Les Salons de 1908 et la renaissance de l’estampe

Les Salons de 1908 et la renaissance de l’estampe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 395-410).
LES SALONS DE 1908
ET
LA RENAISSANCE DE L’ESTAMPE

Il y a dans la comédie espagnole, une scène assez plaisante qui s’appelle le tableau des merveilles. Un beau parleur vient à la Cour et annonce qu’il fera paraître, successivement, sur le même tableau, les plus beaux paysages et les plus beaux palais du monde. Seulement, ce spectacle n’étant fait que pour les gens de qualité, une vertu magique le dissimule aux yeux de tous ceux qui n’ont point un chiffre fatidique de quartiers de noblesse. Les grands d’Espagne verront très bien ; les autres nobles verront aussi quelque chose ; les gens de roture qui pourraient s’être faufilés à la Cour, ou les grands qui pourraient receler quelque mésalliance dans leur ascendance, ne verront rien. Le jour du spectacle arrive : toute la Cour est rangée devant une toile à peindre. L’artiste magicien explique ce qui s’y trouve représenté : c’est un port, c’est une flotte, c’est un palais, c’est un Eldorado ; ce sont toutes les merveilles du ciel et de la terre. La foule écarquille les yeux : il lui semble bien que la toile reste blanche, mais l’artiste est persuasif, les grands sont bénévoles, la suggestion du lieu agit et, après tout, nul n’a envie de passer pour un croquant. On applaudit donc sans enthousiasme un spectacle invisible.

Se souvenir de M. Rodin à propos du « tableau des merveilles » serait non seulement une inconvenance, mais une injustice, car l’imprésario de la Comédie n’avait jamais produit de merveille, quelle qu’elle fût, et M. Rodin est l’auteur des plus puissantes figures, peut-être, de la statuaire contemporaine : l’Age d’airain, le Jean-Baptiste, le Baiser, le Penseur, les Bourgeois de Calais et d’admirables bustes. Mais la foule qui entre au Grand Palais par la porte de l’avenue d’Antin et qui trouve au milieu du hall, à la place d’honneur du Salon de sculpture, le magma de plâtre intitulé Triton et Néréide, ressemble de tout point à la foule espagnole. Elle tourne autour de cette chose proposée à son admiration et n’y voit rien du tout. L’obscur sentiment qu’elle a de la justice distributive lui fait souhaiter quatre bras et autant de jambes à deux torses malaisément aperçus et sous deux visages laborieusement discernés, comme le touriste discerne, suggestionné par son guide, une figure de roi ou de vieille femme dans le profil d’un rocher. Mais cette investigation reste vaine et le regardant, fort empêché de trouver là ce qu’il considérait jusqu’ici comme le plus nécessaire à l’humanité pour se mouvoir et faire des gestes, demeure quinaud.

Toutefois, comme on lui dit que le « Torse » du Vatican n’en a pas davantage et que les « bustes » de partout en ont encore moins et qu’on les admire ; comme le Niobide de Subiaco a perdu beaucoup de ses agrémens dans d’inexplicables bagarres et puisqu’il est rare de trouver sur les métopes du Parthénon un Lapithe et un Centaure congrûment aux prises avec toutes les armes que la nature leur a données, sans que ces diminutions, à première vue déplorables, enlèvent rien, si même elles n’y ajoutent, à la piété des archéologues, le spectateur s’étonne de ne s’être pas avisé de tout cela plus tôt. Il sent qu’il a fait fausse route en cherchant à ces culs-de-jatte des superfétations frivoles. Il s’excuse d’avoir voulu juger avec ses yeux, et mis à l’épreuve de ses sensations ou de sa raison ce dont la foi seule doit décider. Il continue à ne rien comprendre, mais il comprend qu’il est bien qu’il ne comprenne point et que le mal serait justement qu’il comprît autre chose que le devoir de ne comprendre rien du tout. Il craint de s’être fourvoyé, en impie, dans quelque cérémonie du culte des reliques et s’en va, sans bruit, soupçonnant qu’à défaut de beauté sensible, il y a une vertu mystérieuse dans ce plâtre, comme le pèlerin du moyen âge, visitant l’île de Rhodes, en imaginait dans le doigt de saint Jean-Baptiste ou le bras de sainte Catherine ou « l’un des deniers dont Notre-Seigneur fut vendu. » Il est édifié.

