Les Schismatiques de l’église russe


LES SCHISMATIQUES


DE L’ÉGLISE RUSSE




LES VIEUX CROYANS.




I. Goubernskié Otcherki (Esquisses provinciales), du conseiller de cour Chtédrine, Moscou 1857. — II. Rapports sur les sectaires russes adressés à l’empereur Nicolas.





Pendant longtemps, on a ignoré quels étaient les vrais caractères de l’opposition religieuse si ardemment combattue en Russie par l’église orthodoxe. La diversité des sectes par lesquelles se manifestait cette opposition ne permettait guère de dégager le sens véritable de ce mouvement un peu confus. Le gouvernement de son côté ne négligeait rien pour que la publicité ne s’emparât point des questions agitées entre l’église et les non-conformistes. Aujourd’hui deux circonstances facilitent l’étude des dissidences religieuses dont la Russie est le théâtre. L’opposition à l’église en ce qu’elle a de vraiment sérieux tend à se concentrer dans une seule secte, celle des vieux croyans[1], et on peut aisément dès lors préciser les vœux, apprécier le rôle des dissidens. D’autre part, le gouvernement ne paraît plus redouter que la lumière se fasse sur les tendances et les progrès des sectaires. Jusqu’à l’avénement de l’empereur Alexandre II, sauf quelques exceptions qui remontent au dernier siècle, on avait évité avec soin toute allusion aux nombreuses dissidences qui donnent si justement ombrage au clergé orthodoxe[2]. On s’est départi enfin de cette réserve, et le gouvernement russe semble avoir compris que la surveillance tracassière qui interdisait tout effort pour peindre ce curieux côté des mœurs nationales avait quelque chose de puéril. Sans avoir été officiellement levée encore, cette interdiction n’est plus du moins prise bien au sérieux. La vie des sectaires a pu être décrite dans quelques-unes de ses particularités sans que le gouvernement impérial y trouvât à redire. Quelques compositions qui retracent vivement la lutte des dissidens contre l’administration et le clergé marquent même pour le roman d’observation en Russie la prise de possession d’un nouveau domaine où il y a encore plus d’une conquête à faire. Les deux récits qui doivent surtout nous occuper portent le nom du conseiller de cour Chtédrine[3], et font partie d’un recueil d’Esquisses provinciales où la vie de la classe moyenne et des paysans russes est reproduite avec une grande vérité. Les scènes où figurent des vieux croyans sont particulièrement remarquables. Ayant longtemps habité les contrées lointaines où le gouvernement relègue depuis plus de deux siècles ces sectaires exaltés, M. Chtédrine a pu les étudier de près. Malheureusement il ne sait pas toujours en parler avec impartialité : il se préoccupe un peu trop de leurs faiblesses et de leurs écarts ; il néglige de faire ressortir les précieuses qualités qui souvent les rachètent. Dans la population si variée qu’il s’agissait de décrire, il y a bien des exceptions, bien des nuances dont il faut tenir compte, et après avoir tiré des récits de M. Chtédrine quelques données sur le rôle dangereux de certaines communautés de vieux croyans, nous aurons à compléter ses tableaux par des documens émanés du gouvernement russe lui-même, et où la part du bien est faite comme celle du mal. Avant tout cependant, il faut montrer comment s’est formée la secte qui tient aujourd’hui la première place parmi les fractions détachées de l’église russe, et dire quelques mots du mouvement d’idées d’où elle est sortie.

Le rôle des sectaires russes en général[4] a préoccupé à toutes les époques le gouvernement des tsars, et il n’a pas été toujours bien apprécié. Le chiffre de la population qui pour diverses causes s’est détachée de l’église russe est pendant longtemps resté inconnu. Le gouvernement russe l’a toujours tenu secret, et l’empereur Nicolas fut induit en erreur sur ce point comme sur tant d’autres. Les fonctionnaires chargés de dresser annuellement le tableau de la population générale de l’empire ne portaient dans ce recensement que cinq ou six cent mille sectaires, afin de ne point froisser les sentimens dont l’empereur était animé pour la religion orthodoxe. Les dissidens de leur côté ne négligeaient rien pour se soustraire aux poursuites de l’autorité. Au dernier siècle même, ils se réfugiaient au fond des forêts et y vivaient en ermites, ou formaient des communautés secrètes dans des lieux inaccessibles ; ils n’étaient connus que de leurs coreligionnaires, et ceux-ci se gardaient bien de les trahir. Aujourd’hui ces pieuses fraudes sont devenues impossibles dans l’intérieur du pays, mais il n’en est point de même en Sibérie. Le gouvernement ayant commencé depuis près d’un siècle à reléguer les sectaires dans cette contrée, leurs doctrines s’y sont propagées avec une étonnante rapidité. La plupart y vivent dans des villages, comme le reste de la population chrétienne ; cependant quelques-uns d’entre eux qui cherchent la retraite peuvent encore s’y tenir cachés, ainsi que le faisaient jadis leurs ancêtres en Russie, au fond des marais et des forêts séculaires qui couvrent la partie asiatique de l’empire. Les autorités locales ont beaucoup de peine à les découvrir, et presque toujours elles s’en inquiètent médiocrement. Aussi le nombre des sectaires ne peut-il être évalué que d’une façon approximative. On croit qu’il s’élève à six ou huit millions dans tout l’empire. On trouve les vieux croyans, qui forment la majorité des sectaires, au centre de la Russie, dans les provinces polonaises, sur les bords du Volga, au milieu des plaines qui confinent au Caucase, sur les bords de la Mer-Blanche et dans toute la Sibérie, depuis Irkoutsk jusqu’à Samara. La plus grande partie de cette population est composée de paysans et de marchands. Ces derniers résident presque tous dans les villes. Moscou et Pétersbourg en comptent un grand nombre. Les vieux croyans possèdent en outre trente-six couvens, et la plupart de ces asiles religieux sont entourés d’ermitages perdus dans les bois environnans.

Qu’est-ce donc que cette secte des vieux croyans qui, en dépit des persécutions, se maintient si puissante ? Lorsqu’on approfondit l’histoire de cette hérésie, on ne tarde pas à reconnaître que, dans leur ensemble, les doctrines des vieux croyans reposent sur une base essentiellement morale. Un ardent amour de la vérité religieuse, un dévouement absolu aux devoirs qu’elle impose, une profonde vénération pour les formes sous lesquelles on la symbolise, tels sont les sentimens qui dominent chez ces sectaires. Il faut y joindre une méfiance et un mépris assurément trop justifiés pour les membres de l’église orthodoxe. De toutes les accusations que l’on a portées contre eux, la plus injuste est sans contredit celle qui leur suppose un attachement aveugle pour la lettre des Écritures, un éloignement stupide pour la lumière que la discussion jette sur les matières religieuses. Le mouvement est au contraire leur essence. Tandis que les populations au milieu desquelles se trouvent les dissidens mènent une vie paisible au fond de leurs villages, sans se préoccuper en aucune façon des ténèbres religieuses dans lesquelles on les laisse croupir, les vieux croyans discutent entre eux et proclament courageusement leur foi, non-seulement dans les campagnes, mais au milieu des villes. Lorsqu’ils cherchent la solitude, ce n’est pas toujours la crainte des persécutions qui les y entraîne ; un autre sentiment les inspire. Ce qu’ils veulent, c’est la liberté de vivre suivant leurs doctrines, loin des hommes dont l’aveugle attachement aux enseignemens du clergé orthodoxe, généralement concussionnaire et débauché, leur inspire une profonde aversion. Quant à la mort, ils ne la redoutent pas ; ils s’exposent volontairement aux persécutions, aux supplices, et souvent, pour être plus sûrs de mériter la palme du martyre, ils se torturent de leurs propres mains. L’histoire de cette secte nous offre sans doute quelques aberrations coupables ; mais ce qu’il faut y voir surtout, c’est une vivante protestation contre l’indifférence religieuse et l’intervention d’un pouvoir despotique dans un ordre de débats qui relève exclusivement de la conscience. Pour en demeurer convaincu, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’origine et la marche de ce mouvement religieux.

Bien avant que l’Allemagne se fût soulevée, à la voix de Luther, contre les désordres et les abus du catholicisme, l’ignorance, l’inconduite, la simonie et l’esprit de concussion du clergé, surtout des prêtres de campagne, avaient excité une profonde indignation dans le peuple russe, si accessible de tout temps à l’exaltation religieuse. Ces dispositions éclatèrent pour la première fois en 1391 ; un diacre et un laïque, tondeur de bestiaux (strigolnik) de son état, se mirent à la tête de ce mouvement à Pskov, et les hommes qu’ils entraînèrent reçurent le nom de strigolniks. Ce parti religieux professait à peu près les mêmes principes que les vieux croyans d’aujourd’hui. L’anathème de l’église et les persécutions des autorités civiles n’en vinrent à bout qu’en 1406. Pendant plus d’un siècle, l’église russe n’eut plus de combats spirituels à soutenir ; mais la division régnait dans son sein, et les abus qui avaient provoqué le schisme des strigolniks n’avaient point cessé. Cet état de choses amena une seconde protestation, non moins redoutable que la première. Les nouveaux dissidens professaient, pour l’Ancien-Testament et certaines cérémonies en usage chez les Juifs, un respect dont on n’a point pénétré le véritable motif ; les hérésiarques de ce parti sont connus sous le nom de judaïsans. La persécution acheva de les réduire en 1503, et leur nom disparut de l’histoire. Cependant les classes inférieures restaient en proie à une sourde agitation. Le clergé russe lui-même n’était point d’accord sur certains articles de foi : un concile convoqué en 1551 se sépara sans pouvoir porter remède à cette anarchie spirituelle.

Au commencement du xviie siècle, le pays fut longtemps déchiré par la guerre civile, et de tristes préoccupations firent oublier les discordes religieuses jusqu’à l’époque où, le calme une fois rétabli, l’archevêque Nikon, favori du tsar Alexis, père de Pierre Ier, se mit en devoir de réformer le culte. Les changemens qu’il y introduisit furent désapprouvés par le peuple et une partie du clergé : le patriarche lui-même les condamna ; mais Nikon ne tint aucun compte de cette opposition, et lorsqu’à la mort du patriarche il revêtit la plus haute dignité de l’église, il résolut de compléter ses réformes en soumettant les livres saints à une révision qu’aucun des prédécesseurs d’Alexis n’avait pu mener à bonne fin. La tentative du nouveau patriarche avait un double but. Il y avait chez Nikon un réformateur religieux et un homme politique. Le premier, non sans raison, voulait ramener à leur pureté primitive les rites et les textes sacrés de l’église grecque, altérés plus ou moins gravement depuis que l’invasion tartare avait interrompu les relations entre le clergé russe et Byzance. Le second visait à faire du patriarcat, par une organisation plus forte de la discipline cléricale, une autorité prépondérante tant dans l’ordre temporel que dans le domaine des consciences. La hauteur avec laquelle Nikon essaya de démontrer l’utilité de ses réformes, la méfiance qu’il inspirait à cause de ses relations avec les membres les plus savans du clergé ukrainien, qui semblaient tendre à se rapprocher du catholicisme, expliquent suffisamment l’indignation que son audacieuse entreprise excita dans le pays. C’est vainement qu’il en appela à deux conciles et au patriarche de Constantinople, la sanction des conciles et du patriarche ne put ni convaincre ses adversaires, ni calmer leur irritation. Non-seulement une foule de laïques, mais un grand nombre de prêtres et même l’évêque de Kolomna se rangèrent parmi les dissidens.

