Les Sanguinaires


Pendant l’hiver de… — la date est trop lointaine, ne me demandez pas de la préciser — les médecins m’avaient envoyé faire une cure de soleil et d’oranges au bord de la mer bleue dans les jardins d’Ajaccio.

Est-il vrai que la politique occupe et passionne exclusivement la Corse d’aujourd’hui ? Je l’ignore ; mais au temps’dont je parle, en plein second Empire, d’une pointe de l’île à l’autre, de la place du Diamant à la cime du Monte-Rotondo, c’est le jeu, la folie du jeu qui tenait tout. J’ai vu, dans le maquis, des bergers — gardant leurs bêtes — jouer entre eux à la scopa une pipe contre un couteau, un mouton contre un fromage. Des curés de village m’ont invité à entrer dans leur « précipitère » pour y faire la partie. À Ajaccio les petites cigarières de la rue de la Préfecture, brunes et bien roulées comme leurs trabucos, prenaient sur le temps si court du déjeuner pour tripoter le carton. Moi-même, à peine arrivé, j’avais gagné le mal du pays, et ma cure de soleil se passait au Cercle à faire la bouillotte avec de vieux messieurs, ou le baccara de la jeunesse brillante.

Un soir de déveine et de mélancolie, je m’étais écarté du jeu, et, le front contre la vitre toute mouillée des embruns de la mer voisine et de la nuit, je songeais, plein de remords, au temps perdu, au travail en retard, à l’avenir qui m’apparaissait aussi obscur, aussi incertain que toute cette ombre mouvante, cet abîme de ciel et d’eau traversé par les feux intermittents d’un grand phare, au loin, en face de moi. Soudain une main se posa sur mon épaule, et j’entendis la voix railleuse du papa Vogin, un des anciens du Cercle, qui avait connu Mérimée :

« Eh bien, monsieur le continental, que regardez-vous avec cette attention ?

— Je regarde la lumière du phare, monsieur Vogin, elle me fait envie. »

Les minces lunettes du bonhomme filtrèrent un sourire de malice et de compréhension.

« C’est vrai que vous seriez mieux, là pour travailler qu’à Ajaccio. »

Et tout de suite il ajouta :

« Le phare des Sanguinaires est dans mon service d’ingénieur. Il s’y trouve une chambre, que j’occupe quand je vais en inspection. Disposez-en si le cœur vous en dit. Justement, demain matin, la barque des Ponts et Chaussées va porter là-bas les vivres réglementaires et le gardien de rechange. Partez avec elle. Je vous donnerai une lettre pour le gardien chef. Dans dix jours, la barque retournera aux Sanguinaires, elle fait le voyage trois fois par mois. Si au bout de dix jours la solitude vous ennuie, vous reviendrez. Dans le cas contraire, vous resterez au phare aussi longtemps que cela pourra vous être agréable. »

Le lendemain, au point du jour, la chaloupe m’emportait avec mon bagage. Au départ, il faisait un temps radieux, mais vers midi la tramontane se leva et, pendant plus d’un mois, souffla dans la même trompette. Le phare devint inabordable, j’étais bouclé. À plusieurs reprises, la barque des Ponts et Chaussées parut au large de l’île, montrant sa carène blanche sur la mer soulevée. Nous échangions des gestes désespérés, des paroles dispersées par le vent. Tout le mois de décembre et la première semaine de janvier se passèrent ainsi. La réclusion, à la longue, me semblait lourde. Éparpillé dans l’infini du ciel et de la mer, je ne travaillais guère plus qu’à Ajaccio. À peine si j’avais le courage de jeter mes impressions de chaque jour sur un de ces petits cahiers qui, déjà dans ce temps-là, m’accompagnaient partout ; notations rapides, prises pour moi seul et sans le moindre souci littéraire. J’ai sous les yeux un cahier de cette époque, et c’est en le feuilletant que l’idée m’est venue d’en détacher quelques pages. Je m’efforcerai de laisser à mes notes leur accent d’authenticité, bien que sur ces petites feuilles amincies, élimées par le temps, avec cette encre vieillie, fanée, les mots soient comme perdus dans un lointain de rêve, à ce point évanouis que souvent ma plume a dû repasser sur eux pour les rappeler à la vie.