Il est édifié, mais il n’a rien ressenti. Il n’a point éprouvé ce calme bienfaisant qu’apporte aux nerfs le rythme des belles lignes vivantes de cette vie supérieure que doit donner l’artiste. Nous entendons bien qu’un tel morceau n’est pas fait pour la foule : mais pour qui est-il fait ? Et qu’elle est incapable de s’y intéresser : mais pourquoi le lui montre-t-on ? Si c’est là un morceau d’atelier, une étape en vue de quelque œuvre future, que fait-il au milieu du Grand Palais qui n’est pas un atelier, mais le lieu le plus public du monde et où connaisseurs et profanes s’attendent à trouver, non les péripéties d’une conception d’art, mais son dénouement ? Si c’est le dernier état de la statue, ses multiples amputations n’ont rien du tout d’admirable. Il est de beaux débris, mais il faut les laisser faire et patiner à la Nature, et c’est sur elle un étrange empiétement que de créer des ruines. Il est de beaux bustes, mais un visage n’a besoin ni de bras, ni de jambes pour expliquer, justifier ou compléter son mouvement ou son expression, tandis qu’un torse les exige. De toute façon, le profane qui ne comprend rien au plâtre de M. Rodin est excusable, et les raisons qu’on lui donne d’admirer valent moins encore que l’objet offert à son admiration.

Si cette longue station dans le vestibule, dès l’entrée du Salon, ne paraît pas inutile, c’est qu’elle nous permet de noter deux tendances caractéristiques de notre temps. D’abord, il est nouveau, dans l’histoire des artistes, qu’ils présentent au public des figures volontairement inachevées ou manifestement incomplètes. Quelle que fût la fantaisie des maîtres de la Renaissance, je doute que les érudits trouvent chez eux un seul exemple d’une action semblable, lorsque quelque circonstance imprévue ou force majeure ne venait pas les y contraindre. Le second trait caractéristique de notre temps est notre croyance bénévole à l’infaillibilité de l’artiste. La racine de cette croyance est respectable. Quand le créateur d’œuvres aussi puissantes que le furent celles de M. Rodin nous propose un nouvel aspect de son art, il y a présomption en sa faveur, et si l’on n’est point frappé tout d’abord des vertus de son œuvre, on doit, non pas décider, incontinent, qu’elles n’y sont point, mais s’en prendre à soi-même de sa propre paresse à les y découvrir. Mais il faut se garder, aussi, de croire qu’il n’est point, dans une longue carrière, de phases inégales et que la beauté des œuvres passées d’un artiste se communique, par une sorte d’endosmose, à tout ce qui séjourne dans son atelier. Il ne faut point, non plus, lorsque le principe d’ « autorité » est expulsé successivement de tous ses anciens domaines, le recueillir à ce point dans les arts, que l’artiste qui en est pourvu soit dispensé désormais de se faire entendre et que deux ou trois vérités touchant la vertu de la « bosse » ou le caractère d’une omoplate confèrent pour toujours à qui les a dites une sorte d’infaillibilité.

Quiconque parcourt, dans cet esprit, les salles de l’avenue d’Antin, voit bien, en effet et tout de suite, que nos meilleurs maîtres ne sont point infaillibles.

Il est très rare que tous les portraits de femmes soient mauvais dans un salon parisien de peinture, comme dans un salon parisien, qui n’est pas de peinture, que toutes les femmes soient laides. C’est pourtant ce qui arrive au Salon de l’avenue d’Antin, en 1908. Les maîtres les plus connus signent de leurs noms respectés des œuvres détestables. Quelques tissus curieusement chiffonnés, des satins, des velours, des dentelles, pas un visage. Quand on a mis hors de question les vivantes causeuses de M. Prinet et le Portrait de la Comtesse de H.., par M. Dagnan, on ne voit point que nos compatriotes aient rendu justice à nos contemporaines, car ce sont des étrangers que M. Harold Speed, l’auteur de cette exquise figure sous une ombrelle lumineuse intitulée l’Eté et que M. George W. Lambert, le peintre de cet admirable groupe de femmes et d’enfans exposé dans la salle I, au n° 662. Au Salon des Champs-Elysées, on aperçoit bien, ça et là, quelques estimables portraits de femmes : les deux toiles de M. Hébert, celle de M. Bonnat, celle de M. Rivière, celle de M. Etcheverry, celle de M. William Laparra, mais rien de tout cela ne vaut ce qu’a déjà donné son auteur ou ce qu’il pourrait donner quelque jour.

