LE SALON

DU

VICOMTE D’ARLINCOURT


Ressemblance entre Parceval de Grandmaison et le vicomte d’Arlincourt. — Naïveté de l’un et de l’autre. — Les millions et les poëtes. — Fortune évanouie. — Socques métamorphosés en chevaux. — Nouvelle fortune. — Fête magnifique. — Les diamants de la diplomatie. — Les princesses dans l’exil. — Les soleils réunis. — Les femmes internées. — Les gaietés tragiques. — Le Journal des Débats. — La République romaine. — Le procès. — Le mariage. — Fleurs de l’intelligence.

Il y a eu deux hommes, deux écrivains que je vis souvent et longtemps, pour qui j’avais une sincère estime et une véritable amitié, mais qui furent pour moi le sujet continuel d’un étonnement qui n’a pas encore cessé. Ces deux hommes sont Parceval de Grandmaison, de l’Académie française, et le vicomte d’Arlincourt, qui a tant désiré en être !

Parceval de Grandmaison fut la dernière personnification du classique effacé ; le vicomte d’Arlincourt, la première expression du romantisme exagéré… ils étaient bien loin l’un de l’autre par ce seul fait. Pourquoi a-t-il toujours été naturel à ma pensée de les rapprocher ?

Nous allons voir cela en expliquant leur caractère et leur vie. Expliquons d’abord ce qu’était Parceval de Grandmaison, dont le public ne se souvient probablement pas.

Si l’on disait à ce public : Il y avait un homme qui, à soixante ans, gardait encore la naïveté de l’enfance ; qui avait traversé la révolution de 93 sans se douter des causes qui l’avaient amenée et sans s’inquiéter de ce qui devait la suivre ; qui avait vécu au milieu de ceux qui abattaient une monarchie de quatorze siècles et de ceux qui essayaient de la soutenir, sans se brouiller avec les uns ni avec les autres ; qui était resté à vingt-cinq ans paisible spectateur de ces luttes sanglantes, sans enthousiasme et sans indignation, quoique homme de cœur ; inoffensif pour tous, indifférent à la perte d’une grande fortune, ayant des amis dans tous les camps et ne rencontrant d’ennemis nulle part ; si l’on ajoutait qu’avec cet esprit qui rend aimable dans un salon, une belle figure, une bonté charmante, enfin, tout ce qui attire l’amour, tout ce qui fait naître l’ambition, il avait été étranger aux émotions violentes ; que jamais son âme, blessée dans le choc des intérêts et des passions, n’avait eu besoin de chercher dans une autre âme des sentiments vifs et profonds qui répondissent aux siens ; que de petites convenances de goût avaient seules dirigé le choix de ses passagères affections ; qu’il avait aimé par désœuvrement, s’était marié par complaisance, pour faire plaisir à un ami qui s’était privé pour lui d’une femme laide, désagréable et pauvre, avec laquelle il se trouvait engagé contre son gré ; et que, n’étant point heureux dans son ménage, il s’en consola en augmentant, d’un certain nombre de petits mots malins sur sa femme, le petit bagage de petits vers innocents et de petits contes ayant l’envie de ne pas l’être, qu’il colporta également avec insouciance et gaieté, pendant l’effroi de la Terreur, les folies du Directoire, la gloire de l’Empire et les scrupules de la Restauration.

Si l’on disait après cela : Devinez quelle dut être l’occupation des vingt dernières années de la vie de cet homme paisible ? Quand les faibles et pâles ardeurs de son insouciante jeunesse se furent éteintes, à quoi employa-t-il ses loisirs ? Que vous en semble ? Quelles idées avez-vous de la vieillesse de cet excellent homme qui fut sans passion, ne comprit jamais la haine, ne devina pas le mal et ne put croire à la perfidie ?

Vous pensez sans doute que des objets naïfs et inoffensifs comme lui devinrent ses passe-temps ! qu’il fut botaniste et cultiva des tulipes ?