Lundi 24 décembre, veille de Noël.

Sept heures. Le jour s’en va. Des trois hommes de service, Dinelli, le gardien chef, vient de monter dans la lanterne pour le premier quart, de sept à onze ; Bertolo, qui doit prendre la relève jusqu’à trois heures du matin, est allé coucher sa longue et taciturne figure, ainsi que l’énorme pipe en terre rouge dont ses lèvres minces et rageuses mâchonnent le roseau, même en dormant ; enfin, le père Trophime, celui que nous appelons le Provençal, achève de desservir la table où nous avons dîné tous les quatre assez tristement, la porte fermée, la barre mise à cause de la tramontane que cette fin de décembre accroche obstinément au même coin du ciel… Les bottes de marine du vieux gardien talonnent sur les dalles, j’entends le camarade qui ronfle à côté, la chaîne du phare qui se dévide, l’égouttement de l’huile dans le grand réservoir de fer-blanc. Sous ces hautes voûtes claires et stuquées que l’ombre gagne, les moindres bruits retentissent, échos de solitude et d’ennui qui me tombent lourdement sur le cœur…

Pour échapper à cette angoisse, je sors sur la terrasse un moment. C’est un terre-plein de quelques mètres carrés, qu’entoure un parapet en maçonnerie blanche. On dirait la plateforme à décharger le grain d’un de nos vieux moulins de Provence… Un peu de jour y traîne encore, quelques rayons oubliés par le couchant sur cette cime où le phare est bâti. Le reste de l’île au-dessous de moi se perd dans des flocons de brume violette. On ne distingue plus rien, ni la tour génoise en ruine à la pointe extrême du rocher, ni les logettes aux portes disjointes et battantes du vieux lazaret abandonné dans les pâles verdures du rivage, pas même les lourds écheveaux d’écume blanche qui, depuis le premier jour de mon arrivée, s’enchevêtrent autour de l’île et la rendent inabordable…

Trois semaines !… seulement trois semaines que je suis ici !… Et il me semble qu’il y a plus d’un an. Oui, plus d’un an que m’est apparu, dans le frisquet du matin, le groupe d’îlots rouges épars à l’entrée du golfe et qu’on appelle « les Sanguinaires ». Sur la plus haute cime de ces roches, la lanterne du phare étincelait au soleil levant, et, par l’étroit sentier dégringolant entre les touffes de lentisques et d’absinthes sauvages, je voyais, guère plus gros que des merles de roche à cette distance, deux ou trois bonshommes qui descendaient en courant au-devant de la chaloupe, avec leurs vareuses toutes gonflées par la bourrasque. Je donnai ma lettre au gardien chef, un petit noiraud, barbu, tout en bronze, que ma visite emplit de stupeur. Ils avaient cru d’abord à une inspection, mais leur inquiétude augmenta quand ils apprirent que le mystérieux voyageur s’installait et qu’il fallait lui donner l’appartement d’honneur.

Les premiers jours il y eut de la méfiance. On me servait dans ma chambre, une chambre splendide, haute et vaste, aux lambris vernissés et dont les trois fenêtres ouvraient sur la pleine mer ; mais, tout le temps de mon séjour, la tramontane m’obligea à tenir fermés les volets de fonte de deux de ces fenêtres, et la lumière m’arrivait du côté seul d’où ne venait pas le vent. Ces repas solitaires dans une pièce qui louchait m’ennuyèrent vite, et je demandai aux gardiens à manger avec eux. J’avais apporté des provisions, des conserves, une bonne eau-de-vie. Eux m’offraient des légumes secs, le poisson de Trophime le Provençal, très adroit pêcheur d’oursins et de rascasses. Dès le premier repas, la connaissance était faite.