C’est alors que les mécontens prirent le nom de starovères, ou vieux croyans ; ils n’adoptèrent aucun des changemens que Nikon introduisit dans le culte et dans les livres saints. La lutte ne tarda pas à prendre un caractère formidable. Le farouche Stenko Razine, qui, comme presque tous les Cosaques, tenait pour l’ancienne foi, souleva les provinces que Pougatchef devait un siècle après mettre à feu et à sang. Une de ces bandes s’étant emparée du célèbre couvent de Solovetz, situé dans une île de la Mer-Blanche, les vieux croyans de ces contrées s’y établirent. Bientôt la princesse Sophie, régente de l’état, eut l’imprudence d’associer secrètement les non-conformistes à ses projets ambitieux. Forts de cet appui, ils accoururent du fond de leur retraite et, se mêlant aux strélitz, troupe bourgeoise de la capitale, fanatisèrent la populace ; des scènes de meurtre et de pillage épouvantèrent les habitans de Moscou. Le calme ne fut entièrement rétabli que lorsque le chef politique des mécontens, le prince Kovanski, et les plus compromis de ses coreligionnaires eurent payé de leur vie les désordres qu’ils avaient suscités. Ces exécutions frappèrent d’effroi la plupart des vieux croyans qui se trouvaient à Moscou, et les décidèrent à la fuite. À partir de ce moment, les persécutions se succédèrent ; mais l’esprit d’hérésie n’en devint que plus violent. Le règne de Pierre Ier contribua singulièrement à redoubler l’antipathie que le tsarisme inspirait aux starovères. Ce souverain s’étant emparé du pouvoir spirituel, les vieux croyans reportèrent naturellement sur lui les griefs qu’ils avaient contre son prédécesseur. D’ailleurs le règlement impitoyable auquel Pierre Ier les soumit rappelle, à la nature des châtimens près, les édits que les empereurs romains publiaient à l’époque des persécutions contre les chrétiens.

Les vieux croyans n’eurent pas seulement à lutter contre l’église orthodoxe ; la division se mit dans leurs rangs. Un point de conscience avait jeté la discorde parmi eux. Était-il permis de recourir au ministère des prêtres qui avaient été ordonnés depuis les réformes de Nikon ? Cette question fut diversement résolue : une partie des vieux croyans décida que les prêtres nikoniens pouvaient être accueillis à de certaines conditions, beaucoup d’autres furent d’un avis opposé. Les vieux croyans de la première catégorie prirent le nom de popovtchina (communautés avec prêtres), et ils le portent encore. Le centre de toutes leurs associations s’établit à Vetka, village polonais où la persécution avait relégué quelques-uns de leurs chefs. Le gouvernement toléra pendant quelque temps l’existence de ce foyer d’hérésie ; mais en 1735 une division de troupes russes investit Vetka. Tous les habitans, au nombre de quarante mille, furent emmenés en Russie et dispersés dans le pays. Cette expédition n’eut point tout le résultat que le gouvernement en attendait. Les principaux colons de Vetka demandèrent l’autorisation de transporter leur église sur le territoire qui avait été peuplé par leurs coreligionnaires dans l’Ukraine russe, près de Staradoub[5]. On la leur accorda ; la colonie de Staradoub acquit bientôt une grande renommée : elle compta un couvent, un grand nombre d’églises, et plus de cinquante mille habitans. La communauté de Vetka ne tarda point de son côté à renaître, et cinq ans après sa destruction elle avait retrouvé presque toute son importance.

La seconde branche du schisme, les vieux croyans qui ne voulurent point accueillir les prêtres consacrés suivant le nouveau rite, avaient pris le nom de bezpopovtchina (communautés sans prêtres). Leur développement ne fut pas moins rapide : c’est dans le nord du pays, sur les bords de la Mer-Glaciale, que cette division du schisme prit le plus d’extension. Les vieux croyans qui s’y rattachèrent avaient pour centre un couvent célèbre, celui de Wygoretsk, fondé en 1694. Au lieu de prêtres, ils choisissaient dans leurs rangs des hommes d’une vie austère, investis d’une sorte d’autorité spirituelle ; mais ces laïques ne pouvaient conférer qu’un seul sacrement, le baptême : il en résulta que toutes les communautés de cet ordre durent renoncer à l’emploi des autres sacremens. Dans les sombres retraites qu’ils habitaient, leur fanatisme s’accrut, et bientôt des divisions nombreuses éclatèrent parmi eux. La plus célèbre est celle des théodosiens, qui date de l’année 1706, et se répandit dans toutes les provinces de l’empire, en Sibérie, et jusqu’en Pologne.

Tel est, du moins dans ce qu’il a de plus mémorable, le passé des vieux croyans, et si les deux fractions de la secte diffèrent sur un point de conscience assez subtil, elles sont unies en définitive par les mêmes souvenirs, elles ont les mêmes tendances, et ont traversé avec une égale fermeté les époques de persécution pour arriver à la situation plus douce que le règne actuel semble leur assurer. Nous venons de les voir dans l’histoire, dans la vie publique en quelque sorte ; veut-on les connaître dans la vie privée, c’est à M. Chtédrine qu’il faut s’adresser. Sous la forme du roman, il nous offre des observations, des souvenirs recueillis pendant un long séjour au milieu des dissidens. Le suivre dans ses récits, ce sera indiquer quelques traits du sujet que les documens empruntés aux enquêtes officielles nous aideront ensuite à traiter dans son ensemble.

Le premier récit de M. Chtédrine est une sorte de confession. Nous recevons les confidences d’un sectaire russe ; nous pénétrons dans une de ces natures complexes, si communes en Russie, et où la lutte des mauvais instincts, des aspirations généreuses, revêt souvent un caractère si dramatique. Une vie qui commence au milieu de rêves mystiques, qui se continue à travers d’étranges écarts, pour s’achever dans les tristesses d’un isolement volontaire, telle est la donnée que développe M. Chtédrine dans les Ermites. Le personnage qu’il fait parler, Jakof, ne cache pas ses désordres ; il nous raconte ses heures d’enthousiasme ou d’égarement avec une franchise austère qui est ici un trait caractéristique de plus.


« Mes parens étaient chrétiens[6] d’ancienne date, dit le narrateur, qui est en même temps le héros du récit. Il y a cent ans environ, mon grand-père quitta le village de la Grande-Russie où reposaient ses ancêtres pour venir travailler aux forges du gouvernement de Perm. Il s’était lui-même condamné à l’exil, comme tous les vieux croyans, qui émigraient en foule à cette époque, les uns vers la Pologne, les autres en Sibérie. Au reste le pays, quoique sauvage, était béni par le Seigneur. On n’y manquait de rien : les bêtes des forêts, les poissons, tout y était en abondance. D’ailleurs on y vivait dans l’union. Je m’en souviens encore, c’était un vrai paradis. Point de querelles, de jalousies, et point d’ivrognerie ; il n’y a pas longtemps que les cabarets et le reste y sont connus. Ce qui avait résisté à tout n’a pas résisté au cabaret. Maintenant les villages qui étaient alors les plus riches font peine à voir ; les cabarets y ont tout englouti.

« Je me rappelle bien mon enfance. À peine savais-je lire, que déjà j’étais tout en Dieu. La Vie des Saints m’attirait particulièrement. Combien de fois, pendant un sommeil précédé par de pieuses lectures, d’étranges rêves vinrent me visiter ! Je voyais couler à flots le sang des martyrs, j’entendais leurs édifians discours, je croyais même distinguer quelque part dans un coin le terrible tsar Dioclétien en personne. Mon seul désir était d’aller un jour chercher mon salut dans quelque solitude, comme le faisaient nos pères, qui redoutaient les tracas du monde plus que les tourmens de l’enfer. Le ciel a exaucé mes vœux ; j’ai pu vivre comme je l’avais désiré dans mon enfance.

« Mon père, qui repose maintenant dans le sein de Dieu, était un beau vieillard dont le regard exprimait la sévérité en même temps qu’une douceur presque enfantine. Les mondains n’ont vraiment pas de pareils regards : comment cela se fait-il ? Tout dans sa personne tenait du saint ; en le voyant, chacun se découvrait involontairement et saluait… Oh ! c’était un digne homme. Près de quinze ans avant sa mort, un saint vieillard nommé Agafanquéla était arrivé du couvent de Staradoub, et l’avait décidé à se consacrer entièrement à Dieu. Depuis ce moment, il avait abandonné le soin du ménage à ma vieille mère, qu’il appelait sa sœur, et ne se mêlait plus de rien. Je me rappelle que des pèlerins venaient à tout instant chez nous. Dieu sait d’où ils arrivaient ! Il y en avait de Staradoub, des bords de l’Irguis, de Kergenetz[7], et même de plus loin. Mon père les recevait tous avec respect, et jamais il ne les laissait repartir les mains vides.

« Il y avait alors parmi les chrétiens toute sorte de discussions. Mon père en était vivement affligé : il aurait mieux aimé, je crois, la persécution. Les pèlerins qui venaient de Moscou n’en rapportaient rien de consolant : les nôtres y tenaient des conciles, mais sans pouvoir venir à bout de s’entendre. Ces nouvelles augmentèrent la tristesse de mon père ; il passait toutes ses journées à prier en pleurant. Enfin il se décida à partir pour Moscou ; mais Dieu ne lui accorda pas la grâce d’y arriver : on vint nous annoncer qu’il était tombé dangereusement malade en route, dans un village nommé Popourof. Ma mère alla le trouver, et m’emmena avec elle. Il avait été recueilli par un homme de bien qui le connaissait depuis longtemps. Mon pauvre père avait déjà perdu l’usage de ses membres ; il avait revêtu la robe de bure, afin de paraître devant Dieu dans le costume des anges. Une seule chose le tourmentait : il aurait voulu mourir avec la couronne de martyr, chargé de chaînes, au milieu des supplices. Je crois vraiment que c’était là le motif qui l’avait décidé à se mettre en route.

« Il mourut en pleine connaissance de lui-même, la prière à la bouche, et en nous bénissant. C’est le souvenir de cette fin qui me raffermit dans notre foi. Comment serions-nous dans l’erreur ? pensai-je souvent depuis. Si cela était, mon père, ce digne vieillard de tant de sens et de raison, n’aurait pas persévéré jusqu’à la fin dans les ténèbres. D’ailleurs je croyais alors que la mort donnait la clairvoyance. Comment, au moment de paraître devant Dieu, n’aurait-il pas écouté la voix de sa conscience ? Oui, voilà ce que je me suis souvent dit pour m’encourager à suivre son exemple. »


Ainsi débute cette naïve confession. On voit quel point d’appui la propagande des non-conformistes trouve dans l’esprit naturellement religieux du peuple russe. La rudesse de l’administration, qui blesse ces instincts délicats, ne fait presque toujours que les fortifier ; la suite du récit le prouve clairement.


« À peine mon père avait-il rendu le dernier soupir, que le président du tribunal arriva par hasard dans le village. Malgré toutes nos précautions, il se douta de quelque chose ; il apprit, je ne sais comment, qu’un vieux croyant venait de mourir sans avoir renoncé à sa foi, et se rendit dans la maison.

« — Je voudrais bien connaître, nous dit-il en entrant, les circonstances de cette mort. Quel est ce vieillard ? Montrez-moi son passeport.

« Mon père n’en avait pas ; il prétendait que c’était un péché d’en avoir un. Nous en avions souvent causé ensemble, et il disait qu’un passeport et le cachet de l’Antechrist, c’est tout un. Le président n’était pas homme à entendre raison sur ce point. — Donnez-moi son passeport, nous répéta-t-il.

« — Où voulez-vous que nous le prenions ? Il n’en a pas.

« — Ainsi point de passeport ! Voilà qui est bien entendu. Maintenant il s’agit de savoir qui de vous a empoisonné ce vieillard. Et puis je voudrais bien connaître la loi qui autorise un homme à mourir sans recevoir les sacremens.

« Après avoir ainsi parlé, il s’approcha du mort et se mit à l’injurier. J’étais encore jeune alors ; j’avais le sang vif, et il me monta à la tête. — Combien votre honneur reçoit-elle d’appointemens, lui dis-je, pour insulter les morts ?

« Il se mit à rire, l’impie, et me donna un petit coup sur la joue. »


Révolté par cette insulte grossière, le jeune dissident n’hésite plus à marcher sur les traces de l’homme qu’il vient de voir mourir au début d’un pèlerinage entrepris pour aller au-devant des persécuteurs. Il consacre ses dernières économies, un millier de roubles, à obtenir des fonctionnaires l’autorisation d’enterrer son père suivant l’usage des vieux croyans. Il est fils unique ; sa vieille mère, avec laquelle il vit, l’engage à prendre femme. Le jeune fanatique se souvient d’un conseil de son père mourant ; il résiste pendant trois ans, puis finit par céder, et choisit une veuve dont sa mère lui a vanté la dévotion. Cependant le mariage soulève une nouvelle difficulté : la cérémonie aura-t-elle ou non lieu suivant le rite des vieux croyans ? La prudence l’exige, il faut recourir à un moyen terme. On se marie dans une église orthodoxe, et à l’issue de la cérémonie des pèlerins vieux croyans, qui se présentent fort à propos, donnent l’absolution aux mariés. Les premiers mois qui suivent cette union sont assez paisibles ; ils précèdent malheureusement une nouvelle série de tristes aventures.