— Point, vous n’y êtes pas.

Ses veilles patientes interrogèrent le passé, dites-vous, il dut être antiquaire !

— Pas le moins du monde.

— Il forma une collection d’insectes ?

— Oh bien oui !

— Il éleva donc des vers à soie ?

— Vous êtes à cent lieues ! Vous ne trouverez pas. Je vous le donnerais en cent, en mille… il faut donc vous le dire ? Cet homme, qui ne sut ni connaître ceux qu’il vit tous les jours, ni leur cacher une seule de ses pensées, dont l’esprit était particulièrement naïf, crédule, frivole ; cet homme fit à soixante ans, quoi ?

Un poëme épique !!!

Ce qu’il appelait avec emphase et en donnant à toute sa figure une expression solennelle et grandiose un peu grotesque : une épopée sur Philippe-Auguste.

Il nous disait le soir, dans les salons, les vers de ce poëme ! C’était le moment de ces passagers et vifs combats des classiques et des romantiques, et leurs divisions commençaient à troubler la paix de nos réunions. Ce bon Parceval disait donc ses vers, non-seulement à ces hommes paisibles qui respectaient les grands génies des siècles passés jusque dans leurs plus faibles imitateurs, mais encore à ces esprits impatients qui se vengeaient sur les originaux de l’ennui de leurs copies. Et ce bon Parceval leur disait, à tous, ses vers ! Il en devait faire quatre-vingt mille. Car, outre son poëme sur Philippe-Auguste, il en faisait un sur Napoléon en Égypte et un sur Charlemagne.

Les romantiques firent un camp à part et fulminèrent des bulles d’excommunication contre les classiques. Et le bon Parceval disait toujours ses vers.

La mort frappa ses vieux amis, ses plus dévoués admirateurs. Et il continuait à faire et à dire ses vers.

Puis vinrent les tristes journées de 1830, où les classiques et les romantiques politiques se livrèrent un combat sanglant. Parceval dit toujours ses vers.

Enfin il s’aperçut de la désertion de ses auditeurs, et, quand il demanda :

— Où donc est un tel ? et qu’on répondit :

— Il est préfet.

— Lui, s’écria-t-il, qui pouvait être poëte ! Et tel autre ?

— Député.

— Lui qui faisait une tragédie ! Et celui-là ?

— Mort aux journées de Juillet.

— Sans avoir achevé son ode ! grand Dieu ! Mais le plus jeune de nous tous ?

— Il écrit contre Racine !

Alors une indicible tristesse s’empara de l’âme de Parceval ; mais il ne cessa point de faire des vers. Seulement, au lieu de trois cents qu’il faisait chaque matin, il n’eut plus de force que pour deux cents… puis il n’en fit plus que cent, et cela alla ainsi en décroissant avec la diminution de la vie. Un jour vint où il ne trouva plus sa rime. Il expira.

Tous le pleurèrent : classiques, romantiques, républicains, carlistes ; car c’était, pour la bonté et la candeur, un cœur d’enfant.

Quant à cet autre vieil enfant aussi qui s’appelait le vicomte d’Arlincourt, écrivain et poëte comme Parceval, il était, comme lui aussi, fils d’un fermier général. Ils eurent encore un autre point de ressemblance, c’est que, destinés tous deux à de grandes fortunes, il les perdirent complétement avant d’en avoir joui…

Le père de d’Arlincourt donna très-volontairement la plus grande partie de sa fortune à Monsieur, frère du roi Louis XVI, lorsqu’il émigra ; ce prince, qui fut Louis dix-huit, ne manqua pas, à son retour en France, d’acquitter sa dette. D’Arlincourt avait un frère général, servant glorieusement notre pays. Ils partagèrent, et l’auteur du Solitaire eut pour sa part un million ; mais les enfants croient, dit-on, que vingt ans et vingt francs ne doivent jamais finir ; et les poëtes donc ! Ces espèces d’enfants sublimes peut-être, mais à coup sûr enfants, quand il leur arrive un million, Dieu sait qu’ils en usent comme si c’était inépuisable ! et ils font de même parfois de leur jeunesse : il leur semble que tout cela est, comme leur gloire, éternel !