Trois types très différents, ces gardiens, avec une passion commune : la haine. Ce qu’ils se haïssent tous les trois ! J’avais en arrivant commencé quelques vers restés inachevés sur la table de ma chambre. Dès le premier soir, le chef me prévint au moment de prendre la relève : « Méfiez-vous de mes camarades, ne laissez rien traîner. » Le lendemain, Bertolo m’en disait autant ; et le vieux Trophime, avec le sourire de Iago, m’engageait à garder sur moi la clef de ma chambre. C’est lui pourtant qui me paraît le moins enragé des trois. Il a des yeux de lézard, luisants et doux, une barbiche blanche inoffensive qui sautille si drôlement pendant qu’il chante ses motets provençaux. Très adroit cuisinier, sans rival pour l’aïoli et la bouillabaisse, il est toujours en quête de quelque fricot, il chasse, il pêche, cherche des œufs de gouailles dans les roches, et très exactement, matin et soir, fait le tour de l’île pour s’assurer si la mer n’a pas jeté d’épave bonne à prendre. Il a parfois des aubaines, entre autres un certain baril de rhum resté légendaire dans le phare.

En dehors du service, les deux autres camarades ne s’occupent de rien. Ce sont des fonctionnaires, des messieurs de l’administration ; ils croiraient déroger en faisant n’importe quoi. Toute la journée je les vois jouer à la scopa, jeu d’astuce et de méfiance, où les mains dissimulent les cartes, où les yeux se guettent en dessous ; Quand ils ne jouent pas, ils combinent, ruminent de mauvais coups contre l’autre, le camarade. Tempéraments corses, ardents, vindicatifs, la vie solitaire développe chez eux cette sombreur de nature, et ce n’est pas le temps qui leur manque pour fignoler leurs vendettas.

Dinelli, le gardien chef, qui « a travaillé pour être prêtre », est le seul qui lise un peu. Mais la bibliothèque du phare n’est pas riche ; elle se compose d’un Plutarque dépareillé, à tranche rouge, que le pauvre homme ressasse depuis des années et dont il se représente les personnages comme des héros du père Dumas, à rapières et grands panaches. Il lit surtout la nuit, pendant les heures de quart, dans la lanterne. Quand je le vois monter le petit escalier tournant à lamelles de cuivre, son gros bouquin rouge sous le bras, je pense à Shakespeare et au retentissement que les histoires de Plutarque ont eu dans son cerveau. Non que je prête à Dinelli autant d’imagination qu’à Shakespeare, mais sa chambre noire est terriblement impressionnable, à lui aussi. Quand nous sommes seuls, il me parle de Caton d’Utique, de Démétrius de Phalère, comme de personnes vivantes. La conversation manque d’intérêt. Aussi je préfère aller pêcher avec mon ami Trophime, ou encore rester à rêvasser dans un creux de roche jusqu’à ce que le porte-voix m’appelle pour le dîner. Je regarde l’eau, une voile sur l’horizon, la côte corse toute voisine et, au loin, comme un fusain léger, l’île de l’Asinara.

En ce moment, par exemple, du haut de la terrasse où je songe, accoudé, il m’est impossible de rien voir. L’Asinara et la Corse elle-même ont disparu. La mer et le ciel se confondent dans la nuit. Comme tous les soirs à pareille heure, le vent est tombé pour quelques instants. Tout à coup, du fond de la brume m’arrive une clameur rauque, la sirène d’un transatlantique forcé par le gros temps à s’abriter dans la rade d’Ajaccio et qui frôle la pointe de l’île sans que je distingue seulement un mât, une cheminée. Au beuglement de la sirène répond, plus près de moi, presque sous mes pieds, une longue bramée sinistre, indéfinissable, qui me fait songer à Fenimore et au Dernier des Mohicans. C’est le hennissement d’un des chevaux malades qu’on a mis au vert sur notre rocher. Et je me rappelle ma terreur la première fois où j’ai fait le tour de l’île, en voyant se lever brusquement d’un taillis d’absinthe jaune deux petits poneys corses avec de longues glaires filamenteuses, deux baguettes de verre qui leur pendaient aux naseaux. C’était le coin des chevaux morveux, un hôpital et même un cimetière, car des vols de corbeaux tourbillonnent toujours sur cette partie des Sanguinaires qui en est restée pour moi tout assombrie.

Depuis quelque temps d’ailleurs, ce n’est pas seulement ce coin de l’île, mais l’île entière, et le phare, et la vie qu’on y mène, qui me semblent sinistres. Avec cette tramontane infernale, on ne peut plus pêcher. Plus de poisson, jamais de viande. Nous sommes réduits à ce qu’on appelle « les vivres de mer ». Le phare en a pour six mois, la réserve ne risque donc pas de s’épuiser ; mais ce qui s’épuise, c’est ce que nous avions à nous dire. J’ai donné tous les renseignements possibles sur Caton d’Utique et Démétrius de Phalère ; je sais par cœur toutes les histoires de bandits, Quastana, Bellacoscia, que Bertolo nous raconte en hachant des feuilles de tabac frais dans le creux de sa main avec les grands ciseaux pendus à sa ceinture.