Les portraits d’hommes, plus simplement posés et plus sérieusement observés par nos peintres que les portraits de femmes, portent un témoignage plus fidèle sur nos contemporains. Au Salon de l’avenue d’Antin, le graveur Bracquemond par M. Gaston La Touche et le sculpteur Bartholomé par M. Aimé Giron sont les apparitions, nobles, graves, saisissantes de deux bons ouvriers près de leur travail, rendues par deux autres ouvriers capables de les comprendre et de les faire comprendre, Le portrait d’un collectionneur par l’excellent coloriste qu’est M. Garrido (salle XVI, n° 491) et le jeune homme aux grands lévriers, sur un haut plateau, dans le vent, de M. Bernard Boutel de Monvel (salle X, n° 144) montrent chez leurs auteurs des qualités très fortes quoique dissemblables, sinon de portraitiste, du moins de peintre de figures. Au Salon des Champs-Elysées, le Portrait de M. Henri Rochefort par M. Marcel Baschet est certainement l’ouvrage le plus consciencieux, le plus solide et le plus complet que la peinture de portraits ait produit depuis bien des années. Sans doute on pourrait dire de cet artiste, ce que Préault disait, d’un grand maître de son temps : « qu’il manque un peu d’inquiétude, » mais l’inquiétude est une position bien fatigante à la longue, surtout quand jamais rien n’arrive, et depuis tantôt vingt ans que les prophètes du « modernisme » mettent en demeure les artistes de nous révéler des « âmes, » nous nous estimons heureux, lorsqu’un bon peintre, qui sait son métier, nous montre bien dessiné, bien modelé et installé dans l’espace, vivant et respirant, d’une couleur juste et d’une valeur exacte, un masque ou un visage. Et c’est ce que fait M. Marcel Baschet.

On doit dire la même chose de M. Bonnat, en qui le Portrait de M. Daniel Guestier montre un œil toujours aussi sûr et une main qui n’a pas faibli. Lui, non plus, M. Bonnat ne nous fait pas de surprises, ni ne nous propose d’énigmes. Les noms de ses portraits ne sont jamais que des prénoms : leur nom de famille à tous est Bonnat. Son art parfaitement clair, équilibré quoique puissant, toujours égal, ne peut attirer les chercheurs de « frisson nouveau, » dont l’admiration commence au point exact où leur compréhension finit. Mais quiconque a le moindre soupçon des difficultés de l’art de peindre admire en lui l’honnête ouvrier qui n’en esquive aucune et les résout toutes, qui ne remplace pas une main par une théorie, ni un raccourci par un nuage, et qui, aujourd’hui, comme il y a trente ans, parvient à donner à toutes ses figures la vie, — la vie sans phrases.

A des degrés divers, plusieurs artistes des Champs-Elysées résolvent heureusement le même problème. C’est M. Faurie avec le consciencieux et rigoureux Portrait de M. Louis Havet ; c’est M. Dawant, avec le Portrait de M. H. S… ; c’est M. H. G. Rivière avec le portrait saisissant de Miss Geneviève Ward ; c’est M. Lawton Parker avec le portrait très creusé de M. N. W. Harris ; c’est M. Mayer avec le Portrait du peintre Louis Tinayre ; c’est M. William Laparra, avec son Portrait de Mme Y. J. L… Toutes ces effigies tranchent nettement sur la foule des figures ingrates qui font tapisserie dans tous les coins du Salon et elles s’avancent au premier plan du souvenir. Il faut y joindre, aussi, le Portrait du docteur Favre et le portrait de femme intitulé Le Voile gris, par M. Frédéric Lauth et la figure intitulée Méditation par M. Maxence (salle 5, n° 1251), figure d’un dessin et d’un modelé dignes des plus grands maîtres et qui a toute la définition d’un portrait avec tout le charme d’une apparition. Mais aucune de ces joies n’est une surprise. Nous savons, d’expérience certaine, que nos peintres font bien le portrait.