D’Arlincourt ne s’aperçut donc ni de la diminution de ses trésors ni de l’augmentation de ses années, et un beau jour, ou plutôt un laid jour, il découvrit, à sa grande surprise, qu’il était vieux et ruiné ; mais il ne voulut croire ni à l’un ni à l’autre ; il ne voulut surtout pas que les autres pussent s’en douter. Excepté quelques amis sur lesquels il comptait, et à qui il confia ses embarras, la société qu’il fréquentait n’eut pas la moindre idée de la vérité ; il fut toujours, pour certaines gens, un beau jeune homme riche, dont le public s’arrachait chaque nouvelle production. C’était ainsi qu’il parlait de lui-même, et une part du public vous prend pour ce que vous voulez qu’il vous prenne. Il n’y a pas de mensonge, si absurde qu’il soit, qui ne trouve quelque croyant. D’Arlincourt ne mentait que le soir pour le monde des salons ; le matin, il était sincère avec ses amis. Il leur parlait de sa détresse, et les sollicitait constamment afin d’en obtenir des articles pour ses livres, qui ne se vendaient pas. Le soir, il racontait ses éditions épuisées en vingt-quatre heures ; ses chevaux fatigués par des courses chez des princesses qui l’attendaient, et ses succès en tous genres : c’était le dandy, le lion, le héros à la mode ! Il criait dans l’antichambre : — « Faites avancer, » — et son vieux portier, qui était alors son seul serviteur, le devançait, l’attendait au bas de l’escalier, lui mettait ses socques et lui donnait le bras ; car il était réellement vieux, bien qu’il n’en fît pas semblant. Mais un jour la fortune revint. D’Arlincourt ne lui tint pas rigueur, ne lui reprocha pas son inconstance ; il lui tendit les bras avec une indicible joie ! Une femme riche, qui était en même temps une femme d’esprit, voulut se donner le plaisir de voir un bonheur d’enfant dans le cœur d’un bon et excellent homme, et elle fit partager à d’Arlincourt un luxe qu’il n’avait jamais connu, même au temps de sa première opulence ; elle dut être satisfaite de la naïveté enfantine avec laquelle il accueillit cette fortune nouvelle qui venait le visiter dans ses vieux jours, ce qui est rare. Dire toute la joie du poëte est difficile ; il fallut qu’on descendit dans la rue pour admirer une somptueuse voiture avec ses armes. Deux magnifiques chevaux, deux grands laquais en riche livrée ; oui, deux… C’était une tenue d’ambassadeur en visite officielle. Il fallut aussi qu’on admirât toutes les dorures de son appartement, et c’est alors qu’il eut, rue Neuve-des-Capucines, où sa femme possédait une belle maison, des réceptions dont je voudrais laisser ici un souvenir, quoique cela ne fût point ce que j’appelle un salon. C’était trop nombreux, on y était trop étranger les uns aux autres. C’étaient des fêtes, mais des fêtes où l’intelligence était pour quelque chose, où on lui rendait hommage, où on la mettait de pair avec les plus grands et les plus riches, ce qui ne se voit pas toujours, même à notre époque d’égalité… Il y avait donc chez d’Arlincourt un luxe intellectuel mis en évidence et en honneur. Il aimait tout ce qui brille ! Nous avons vu là tout ce qui était vraiment célèbre dans les arts et dans les lettres, joint à tout ce que l’aristocratie a de plus élevé dans les vieux noms, ou de plus illustre dans les nouveaux. Cela se passait en 1850, en pleine république.

