◄   Le salon de madame Lebrun   ►



INTRODUCTION



Avant que ce qui reste encore de lumière et de chaleur dans notre foyer domestique à moitié éteint achève de se consumer, je veux reproduire ce que ma pensée a retenu de plus intéressant sur les foyers amis où je m’assis joyeuse aux jours de la jeunesse !

Parfois il arrive qu’au détour d’une rue mes pas s’arrêtent involontairement. Je reste immobile pendant que mon esprit retourne en arrière et se reporte au milieu de personnes qui ne sont plus. C’est qu’une maison bien connue a frappé mes yeux, et que mes regards s’attachent malgré moi aux fenêtres d’un salon fermé qui réveille une foule de souvenirs.

Ainsi, près de la vieille et mystérieuse église de Saint-Germain-des-Prés, une maison qui me semble à présent triste et sombre me retient malgré moi en me retraçant des joies disparues ; là ont vécu longtemps, là se sont réunis pendant des années, des amis pour mon cœur, qui étaient aussi des étoiles pour la foule.

Là, je vins souvent, toute parée de corps et d’âme, car les fraîches et vives couleurs des plus jolies toilettes avaient moins de fraîcheur et de vivacité que les enchantements infinis qui remplissaient alors mon âme ! J’arrivais donc l’esprit animé de mille idées, le cœur plein de mille émotions, et j’apportais tout cela dans une heureuse famille, où je trouvais les mêmes dispositions ; c’étaient, à l’arrivée, des exclamations amicales, des expressions affectueuses ; puis les paroles multipliées ne venaient pas encore assez vite, tant les idées étaient promptes et pressées de s’échanger, c’étaient des confidences sur les occupations qui avaient rempli les jours précédents ; on se parlait d’un travail littéraire, d’un tableau commencé, d’une comédie en répétition, d’une grande toile portée au Louvre, ou visible à l’atelier pour quelques amis ; puis c’était un livre dont le plan était conçu, mais qui réclamait un avis éclairé, ou bien une esquisse pour laquelle on voulait un conseil judicieux ; et, au milieu de ces graves travaux, c’étaient aussi des parties de plaisir projetées, des plaisanteries, des rires insouciants, des anecdotes racontées où les bons mots de la veille stimulaient ceux du jour ; c’étaient encore des vers récités, de la musique improvisée : madame Grassini ou madame Pasta chantait ! Tout cela était plein de vie !… Hélas ! du grand esprit de Gérard qui rayonnait sur cette société intelligente, de la bonté qui y veillait dans la personne de sa compagne, de l’amie fidèle dont l’affection et le zèle n’eurent pas un jour d’oubli ou de négligence, rien ne reste en ce monde, rien, qu’un peu de gloire injustement disputée, malgré les œuvres et quelques souvenirs à demi effacés dans des cœurs qui bientôt cesseront aussi de battre !

Ah ! marchons, ne nous arrêtons pas plus longtemps… Mais il ne faut pas aller bien loin pour trouver encore un endroit où les souvenirs arrêtent de nouveau mes pas… Car voici l’Abbaye-aux-Bois.

Passons vite sans regarder cette terrasse où quelques arbustes survivent encore à la douce main qui les soigna.

Évitons aussi la rue Saint-Dominique ; nous y verrions encore la porte toujours somptueuse d’un hôtel où les arts, les lettres, la grandeur et la puissance furent souvent réunis autour d’un foyer maintenant éteint.

Rentrons dans ma poétique retraite, là, le ciel et les arbres s’offrent seuls à mes regards. Rien n’y rappelle des souvenirs douloureux. Les arbres, c’est la nature sans cesse renouvelée qui ne présente aucune image pénible de destruction. Le ciel ! c’est l’espoir d’une vie qui n’aura point de larmes et où l’on ne se séparera plus !

Là, mon cœur s’épanouit, il évoque ses amis perdus, rallume les foyers éteints, s’y repose de nouveau au milieu de ceux qu’il aima, et c’est ce passé reconstruit par ma mémoire dont je veux retracer quelques scènes qui ne seront pas sans intérêt pour le public, car il y retrouvera des noms connus et dignes de l’être.

Ce petit volume n’est que le commencement d’une publication qui doit être une revue de salons nombreux.

Mais, avant de parler de ces demeures brillantes où mon intelligence, avide de connaître, cherchait avec tant d’empressement les esprits d’élite et les talents supérieurs, ma pensée remonte malgré moi au foyer paisible où elle s’éveilla au milieu de parents attentifs à développer dans le bien l’âme nouvelle qui venait d’éclore !

Pieux et simples foyers de famille où mon enfance s’écoula, trop de respectueux regrets s’éveillent à votre souvenir pour que je soulève devant le public le voile qui recouvre vos vertus ignorées ; je ne ferai donc que m’agenouiller devant vos cendres dès longtemps refroidies ; les tombes de familles sont des autels où l’on ne doit que bénir et prier.

Bien jeune encore, les toits amis de ma paisible ville natale, de ma chère et jolie ville de Dijon, disparurent à mes yeux, mais pour rester présents à ma mémoire et s’y graver de façon à ne jamais s’en effacer.

Quelles que soient par la suite les vives émotions de l’ardente jeunesse, les déceptions cruelles qui les suivent, les amertumes qui accompagnent la vie et les rudes épreuves auxquelles on y est exposé, il est bon d’avoir vécu ses premiers jours comme je les ai passés dans ces foyers tranquilles où tout ce que j’ai vu et entendu m’avait fait croire que la vie se composait de vertus et de bonheur !

