu sur les vivants, ne se rejette sur les morts. De savants docteurs cherchent dans la poudre des bibliothèques la trace des maladies anciennes, refont le diagnostic de tous les cas célèbres et révisent les arrêts prononcés trop légèrement par les annalistes.
Ainsi partout la méthode historique illumine les questions actuelles par le reflet des choses anciennes. Tout compte fait, ce sera le trait distinctif de notre époque et c’est l’œuvre principale de nos écrivains les plus éminents. Ils ont développé dans notre littérature le sentiment de l’évolution humaine, ils nous ont habitués à considérer les formes successives de la vie des peuples et à renouveler par ce point de vue toutes les sources de nos connaissances.
On pourrait croire au premier abord que les sciences proprement dites, les sciences mathématiques, physiques, naturelles se prêtent moins bien à la méthode historique que les autres objets de nos recherches. Les éléments dont ces sciences s’occupent ont quelque chose d’absolu qui paraît les mettre en dehors de l’histoire. Mais ce n’est là qu’une apparence. Nous pouvons dire que, pour comprendre véritablement les sciences, il est non seulement utile, mais indispensable, de connaître les différentes phases qu’elles ont traversées.
Prenons l’enseignement classique, tel, par exemple, qu’il est donné dans nos lycées. Il présente un certain nombre de vérités, dont l’ensemble constitue une science. Il les met toutes sur la même ligne, ou du moins il essaye d’établir entre elles un ordre logique, passant des plus simples aux plus compliquées. Cela peut suffire quand il s’agit de sciences entièrement faites ou du moins très-avancées. L’édifice peut alors être construit de toutes pièces dans un dessein bien arrêté. La géométrie nous en offre un exemple ; nous l’apprenons sans avoir trop besoin de savoir où s’arrêtaient les connaissances d’Archimède, quel fut le bagage d’Euclide, ce que nous devons aux Arabes, ce qui revient à Pascal, à Descartes, aux modernes. Mais la plupart des sciences sont plus indécises ; leur enseignement comporte des connaissances incomplètes, des récits de découvertes partielles, des aperçus à demi lumineux ; à travers ces incertitudes, nous ne pouvons faire que des conjectures sur le plan de l’œuvre totale. L’ordre qu’on établit est donc artificiel, et il est bien difficile qu’il s’impose assez nettement à notre esprit pour lui être d’un grand secours ; dès lors nous nous trouvons en face d’un amas confus de vérités, sans trop savoir quelles sont celles qui présentent le plus d’importance, sans avoir de point fixe auquel nous puissions nous attacher.
Que si, à l’ordre purement logique, on vient substituer l’ordre historique, tout se classe et s’éclaire ; l’élève comprend alors les efforts successifs de l’esprit humain, et voit, au milieu des tentatives avortées, naître les germes heureux que doit féconder l’avenir. En étudiant successivement les systèmes qui se sont écroulés les uns sur les autres, il comprend la raison de certaines traces que ces systèmes ont laissées dans la science et dont le sens lui avait d’abord échappé. En suivant les controverses anciennes, il voit l’intérêt qui s’attache à certains faits que l’on continue à lui exposer bien que la portée spéciale en soit devenue fort restreinte. La science perd ainsi ce qu’elle avait de froid, de terne, d’impersonnel ; elle devient vivante, animée, elle prend couleur humaine.
Par la force des choses, l’enseignement classique des sciences est amené à introduire dans la pratique quelques considérations historiques que les programmes universitaires ne lui imposent pas. Comment parler d’astronomie, par exemple, sans indiquer les principales étapes qu’a faites l’esprit humain, sans marquer comment les lois énoncées par Galilée et Képler ont été mises en œuvre par Newton et l’ont conduit à découvrir la gravité universelle ? La physique et la chimie se trouvent depuis dix ans en face de conceptions entièrement nouvelles que l’enseignement élémentaire n’a pas encore acceptées ou du moins qu’il n’adopte qu’avec réserve. Forcé d’en tenir compte dans une certaine mesure, il faut bien que le professeur distingue ce qui est antérieur et ce qui est postérieur au renouvellement des idées, aux opinions récentes sur l’équivalence de la chaleur et du travail, à la théorie chimique de l’atomicité ; il est ainsi amené à donner leurs dates aux principales lois de la physique ou de la chimie. On ne fait pas de même en mécanique, bien que cela dût être fort utile. On y verrait plus clair si l’on connaissait l’histoire des controverses soutenues au sujet des forces vives et si l’on montrait à quel courant d’idées répondait le théorème de d’Alembert.
Sans que nous ayons besoin de donner d’autres exemples, on voit ce que gagnerait l’enseignement classique des sciences si l’on introduisait dans son cadre quelques considérations historiques. Il est surtout une lacune qu’il importe de faire disparaître au plus tôt. Il n’y a pas dans l’enseignement supérieur une seule chaire d’histoire des sciences. Cette remarque s’applique même aux timides essais qui ont été faits récemment pour l’enseignement supérieur libre. En tout cas, nous ne craignons pas de dire qu’on répondrait à un véritable besoin si l’on fondait une chaire d’histoire des sciences, soit au Collége de France, soit à la Sorbonne.