En fait de noblesse, il y avait des Bourbons ! les princes et princesses infants d’Espagne, saint François de Paule. Après cela il est inutile de citer des Montmorency, des Mortemart, des la Rochefoucauld, une quantité de princesses et de princes russes, italiens, polonais, et des grands d’Espagne, et des lords anglais à noms historiques. Puis nous citerons seulement Lamartine et Berryer parmi les célébrités de l’intelligence. Il serait trop long de dire tous ceux qui se trouvaient là, mais ces deux noms éclatants peuvent donner l’idée du reste.

Mademoiselle Rachel récita des vers du rôle d’Hermione et de celui de Célimène… Les premiers artistes de l’Opéra chantèrent des morceaux de la Favorite et de la Juive ; — tout fut merveilleux dans ce lieu rempli de merveilles !

Les toilettes de femmes étaient magnifiquement ornées de ces innombrables diamants héréditaires, augmentés à chaque génération, qui ne se voient que dans la vieille aristocratie, et les hommes semblaient avoir voulu rivaliser avec les femmes par les pierreries qui couvraient aussi leurs poitrines ; car la diplomatie était en force là, et si, comme il faut l’espérer, l’éclat des diamants qui brillent aux plaques dont les diplomates sont ornés est un emblème de ses lumières, la diplomatie européenne doit jeter un éclat lumineux, capable d’éblouir le monde entier ! Notre bon d’Arlincourt recherchait particulièrement les diplomates pour obtenir aussi les insignes de la gloire dont il était follement épris. Toute sa vie se passait à courir après des décorations, des louanges dans les journaux et des invitations dans les salons ; il ne travaillait que pour cela, contrairement à Parceval, qui ne voyait rien dans ce monde que le travail de l’écrivain. D’Arlincourt était aussi joyeux lorsqu’il avait obtenu une décoration de plus, que Parceval quand un des chants de son poëme était achevé… Aux grandes soirées, chez lui et chez les autres, ce bon vicomte poëte se montrait en grande tenue, et sur sa poitrine brillaient trois plaques étincelantes de diamants, deux grandes croix en sautoir et dix-sept petites décorations à la boutonnière. Qu’eût pu obtenir de plus le génie éminent du premier écrivain de la terre ? Jamais je ne vis à l’habit de Chateaubriand qu’un petit ruban rouge imperceptible. C’était la Légion d’honneur. D’Arlincourt cependant espérait encore augmenter ces emblèmes du talent, car, à l’une de ces soirées, voyant mon regard se fixer involontairement sur ce rassemblement d’insignes merveilleux, il me dit en passant :

— J’en attends encore deux.

Mais il ne se fâcha pas de ce que je ne pus retenir un élan de gaieté.

C’était un excellent homme, dont la vanité n’avait rien d’hostile, rien de dédaigneux. Il montrait une joie d’enfant saturé de jouets, tout épanouie, toute bienveillante, toute gentille. Il a fait un livre intitulé l’Étoile polaire, destiné à louer tous ceux qui l’invitaient à des fêtes ; c’était l’apothéose de tous ceux qui l’ont décoré.

Son dévouement à ses opinions légitimistes fut complet et constant. Il allait à l’étranger faire sa cour à la royauté exilée, il y était reçu en ami du malheur et retenu avec bonté. En quittant Frosdorff après un séjour de deux semaines, il disait à M. A… :

— Que je plains ces malheureuses princesses !

Cela n’étonna point l’interlocuteur, les exilés sont bien à plaindre ! Mais il ne put retenir un mouvement de surprise lorsque d’Arlincourt ajouta :

— Comme elles vont s’ennuyer à présent que j’ai quitté le palais. Car depuis quinze jours je leur lisais mes ouvrages tous les soirs !

Voilà pourquoi il les trouvait à plaindre !

Les réunions qui eurent lieu chez d’Arlincourt étaient donc du nombre de celles qui peuvent s’intituler : Soirées de vanité.