Très animés d’abord, les repas sont redevenus silencieux comme avant mon arrivée. Les antipathies de ces pauvres gens, leurs crispations nerveuses commencent à me gagner. Je prends en dégoût celui-ci parce qu’il vient à table avec des mains sales, l’autre parce qu’il mange en broutant comme une vieille chèvre. J’en arriverai à la haine, moi aussi…

Aujourd’hui, le dîner a été particulièrement lugubre, on n’a pas échangé dix paroles, mais quels mauvais regards !… Est-ce l’approche de Noël, du Jour de l’An, de ces jolies fêtes de fin d’année ? Jamais je ne me suis senti le cœur angoissé comme ce soir. Dire que je regrette le Cercle d’Ajaccio ! Je voudrais voir des lumières, des nappes blanches, sortir d’ici enfin. Quand donc en sortirai-je ? Si la tramontane s’entête, j’y suis pour tout l’hiver… En attendant, la voilà qui repique, la tramontane… Un grand jet de flamme passe au-dessus de ma tête. C’est le phare qu’on allume. Sa traînée étincelante sautille au loin sur les vagues en écailles roses, jaunes, verdâtres. Il fait froid, ma pipe est éteinte, rentrons…

Près du petit escalier tournant qui monte à la lanterne, une lampe m’attend sur la table. À côté, large ouvert, le livre de bord sur lequel chaque veilleur, en descendant, note ses observations. J’allais passer dans ma chambre quand j’entends fredonner, sur un air de gavotte qui se mêle aux huées de la rafale, à la canonnade lointaine de la mer contre les brisants, un noël provençal, un vieux noël de mon enfance :

Voici le roi Maure
Avec ses yeux tout trévirés

Doucement je pousse une porte, et dans la grande cuisine aux murs crépis, au dallage en damier noir et blanc, éclairée seulement par le feu de la cheminée et la pâle lueur que découpe sur la nuit une fenêtre ouverte au sud, du côté où il n’y a pas de vent, je vois le vieux Trophime accroupi devant l’âtre et qui chante, la tête entre ses mains. Il s’excuse, un peu confus : « Que voulez-vous, monsieur, c’est le soir de Noël. Vous êtes Provençal comme moi, vous savez la place que cette fête tient sur notre calendrier… Quand on est seul ces soirs-là, on pense à la femme, aux enfants… »

Et le voilà parti à me raconter son histoire, sa famille…

Il s’est marié — il y a quelque vingt-cinq ans — en terre de Camargue, au village des Saintes-Maries. Sa femme, veuve d’un gardien de chevaux, était restée seule, encore jeune, avec son garçonnet. Trophime, lui, gardait le feu de Faraman non loin des Saintes-Maries. Ils se sont connus à une ferrade, une de ces belles courses de bœufs comme il s’en donne là-bas, au rivage de la mer, et où les femmes, coiffées du velours artésien, galopent, le fer au poing, sur des camarguais à grande crinière blanche. Jamais ils n’auraient quitté ce coin de terre admirable, ces gazons fleuris toute l’année, ces étangs dans lesquels viennent boire les flamants roses. Mais un jour le garçon grandi, devenu homme, épouse une fille d’Ajaccio et va se fixer dans le pays corse… Alors Trophime s’est fait nommer au phare des Sanguinaires, ou sa femme est venue le rejoindre, car en ce temps-là les gardiens avaient leur ménage dans l’île avec eux.