Je vins à Paris presque enfant et pour y achever mon éducation aux Ursulines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; l’on n’avait pas encore, à cette époque, rétabli les couvents, mais quelques vieilles religieuses s’étaient réunies là sous la protection de la mère de l’empereur Napoléon Ier.

L’ordre des Ursulines était destiné à élever les jeunes filles, et cette maison d’éducation devint fort à la mode à cette époque.

Elle occupait un ancien hôtel bâti par l’abbé Terray, et, malgré les soins des vigilantes religieuses, on apercevait encore dans les frises, les plafonds et les bas-reliefs, quelques indices des mœurs trop frivoles et trop faciles de l’époque où ce prélat avait été ministre ; il est vrai que les outrages et les dévastations visibles que les mains révolutionnaires leur avaient fait subir y apposaient comme un correctif et pouvaient donner lieu à des enseignements que les saintes filles ne laissaient pas perdre pour leurs élèves : la persécution leur avait servi d’expérience !

Pauvres chères recluses, qui aviez protesté contre la loi qui vous forçait à être libres, et qui, dès que vous le fûtes en effet, ne profitâtes de la liberté que pour reprendre de nouveau votre esclavage ! Vous vous étiez réunies volontairement pour consacrer ce qui vous restait de force à prier Dieu pour les enfants à qui vous appreniez à l’aimer ; depuis longtemps la dernière étincelle de votre saint foyer s’est éteinte sans bruit, mais les bénédictions vous ont suivies, car les jeunes cœurs que vous formiez pour la vie avaient reçu de vous cette espérance dans une vie meilleure, seule ancre de salut au milieu des orages et des tourmentes qui viennent assaillir de tous côtés notre court et dangereux voyage sur la terre.

C’est autant à cette éducation saine et forte qu’à mon caractère naturellement heureux que j’ai dû d’être à l’abri de ces aspirations sans but, de ces défaillances sans cause, de ces orgueils inassouvis qui ont tourmenté tant d’esprits dans notre siècle et y ont jeté tant d’agitation. Aussi, malgré les longues années écoulées, pendant lesquelles il a fallu sans cesse défendre son âme contre les impressions douloureuses, ses actions contre les calomnies et ses intérêts contre les injustices, car la vie est un combat, et, de notre temps, un combat acharné ; eh bien ! malgré tout, mon cœur garde encore ses jeunes impressions de gaieté, et s’ouvre encore aux mêmes joies qu’autrefois ! Comme dans ma première jeunesse, une amitié qui s’offre à moi excite mes joyeuses sympathies. Une idée de travail, un projet de livre, et je suis heureuse sans que les avantages du succès y soient pour rien, sans que le suffrage des autres soit nécessaire à mon plaisir ; une fleur me charme encore, un oiseau me ravit tout un jour, une conversation spirituelle m’enchante, et, quoique les rudes épreuves de la vie ne m’aient pas manqué, à vrai dire, elles ne m’ont pas assez vivement émue pour m’enlever la gaieté. Le seul malheur qui ait atteint profondément mon âme est la perte de ceux que j’aimais, que la mort a enlevés. Tout le reste a passé sans laisser d’amertume, et pourtant j’ai souffert avec tout ce qui pense, en voyant les hommes ajouter par leurs divisions aux malheurs inévitables de l’espèce humaine ; leurs efforts pour y remédier, et la transformation de la société à laquelle nous assistons, ont amené trop de troubles à notre époque pour ne pas jeter de cruelles impressions dans toutes les âmes, et j’avoue que j’ai ressenti parfois en moi-même une souffrance infinie pour des maux qui ne pouvaient jamais m’atteindre ; ma sympathie générale est vive et profonde, souvent c’est elle qui m’a portée à écrire ; il me semblait que je devais essayer de communiquer aux autres cette espèce de bien-être d’esprit qui m’était naturel, et dont je voyais tant de personnes manquer, même parmi celles qui réunissaient le plus de moyens de bonheur : j’en ai cherché la cause et le remède ; mes ouvrages sont écrits sous l’influence de cette idée ; parfois même, à mon insu, j’écrivais d’après les instincts de mon cœur, pour porter le cœur des autres à la résignation dans une société en révolte, et au dévouement dans un siècle d’impudent égoïsme, parce que j’étais convaincue que le bonheur est là, en nous-même, dans la satisfaction que nous donnent nos qualités, nos bonnes actions, nos sacrifices. D’ailleurs, si chacun se réformait, la société, par ce fait, serait réformée et heureuse ! On cherche toujours le ciel sur la terre, mais c’est seulement dans son propre cœur qu’on peut le trouver !

Ce fut à Paris et chez les personnes les plus distinguées et les plus intéressantes que je connus la société de notre pays. L’attrait qui m’entraînait vers les choses venant d’une intelligence éclairée me porta naturellement près de toutes les personnes remarquables de notre époque, et c’est ainsi que dans ce livre le mérite de ceux dont je parlerai donnera du prix à mes paroles. Chaque existence en ce monde est un petit poëme plein de péripéties. Parfois les plus pauvres destinées ont des grandeurs d’âme que l’on ignore, et parfois les plus magnifiques splendeurs ont des misères qui restent inconnues. Si les romans empruntent un intérêt puissant à ces détails intimes de la vie d’êtres imaginaires, il doit s’en attacher encore davantage à ce qui retrace le caractère, les paroles et les actions des personnes que leurs talents, leurs ouvrages, ou un mérite particulier, recommandent à notre attention ; il doit même s’accroître alors en proportion de la valeur de ceux dont on parle, et c’est ce qui me fait espérer qu’il y aura quelque enseignement et quelque plaisir pour le lecteur qui viendra s’asseoir avec moi auprès de ces foyers éteints.

Vie Ancelot.


◄   Le salon de madame Lebrun   ►