Avec les cours, les livres viendraient naturellement. L’enseignement oral se convertirait de lui-même en enseignement écrit. La parole des professeurs se condenserait en volumes. Actuellement, si nous voulons citer quelques livres propres à donner une idée de l’intérêt que la méthode historique prête aux études scientifiques, nous sommes réduits à constater sous ce rapport une véritable disette. Il nous faut chercher très-loin pour trouver quelques exemples. Nous mentionnerons à ce titre l’Histoire des mathématiques de Bossut, l’Histoire de l’astronomie de Bailly, quelques-unes des œuvres d’Arago, la Philosophie chimique de M. Dumas. Parmi les publications récentes nous ne voyons guère à nommer que l’Histoire des doctrines chimiques depuis Lavoisier, par M. Würtz.
Nous sommes donc bien pauvres sous ce rapport et il y a là toute une littérature à créer. Il est certain qu’une histoire générale des sciences serait l’un des livres les plus beaux et les plus utiles qu’on pût faire de nos jours, et qu’à défaut d’une œuvre si considérable il y a encore à entreprendre des travaux de haute importance en traçant les annales de quelques sciences particulières.
Est-ce un travail de ce genre que l’auteur de ce livre offre aujourd’hui au public ? Il essayera peut-être plus tard de le faire, s’il en trouve la force. Aujourd’hui il se contente d’une œuvre bien plus modeste. Il présente un simple exercice, une sorte de spécimen de la méthode qui conviendrait aux œuvres dont il parlait tout à l’heure.
Peu d’époques ont été aussi fécondes que le xviiie siècle dans toutes les branches du travail humain. C’est un vif plaisir et un profit certain que de considérer les hommes de ce siècle, leur ardeur, leur entrain au travail, leur ouverture d’esprit sur toutes choses. L’auteur du présent volume s’est donc attaché au xviiie siècle, et, dans ce siècle, il a pris un thème spécial. Il a étudié particulièrement Voltaire. Il a cherché quelles étaient les opinions et les connaissances de Voltaire dans les sciences proprement dites. Ce cadre permettait de retracer l’état de l’Europe scientifique au milieu du xviiie siècle. C’est l’objet de notre livre premier : le xviiie siècle scientifique vu à travers Voltaire.
Mais, ce travail achevé, l’impression qui en résultait était-elle absolument juste et conforme à la vérité ? Évidemment il fallait prendre quelque précaution pour rester strictement exact. Nous avions un peu faussé Voltaire, un peu faussé le xviiie siècle. C’est là un inconvénient assez commun dans les travaux humains ; en adoptant un sujet déterminé, on le grossit aux dépens de ce qui l’environne, et il faut avoir soin de rétablir par quelque procédé la perspective qui a été troublée.
Nous avons donc, dans un livre second, étudié les sciences du xviiie siècle, non plus dans Voltaire, mais dans l’histoire de l’Académie et des académiciens. Les annales de l’Académie des sciences offrent en effet un cadre commode et tout tracé à l’historien de nos connaissances scientifiques. Depuis deux cents ans cette Académie a pris la part la plus active à toutes les recherches et à toutes les découvertes ; elle n’a pas cessé d’être comme le foyer où sont venus converger les efforts des savants. Elle s’est recrutée d’ailleurs de tous les hommes qui ont marqué à quelque titre que ce soit dans nos fastes scientifiques ; il n’y manque aucun nom célèbre, et on peut remarquer qu’elle a été, sous ce rapport, plus heureuse que l’Académie française, qui a omis d’appeler dans son sein des hommes tels que Molière et Diderot, pour ne citer que ces deux noms. Une histoire de l’Académie des sciences deviendrait donc facilement, entre les mains d’un auteur habile et compétent, une histoire des sciences elles-mêmes, et l’on y verrait naître et se développer dans leur vrai milieu tous les grands problèmes qui ont jusqu’ici excité la curiosité humaine.
Notre livre second, en rappelant par quelques traits le rôle de l’ancienne Académie, est donc destiné à corriger l’impression faite par le livre premier. La personne de Voltaire avait naturellement marqué notre premier tableau de son empreinte. Nous faisons une seconde esquisse où un grand nombre de personnalités apparaissent, où aucune ne prédomine.
Les traits que nous donnons à ce sujet sont empruntés principalement à un livre de M. Joseph Bertrand qui, en compulsant les procès-verbaux de l’ancienne Académie, en a retracé la vie intérieure et nous a montré les académiciens au milieu de leurs occupations de chaque jour.
C’est en combinant les impressions résultant de ces deux études successives, que le lecteur pourra se faire une idée de l’état des sciences au xviiie siècle.
Enfin, un appendice placé à la fin du volume comprend la liste complète des membres de l’Académie des sciences, depuis sa fondation en 1666 jusqu’à l’organisation de l’Institut en 1795. Dans notre rapide étude sur l’Académie, nous n’avions pu nous arrêter que devant un certain nombre de figures, les principales, celles qui pouvaient servir à mettre en relief quelque trait saillant. On trouvera sans doute avec intérêt la nomenclature complète de tous les académiciens. Par un hasard singulier, la liste n’en a encore été imprimée nulle part. Il nous a fallu la recueillir dans les Mémoires de l’Académie des sciences et dans les volumes annuels de la Connaissance des temps.
Les différentes parties de notre travail se complétant ainsi et se corrigeant l’une l’autre, nous espérons qu’elles pourront donner dans leur ensemble un tableau assez exact de ce que savaient les hommes de science au temps de Voltaire et de d’Alembert.
Paris, 1er octobre 1872.