« Pendant quelque temps, tout alla bien dans notre maison… Chaque fois qu’il nous arrivait des frères quêteurs, on se mettait en frais d’hospitalité, et la braga[8] ne manquait pas. J’avais pris goût à ces entretiens. Entre chaque rasade, nos saints hôtes faisaient un petit sermon. Ma femme et moi, nous écoutions. Quelques mois se passèrent ainsi, nous étions heureux ; mais il plut au Seigneur de m’éprouver, et je succombai à la tentation.

« J’étais encore sans expérience, je ne connaissais pas le monde au milieu duquel je vivais. Mon père était un digne homme, et il y en a beaucoup comme lui. Ceux-là sont pleins de foi, ce sont de vrais chrétiens. Ils ne viennent pas à nous à cause de l’alleluia ou du signe de la croix. Non ; s’ils se retirent du monde, c’est qu’ils y voient régner spirituellement l’Antechrist et tout son funeste cortége, c’est que la mémoire des ancêtres leur est chère. Ce sont les vrais descendans des princes Mychetski[9]. Pour répandre leur foi, ils sont prêts à supporter tout, même la mort. Pourquoi faut-il qu’à côté de ces vrais croyans, on rencontre tant d’hommes aventureux qui ne leur ressemblent guère, et qui mettent en avant toute sorte d’idées pour en tirer profit ? Au fond ils ne croient pas plus à l’ancienne foi qu’à la nouvelle, ils ne croient à rien. Cependant on les écoute et on les suit ; la foule est toujours et partout la même.

« Un de ces hommes vint pour notre malheur dans le village. C’était un de nos colporteurs d’images et de livres saints ; il courait d’un lieu à l’autre et débitait en secret sa marchandise aux vieux croyans. Ce commerce-là est assez lucratif ; mais, pour y réussir, il faut savoir jouer toute sorte de rôles. Andriachka (c’était le nom de mon nouvel ami) semblait fait exprès pour cette profession. C’était un garçon adroit et déluré, qui avait exercé déjà je ne sais combien de métiers ; il avait même été attaché à une troupe de comédiens. Il récitait des pièces de vers dans lesquelles il était ordinairement question de la vie que mènent nos ermites. Avec nous, il riait de tout cela ; mais les autres le traitaient avec respect. Voilà l’homme avec lequel je me liai pour mon malheur. Chaque fois qu’il venait, il m’entraînait avec lui, et nous courions le pays. Peu à peu il me fit prendre goût au tabac et à l’eau-de-vie. Lorsque ma femme et ma vieille mère s’aperçurent de mon changement de conduite, elles m’accablèrent de reproches ; mais l’influence de mes penchans vicieux était devenue irrésistible. Les scènes qui m’attendaient à la maison me la firent prendre en dégoût, et un beau jour je réunis tout mon argent pour rejoindre Andriachka, qui se trouvait dans un village voisin, et m’associer à son commerce.

« Je pris bientôt toutes ses habitudes, et jouai mon rôle en public aussi bien que lui. On me croyait un vrai saint, et dans mon particulier, que Dieu me le pardonne ! je vivais comme le dernier des mécréans. Seulement je savais bien cacher ma vie, surtout aux yeux des dévots. Ma réputation se répandit jusqu’à Moscou, et un riche marchand, qui habitait cette ville, me fit dire qu’ayant appris mon zèle pour la vraie foi et ma prudence, il était disposé à me charger de servir notre sainte cause dans un gouvernement éloigné, où nos frères ont beaucoup à souffrir. À cette fin, il me proposait d’y tenir une auberge qui leur servirait de point de réunion et de refuge. Comme nous n’avions pas fait fortune, je parlai de l’affaire à mon compagnon, qui me décida à l’accepter. Le marchand m’envoya l’argent nécessaire, et je m’établis aubergiste dans une ville du pays. »


L’auberge de Jakof, transformée en lieu de rendez-vous pour les chrétiens dissidens, ne tarde pas à prospérer. Tous les sectaires qu’on mande devant l’autorité viennent s’y arrêter avant ou après leur interrogatoire. Quelquefois cet interrogatoire est différé pendant plusieurs semaines, et ces ajournemens tournent au profit de l’aubergiste, qui, tout en donnant asile aux pauvres persécutés, ne manque jamais de se faire payer, soit en argent, soit en nature. L’administration locale est enfin avertie par le traître Andriachka, qui dénonce son ancien compagnon pour se mettre à sa place. Le sectaire est chassé de son auberge. Réduit à une vie errante et misérable, il reçoit l’épreuve qu’il subit comme un juste châtiment de ses fautes. Ses instincts religieux se réveillent, et il se décide à entrer dans une de ces communautés de solitaires si nombreuses encore en Russie, ce qui nous met en présence d’une classe nouvelle de vieux croyans. Le chef spirituel de la communauté qui admet Jakof, le père Açafa, est presque centenaire. Les huttes des solitaires qui reconnaissent son autorité sont dispersées autour de sa maisonnette, qui s’élève au fond d’un ravin sauvage.


« Je n’eus point de peine, dit le sectaire, à me faire à la règle que l’on suivait. La prière occupait une partie de nos journées ; nous passions les autres heures à copier des manuscrits. Lorsque le temps était beau, les plus jeunes d’entre nous allaient échanger nos copies contre des provisions. Quelquefois nous restions enfermés un mois entier dans nos cabanes sans voir figure humaine, car peu à peu la solitude devient un besoin. Jamais je ne m’étais senti si heureux, et je croyais bien que je finirais mes jours dans cet état ; mais le ciel en disposa autrement : il me destinait à soutenir encore de longs combats au milieu de ce monde que l’Antechrist gouverne à sa façon.

« Nous avions parmi nous un ermite nommé Martémiane. C’était de tous les frères celui qui me plaisait le moins. C’était le moins humble de nous tous, et il n’obéissait pas sans murmurer aux sages prescriptions du père Açafa. Un jour il entra suivi d’un paysan dans l’habitation du vieillard.

« — Que me voulez-vous, et d’où vient cet homme ? lui demanda Açafa.

« — Il est de Ziourdim.

« — Que demande-t-il ?

« — Je voudrais me fixer ici, saint père, lui répondit le paysan. Les impôts sont lourds, et je crains qu’on ne prenne mon fils pour recrue.

« — Tu as donc de la famille ?

« — Oui, une vieille femme, deux filles et un fils.

« — Ainsi c’est l’impôt qui t’amène à nous ?

« — Je ne dis pas non, répondit le paysan en se troublant un peu.

« — À quoi bon toutes ces questions ? interrompit brusquement Martémiane. Fais bon accueil à toutes les brebis qui viennent se joindre à ton troupeau, quelles que soient les raisons qui les amènent.

« On se réunit en conseil. Le père Açafa parla contre l’admission de cette famille, et Martémiane le contredit avec aigreur. La discussion se prolongea longtemps.

« — Tu es trop vieux pour nous gouverner, dit enfin Martémiane. Sur quel pied sommes-nous ici ? On ose à peine éternuer. Vois un peu comment vivent les ermites de la Pilva. C’est bien autre chose ; ils ne craignent rien et se sont rendus maîtres de tout le pays.

« — Allons, répondit Açafa en soupirant, tu as raison ; je vois que je ne vous conviens pas, je suis trop vieux. Je sais bien où vous en voulez venir, père Martémiane. La solitude vous ennuie. Eh bien ! soit, je me retire. Prenez un autre directeur, et laissez-moi mourir en paix !

« On se mit à le supplier de rester, mais ces prières n’étaient pas sincères, du moins pour la plupart. Il résista, et on finit par nommer à sa place Martémiane. Quelque temps après, Dieu rappela à lui le père Açafa. À partir de ce moment, tout changea. Plusieurs familles de paysans vinrent se joindre à la première ; les ermites se mirent à les fréquenter et négligèrent bientôt les pratiques religieuses que leur avait enseignées Açafa. De son temps, tous les biens, argent, provisions, étaient mis en commun. Chacun se mit à garder ce qu’on lui donnait et à rechercher toutes les joies du monde. Ces désordres me dégoûtèrent ; je pris la résolution de quitter la communauté. Ayant recueilli mes manuscrits, je descendis la rivière et arrivai dans un village nommé Lenof. De là je me rendis au petit hameau d’Ilinskoié, où je m’établis. Mon hôte était vieux croyant, mais, ayant peur d’être persécuté, il suivait extérieurement les pratiques de l’église. Il avait un fils nommé Mikalka, qui s’adonnait à la falsification des passeports. Les vieux croyans lui en apportaient de très loin, et il excellait à les arranger convenablement. Comme j’avais mon franc parler dans la maison, je reprochai un jour à son père de lui laisser faire ce vilain commerce.

« — D’où viens-tu donc, l’ami, me dit-il, avec tes bons conseils ?

« — Rappelle-toi, lui répondis-je, ce qui est écrit dans les livres saints. Le Christ lui-même ne disait-il pas : « Je suis un homme errant. » Celui qui prend un passeport n’est pas un chrétien. Et toi, tu permets à ton fils de faire de faux passeports, ce qui est encore pis !

« — C’est sans doute le père Açafa, répliqua-t-il, qui t’a enseigné ces beaux raisonnemens. Avec ces contes-là, vous nous perdez. Que faites-vous dans vos bois, vous autres ermites ? Vous n’êtes bons qu’à dire des prières ; ce n’est pas cela qu’il nous faut : nous voulons avoir des lieux de refuge pour les mauvais jours. La vie devient difficile dans les villages ; tantôt les intendans, tantôt la police, nous dérangent. Après une de leurs perquisitions, on erre des journées entières comme une âme en peine ; les uns sont roués de coups, les autres emmenés je ne sais où, et on ne les revoit plus. C’est pourquoi nous avons résolu de fonder dans les forêts de grandes communautés qui, au besoin, pourraient nous servir de refuge. Nous créerons un service de poste qui ira d’un village à l’autre, de sorte qu’on sera prévenu à temps des moindres projets des autorités : lorsqu’elles arriveront, il n’y aura plus trace de vieux croyans dans les bois. Attendez un peu, nous saurons organiser tout cela. »


Les dernières pages du récit nous montrent Jakof de plus en plus dominé par un impérieux besoin de solitude et de recueillement. Ce n’est plus le cloître qu’il lui faut, c’est la vie cénobitique dans toute son austérité, et l’auteur quitte son étrange héros au moment où, impatient de rompre avec le monde, il se dirige vers les solitudes du gouvernement d’Orenbourg pour y terminer sa vie errante dans l’extase et la prière.

L’autre récit de M. Chtédrine, intitulé Marfa, met plus vivement encore en scène que celui-ci les désordres qu’on peut reprocher aux vieux croyans. Malheureusement le tableau n’est pas complet : à côté des dangereux fanatiques réunis en sociétés secrètes, il aurait fallu nous montrer ceux qui mènent sous les yeux de l’autorité, dans leurs villages, une vie laborieuse et résignée. Reconnaissons néanmoins que M. Chtédrine fait ressortir en traits vigoureux dans Marfa une qualité commune aux dissidens bons ou mauvais, la fermeté stoïque au milieu des persécutions.

Au début du récit, l’auteur nous transporte au milieu d’un groupe de paysans dont la conversation révèle aisément les tendances religieuses. On reconnaît sans peine dès leurs premiers propos que ce sont des vieux croyans. Réunis sur les bords d’une rivière, ils attendent le bac qui doit les transporter sur l’autre rive. Une troupe de jeunes paysannes sort cependant de la forêt voisine ; elles viennent d’y rendre les derniers devoirs à un cénobite. Nous sommes en effet dans une de ces contrées, si nombreuses en Russie, qui depuis des siècles servent de foyer au schisme. Pendant que tous ces groupes dispersés sur le rivage nous fournissent dans leurs discours de curieux renseignemens sur la vie des sectes russes, un voyageur qui se tient blotti au fond de sa voiture prête une oreille attentive à la conversation sans s’y mêler d’aucune façon. Qui est-il ? C’est un employé supérieur de la police nommé Mark Ilarionovitch Filovéritof. Il se rend dans la ville du district pour une affaire confidentielle, et le soin qu’il met à se soustraire aux regards des paysans donne à supposer que la mission dont il est chargé pourrait bien concerner les sectaires.