Il y en a beaucoup comme cela dans Paris. Madame Récamier y excellait ; et ce n’est pas un art facile que celui de réunir au même lieu, à jour fixe, des gens illustres ! Les glorieux de notre temps ne se soucient guère, en général, de la gloire des autres ; ils la fuient quand ils ne la nient pas. Chaque écrivain célèbre dresse son petit autel à part, où il n’admet que ses dévots. Se trouver avec ceux qui partagent l’attention du public ne leur plaît pas. Les soleils ne doivent pas se rencontrer, et c’est avec peine qu’on parvient à mettre un grand nombre d’astres dans le même horizon. Leurs rayons ne vont-ils pas être éclipsés, amoindris, obscurcis par les rayons rivaux ? Il est vrai que, dans ces salons où ils sont appelés, ils ne sont pas mis en contact, et qu’il est impossible que leurs idées se heurtent dans de pareilles soirées, où l’on ne cause pas, où l’on n’échange pas même une parole ; c’est à peine si les femmes peuvent y être aperçues et saluées de loin par les hommes de leur connaissance, car chaque femme est pour ainsi dire internée ; on lui fait de son fauteuil une prison cellulaire. Les siéges placés dans le salon d’honneur où se passent comédie et musique sont entassés sur plusieurs rangs dans toute la pièce, de manière à la couvrir entièrement sans aucun espace libre qui puisse servir à circuler. L’on est placé, à mesure qu’on arrive, tant qu’il y a des siéges vacants, et, si vous avez à vos côtés des femmes que vous ne connaissez pas, vous restez là sans dire un seul mot pendant les longues heures d’attente qui précèdent la courte scène de comédie qu’on vient vous débiter, puis pendant les longs entr’actes de chaque petit morceau de musique que l’on vous chante. Tout cela dure trois, quatre et même cinq heures, dans une atmosphère rendue insupportable par les bouquets, les fleurs, les odeurs et le nombre infini de personnes respirant dans le même lieu. On aperçoit à distance les femmes que l’on connaît, on voit ses amis aux embrasures des portes, car les hommes sont relégués dans les pièces qui entourent le grand salon, puisqu’on s’est arrangé pour avoir un peu plus de monde que l’appartement n’en peut contenir ; il est de première nécessité qu’il y ait quelques invités qui ne puissent pas pénétrer ; cela rend la soirée tout à fait mémorable. Il reste seulement près du piano un très-petit espace où les maîtres de la maison se tiennent et s’agitent autour des personnes les plus considérables ; il y a encore quelques femmes adroites qui sont arrivées juste quand les places commençaient à manquer au salon et qui restent dans les pièces qui précèdent à causer avec les hommes de leur connaissance, à la grande envie et au grand scandale de celles qui sont parquées dans le centre et forcées de prendre leur plaisir en patience… Oh ! si l’on eût condamné cette charmante et spirituelle société d’autrefois, où il se disait tant de bons mots, à s’amuser de cette façon, comme elle se fût révoltée de ne pas pouvoir donner l’essor à son esprit joyeux ! Mais l’esprit, à présent, semble être un ennemi que l’on cherche à prendre au piége ; on le traite comme un habile malfaiteur qu’on redoute de voir s’échapper et qu’on resserre si étroitement, qu’il est bien heureux s’il n’étouffe pas.

Si j’insiste là-dessus, c’est que ce genre de soirée fut très-fréquent l’hiver dernier, sous prétexte de proverbes… Ah ! jouez des proverbes, des comédies même ! Mais qu’on puisse circuler, causer, voir ses amis, échanger des idées, avoir son esprit à soi jusqu’au moment où le proverbe vient mettre à votre disposition l’esprit des autres : que l’on soit dans un salon et non dans une salle de spectacle !

Pour en revenir à d’Arlincourt et à l’aimable enfantillage de sa vie, il n’eut d’original que sa constante imitation d’une autre personne, et cette personne fut Chateaubriand.