Nous savons, aussi, et d’expérience non moins décisive, qu’ils échouent dans la grande peinture, je veux dire dans la peinture de grandes dimensions, et si nous en doutions, ils ont pris, cette année, le soin de nous ôter toute incertitude. Rarement les « grandes machines » furent si dignes de ne pas être, ni les choses « décoratives » moins propres à embellir quoi que ce soit. On ne sait quel brouillard multicolore sans clarté ni fraîcheur a passé, cette année, entre les yeux des peintres et la nature, pour qu’un maître tel que M. Détaille, par exemple, ait imaginé à ses canonniers l’atmosphère plâtreuse et violâtre où ils se meuvent dans Le Chant du Départ, ou que M. Roll, excellent coloriste parfois, ait conçu ce rêve de Sorbonne : Vers la Nature pour l’Humanité… C’est la couleur encore qui perd la grande composition de M. Courtois, ce Paradis perdu, ingénieusement destiné, s’il faut en croire le livret, à une salle de mariage et enfin cette Guinguette de M. Veber, pourtant pleine d’observation, de mouvement et de vie. Qu’on traduise tout cela en blanc et en noir, et les qualités de ces œuvres paraîtront. Les canonniers qui marchent sur nous, poussant leurs pièces, témoigneront de l’admirable dessin de M. Détaille autant que de leur hâte patriotique ; les gens de M. Véber n’ignoreront rien de « l’art de s’amuser en société » dans une fête où la plus franche cordialité ne cesse de régner, et l’on sentira que nos conseillers municipaux furent bien inspirés en commandant au peintre, pour entretenir leur zèle démocratique, cette fidèle image du peuple souverain. Il paraît, en effet, qu’ils ont voulu l’avoir sans cesse sous les yeux. Elle décorera la buvette à l’Hôtel de Ville.

Quant au panneau destiné à la Sorbonne, que M. Henri Martin appelle l’Etude, et qu’il expose aux Champs-Elysées, salle 5, il suffirait d’en oublier, si elle se laissait oublier, la couleur, pour que s’en imposât immédiatement à l’admiration la belle intention, le sujet clair, la simple ordonnance, le calme vraiment décoratif. Comme les Faucheurs et les Quais de Toulouse, exposés au Salon de 1906, cette composition se développe sur un seul plan et ne comporte ni lignes perspectives se dirigeant vers le point de fuite, ni « paquets, » ni « trous. » Sous des oliviers alignés d’un bout à l’autre de la toile et sur un gazon ras, des jeunes gens passent, lisent, lézardent. Les flèches multicolores des. derniers rayons du jour passent à travers le fin tamis des milliers de petites langues mouvantes et, comme mille petits pinceaux malicieux, viennent barbouiller de points rouges, jaunes, violets, émeraude, les visages, les bras, les mains, les jambes, les manteaux des jeunes sages. Derrière les troncs et les houppes des oliviers, on devine la calme présence de la mer bleuâtre fondue avec l’indéfinissable éther. C’est un de ces momens, fréquens sur la côte méditerranéenne, où la Nature se tient immobile, vernie et inoffensive comme un tableau. On ne la sent ni mère, ni marâtre, ni passionnée, ni serviable, ni hostile, ni frissonnante, ni intime, — mais seulement décorative. C’est un de ces décors comme M. Bergeret en souhaitait, pour y agiter des problèmes de philosophie avec M. le commandeur Aspertini, tandis que le fil de ses discours était rompu par les bruits domestiques de son ménage, notamment par les « sourds roulemens du couperet de cuisine » faisant un hachis. Et, en effet, que cultiveraient ces jeunes gens dans ce bois incultivable, sinon la philosophie ? Ils se sont groupés autour d’un homme plus âgé, vêtu de ce macfarlane qui est la toge du noctambule moderne, et ils l’écoutent avec respect. Tous ont le geste en flexion, que l’artiste est obligé d’adopter, quel que soit son « individualisme, » quand il veut exprimer des âmes en réflexion. Seul, le maître ne réfléchit pas, — ce qui est naturel puisqu’il enseigne. Mais son attitude est discrète et son geste menu. Il est à mi-chemin de l’insupportable doigt en l’air du Platon et de l’inexorable main tendue de l’Aristote qu’on admire en la Chambre de la Signature, et, dans cette nouvelle École d’Athènes, imaginée par M. Henri Martin, on n’a point à redouter les incartades gymnastiques par où les figures de la Renaissance croyaient faire mieux éclater la vérité.