Le bac si impatiemment attendu paraît enfin ; la rivière est franchie, et les paysans se dirigent vers leur village. L’employé prend la route de la ville, et il y arrive à la tombée du jour. Cette petite ville, qui est un nid de vieux croyans, présente une particularité remarquable : la population masculine en semble bannie ; on n’y rencontre guère que des femmes. Elles s’avancent couvertes de longues tuniques aux sombres couleurs, l’air digne et grave. La ville est parfaitement calme : point de mouvement ni de rixes dans les rues, point d’ivrognes. L’employé parcourt une partie de la ville, et descend de voiture devant la maison de poste. Au même instant, un homme en uniforme l’aborde : c’est l’ispravnik[10], dont l’auteur dessine vivement le portrait. « C’était un homme de petite taille, mais très robuste. Son front était bas, il avait une nuque de taureau, ses gros yeux étaient injectés de sang. Lorsqu’on lui communiquait quelques renseignemens secrets relatifs à ses fonctions, il portait le corps en avant, ses yeux devenaient hagards comme ceux d’une bête féroce qui flaire une proie, et il commençait à se mordre les lèvres. Quelquefois il lui arrivait de plaisanter ou de raconter quelque anecdote grivoise ; mais même dans ces instans de gaieté, sa physionomie avait quelque chose de sinistre. » — Votre seigneurie veut-elle commencer l’affaire immédiatement ? demande-t-il à l’employé supérieur. Celui-ci s’étonne fort de cette question. L’ispravnik a donc été prévenu de son arrivée ? il connaît la mission dont il est chargé ? L’employé ne peut s’empêcher de manifester quelque surprise. Quelle est donc l’affaire que ces deux personnages doivent instruire de concert si promptement ? Il s’agit de soumettre à une enquête la conduite de Marfa Kousmovna, qui a été supérieure d’une communauté dissidente de femmes dans les environs, et qui habite la ville depuis que cette communauté a été dispersée par ordre du gouvernement. Par malheur, il est trop tard pour procéder immédiatement à l’instruction, comme l’ispravnik l’aurait désiré : la nuit est venue, et l’employé se voit forcé de remettre au lendemain la visite qu’il comptait faire au domicile de Marfa.

L’ancienne supérieure habite une maison nouvellement construite, qui a très bonne apparence. En ouvrant la porte, l’employé se trouve dans un long et sombre corridor, et il ne sait où se diriger ; une vieille servante vient à sa rencontre. Lorsqu’elle est à quelques pas de lui, elle pâlit et se met à trembler de tous ses membres. Comme elle affecte de ne pas le comprendre, il veut passer outre, mais la servante pousse des cris déchirans ; une femme âgée, robuste encore et d’une haute stature, portant un saraphane[11] noir, et la tête couverte d’un mouchoir de la même couleur, paraît alors à la porte d’une chambre voisine : c’est la maîtresse de la maison. Aux premiers mots qu’elle adresse à l’employé, il est facile de voir qu’elle a été avertie de son arrivée ; elle lui demande s’il est disposé à faire une perquisition. Cette question est du reste fort naturelle ; les sectaires sont exposés à des perquisitions très fréquentes. La pièce dans laquelle la vieille supérieure fait passer Mark Ilarionovitch est claire et bien tenue. Un drap blanc couvre le plancher ; au fond de la chambre s’élève un lit surmonté, suivant l’habitude russe, d’une pile d’oreillers. Plusieurs assiettes chargées de poisson sec et un carafon d’eau-de-vie se trouvent sur la table ; il est aisé de reconnaître qu’on n’a pas eu le temps de les enlever. Un homme à la tenue cléricale se promène dans la chambre, et des chuchotemens, qui viennent de la ruelle du lit, indiquent la présence de quelques autres personnes. Cet homme est ivre, et une scène assez curieuse se passe entre lui et la maîtresse de la maison, qui est visiblement inquiète ; elle semble craindre les indiscrétions de l’ivrogne. Celui-ci laisse bien échapper quelques propos singuliers ; le mot d’archevêque revient souvent au milieu des exclamations qu’il pousse. Cependant il finit par s’éloigner sans que l’employé ait pu deviner le sens de ces paroles. Resté seul avec son hôtesse, Mark cherche vainement à lui arracher une confidence à ce sujet ; elle se borne à lui apprendre que cet homme est un prêtre révoqué de ses fonctions, connu de toute la ville pour son inconduite, et la conversation prend un autre cours. L’employé donne à entendre assez adroitement à Marfa Kousmovna que le seul but de sa mission est de recueillir quelques renseignemens sur l’état des vieux croyans dans cette localité ; puis il lui assigne un rendez-vous dans la soirée du lendemain, et regagne la maison de poste.

À peine rentré, il reçoit la visite de l’ispravnik. Cet homme vient lui apprendre, dans le langage cynique particulier aux gens de sa profession, que, pour faciliter son rôle d’inquisiteur, il a suborné une complice de Marfa nommée Magdalina. Une réunion de sectaires a eu lieu chez cette femme pendant la nuit, et l’ispravnik a pu entendre les discours des vieux croyans, caché derrière un four. Un marchand de Moscou, Mikaïl Trofimitch, et Marfa Kousmovna assistaient à la réunion avec le prêtre ivrogne, nommé Mikéïtch. Or le nom du marchand de Moscou est précisément celui d’un homme de cette classe impliqué dans l’affaire criminelle qui a nécessité l’enquête à laquelle procède l’employé. Des propos tenus dans ce conciliabule nocturne, il ressort que Mikéïtch, le prêtre interdit, s’est décidé à passer au schisme moyennant cent cinquante roubles payés en deux termes et de l’eau-de-vie à discrétion pendant quinze jours. Quant au marchand, qui paraît être une ancienne connaissance des deux femmes, il venait pour s’entendre avec elles relativement à l’arrivée prochaine d’un archevêque de la secte, impatiemment attendu, et qui doit sacrer Mikéïtch, ainsi que plusieurs autres prêtres. Après avoir échangé leurs informations, l’ispravnik et l’employé s’entendent pour agir de concert. C’est le lendemain soir qu’aura lieu l’interrogatoire de Marfa ; c’est à ce moment qu’il faut mettre la main sur ses complices. À l’heure indiquée, Mark se rend dans une chambre reculée de la maison de poste, où on doit lui amener la vieille sectaire. Cependant un incident imprévu l’inquiète : l’homme qui doit assister à cet interrogatoire en qualité de témoin, le bourgeois Polovnikof, a disparu de son domicile depuis le matin, et sans lui il ne peut point procéder régulièrement, la loi s’y oppose. Pendant qu’il arpente la chambre à grands pas en maudissant ce contre-temps, la porte s’ouvre, et un homme en kaftane[12], dont les mains sont liées par devant avec une corde que tient un soldat de police, se présente à lui. Ce pauvre diable tient à la main un cachet qu’il tourne entre ses doigts avec une sorte de désespoir.


« — Le voici, votre honneur ! dit le soldat.

« — Qui cela ?

« — Le bourgeois Polovnikof, votre honneur.

« — Ah ! misérable, s’écria l’employé, qu’étais-tu devenu ?

« Le malheureux bourgeois continuait à tourner convulsivement le cachet entre ses doigts, et tremblait de tous ses membres.

« — Il s’était fourré dans le grenier, votre honneur, derrière un tas de fagots. Nous l’avons trouvé là par hasard.

« — Ayez pitié de moi, votre honneur, balbutia le bourgeois. Le secrétaire du magistrat m’en veut parce qu’étant pauvre, je ne peux pas lui faire de cadeau. On me choisit, parce que j’ai un arriéré : c’est une manière de me mettre à contribution ; mais j’ai une femme, des enfans…

« — Que tiens-tu à la main ?

« — Un cachet, votre honneur. Comme je ne sais pas signer mon nom, …je le place là où on me l’ordonne.

« — Va voir si la Kousmovna est arrivée, dit l’employé au soldat.

« — Votre honneur, reprit le bourgeois lorsque le soldat fut sorti, quelquefois messieurs les employés daignent me permettre d’aller à mon ouvrage. Je leur laisse mon cachet, et ils s’en servent comme bon leur semble.

« En ce moment la porte s’ouvrit, et Marfa Kousmovna entra. Rien dans tout son extérieur n’indiquait la moindre inquiétude ; elle se signa à l’ancienne manière, salua d’un air raide, et ne parut faire aucune attention au bourgeois.

« — Cet homme demande, lui dit l’employé, la permission de s’en aller ?

« — Comme il vous plaira, monsieur, lui répondit-elle avec calme. Si vous préférez me questionner sans témoin, c’est votre affaire ; pourtant je crois que la loi s’y oppose.

« — Allons, dit l’employé au bourgeois, il faut que tu restes.

« — Pourquoi cela, Marfa Kousmovna ? reprit vivement le bourgeois. Je ne suis bon à rien. Si je m’avisais de souffler un mot, on me mettrait à la porte à coups de poing. D’ailleurs je n’ai rien à dire. Pourquoi voulez-vous me mêler à vos affaires ? Je laisserai mon cachet.

« — Mais si son honneur, reprit malicieusement Marfa Kousmovna, ne se bornait pas à une simple causerie ? S’il portait contre moi une accusation ? Alors un témoin…

« — Je te répète, lui dit l’employé, que je veux me borner à te demander quelques renseignemens généraux, une conversation sincère, mais tout à fait amicale…

« — Quand cela serait, monsieur, répondit-elle, il me semble qu’un témoin n’est jamais de trop. D’ailleurs il n’en mourra pas.

« — Ayez pitié de moi, s’écria le bourgeois ; j’ai à travailler…

« Toutes ses supplications furent inutiles. Cependant la Kousmovna devait fort bien savoir que la présence de cet homme n’avait aucune signification, et que son cachet suffisait.

« — Que le diable emporte ces mécréans-là ! dit le bourgeois en la regardant d’un air indigné. Ils sont cause que toute l’année on nous dérange pour assister, soit à une perquisition, soit à un interrogatoire. Anathème sur eux tous ! ajouta-t-il entre ses dents en jetant sur la vieille femme un regard étincelant de colère.

« Ayant imposé silence au bourgeois, l’employé amena assez adroitement Marfa Kousmovna à lui raconter sa vie. Elle s’exprimait, suivant l’usage des sectaires, avec lenteur, en employant des termes vieillis ; tout en parlant, elle gesticulait d’une main, et de l’autre froissait son mouchoir de poche.

« — Je suis née à Moscou, dit-elle. Mes parens étaient de la vieille foi, mais je restai orpheline de bonne heure. Mes frères, ne sachant que faire de moi et aussi par avarice, m’envoyèrent dans une communauté de femmes qui existait alors dans les environs de cette ville. La supérieure se nommait la mère Alexandra ; c’était une femme sévère. Pour la moindre faute, elle nous mettait en cellule, les fers aux pieds et aux mains ; mais c’était une vraie supérieure : il fallait la voir, lorsque des marchands arrivaient. Les supérieures des autres communautés accouraient toutes avec les sœurs les plus âgées au-devant d’eux, comme si elles étaient affamées. La mère Alexandra se faisait au contraire attendre longtemps, et s’avançait lentement et avec tant de majesté, que les marchands restaient ébahis. Nous n’étions pas les seules qui la redoutions. Lorsque les nonnes des autres communautés l’apercevaient de loin sur l’escalier, elles se mettaient à la regarder le sourire sur les lèvres afin de lui plaire. Cependant nous l’aimions bien, car elle attirait à notre communauté argent et provisions de toute sorte.

« — Pourquoi les marchands avaient-ils tant d’affection pour cette mère ? lui demanda finement l’employé.