Chateaubriand avait révélé son nom au monde littéraire avec un grand éclat par le Génie du Christianisme, où les épisodes de René et d’Atala avaient excité les sympathies des esprits les plus frivoles, comme l’ouvrage en lui-même excitait celles des esprits les plus sérieux. Les critiques avaient bien signalé des images un peu bizarres et des formes de style inusitées, mais Chateaubriand s’en servait pour buriner de belles pensées, et les inversions, les alliances de mots qu’un goût sévère pouvait réprouver, rendaient plus vives et plus saillantes les belles choses qu’elles exprimaient. D’Arlincourt imita en les exagérant ces excentricités, et dans son premier ouvrage intitulé le Solitaire, il y avait ceci : « Bleu était le ruban qui d’Élodie ceignait la taille. »

Voilà où en arrivait l’imitation. Il continua ainsi, dans ses actions comme dans ses œuvres, à imiter Chateaubriand, et disait lui-même :

— Paris ne s’occupe que des deux vicomtes… les deux grands écrivains du dix-neuvième siècle.

Et ce qui est étonnant, c’est qu’au milieu de tout cela d’Arlincourt était un homme d’esprit et même vraiment de beaucoup d’esprit ; il causait bien, sa conversation était amusante, spirituelle, de bon goût, et toujours aimable de bienveillance pour ceux qui étaient là : de plus, il y a du talent réel dans quelques-uns de ses ouvrages. Une personne qui lirait sans prévention trouverait certainement dans l’Herbagère et dans d’autres de ses romans assez d’imagination, d’art, d’intérêt et de style, pour penser que l’auteur ne doit pas être mis au rang des écrivains qui ne comptent pas ; et cependant il y a aussi trop de choses exagérées, fausses, ridicules et bizarres, pour qu’on ose en placer l’auteur au nombre des écrivains de mérite qui doivent compter… Souvent il m’a fait penser à ce vers sur quelqu’un qui reçut du ciel en intelligence :


Trop pour l’obscurité, pas assez pour la gloire.

Il est bien entendu que d’Arlincourt fit aussi sa tragédie, et que c’est à celle-là surtout que le public se donna des joies ! Il y eut des éclats de rire qu’aucune comédie de notre temps n’a jamais su provoquer.

Cela s’appelait le Siége de Paris !

Un des personnages disait ce vers :


J’habite à la montagne, et j’aime à la vallée.

On répétait : À l’avaler.

Un peu plus loin celui-ci :


Mon vieux père, en ce lieu, seul à manger m’apporte.

On redisait : Seul a mangé ma porte.

— Ces gens-là ont de bonnes dents ! s’écria un plaisant du parterre.

Et mille cris joyeux répondirent à cet élan.

D’Arlincourt souriait :

— C’est comme Chateaubriand et comme Victor Hugo, disait-il.

Et il se frottait les mains.

Mais qui aurait eu le courage de le critiquer sérieusement ? Qui aurait voulu affliger un si excellent homme ? On lui donnait tant de bonheur avec un éloge, il en était si prodigue avec les autres, il savait si bien les provoquer ! Il y a des gens qu’il est impossible de ne pas louer, leur orgueil et leur vanité sont sans cesse en quête d’éloges ; leurs paroles, leurs regards, et même leur silence, en sont tellement avides, qu’ils semblent toujours vous dire : « Pour mes pauvres, s’il vous plaît ? » Nous ne pouvons pas indiquer ici tous les moyens ingénieux dont se servait d’Arlincourt pour obtenir des louanges dans les journaux. Il y a eu dans ce genre les scènes les plus singulières. Une fois, entre autres, il s’était lié avec un rédacteur du Journal des Débats et en avait obtenu la promesse d’un compte rendu favorable de l’ouvrage nouveau qu’il venait de donner au public. C’était un poëme intitulé : Ismalie, ou la Mort et l’Amour… Ce titre promettait, mais non pas de ces choses simples et raisonnables particulièrement en estime dans cette feuille. D’Arlincourt, craignant de n’avoir obtenu qu’une promesse aussi fantastique que son ouvrage, ne cessa pas un seul jour de se rendre au lever de son rédacteur, de le saluer à son réveil et de lui tendre au saut du lit sa plume et ses pantoufles… Le rédacteur ne put résister longtemps à ces sollicitations quotidiennes. L’article fut rédigé un matin, et, moitié plaisant, moitié sérieux, il mêlait quelques observations nécessaires pour faire passer l’article à quelques louanges pour satisfaire l’auteur… À partir du moment où l’article fut écrit, d’Arlincourt ne quitta plus un instant le rédacteur surpris ; il n’avait pas compté là-dessus, mais il devina sans peine qu’il fallait que l’article passât et fût imprimé dans le journal pour qu’il retrouvât sa liberté. Et le voilà qui est à son tour obligé de presser le rédacteur en chef.