Ainsi tout serait bien sans la couleur qui, par une double et singulière rencontre, se trouve être violente et n’être point lumineuse, criarde, et ne point même « chanter. » M. Henri Martin a passé sa vie à chercher des accords de couleurs très hasardeux, dans les notes très bautes, où la moindre dissonance déchire l’œil. Il parvient tout près de son but, d’ordinaire, et, une fois au moins, il l’a rempli et a fait une harmonie exquise : les Faucheurs, qui sont un chef-d’œuvre. Mais il n’est point toujours aussi heureux. On peut passer des jours sans nombre sous les oliviers, au bord de la Méditerranée, sans voir une seule fois le rapport de tons que le peintre a imaginé. On en verra qui seront plus extraordinaires peut-être, mais autres. On ne verra point, non plus, un manteau comme celui du maître philosophe, si éclaboussé soit-il par les reflets, prendre insensiblement l’aspect d’un cache-poussière au sortir d’une bataille de confetti. Ce qu’on ne verra pas, enfin, ce sont des arbres qui ressemblent à ces arbres. Ceci représente peut-être des oliviers aux gens qui n’aiment pas les oliviers et ne leur ont accordé qu’un regard distrait par la fenêtre de leur wagon en hâte vers Monte-Carlo. Mais les autres n’y reconnaîtront pas l’arbre tarde crescens. Où est, je ne dirai pas le détail et la description, mais l’impression seulement que donnent ce tronc où tout est muscles, cette tête où tout est chevelure, ce torse tiré de terre et tordu par une main toute-puissante comme un faisceau monstrueux de câbles d’airain et ces bras de forgeron, les coudes ramenés en arrière et contractés avec une indomptable énergie pour présenter au ciel un nuage de dentelle et de cendre ? Où est l’impression des milliers de petites lamettes suspendues à ce gigantesque « languier » d’argent, qui bruissent et brillent dès que passe, dans l’air, non pas même un souffle, mais une âme en voyage ? Où, enfin, le double visage de cette étroite feuille, mirée dans l’air, tantôt son propre reflet et tantôt sa propre ombre, souple et presque pointue, lustrée et presque impalpable, innombrable et presque indiscernable, comme le « point » nouveau d’une dentelle inconnue ?

Jusqu’ici, il est vrai, nul ne l’a peint, et le Thaulow de l’olivier est encore à trouver. Celle répartition du feuillage en masses distinctes et bien caractéristiques de son essence, — qui est la grande difficulté dans la peinture de tout arbre, quel qu’il soit, — devient, quand il s’agit de l’olivier, une tâche quasi impossible. Il est presque aussi vain de vouloir montrer les plans successifs de son feuillage dans l’air que les, couches successives des ondes dans un fleuve. En outre, le détail contredit l’ensemble. La feuille est la plus définie qui soit : l’ensemble est un nuage. C’est un nuage fait de petites choses très précises et très simples. Et ce paradoxe pittoresque a été intraduisible, jusqu’ici.

A toutes ces grandes toiles que leur dessin soutient et que perd leur couleur, s’oppose, comme une symétrique antithèse, un tableau assurément fort bien dessiné, mais dont l’intérêt serait extrêmement faible sans sa couleur : La Cérémonie religieuse, à Assise, de M. Lucien Simon. Il occupe le fond de la salle IV bis, de l’avenue d’Antin. Précédé, comme il l’est, par le graveur Bracquemond de M. La Touche, par l’excellente Robe rose de M. Shannon, par les délicats effets de lune de M. Lechat, par les vues de Venise, de M. Stewart, et par ce petit tableau de M. Montzaigle qui est, en quelque sorte, le portrait d’un nuage, l’œuvre de M. Simon nous semble le terme heureux d’un pèlerinage incertain. Si les tableaux portaient le nom de leur sujet esthétique, au lieu de porter celui de leur sujet anecdotique, celui-ci devrait s’appeler : Le soleil et la bougie ou encore Les chapes et les soutanes, car ce sont les lumières d’un oblique rayon du jour et d’une applique de bougies, jouant sur le des rond des chapes blanchâtres et sur les gaines noirâtres des soutanes, dans une confusion de clartés fades, qui font la nouveauté de cette peinture. Les tons de M. Simon, que, faute d’autres mots, il faut appeler « blancs, » et ceux que la pauvreté de notre vocabulaire nous force à dire« noirs, » sont des merveilles d’harmonie sourde et secrète, rendues plus sensibles par de hautes notes rouges plaquées, çà et là, en un accord parfaitement sûr. On peut regretter que ces notes rouges se répètent un peu trop semblablement et selon une symétrie excessive en un coin du tableau. C’est une confirmation de cette loi, que dans une œuvre de coloriste, on ne devrait jamais voir deux morceaux d’une couleur identique. On peut regretter, aussi, que l’effet total soit dispersé et qu’il y ait, manifestement, dans ce tableau, trois tableaux ou trois groupes, dont chacun se suffit à lui-même. Il faut s’approcher et ne plus regarder autre chose pour saisir ce que recèlent d’observation excellente les figures des séminaristes en noir, assis côte à côte, en un coin du tableau. Mais, à tout prendre, l’œuvre de M. Lucien Simon comme, dans le même Salon, le Nain vendeur d’outres de M. Zuloaga et comme, au Salon des Champs-Elysées (salle 1, n" 1089), la Fête sur l’île de M. Sims, est une joie pour le sens esthétique des couleurs et des valeurs, pour l’appétit tout sensoriel des subtiles transitions ou passages de lumière, appétit qui ne peut s’enseigner ni se communiquer à qui ne l’éprouve point et qui devient, lorsque rien ne le satisfait, un tiraillement pénible et une subtile souffrance de tout notre être affamé.