« — Je vais vous le dire, moi, s’écria le malheureux bourgeois, c’est que la mère Alexandra était toujours prête à cacher leurs méfaits. Arrivait-il à une de leurs filles de faire un faux pas, on la confiait à la mère. Un mari prenait-il sa femme en dégoût, c’est encore dans la communauté de la mère Alexandra qu’on l’enfermait. Ah ! vieille commère que tu es ! ajouta-t-il en se tournant vers la sectaire.

« — Est-il vrai, reprit l’employé d’un ton indifférent, que l’on amenât de force des filles dans votre communauté ?

« — Vous prenez donc au sérieux, répondit Marfa, les paroles de cet ivrogne ? Ne voyez-vous pas qu’il a bu un coup d’eau-de-vie ?

« — Moi ivre ! s’écria le bourgeois furieux ; tu as donc oublié la sœur Varka ? Cela s’est passé pourtant dans votre communauté pendant que tu étais supérieure ! Oui, raconte-nous cette histoire-là.

« Un observateur attentif aurait remarqué qu’au nom de Varka l’employé avait dressé l’oreille ; mais il dissimula sa préoccupation, et, se tournant du côté de Marfa Kousmovna, il lui demanda d’un ton dégagé : — Qu’est-ce qu’il nous conte là ? Y a-t-il rien de vrai dans tout cela ?

« — C’est une histoire très simple, reprit la sectaire avec calme, mais en jetant pour la première fois sur l’employé un regard plein de méfiance. Il y a cinq ans environ, un marchand de Moscou, Mikaïl Trofimitch, qui était des nôtres, arriva à la communauté. C’était en automne ; il faisait nuit, et le temps était mauvais. Cependant il me fait demander et veut me voir à toute force. Je vais le trouver ; il ne me laisse pas le temps de lui dire bonjour et se jette à mes pieds. — Que vous est-il arrivé ? lui demandai-je. — Ayez pitié de moi, mère ! me répond-il ; ma fille Varka nous a déshonorés. Elle s’est donnée à un hérétique ! — Je cherchai à le calmer ; il me supplia de prendre sa fille et de la ramener au bien : j’ai recueilli Varka, c’est vrai, je ne le nie pas ; mais un père a bien le droit…

« — Et l’enfant de Varka, reprit le bourgeois avec animation, qu’en as-tu fait ?

« — Ce que j’en ai fait ? lui répondit Marfa sans s’émouvoir. Ce que l’on fait des nouveau-nés qui meurent en venant au monde.

« — Vous l’avez étouffé…

« — Votre honneur ne fera-t-elle point taire ce misérable ? s’écria Marfa Kousmovna en se levant ; il perd la tête…

« En ce moment la porte s’entr’ouvrit, et une femme cria à Marfa d’une voix tremblante : — Mère, venez vite ; j’ai à vous parler.

« La vieille sectaire sortit après en avoir demandé la permission à l’employé. Celui-ci se leva, prit vivement une liasse de papiers, une plume et de l’encre qui étaient sur la fenêtre, les mit sur la table, et courut à une porte voisine. Une jeune femme parut ; il la fit asseoir dans un coin de la chambre qui se trouvait dans l’obscurité, et se replaça devant la table.

« Au bout de quelques instans, Marfa Kousmovna rentra : elle paraissait agitée, et annonça à l’employé que, l’ispravnik se livrant chez elle à une perquisition, elle voudrait y assister. L’employé s’y refusa ; il lui déclara d’un ton magistral qu’elle allait être soumise à un interrogatoire en règle. L’employé ajouta qu’il était envoyé pour procéder judiciairement contre Marfa Kousmovna, accusée par la rumeur publique d’avoir séquestré la fille du marchand Mikaïl Trofimitch et d’avoir étouffé l’enfant que celle-ci avait mis au monde. »


Du moment que l’employé révèle sa mission judiciaire, la vieille sectaire change complétement d’attitude, et retrouve la fermeté stoïque qu’opposent ses coreligionnaires aux menaces de la justice. Elle se renferme dans un système de dénégation absolu. L’employé, qui est un habile juge d’instruction, ne se laisse point déconcerter par cette opiniâtreté ; il a entre les mains des pièces accablantes pour la sectaire. Sur un geste de Mark Ilarionovitch, la femme qui se tient dans un coin de la chambre s’avance vers Marfa : c’est la fille du marchand en personne. Marfa pâlit, mais soutient qu’elle ne la connaît pas. La jeune fille, outrée de cette obstination, raconte avec détail son arrivée à la communauté et les souffrances qu’on lui fit endurer pour la contraindre à prendre le voile. Lorsqu’elle y eut consenti, on l’envoya recueillir jusqu’en Sibérie des aumônes pour la communauté. Quant à son enfant, elle n’a jamais su ce qu’il était devenu. La vieille sectaire, interrogée sur ce point, ne change pas de système ; elle ignore absolument ce qu’on lui demande. L’employé lui lit une lettre portant sa signature et adressée au père de la jeune fille ; elle déclare dans cette pièce que l’on a procédé à l’égard de l’enfant suivant les intentions paternelles. Marfa ne veut point reconnaître cette pièce. Au même instant, un grand bruit se fait dans la rue ; on amène des prisonniers que l’ispravnik a faits dans la maison de la vieille sectaire. Une foule confuse les accompagne respectueusement à distance. La porte s’ouvre, et l’ispravnik entre dans la chambre, la figure rayonnante de joie.


« — Votre honneur, dit-il à l’employé, nous avons réussi mieux que je ne l’espérais. Nous avons pris du même coup de filet l’archevêque et le marchand dont je vous avais parlé. On va les faire entrer.

« Cette nouvelle produisit une profonde impression sur Marfa Kousmovna : elle pâlit, se laissa retomber sur sa chaise, les mains appuyées sur les genoux, le corps penché en avant, les yeux dirigés vers la porte, et parut attendre avec anxiété l’arrivée des prisonniers.

« On ne tarda pas à amener celui que les vieux croyans nommaient leur archevêque[13]. C’était un homme d’une quarantaine d’années, petit, aux traits pleins de dignité. Son costume était celui des commis-marchands ; rien dans son extérieur n’indiquait le rang auquel il prétendait.

« — Voici l’archevêque, dit en riant l’ispravnik à l’employé, j’ai l’honneur de vous le présenter. Allons, ajouta-t-il en s’adressant au prisonnier d’un ton grossier, raconte-nous comment tu as été nommé. — Cette interpellation ne produisit aucun effet sur le prisonnier ; il regarda fixement l’ispravnik, mais n’ouvrit point la bouche.

« — Allons donc ! reprit l’ispravnik, veux-tu te dépêcher ? Sans cela nous saurons bien te faire parler.

« Le prisonnier continua à garder un silence obstiné.

« — C’est un vrai bloc, dit l’ispravnik à l’employé. Nous l’avons déjà tenu sur la sellette plus d’une demi-heure, et j’ai même joué des mains : impossible de lui arracher un mot !

« — Votre honneur ! s’écria Marfa en se levant et en s’approchant du juge d’instruction, souffrirez-vous un pareil scandale ?

« L’employé fit un signe à l’ispravnik, et celui-ci sortit de la chambre d’un air contrarié.

« — Bonjour, Andreï Larionitch, dit respectueusement Marfa au sectaire en saluant jusqu’à terre, nous nous retrouvons dans le malheur. — Et de grosses larmes brillèrent sur ses joues flétries.

« — Bonjour, dame Marfa Kousmovna, lui répondit-il avec calme et d’une voix ferme. Il paraît que nous avons assez vécu. Il est temps que nous allions reposer dans le sein du Christ, de celui qui le premier s’est sacrifié pour tous les hommes.

« — Pardon, Varka Mikaïlovna, ajouta Marfa en s’inclinant devant la jeune fille, j’ai beaucoup péché à ton égard… Père, continua-t-elle en s’adressant à l’employé, tout ce qu’elle t’a dit est vrai, tu peux l’écrire ; maintenant dépêche-toi.

« La jeune fille tomba aux pieds de Marfa en sanglotant et en murmurant des paroles confuses.

« — Faites entrer le marchand Trofimitch, dit l’employé, qui semblait avoir hâte d’en finir.

« On introduisit le marchand. C’était un vieillard d’une taille élevée, à longue barbe, et dont les traits étaient durs.

« — Ah ! te voilà, dit-il avec un sourire amer en apercevant sa fille, qui venait de se relever ; il paraît que depuis notre séparation tu as appris à trahir les tiens. Bonjour, Kousmovna, dit-il à Marfa, notre dernière heure est venue… Votre honneur, continua-t-il en s’adressant à l’employé, si vous avez quelques questions à me faire, je suis à votre disposition ; mais ne comptez pas obtenir quelque chose de nous en nous tourmentant, ce serait peine perdue.

« — Pense à ta fille, lui dit Marfa ; donne-lui ton pardon paternel. Tu sais bien que si elle a parlé, ce n’est pas volontairement.

« — Père ! s’écria la jeune fille d’une voix étouffée par les larmes et en lui baisant les pieds.

« Le marchand resta quelques instans pensif, puis il jeta les yeux sur sa fille, et on eût dit que son désespoir le touchait ; mais sa figure reprit bientôt son expression de sévérité accoutumée.

« — Non, fille, dit-il en soupirant et en faisant un geste de la main, il n’est plus temps de parler de cela. Vis avec Dieu et ne t’occupe plus de nous, car nous ne comptons plus en ce monde. Eh bien ! votre honneur, ajouta-t-il en regardant l’employé avec résolution, allez-vous nous interroger, ou nous conduira-t-on tout de suite dans le garni du gouvernement ?

« Sur un ordre de l’employé, tous les sectaires furent conduits en prison. »


Comme la plupart des écrivains qui ont subi l’influence de Gogol, ce n’est point aux complications du drame, c’est au naturel du dialogue, à l’exactitude des tableaux, que M. Chtédrine demande l’intérêt. Une idée pratique sert toujours de point de départ à ses fictions. Les deux récits que nous avons essayé de résumer ont le même but : l’auteur regarde les associations de vieux croyans en Russie comme dangereuses, et il appuie son opinion sur des faits inventés sans doute, mais qui ne sont pas sans avoir une base réelle. Son tort est de ne pas conclure, et, en constatant le danger, de n’en pas rechercher la cause, qui est dans le régime même auquel sont soumis les starovères. Avant de les condamner, il faut savoir si leur doctrine est aussi contraire à la morale, au bon ordre, au progrès intellectuel, aux intérêts mêmes de l’église orthodoxe, qu’on l’a prétendu jusqu’à ce jour. Il faut surtout se demander si les actes coupables qu’on leur reproche n’ont point leur source dans des traitemens cruels que rien ne justifiait d’abord, et qui devaient provoquer de tristes représailles. Toute association forcée de se développer clandestinement est sujette à engendrer le désordre. Déjà, parmi les schismatiques, il en est beaucoup d’assez sages pour s’être résignés à vivre paisiblement sous la surveillance de l’autorité, en donnant l’exemple de toutes les vertus de famille. Qu’on abaisse les barrières qui maintiennent la majorité des vieux croyans dans un état de sourde hostilité, et on les verra grossir de plus en plus les rangs de la population laborieuse. Le conteur russe n’a pas assez tenu compte des questions que soulevait ce contraste des associations clandestines et des communautés publiques de sectaires. Il faut opposer à ses récits quelques données plus réelles, puisées dans les documens recueillis et publiés en trop petit nombre encore, soit par le gouvernement, soit par les écrivains russes.

Pour se rendre un compte exact de la situation actuelle des vieux croyans en Russie, il ne suffit point d’interroger les opinions qui divisent actuellement dans cet empire le monde lettré. Le clergé et les partisans plus ou moins déclarés du régime de l’empereur Nicolas ont la plus profonde aversion pour les vieux croyans ; ils voudraient que l’on continuât à les poursuivre, ils trouvent qu’on les a beaucoup trop ménagés. Les hommes qui marchent en tête de ce qu’on appelle le parti occidental, et même la plupart de ceux qui se bornent à tenir pour la réforme, sont aussi peu disposés que les vieux Russes, mais pour des motifs fort différens, à sympathiser avec les schismatiques ; ils tiennent généralement l’esprit religieux en très mince considération. Néanmoins les principes de tolérance qu’ils ont adoptés leur font un devoir de s’intéresser aux sectaires, et ils se plaisent à les représenter comme des hommes réduits au désespoir par un triste enchaînement de persécutions atroces, et que rien ne saurait justifier. À qui faut-il donner raison ? Essayons de traiter cette question avec une parfaite liberté d’esprit, en nous appuyant exclusivement sur les faits bien avérés que cette discussion a mis en lumière.