L’article s’imprime et va passer. C’était là où l’attendait d’Arlincourt. C’était le grand jour, le jour du triomphe, mais il fallait qu’il fût complet. En conséquence, comme on n’est jamais mieux servi que quand on se sert soi-même, d’Arlincourt donna ce jour-là tant d’occupation au critique et le fit inviter avec lui à un si bon dîner, que c’était cruel vraiment de quitter une table succulente pour aller dans une triste imprimerie corriger l’épreuve de l’article qui paraissait le lendemain. Quoi de plus naturel que de voir l’auteur du livre auquel on rendait service rendre service à son tour au rédacteur en lui laissant savourer les mets délicieux et l’agrément de la bonne compagnie, dont il serait obligé de faire le sacrifice s’il quittait la table pour le journal ?

D’Arlincourt pouvait-il faire moins pour son ami que de lui épargner cette peine en courant lui-même à l’imprimerie ? Il avait sa voiture à la porte, il s’y rendait, arrivait de la part du rédacteur, corrigeait les fautes d’impression laissées par le prote, et revenait heureux d’avoir rendu un service.

Cela était tellement naturel, que tout le monde approuva. Devant cette approbation générale, d’Arlincourt ne connut plus d’autre idée que celle d’une approbation sans mélange, et, dans son enthousiasme louangeur, il effaça de l’article tout ce qui eût énoncé ou même laissé deviner le plus léger blâme ; il fit plus : il ajouta des mots plus flatteurs et substitua des épithètes plus laudatives aux éloges restreints donnés par l’auteur de l’article. Partout où s’était vu le mot « talent, » il mit « génie ; » aux expressions faibles de « bonnes choses, » il substitua les mots plus explicites de « choses sublimes, » et tout l’article, ainsi revu, corrigé et considérablement augmenté de louanges, parut le lendemain, à la grande surprise de celui qui l’avait signé.

Ce lendemain-là fut un jour de fête pour d’Arlincourt. Dès le matin, il monta en voiture (c’était à une des époques où il fut riche), et, après avoir acheté une énorme quantité de numéros du Journal des Débats du jour, il se promena chez toutes les personnes de sa connaissance, leur parla incidemment de son livre et de l’article qui avait, disait-il, causé ce matin-là sa joie et son étonnement, vu les restrictions habituelles des éloges de cette feuille recommandable, où la louange, par conséquent, doublait de prix… Puis il tirait négligemment le journal de sa poche, et, après l’avoir tenu assez longtemps à la main pour laisser place aux instances réitérées d’en faire la lecture, il mettait tant de grâce en lisant, tant d’enthousiasme et un air si pénétré dans les passages les plus louangeurs, que c’était un charme de l’entendre.

On a tant de plaisir à voir un heureux, et son bonheur était si expansif dans un pareil moment, qu’on en avait l’âme ravie.

Après avoir fini sa lecture, il ne restait que le temps nécessaire pour jouir de la satisfaction des autres et se retirait ensuite, ayant bien soin d’oublier le journal dans un endroit où il était sûr qu’on le retrouverait.