Et comme je lui dis :

« Vous deviez être bien plus heureux ?… »

Trophime se lève et marche par la cuisine en agitant ses bras :

« Plus heureux !… Nom d’un tonnerre !… Un temps de bagne, et qui, par bonheur, n’a duré que deux ans ; sans quoi nous serions devenus fous… Vous avez pu voir par vous-même, monsieur, qu’à vivre seuls sur ce rocher, de très braves gens ne parvenaient pas à s’entendre… D’où cela vient-il ?… Quelle diablerie méchante se cache dans la solitude de ces pierres ? Toujours est-il qu’entre hommes on se tient encore, on se ménage ; la haine ne se montre pas à visage ouvert… Les femmes, elles, rien ne les arrête… Pour ne pas gêner le service nous avions installé les nôtres tout en bas, à la marine, dans ce qui reste de l’ancien lazaret, où nos trois familles tenaient à l’aise, chacune avec sa cour et son petit jardin… Ah ! bonne mère des anges ! le train qui se menait là dedans !… Des cris, des miaulements, à croire que nos mouquères se dévidaient les tripes tout le long du jour. La mienne, seule Française et « continentale », comme on l’appelait, devait faire tête aux deux autres, deux vraies Corses, qui lui en voulaient de sa vaillance à tenir la maison, de son linge bien lavé, bien blanc, tendu sur des cordes en travers du jardin. Elle nourrissait aussi quelques poules que les enfants de nos voisins, des tas de petits Corsicos, mauvais comme leurs mères, s’amusaient à lui exterminer à coups de matraques. Comme si ce n’est pas nous qui aurions dû être méchants, nous qui n’avions jamais pu avoir d’enfants et dont toute cette jolie marmaille crevait le cœur.

« Tout à coup, voilà qu’après quinze ans de mariage cette grande joie d’un petit nous est donnée… De la joie, et puis bien du tourment aussi, vous pensez, quand venait l’heure du service et que je laissais ma pauvre Zani toute seule à la maison, dans l’attente de son bonheur et sans personne pour lui porter secours. Ah ! monsieur, vous parlez de haine… Lorsque ma femme s’est accouchée, le sort a voulu que ce fût en pleine mauvaise saison. Un temps comme nous en avons un en ce moment : la mer en folie, des paquets d’eau jusque dans nos logettes du lazaret… La sage-femme d’Ajaccio était prévenue ; mais le moyen d’aborder par un temps pareil ?… J’eus beau tirer le canon, hisser le drapeau, faire tous les signaux d’alarme, la chaloupe ne se montra même pas. Et croiriez-vous que, le moment venu, ma malheureuse femme n’a pas trouvé près de ses voisines l’assistance d’un conseil, pas même d’un verre d’eau ?… Dans une tribu de sauvages une chose pareille ne serait pas arrivée. Vous me voyez tout seul, près de ce lit de torture et de misère, avec les mains qui me tremblaient et mes yeux aveuglés de larmes… Heureusement, celui qui est né la nuit de Noël dans la paille d’une étable veille d’en haut sur toutes les nichées, et, malgré la méchantise des gens et du sort, il nous est venu droit du Paradis une belle petite fille qui a dix ans maintenant et que sa mère élève en bonne Provençale. Au moment où je vous parle, elles sont en Ajaccio toutes les deux, s’apprêtant pour la messe de minuit. Puis, après la messe, le garçon qui les espère à la maison arrosera la bûche de Noël avec elles, en chantant les airs de Saboli, notre grand musicien avignonais. C’est à quoi je pensais, monsieur, quand vous êtes entré… »

Ici, le vieux gardien, qui n’a cessé de marcher de long en large en parlant, s’arrête devant le feu et le regarde sans rien dire. Il est « en Ajaccio » avec sa famille ; et moi je songe à cette fièvre de haine, étrange malaria qui se gagne dans la solitude et dont je subis moi-même le mystérieux frisson. Je me représente le lazaret du temps des trois ménages, ces batailles de femmes, d’enfants, de poules, ces tueries dans les petites logettes…

… Onze heures sonnent à la grande horloge du phare. On entend un bruit de poids, de chaîne qui se dévide. Des pas lourds de sommeil traînent sur les dalles ; c’est la relève. La porte de la cuisine s’ouvre ; avant de monter prendre son quart, Bertolo entre boire à la bassine. Il nous jette un regard noir, méfiant : « Qu’est-ce qu’ils conspirent là, tous les deux sans lumière ? » Puis, essuyant sa bouche rase avec la manche de son pelone, il ramasse sur la table la grosse pipe rouge et la lampe qu’il y a posées, et s’en va sur un « bonné nouit, pinsouti (Français) », qui manque de mansuétude. Derrière lui, quand Dinelli, le gardien chef, après avoir signé le livre de bord, s’est enfermé à deux tours dans sa chambre, alors Trophime vient à moi, le doigt sur les lèvres, et me dit tout bas, avec des yeux farceurs, un rire silencieux qui fait danser sa barbiche de vieille chèvre :