Que le gouvernement russe ait persécuté les vieux croyans avec une rigueur inflexible sous le dernier règne, c’est là un fait que l’on ne peut nier. L’empereur Nicolas était autocrate dans l’âme, tant au spirituel qu’au temporel, et dans ses rêves de domination universelle caressait l’idée d’imposer la foi orthodoxe à toute la population de ses états. À peine eut-il réduit les rares partisans que la liberté politique avait conquis dans l’empire, qu’il se tourna contre le parti des indépendans en matière de religion. Pourquoi les aurait-il traités avec plus de ménagemens ? C’eût été peu conséquent, et l’inconséquence n’était point son défaut. Chacun sait qu’il poussa la rigidité de son système politique jusqu’à l’absurde. Comme tous les despotes, il croyait que la persécution devait avoir aussi facilement raison d’une croyance religieuse que d’une tendance politique. Cette ferme conviction, il la manifesta bientôt par une mesure qui était destinée, suivant lui, à déraciner en quelques années le schisme deux fois séculaire des vieux croyans. Après avoir ordonné un relevé général de tous les individus de cette secte, il leur prescrivit, sous des peines sévères, de faire baptiser par les prêtres des paroisses tous les enfans qui leur naîtraient à partir de cette époque[14]. Le résultat de cette mesure dut flatter singulièrement son orgueil ; tous les relevés périodiques qu’on lui soumettait indiquaient que la population schismatique décroissait avec rapidité. Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs années, à la grande satisfaction de l’empereur ; mais une cruelle déception l’attendait. Le ministre de l’intérieur, le comte Pérovski, crut enfin de son devoir de lui déclarer que, d’après les renseignemens particuliers qu’il avait recueillis, le nombre des vieux croyans avait au contraire considérablement augmenté. Peu de temps après, une commission extraordinaire fut chargée de se rendre sur les lieux habités par les schismatiques et de vérifier le fait. On ne tarda point à reconnaître qu’il était parfaitement fondé[15]. Cela est du reste facile à comprendre pour quiconque connaît la Russie : les enfans des vieux croyans étaient inscrits, il est vrai, comme orthodoxes, ainsi que l’avait ordonné l’empereur, mais leurs parens continuaient à les élever dans le schisme. Cette découverte, que l’on se garda bien de divulguer alors, aurait dû éclairer l’empereur ; mais il n’en fut rien. Bien loin de lui ouvrir les yeux, le mécompte qu’il venait d’éprouver le porta à persécuter les vieux croyans avec une rigueur qui alla croissant jusqu’à la fin de son règne.

Pour venir à bout de diminuer le schisme, l’empereur Nicolas était tout disposé à pousser les choses à l’extrême. On dit même qu’il fut maintes fois question d’appliquer aux contrées qu’habitent les vieux croyans le système de terreur que l’Autriche employa jadis en Bohême ; mais, les mœurs de notre siècle ne comportant plus ces procédés expéditifs, le tsar se borna à leur infliger la transportation en Sibérie, l’emprisonnement dans les couvens, et diverses tortures physiques où morales. À ces peines officielles il convient d’en joindre une qui n’était point sur la liste : nous voulons parler des continuelles exactions auxquelles se livraient les employés civils et militaires. Comme les vieux croyans composent la partie la plus riche de la population, ils étaient mis à contribution par ces délégués du gouvernement avec une habileté qui, appliquée au service public, eût été des plus fructueuses pour le pays. Les fonctions qui pouvaient mettre un employé en rapport avec les sectaires étaient recherchées avec ardeur. On a vu quelques-uns des agens qui avaient fait partie de la commission extraordinaire instituée à la suite des déclarations du comte Pérovski mener un train de grand seigneur. Le clergé lui-même ne se faisait aucun scrupule de pressurer les sectaires, et les moyens ne lui manquaient pas. Encore aujourd’hui les vieux croyans qui habitent les villes capitales, surtout Moscou, ce centre de toutes les sectes de l’église russe, paient aux curés des sommes considérables. La plupart d’entre eux, étant marchands, sont obligés de se faire inscrire dans une des guildes[16], et, pour y être maintenus, il leur est enjoint de présenter à l’autorité municipale des certificats constatant qu’ils accomplissent tous leurs devoirs religieux. Cette obligation est une bonne aubaine pour les curés ; ils délivrent les certificats exigés moyennant finance. Les cures des villages peuplés de sectaires sont fort recherchées, et ce n’est point précisément le désir de ramener les brebis égarées au bercail qui pousse les prêtres à solliciter ces paroisses : c’est parce qu’elles leur rapportent de gros revenus, les sectaires payant très généreusement pour être dispensés de se soumettre aux obligations du culte. Les abus de ce genre ne sont un secret pour personne ; les dissidens sont une mine d’or pour les prêtres et les employés, disent les paysans russes.

La conduite qu’a suivie l’empereur Nicolas pour mettre un terme au schisme des vieux croyans devait nécessairement amener un résultat tout opposé à celui qu’il s’était promis. Les châtimens que l’on infligeait aux chefs des communautés, la surveillance à laquelle étaient soumis tous les vieux croyans, les incessantes tracasseries des employés et des membres du clergé chargés de les ramener à l’orthodoxie, n’ont servi qu’à les rendre plus prudens. Depuis qu’on leur a défendu d’avoir des chapelles, ils se réunissent chez l’un d’entre eux à tour de rôle, apportant les objets nécessaires au culte. Des sentinelles armées de gourdins veillent aux portes, et à leurs avertissemens tout disparaît. On trouve aussi dans leurs demeures des escaliers dérobés qui leur permettent d’échapper aux perquisitions, des armoires secrètes où ils serrent leurs livres, et des sous-sols disposés pour cacher ceux que la police recherche. Quoique celle-ci soit intéressée à les prendre en flagrant délit, il est rare qu’elle y réussisse ; ils ont une contre-police qui les tient au courant des moindres démarches des autorités. Ce genre de vie mystérieux contribue singulièrement à entretenir parmi les vieux croyans une sourde fermentation. Les membres d’une commission qui fut chargée d’une nouvelle enquête sur les sectaires en 1852 par ordre de M. Bibikof, alors ministre de l’intérieur, citent plusieurs faits qui témoignent de cette exaltation croissante. L’un d’entre eux rapporte qu’à l’entrée d’un village du gouvernement de Tver, il fut accosté par un groupe de paysans qui, en lui adressant la parole, se servirent du terme de frère. Un soldat de police leur ayant demandé comment ils osaient parler ainsi à des envoyés du gouvernement, ils lui répondirent : — Vous appelez l’un tsar, l’autre général, un troisième excellence ; nous autres, nous ne connaissons que des frères. — Les femmes surtout affichent leur croyance avec beaucoup de hardiesse. L’une d’elles s’approcha d’un autre inspecteur et lui demanda : — Quand va-t-on venir nous tourmenter ? Nous sommes prêtes ! — Plus loin, la déposition d’un prêtre du gouvernement d’Yaroslaf nous révèle un fait qui n’est pas moins caractéristique, car il prouve à quel point, dans l’intérieur de l’empire, la police a subi l’influence de la secte. Ayant appris que des vieux croyans se disposaient à enterrer pendant la nuit un des leurs, qui était mort sans avoir reçu les sacremens, le prêtre se dirige vers le cimetière accompagné du sotski[17]. Le cortége funèbre paraît bientôt ; le sotski saisit par la bride le cheval de la charrette qui porte le cercueil et veut l’arrêter. — Comment oses-tu nous arrêter ? lui crie hardiment le chef de la bande. Je porterai plainte contre toi au stane[18]. — Le pauvre sotski se retira en toute hâte, et la procession continua son chemin, non sans accabler d’épithètes insultantes le prêtre et son acolyte. Ceux-ci avaient compris que les vieux croyans étaient en bons termes avec la police, et qu’au besoin elle leur prêterait main-forte.

On rencontre encore au fond des forêts, dans les provinces éloignées, des vieux croyans qui vivent en ermites. Il y a quelques années, un employé de la police, se trouvant en tournée dans le gouvernement de Nijni, apprit qu’un vieillard attaché au schisme habitait un ermitage dans une forêt voisine. Il s’y rendit. Cet homme était en effet l’unique habitant d’une pauvre chaumière, où l’on ne voyait d’autre meuble qu’un cercueil[19]. L’employé lui signifia qu’il eût à quitter cet ermitage et à rentrer dans le monde. Le vieillard le supplia de le laisser achever son existence dans ce lieu qu’il habitait depuis plus d’un demi-siècle ; le monde, livré, suivant les vieux croyans, à l’esprit de l’Antechrist, lui inspirait une profonde horreur. L’employé se montra inflexible et lui intima l’ordre d’abandonner son ermitage. Le vieillard, voyant qu’il ne parvenait pas à l’attendrir, le pria enfin de le laisser seul quelques instans pour qu’il pût faire ses préparatifs de départ. L’employé consentit à s’éloigner pendant une demi-heure. Au bout de ce court délai, il revint, mais la cabane était en feu. Le vieillard se tenait au milieu des flammes en chantant des hymnes. On chercha vainement à le sauver ; il périt de la mort des martyrs. Lorsque le bruit de cet auto-da-fé volontaire se fut répandu dans la contrée, les habitans considérèrent le vieillard comme un saint, et beaucoup d’entre eux embrassèrent le schisme[20].

D’un autre côté cependant, il est certain que tous les vieux croyans ne sont pas disposés à braver le martyre ni à finir leurs jours dans l’exil et la captivité. Un grand nombre d’entre eux, quoique fermement convaincus de la sainteté de leur cause, se décident à la renier en apparence, à fréquenter les églises orthodoxes, et même à en recevoir les sacremens, afin qu’on les laisse vivre en paix. Cette dévotion officielle ne trompe personne, bien que les prêtres n’en portent pas moins tous les faux fidèles sur la liste de leurs paroissiens. Les employés qui furent chargés d’inspecter les vieux croyans en 1852 se montrèrent naturellement plus exigeans que les commissaires chargés de la première enquête ; ils examinèrent avec soin les registres sur lesquels sont inscrits les actes religieux accomplis annuellement par les habitans de chaque paroisse, et parmi les fidèles dont ils recueillirent ainsi les noms, ils établirent plusieurs classes. Les remarques qui accompagnent ces tableaux sont des plus instructives ; elles mettent en lumière toutes les conséquences de la contrainte qui avait été imposée aux vieux croyans. Ainsi des mourans, après avoir reçu la communion d’un prêtre orthodoxe, crachent secrètement le pain consacré ; de jeunes paysans, en quittant la sainte table, courent au cabaret et plaisantent sur la cérémonie qu’ils viennent d’accomplir. Les faits de ce genre se reproduisent presque à chaque page. Le système d’intimidation adopté à l’égard des vieux croyans ne pouvait avoir et n’a eu d’autre résultat que d’entretenir dans leurs rangs une exaltation farouche et d’y rendre obligatoire la profanation des sacremens.