Mais de toutes les choses singulières que fit naïvement cet excellent homme, la plus extraordinaire, à mon avis, fut celle-ci. Après cette vie toute remplie de véritables enfantillages, occupée par les soins naïfs de cet égoïsme inoffensif, mais puéril, qui n’eut jamais un mot blessant pour personne, mais qui travailla sans cesse à obtenir des paroles d’admiration pour lui-même, il s’avisa, vers les derniers jours de cette paisible et radieuse existence, de vouloir écrire… quoi ? Je pourrais dire encore : Devinez. Mais vous ne le pourriez pas. Eh bien, cet homme frivole qui n’avait jamais ni vu ni cherché un seul instant le réel, le vrai, le positif, s’avisa de vouloir écrire l’histoire.

Oui, l’histoire contemporaine, l’histoire ardente et compliquée de notre époque, où la plus ingénieuse sagacité et le plus grand esprit de justice ont peine à dire la vérité et ne peuvent le faire qu’en soulevant les passions, les haines et les vengeances.

Pauvre cher d’Arlincourt ! mouton révolté qui voulut un jour hurler avec les loups !

Mal lui en prit, et il eut mille chagrins pour son Histoire de la République romaine. Passe encore si c’eût été la république de Brutus et de Scipion ; elle est trop loin de nous pour qu’il lui arrivât malheur s’il s’était trompé sur les intentions de ses héros. Mais il écrivit l’histoire de cette récente république dont les défenseurs ne se percèrent pas le cœur de leur épée, comme Caton, quand ils se virent vaincus, mais percèrent le cœur de d’Arlincourt quand ils se crurent calomniés.

On lui fit un procès en diffamation, à lui, le plus candide des hommes ; un procès en police correctionnelle, à lui, le plus poétique des élégants écrivains !

Il fut atterré, et on le vit courir éperdu tout Paris ce jour-là.

Cependant il reprit courage le lendemain, et se défendit vigoureusement pendant plus d’une année que le procès alla de tribunaux en tribunaux. Mais une partie des forces qui restaient à sa vieillesse s’usa dans cette lutte et dans les trop vives émotions que lui avait causées son nouveau mariage. Tout cela avança la fin d’une vie qui n’était plus de force à résister à de violents assauts.

C’était un homme réellement bon, dont les prétentions pouvaient amener le sourire aux lèvres, mais ne jetaient jamais rien d’amer au cœur des autres ; il fut l’exagération des petites vanités de certains hommes de notre époque, et comme une espèce de parodie pour en faire ressortir les ridicules puérilités.

Car nous en avons vu plusieurs et nous en voyons encore, et cela parmi les plus grands esprits de notre époque, qui usent le meilleur de leur force et de leur temps à travailler à leur propre statue ; au lieu de s’occuper à produire des œuvres dignes d’admiration, ils ne pensent qu’à se faire vanter pour des œuvres médiocres et s’enivrent au bruit qu’ils ont eux-mêmes préparé, croyant tromper les autres comme ces enfants qui pensent s’être cachés lorsqu’ils ont étendu leurs petites mains sur leurs visages !… Quand les années ont donné l’expérience, quand la réflexion a fait connaître la vérité, comment peut-on courir après un vain bruit ? La gloire elle-même perd son prix devant l’instabilité des choses de la terre ; chercher la récompense de ce que l’on fait dans le suffrage des autres, c’est se préparer des mécomptes… La meilleure, la plus belle joie du travail est dans le travail lui-même, dans la réalisation de son œuvre, la création, enfin ! Est-ce que le plaisir de rendre son idée, de l’exprimer, de la propager, ne devrait pas suffire à l’écrivain et à l’artiste, comme il suffit au rosier de produire de belles roses ? Est-ce que l’arbuste qui livre à l’air qu’il embaume les parfums de ses jolies fleurs, est-ce que l’arbre qui prodigue à tous les saveurs de ses plus beaux fruits, attend des éloges et des hommages ? Il remplit sa destinée, voilà tout ; et celle de l’homme n’est-elle pas aussi de jeter incessamment autour de lui les fruits bienfaisants de son expérience et les inspirations salutaires de sa pensée ?