« Nous aussi, nous arroserons la bûche de Noël… Nous poserons cachefeu, comme on dit chez nous… Vous allez voir… »

Il enjambe la fenêtre qui, de ce côté-là, se trouve de plain-pied avec le rocher, et presque aussitôt il rapporte une racine de tamaris qu’il jette dans l’âtre. Puis il tire de l’armoire et pose à mesure sur la table trois flambeaux, des verres, une bouteille de Frontignan et un pain de Noël à l’anis, cuit exprès pour la circonstance ; tout cela d’un air de belle humeur, avec des clignements d’yeux, une mimique mystérieuse et enfantine qui m’amuse.

Maintenant, voilà les trois chandelles allumées, le pain de Noël doré et rebondi sur une assiette, et le Frontignan en rayon de miel dans nos deux verres. « Minute ! » dit Trophime, retenant mon bras au moment où je vais boire ; et, après avoir arrosé de vin blanc le pied de tamaris tordu comme un souquillon de vigne, il le jette dans le feu avec ces paroles sacramentelles : « Allègre ! allègre ! que Notre-Seigneur nous allègre ! Si, l’an qui vient, nous ne sommes pas plus, mon Dieu, que nous ne soyons pas moins… Bûche au feu, boutefeu ! »

La bûche pétille et flambe jusqu’au plafond. Le vin d’or reluit dans nos verres, et nous trinquons à la Provence, en reprenant le noël qu’il chantait tout à l’heure, le défilé des rois mages devant la crèche de l’enfant Jésus :

Voici le roi maure
Avec ses yeux tout trèvirés ;
L’enfant Jésus pleure,
Le roi n’ose pas entrer.
Joseph ïui fait signe
D’entrer sans cérémonie,
Voir notre Seigneur
Qui les attendait.
« C’est pas la négrure
« C’est pas ça qui le fait pleurer,
« C’est que l’imposture
« Du vieux péché. »

Là-dessus, rasades nouvelles suivies d’un autre noël, l’arrivée des bergers et leur offrande au petit Jésus :

Ils laissent à terre deux ou trois bons fromages ;
Ils laissent à terre une douzaine d’œufs ;
Joseph leur dit : « Allons, soyez bien sages,
Tournez-vous-en et faites bon voyage.
                 Bergers,
          Prenez votre congé. »

Nos voix montent, sonnent sous les voûtes, et à mesure c’est dans tout mon être une douceur, une détente. Ces chansons, ce vin du pays… Je ne suis plus au phare des Sanguinaires, mais dans la cuisine d’un grand mas de Provence, aux murs crépis, au sol pavé de larges dalles. Dehors, au lieu des huées du vent et de la mer, je distingue très bien dans la nuit d’hiver le carillon de la messe de minuit. Je me figure, derrière les vitres allumées, les ombres qui passent et repassent. Des nuées d’étincelles montent des toits en fête et vont se perdre dans le ciel froid, criblé d’étoiles. Allègre ! allègre ! Que Notre-Seigneur nous allègre !

La chanson est finie. Le vieux Trophime s’est levé, détendu, lui aussi, et rayonnant. Il taille une tranche de pain, du beau pain de Noël qui embaume l’anis et la pâte chaude, remplit à ras bords un verre de vin doré, pose le tout sur une assiette, et clignant vers moi ses petits yeux bridés :

« Dinelli dort trop bien pour qu’on le réveille, mais l’autre, le Bertolo, sa pipe lui donne soif… Je m’en vais trinquer avec lui. »

Brave homme ! J’entends ses lourdes bottes monter le petit escalier, puis le vitrage de la lanterne qui s’ouvre, et des rires, des éclats de voix heureuses dont le phare n’a pas l’habitude. Ils boivent, là-haut ; faisons comme eux. Allègre ! allègre ! Sur le rocher des Sanguinaires, Noël a tué la haine, au moins pour toute une nuit.