Le clergé orthodoxe aurait un moyen bien simple de ramener à lui les vieux croyans, ou du moins de mettre un terme à des actes d’opposition violente. Au lieu de continuer à pousser le gouvernement à les poursuivre, ne peut-il se réformer lui-même ? Lorsque les chefs de l’église orthodoxe ne se signaleront plus par leur intolérance, lorsque les membres du bas clergé seront plus éclairés et auront des mœurs plus régulières, il est probable que beaucoup de vieux croyans rentreront peu à peu dans le sein de l’église. L’inutilité de toute autre tentative de conciliation a été démontrée par les efforts, complétement stériles jusqu’à ce jour, du gouvernement pour faire accepter un moyen-terme. On voulait forcer les starovères à recevoir dans leurs temples et dans leurs couvens des prêtres sacrés par les évêques orthodoxes, mais qui étaient autorisés à officier suivant le vieux rite. Ce culte bâtard, nommé iédinovérié (foi semblable), devait purger la Russie des vieux croyans[21]. Les rapports adressés au ministre de l’intérieur en 1852 s’accordent tous à reconnaître qu’on s’était bercé d’une étrange illusion. Les églises consacrées à ce culte ne sont fréquentées que par les vieux croyans qui ne peuvent s’en dispenser. Ceux d’entre eux qui habitent les villages écartés ne mettent pas les pieds dans les temples orthodoxes, et quelquefois même ils cherchent à les détruire. Des paysans avaient été forcés de construire à leurs frais une église destinée au nouveau culte. Un prêtre était venu l’inaugurer en présence de toutes les autorités du district et d’une foule de fidèles qui avaient été officiellement convoqués. La cérémonie terminée, les fonctionnaires célébraient cet heureux événement à table chez le prêtre, lorsque tout à coup on vint leur annoncer que le nouveau temple était en flammes. Il brûla jusqu’au sol, et ne fut point rebâti.

La complète inutilité des mesures auxquelles le gouvernement russe a eu recours pour ramener les vieux croyans à l’orthodoxie n’est point ce qui mérite de lui être surtout imputé à blâme. L’ennemi dont il a poursuivi la destruction avec un si déplorable aveuglement n’est point de ceux qu’il est donné aujourd’hui à un pouvoir quelconque de soumettre par la persécution avec aucune chance de succès. Cependant le gouvernement ne saurait se justifier du tort que ce système d’intimidation a causé à la morale publique : il a enraciné parmi les vieux croyans des habitudes de dissimulation et d’hypocrisie dont ils seront longtemps à se défaire. Les employés russes qui s’obstinent à défendre l’ancien système prétendent que l’empereur Nicolas n’avait nullement l’intention d’exercer aucune contrainte morale sur la conscience des vieux croyans. Qu’il ait donné ordre de poursuivre leurs chefs, on ne le nie pas ; mais ces expéditions étaient dans l’intérêt des vieux croyans, car les hommes dont on s’est saisi étaient des apôtres sans conscience qui ne se faisaient aucun scrupule de séduire les orthodoxes à prix d’argent. Un pareil moyen de justification ne saurait être pris au sérieux. Il vaut mieux admettre que le zèle religieux du tsar l’empêchait d’apprécier sainement le rôle de la secte persécutée. L’empereur Nicolas ne voyait sans doute dans les vieux croyans que des hommes séparés de l’église par une aveugle obstination. Cela est d’autant plus probable que bien des gens pensent encore en Russie que les vieux croyans ne sont séparés de l’église officielle que par des différences de rite et un respect stupide pour les livres et les cérémonies religieuses en usage avant la réforme de Nikon. Si cette opinion était fondée, nous n’hésiterions pas à partager le dédain qu’inspirent les vieux croyans ; affronter le martyre pour de pareilles futilités, n’est-ce pas de la démence ? Mais, on ne saurait trop le répéter, les vieux croyans ne sont nullement des réactionnaires religieux : ils tiennent moins qu’on ne le dit aux textes de l’ancien temps et aux anciennes cérémonies ; le verbe a chez eux beaucoup plus d’autorité que la lettre, ainsi que le prouve le grand nombre des divisions qui se produisent continuellement dans leurs rangs, et qui doivent leur origine aux prédications de quelques fidèles inspirés. Ces divisions ne portent, il est vrai, que sur des points de morale et de culte : les dogmes fondamentaux de l’église orthodoxe n’en sont nullement atteints ; mais elles n’en témoignent pas moins d’une extrême ardeur de controverse. « Il faut des opinions, » disait saint Paul à propos des débats qui agitaient de son temps le monde chrétien. Les vieux croyans sont restés fidèles à cette doctrine ; non-seulement ils discutent secrètement entre eux des questions de culte et de morale religieuse, mais ils cherchent à combattre en public les orthodoxes avec ces armes spirituelles. Autrefois, à Moscou, ils se réunissaient à cet effet sur la place du Kremlin, pendant l’hiver. Ajoutons qu’ils sont tous lettrés et que les écrits des vieux croyans sont très dignes d’étude, au dire des hommes compétens. La soif de lecture qui les anime est telle que, malgré toutes les recherches de la police, ils ont des dépôts de livres jusque dans les capitales, et même des imprimeries secrètes. Enfin, si le schisme des vieux croyans était purement formaliste, comment expliquer qu’il se glisse jusqu’à ce jour dans les rangs du clergé orthodoxe et y séduise des hommes d’un esprit cultivé ? On en a maint exemple. Il y a une quinzaine d’années, le supérieur d’un couvent du gouvernement de Pétersbourg, ayant été convaincu d’hérésie, fut transféré comme simple moine dans un couvent des environs d’Irkoutsk. Converti à la secte, il ne tarda pas à faire des prosélytes : une foule de personnes, et surtout des marchands de la ville, suivaient très assidûment ses instructions ; mais ils furent dénoncés. Le gouvernement donna l’ordre de transporter le fondateur de cette communauté naissante dans le couvent de Solovetz, sur les bords de la Mer-Glaciale. Il y fut enfermé dans une cellule, les fers aux pieds et aux mains. Peu de mois après, il se brisa la tête contre les murs de sa prison. Quant aux personnes qu’il avait endoctrinées, on les soumit à toute sorte de mauvais traitemens, et elles ne s’en tirèrent qu’à prix d’argent. Une des pièces auxquelles nous devons tant de détails curieux cite un autre fait de ce genre. Un diacre du gouvernement de Nijni-Novgorod, homme fort intelligent et qui s’était fait remarquer au séminaire par son amour de l’étude, s’était avisé de créer dans son village une sorte de confrérie à l’instar des premières associations chrétiennes. On se livrait en commun à la prière, au travail, et il paraît même que cette règle communiste s’étendait jusqu’à la propriété : tout porte à croire que la doctrine prêchée par le chef de cette petite communauté se rattachait au schisme des vieux croyans, qui sont très nombreux dans cette contrée ; mais elle était tenue secrète. Ce qui ressort en définitive de tous les renseignemens fournis sur les dispositions des schismatiques, c’est que la tendance à laquelle ils obéissent depuis deux siècles avec tant de constance et d’unanimité doit être considérée comme une véritable protestation en faveur de l’indépendance religieuse.

On serait tenté de comparer le mouvement que les vieux croyans représentent dans le sein de l’église orthodoxe au protestantisme occidental dans sa première forme. Les points par lesquels ils se rapprochent des plus anciens disciples de Luther sont faciles à indiquer. On retrouve chez eux le mépris du clergé régulier, l’amour des discussions religieuses, un respect profond pour la Bible et les Écritures saintes, dont ils s’arrogent pourtant le droit de commenter le texte. C’est aux fidèles qu’appartient chez eux la nomination des pasteurs, et ils se croient autorisés à surveiller la conduite de ces derniers. Nous tenons d’un témoin oculaire qu’étant un jour dans une communauté de dissidens, il vit l’un d’entre eux, qui avait remarqué un livre moderne sur la table du prêtre, le jeter au feu avec indignation, sans que celui-ci y trouvât à redire. Enfin un grand nombre de vieux croyans se passent de prêtres ordonnés ; ils confient les pouvoirs sacerdotaux à des laïques. Il ne faudrait point en conclure néanmoins que le schisme des vieux croyans se rattachât au protestantisme. La plupart des droits qu’ils réclament sont antérieurs au xvie siècle ; ils remontent aux temps qui suivirent l’introduction du christianisme en Russie. On retrouve même au xive siècle, dans les classes inférieures, un parti religieux qui professait à peu près les mêmes principes que les vieux croyans. La pensée qui inspire ceux-ci est essentiellement nationale ; ils rejettent le nom de schismatiques, et ils en ont le droit. Le nom de chrétiens, qu’ils se donnent par excellence, leur est parfaitement acquis ; s’ils n’ont point adhéré aux changemens que Nikon introduisit dans l’église russe, ils sont demeurés beaucoup plus fidèles que la population orthodoxe à l’essence même du christianisme par la sévérité de leurs mœurs, la vivacité de leurs sentimens religieux et l’esprit de liberté qui les anime. Aux yeux de ces hommes incultes, mais dominés par une foi ardente, rien n’est supérieur aux devoirs religieux ; ils leur subordonnent tous les intérêts de ce monde : les paysans orthodoxes reconnaissent très naïvement ce qui les distingue des sectaires. Lorsque les membres de la commission dont nous venons de parler entraient dans les isbas des paysans orthodoxes, ceux-ci s’empressaient ordinairement de leur dire : « Nous ne sommes pas chrétiens. — Comment cela ? leur répondait-on. Vous croyez pourtant au Christ ? — Oui, sans doute ; mais nous allons à l’église, nous vivons suivant le monde. Les chrétiens sont ceux de l’ancienne foi ; ils ne vont pas à l’église, et prient néanmoins mieux que nous. À nous autres, cela prendrait trop de temps. » Tel est le jugement que portent sur les vieux croyans les hommes qui sont vraiment à même de les connaître ; il confirme pleinement l’opinion que nous venons d’énoncer.

Le peuple russe semble consumé par une ardeur secrète. Les hommes vulgaires cherchent à la satisfaire dans les extases de l’ivresse ; les natures d’élite se tournent vers la religion, et poussent jusqu’à ses extrêmes limites l’esprit de sacrifice qu’elle commande. Au lieu de mépriser les vieux croyans, il serait plus sage de les considérer comme les derniers représentans du christianisme primitif. Ainsi que les néophytes de l’ancien temps, tous ces pieux cénobites qui vivent au milieu des forêts sont des âmes blessées par la corruption et la bassesse qui les entourent. Si les prédications des vieux croyans ont tant de succès parmi le peuple, c’est qu’elles donnent satisfaction à cette tendance morale qui porte les paysans russes à se détacher du monde. On voit souvent des hommes et des femmes de la plus basse condition se réveiller soudain à la voix d’un de ces ardens missionnaires qui courent le pays en convertisseurs, et passer de la plus humble résignation au dernier degré de l’exaltation religieuse. Récemment encore, plusieurs paysans d’un village du gouvernement de Penza disparurent subitement, sans qu’on pût retrouver leurs traces. Les employés de la police qui avaient été chargés de les rechercher désespéraient d’y réussir, lorsqu’en pénétrant dans une caverne du voisinage, ils découvrirent un horrible spectacle. Au milieu des cadavres sanglans des malheureux que l’on poursuivait se tenait accroupi un homme étranger au pays. C’était lui qui avait accompli ce sanglant sacrifice, et ses victimes s’y étaient soumises volontairement, dans l’espoir de jouir plus promptement de la béatitude céleste. On lui demanda pourquoi il s’était épargné lui-même : « Afin de souffrir une mort plus douloureuse, » répondit-il sans s’émouvoir. Condamné peu de temps après à périr par les verges, il subit en effet cette peine le sourire sur les lèvres et en chantant des hymnes.

Chaque année, quelques faits de ce genre parviennent aux oreilles de la police russe : ils forment un étrange contraste avec le relâchement moral dont M. Chtédrine s’est complu à noter les symptômes. Que les couvens des vieux croyans ne soient point toujours des asiles de paix et de vertu, nous le reconnaissons volontiers ; mais les moines et les religieuses orthodoxes sont-ils donc tout à fait irréprochables ? L’ivrognerie, par exemple, qui inspire une telle aversion aux vieux croyans, ne déshonore-t-elle pas trop souvent l’intérieur des monastères russes ? Quant aux couvens de femmes, nous rougirions de rapporter les scandales que leurs murs cachent aux regards.