Parce que cette souffrance est fréquente dans les Salons de 1908, et cette joie très rare, nous éprouvons qu’ils sont mauvais. Et, ce n’est point parce que nous les trouvons tels depuis nombre d’années qu’ils le sont moins, ni parce que cette constatation devient banale et répétée quelle est plus douteuse. A la vérité, la « moyenne » des talens n’a cessé de croître et le « pourcentage » des œuvres suffisamment dessinées, peintes ou sculptées est plus favorable aux artistes, dans les Salons du XXe siècle, que dans l’ancien Palais de l’Industrie. Mais qu’importent les « moyennes » en Art ? Ce qui importe, ce sont les sommets. L’art n’est pas une denrée dont le bon rendement moyen console de l’absence de fruits rares et précieux. Il n’est nullement utile, pour qu’il joue son rôle chez un peuple, que ses produits soient nombreux ; il suffit, mais il faut qu’ils soient parfaits. Une seule œuvre qui parvient à exprimer un de nos sentimens de manière définitive et à poser son empreinte dans notre souvenir, vue, reproduite, citée, passe dans la vie de tout le monde et ainsi émeut, console des générations sans nombre, et peut-être affine mystérieusement tout ce qui, dans une race, peut être affiné. Mais il faut, pour cela, que ce soit une œuvre puissante. Des milliers de choses qu’on oublie ne jouent pas le même rôle qu’une seule dont on se souvient. Si nous nous consolions avec elles, nous ressemblerions à un horticulteur qui, ne pouvant obtenir de chrysanthèmes, se console en constatant, d’année en année, qu’il récolte plus de pommes. La pomme peut être une chose utile, mais, non plus que cent pommes ne remplacent un seul chrysanthème, mille œuvres honorables ne remplacent un chef-d’œuvre, — le chef-d’œuvre qui manque aux Salons de 1908.


II

Il y a bien, pourtant, un art qui naît, ou, plutôt, qui renaît dans les ruines du « grand art » ou de la « peinture décorative : » c’est l’Estampe. Autrefois, le visiteur des Salons traversait, encourant, comme s’il craignait d’être contaminé, les salles dédiées à la gravure, et Cham a noté un ménage de connaisseurs qui ne croit point de sa dignité de jeter un seul coup d’œil sur ces prétendues œuvres d’art « parce qu’elles ne sont point faites à la main. » Depuis un an ou deux, au contraire, il semble que parfois un visiteur s’y attarde. Là-bas, les hautes salles étincelantes d’huiles récemment vernies et de vastes conceptions philosophiques l’attendent ; mais il soupçonne qu’il y trouvera les mêmes figures d’invités que voici dix ans, tandis que, dans le pourtour de la coupole, sur ces panneaux bas ou ces « épines » que l’ingénieuse hospitalité de M. Dubufe a ménagés aux graveurs, il semble qu’on aperçoive des choses nouvelles. Ces choses sont assurément de l’art, et de l’art le plus « personnel, » bien qu’elles ne soient pas « faites à la main. » Elles sont imprimées, semble-t-il, sur de minces pelures de papier et prêtes à s’envoler au moindre souffle. Les couleurs ont l’air, le plus souvent, d’une poudre légère échappée à l’aile d’un papillon et fixée par une vapeur. Les lignes, au contraire, les contours généraux paraissent appuyés et enfoncés comme par une charrue. Mais avec ce peu de matière sont évoqués des songes infinis. On n’avait jamais vu cela, jusqu’ici, sauf peut-être au fond de vieilles demeures provinciales, entre des cadres étroits datant de deux ou trois générations, sous des verres du XVIIIe siècle, si ternis et surannés qu’on pouvait à peine y lire le nom du graveur, un nom à désinence anglaise ou italienne. Serait-ce donc, là, des vieilleries qui reparaissent au grand jour de Paris, du Printemps, et des Champs-Elysées avec le charme du parfum oublié et persistant des tiroirs de province ? Non. Ce sont choses nouvelles. Il y a une simplicité dans les gestes, il y a une vérité dans les paysages, il y a une variété dans les couleurs, qui ne se connaissaient pas jadis. Ces petites merveilles déjà vues à l’Exposition de l’automne dernier à la galerie Georges Petit et signées : Latenay, Labrouche, Luigini, Raffaelli, Abel Truchet, Marie Gautier, Braqua val, Harald Gallen, Lorrain, Bouillette, François Simon, sont modernes. C’est bien une Renaissance de l’Estampe.