Après avoir rapidement exposé la situation qui avait été faite aux vieux croyans sous le dernier règne, on est conduit à se demander si une politique plus tolérante ne pourrait pas avoir une heureuse influence sur leur état moral. Aurait-on lieu de se plaindre, si à l’exaltation farouche que l’on ne rencontre encore que trop souvent chez les vieux croyans succédaient un jour des convictions non moins fortes sans doute, mais plus réfléchies ? Une fois pleinement rentrés dans les droits qui appartiennent à leur condition sociale et autorisés à professer librement leur croyance, ces fidèles défenseurs de l’ancienne foi craindraient de la voir compromise, et banniraient de leurs rangs les faux frères qui ne s’y glissent que trop souvent de nos jours. On n’y rencontrerait plus de ces prêtres débauchés dont la conduite est avec raison un objet de scandale pour les membres de l’orthodoxie, et justifie en apparence les accusations que l’on porte contre les congrégations hérétiques. Les plus intelligens parmi les vieux croyans demandent la faculté de choisir leurs prêtres : on pourrait sans inconvénient déférer à ce vœu ; les hommes élus par ces schismatiques, beaucoup plus instruits que les autres paysans russes, pourraient figurer avec avantage à côté des membres du clergé orthodoxe. On n’aurait point d’ailleurs à redouter de leur part un formalisme puéril, un fanatisme aveugle contraire à l’esprit de notre temps. Les vieux croyans anathématisent la société actuelle, que, dans leur langage biblique, ils disent livrée au souffle de l’Antechrist parce qu’ils en méprisent les mœurs corrompues : ils détestent l’orthodoxie parce qu’ils l’accusent d’avoir transigé avec cet état moral ; mais s’ils étaient, comme on le prétend, opposés à tout changement social, ils fuiraient les étrangers, et se garderaient bien surtout d’adopter avec empressement toutes les innovations que ceux-ci introduisent dans les industries nationales. Il n’en est rien, bien au contraire les vieux croyans n’hésitent pas à se rapprocher des étrangers lorsqu’ils y trouvent quelque intérêt. S’ils ont en mépris les objets de luxe dont ceux-ci font usage, ils savent parfaitement apprécier les améliorations utiles que leur doit le pays. Ils comptent en définitive parmi les populations les plus laborieuses de l’empire, et bien loin d’être voués à l’immobilité, ils sont animés d’une très grande activité d’esprit, qui s’exerce plus ou moins heureusement dans la sphère des idées religieuses, dans l’industrie et même jusqu’à un certain point dans la politique. Les vieux croyans, on peut le dire, ont constamment marché en tête du peuple russe ; leur histoire religieuse et sociale est pleine de faits qui l’attestent.

Quand le gouvernement aura mené à bonne fin l’affranchissement des serfs, il ne pourra se dispenser d’accorder aux vieux croyans la libre pratique de leurs croyances religieuses[22]. Qu’il poursuive les sectes dont les doctrines sont contraires à la morale publique, telles que les origénites et les doukobortsi, quoiqu’elles soient condamnées à s’éteindre naturellement d’ici à peu d’années, les idées gnostiques qui en sont la base n’étant plus de notre siècle ; quant aux vieux croyans, ils ne méritent nullement d’être traités avec sévérité. S’ils forment actuellement à certains égards un état dans l’état, il faut s’en prendre au régime d’oppression qui leur a été appliqué. On leur reproche de ne point mentionner l’empereur dans leurs prières. Cela est vrai : les vieux croyans, du moins une partie d’entre eux, ne poussent point l’humilité chrétienne jusqu’à appeler volontairement les bénédictions du ciel sur leurs persécuteurs ; mais le vrai moyen de les ramener sur ce chapitre au sentiment de leur devoir n’est point de fournir des griefs nouveaux à leur irritation. Une fois libres, ils se remettront peu à peu en contact avec la population. L’église seule pourrait prendre ombrage de cette liberté ; mais l’église russe mérite-t-elle tous les ménagemens qu’on lui témoigne ? C’est en grande partie l’inconduite des prêtres orthodoxes et leur ignorance qui ont entraîné dans le schisme le troupeau sur lequel l’église officielle continue à appeler les persécutions du pouvoir. Que la constitution de communautés indépendantes humilie son orgueil, cela se comprend. Il n’y a pas à craindre cependant que ces schismatiques renient ses doctrines fondamentales, surtout si l’église exerce sur elle-même un peu de la surveillance qu’elle fait trop peser sur les dissidens. Le joug papal ne saurait séduire des hommes qui réclament avec tant d’audace la liberté religieuse, et, pour le protestantisme, les formes méthodiques et raisonnées de ce culte rencontreront toujours dans les instincts enthousiastes de la race slave un sérieux obstacle. Enfin, si contre nos prévisions l’intérêt de l’église orthodoxe venait à souffrir de l’émancipation des vieux croyans, le sentiment religieux n’y gagnerait pas moins de nouvelles forces, et l’on ne saurait trop veiller à la conservation de ce noble sentiment en Russie à une époque où la civilisation matérialiste qui tend à prévaloir dans l’Europe occidentale menace d’envahir à son tour l’empire des tsars.

H. Delaveau.
  1. On désigne sous ce nom les dissidens qui, tout en acceptant les dogmes de l’église orthodoxe, rejettent ses rites et repoussent les changemens introduits dans les textes sacrés par le patriarche Nikon.
  2. MM. Grigorovitch et Tourguenef avaient été obligés de sacrifier, l’un dans son roman des Pêcheurs, l’autre dans ses Récits d’un Chasseur, des pages remarquables où quelques détails sur les mœurs des sectaires avaient trouvé place.
  3. Pseudonyme de M. Soltikof, exilé il y a une dizaine d’années à Viatka, sur les confins de la Sibérie, pour avoir publié une nouvelle jugée séditieuse.
  4. En dehors des vieux croyans, on compte un grand nombre de sectes ou de communautés religieuses qui n’ont été découvertes pour la plupart qu’à la fin du xviiie siècle. En voici les noms : jidovtchina (judaïsans), doukobortsi (qui luttent avec l’esprit), molokani (buveurs de lait), skoptsi (mutilés), klistsi (flagellans), et skakouni (sauteurs). Les doukobortsi rejettent les sacremens, professent un mysticisme des plus bizarres, et pratiquent la communauté des biens et des femmes. Les molokani reconnaissent les principaux dogmes du christianisme, sans pousser, comme les doukobortsi, le communisme à ses dernières conséquences. La doctrine morale des skoptsi et des klistsi enseigne la mortification de la chair ; seulement les premiers ajoutent à cette doctrine un système de théologie, et prophétisent la venue d’un messie qui montera sur le trône de Russie, et convertira toute l’Europe aux principes de la secte. Les judaïsans pourraient bien être les continuateurs d’une hérésie qui acquit un grand développement au xve siècle dans les provinces septentrionales de l’empire ; actuellement ils sont surtout répandus en Sibérie. Les skakouni, qui semblent tenir de près aux trembleurs américains, ont été découverts, il y a peu d’années, dans les provinces de la Baltique et aux environs de Pétersbourg. La seule de ces fractions dissidentes qui pourrait devenir dangereuse pour l’état est celle des skoptsi. Ceux-ci ne se bornent point à considérer le pouvoir impérial comme imbu de l’esprit de l’Antechrist : ils attendent, nous l’avons dit, un messie qui doit venir les délivrer au bruit du tonnerre. Ce n’est point, comme les vieux croyans, à la béatitude céleste qu’ils aspirent : ils affirment qu’un jour viendra où leur croyance régnera dans le monde entier. La députation de paysans qui se rendit en 1812 auprès de Napoléon était probablement composée de skoptsi. Suivant ces sectaires, Napoléon était le fils naturel de Catherine II ; il avait été élevé dans une académie russe et envoyé plus tard en France. « C’est en Turquie qu’il vit maintenant, assurent les skoptsi, dans la retraite ; mais il reparaîtra au moment de notre triomphe, comme un vase d’élection. »
  5. Le gouvernement ignora pendant longtemps l’existence de la colonie de Staradoub ; mais, lorsque les Suédois envahirent la Russie, les habitans de ce district s’armèrent et défirent un corps ennemi. L’empereur Pierre Ier, l’ayant appris, leur accorda des priviléges de bourgeoisie et la possession des terres seigneuriales qu’ils occupaient.
  6. C’est le nom que se donnent les vieux croyans ; ils rejettent celui de sectaires et le considèrent même comme une insulte.
  7. Ces noms désignent les principaux centres du schisme des vieux croyans.
  8. Boisson faite d’orge et de millet.
  9. Cette famille a fourni plusieurs chefs aux vieux croyans. Le premier seigneur de ce nom qui figure dans leur histoire se retira dans les forêts du gouvernement d’Arkangel, au commencement du xviie siècle.
  10. Directeur de la police dans un district.
  11. Longue tunique.
  12. Justaucorps qui descend très bas.
  13. Depuis la mort de Paul, archevêque de Kolomna, qui s’était opposé aux réformes de Nikon, et qui mourut dans la réclusion, les vieux croyans se sont constamment préoccupés d’avoir un archevêque de leur communion. Ils en ont eu plusieurs ; c’étaient des moines fugitifs qui se faisaient sacrer par ruse en Moldavie. Il y a dix ans environ, un homme que le peuple désignait sous le nom de l’archevêque sauvage parut à Moscou et réussit à échapper à la police, qui le poursuivit très activement. On assure que les vieux croyans ont actuellement un archevêque qui habite la Galicie ; c’est un marchand. Il se rendit en Turquie il y a quelques années et y fut sacré par un archevêque grec interdit, qui avait obtenu du patriarche de Constantinople l’autorisation d’exercer ses fonctions durant un jour, soi-disant pour célébrer un mariage.
  14. Ce sont les curés ou popes qui tiennent en Russie les registres de l’état civil.
  15. D’après les états officiels, le gouvernement de Kostrama ne comptait plus que 19,000 vieux croyans ; on en trouva 126,000, et encore beaucoup de sectaires prétendus orthodoxes avaient-ils sans doute échappé aux perquisitions de l’autorité.
  16. Le corps des marchands est formé de trois guildes ou classes.
  17. Employé subalterne de la police rurale.
  18. Bureau de la police rurale.
  19. Les paysans russes ont l’habitude d’avoir toujours chez eux un cercueil en réserve.
  20. Ce n’est point uniquement dans les provinces éloignées qu’il faut aller chercher des exemples de cette fermeté des sectaires, résolus à braver la mort plutôt qu’à renier leur croyance. Les archives secrètes de la police de Moscou et de Saint-Pétersbourg nous offrent un très grand nombre de traits semblables. Au moment où les instructions du gouvernement étaient remplies avec le plus de zèle, un kvartalni (officier de police) fut chargé d’aller arrêter un vieux croyant qui habitait un des faubourgs de Moscou. Le sectaire le reçut sans manifester la moindre émotion ; mais pendant que l’agent de l’autorité se livrait à une perquisition, il essaya de se précipiter par la fenêtre de la chambre. Le kvartalni ne lui en laissa pas le temps ; après l’avoir accablé d’injures et de coups, il le remit entre les mains des soldats de police qui avaient cerné sa maison. Quelques jours après, le gouverneur de la ville apprit que le sectaire refusait toute nourriture et paraissait décidé à se laisser mourir de faim dans la prison où il était détenu. Le kvartalni fut chargé d’aller lui faire entendre raison, mais toutes ses instances furent vaines : le vieux croyant persista dans sa détermination, et mourut peu de jours après.
  21. La création de l’iédinoverié remonte à la fin du siècle dernier. C’est à Staradoub, un des centres du schisme dans la Russie méridionale, que ce culte fut inauguré.
  22. Quelques mesures récentes donnent lieu d’espérer que le gouvernement va entrer dans cette nouvelle voie. Ainsi, il y a peu d’années, le gouverneur de la ville de Rjevsk ayant jugé à propos de faire détruire une église de vieux croyans qui refusaient d’embrasser l’iédinovérié, toute la population sectaire, hommes, femmes et enfans, se tenait à genoux devant le temple au jour fixé pour la destruction. « Nos pères, dirent-ils, ont élevé ce temple, nous mourrons sur ses ruines. » Cette résistance déconcerta le gouverneur, qui jugea convenable de demander de nouvelles instructions. Il reçut de Pétersbourg l’ordre de cesser immédiatement ses poursuites. Enfin l’année dernière le gouvernement a enjoint aux autorités locales de ne plus porter à l’avenir comme des unions illégitimes les mariages contractés par les vieux croyans, et d’étendre le bénéfice de cette mesure à leurs enfans. Il est regrettable que l’administration chargée d’exécuter les ordres de l’empereur ne montre pas le même esprit de tolérance : elle continue par exemple d’appliquer aux sectaires une mesure abrogée en faveur des autres sujets du tsar, et qui interdit les voyages en pays étranger.