Lorsqu’il y a quinze ans, la photographie commença d’atteindre aux frontières mêmes de l’art, il fut aisé de prévoir et l’on prévit, en effet, que, pour garder les distances, les artistes en noir et blanc allaient être obligés d’émigrer et de découvrir de nouveaux domaines. Sur leur ancien terrain, la reproduction des œuvres des peintres, les graveurs étaient, d’avance, vaincus. S’obstiner à rayer d’une multitude de petits traits entre-croisés une plaque de métal pour signifier aux yeux ce qu’un déclic de l’appareil photographique suffit à réaliser en une matière grasse et pleine, devenait un labeur risible, comme la tâche imposée aux héros des contes de fées, de retrouver un boisseau de perles semées dans une forêt. Vainement prétend-on quelquefois encore que l’œuvre gravée en taille-douce « vit d’une double vie, » la vie empruntée au chef-d’œuvre peint, et la vie donnée par le graveur à son interprétation. Il n’est point possible de se dissimuler qu’un procédé qui oblige à exprimer un ciel par un semis de traits ou de points, et un nuage par les mailles d’un filet, s’il fut jadis un mal nécessaire, fut toujours un mal. Et loin que le graveur « anime son œuvre d’une double vie, » il serait quasi vrai de dire qu’il la fait périr d’une mort double. Il commence par tuer l’original à cause de l’impossibilité où il est de reproduire par des traits les teintes liées, les dégradations insensibles et fondues, les coulées de pâte de la peinture, et il ne peut créer, à sa place, une belle gravure, parce que tenu à une certaine exactitude d’imitation, il n’ose choisir les effets où triomphe son burin, mais reste enchaîné à ceux où a triomphé le pinceau, en sorte que son œuvre, à la fois asservie et infidèle, n’a ni le mérite de l’exactitude, ni le charme de la fantaisie.

La photographie, en se chargeant de ses besognes serviles, lui rend la liberté. En l’expulsant, elle le délivre. L’Estampe originale lui permet, pour peu qu’il en ait, de montrer son génie. Et pour que ce génie se trouve à l’aise, loin de toute concurrence mécanique, l’estampe lui offre deux ressources que n’a pas la photographie, même entre les mains de ses meilleurs maîtres : le trait synthétique et la couleur.

Le trait synthétique, c’est-à-dire presque toujours le contour extérieur du dessin, l’outline, est, il est vrai, une pure convention. La Nature ne se compose pas de « lignes ; » mais il est non moins vrai que la ligne est ce que l’œil saisit le mieux dans la Nature et lorsqu’il n’en trouve pas de définie, le cerveau s’efforce à lui en composer une avec les points qui, çà et là, peuvent en fournir le départ, les étapes et le terme. L’exemple le plus frappant est celui des constellations, — la Croix, le Chariot, le Scorpion, par exemple, — que l’esprit humain a fabriquées avec ce qu’il y a de moins linéaire au monde : le ciel étoile. Le « point, » au contraire, qu’une certaine école a voulu substituer à la « ligne, » n’est aisément perceptible qu’au sens du toucher, et de même que le toucher le plus, sensible s’embrouille et se perd dans une combinaison de lignes, de même la vue la plus perçante s’embrouille dans une combinaison de points et s’y perd. Il y a là un rapport du signe à l’objet qu’il n’est pas au pouvoir de l’artiste le plus « individualiste » et même le plus génial de changer, à moins qu’il ne change, du même coup, notre physiologie. Et si tracer des lignes est une convention dans l’Art, c’est au même degré que, dans la vie, se pencher pour marcher ou s’étendre pour dormir.

Or le trait synthétique a un double rôle : il prête aux formes des objets une continuité qu’elles n’ont pas, et il supprime les détails, les plans, les masses même que l’esprit peut supposer sans que l’œil les perçoive. De là, un plaisir double pour le regardant, si l’artiste est un vrai maître du dessin : le plaisir de voir plus clairement défini le caractère principal d’un paysage ou d’une figure et le plaisir d’en deviner tout le reste. On peut en voir des exemples frappans avenue d’Antin, aux petites salles du rez-de-chaussée, dans les eaux-fortes de M. Dauchez, intitulées Panfret (n° 2186), Hutte à Mousterlin (n° 2183) et Chaumière au Guilvinnec (n° 2184) et, au Salon des Champs-Elysées, sur le balcon du grand hall, dans les eaux-fortes de M. Joseph Pennell : Le plus pittoresque endroit du monde et la Chimère de Notre-Dame (le Stryge n° 4567). De même, avenue d’Antin, les figures de M. Chahine, les paysages de M. Béjot, celui de M. Black, montrent tout ce que quelques traits bien dirigés peuvent signifier à l’imagination de choses vastes et lointaines. Quant aux cinq eaux-fortes de M. Henri Rivière, dignes de ce maître de l’Estampe, — paysages de Bretagne, — elles arrivent à donner la sensation des différentes valeurs, des profondeurs et du relief des choses, comme la peinture à l’huile la plus savoureuse ou la gouache la plus chargée. Mais on a le plaisir de les découvrir, car le procédé nous suggère tout sans nous imposer la fatigue de rien entendre expliquer.

L’autre domaine propre à l’estampe est la couleur. Là, encore, c’est M. Henri Rivière qui, le premier, a donné les meilleurs exemples, en se bornant à des couleurs simples, plates, que le tirage de l’épreuve fournit franchement, qui ne singent ni l’huile, ni l’aquarelle, ni la gouache, mais sont un art parfaitement autonome que rien ne peut remplacer. D’autres sont venus, dont les visées plus ambitieuses et moins strictement décoratives ont enrichi l’estampe en couleurs de nouveaux effets. Les extraordinaires chimies de M. Luigini, les harmonies fondues et calmes de M. de Latenay, les teintes plus franches et plus révélatrices du procédé de gravure de M. Labrouche sont d’admirables petits tableaux tirés à nombre d’exemplaires. Encore faut-il citer les œuvres de M. Waidmann, celles de M. Chabanian, celles de M. Lorrain, celles de M. François Simon, colles de M. Bra-quaval, de M. Harald Gallen, de M. Michl, de Mme Marie Gautier, sans pouvoir rendre justice à tous ceux qui commencent à manier merveilleusement cet art délicat et large de l’Estampe en couleurs.

Enfin, le dessin tout simple, au crayon noir, çà et là pâli de quelques touches de blanc ou réchauffé de quelques traits de crayon rouge suffit, comme l’Estampe, à donner de vives sensations d’art, s’il est manié par un grand artiste. Avenue d’Antin, au dehors de la salle III bis, sur le pourtour de la coupole, dans une petite chambre close et ouatée, d’un jour discret, voici les dessins de M. Burnand, commentant les Paraboles. Ces aménagemens sont la marque distinctive du Salon de l’avenue d’Antin. M. Dubufe compose son Salon, comme chaque artiste devrait composer son tableau et chaque maîtresse de maison sa table. Il fait causer ensemble et chuchoter les discrets qui ne s’opposent que des nuances, met face à face les gens graves qui se regardent sans rire, verse le même rayon de soleil aux poètes qui flamboient et aux arbres qui fleurissent et fourre au même bout tous les gens qui crient. A M. Burnand, il a consacré une sorte de chapelle. On en sort sinon meilleur, du moins plus pensif qu’on n’y était entré. De même qu’un artiste ne se trouve pas toujours à point nommé pour prendre noie d’un événement historique, de même il est rare, dans le monde des idées, que, parmi les hommes aptes à ressentir fortement un enseignement philosophique ou religieux, il s’en trouve d’assez doués pour l’exprimer fortement aux autres par l’œuvre de leurs doigts. M. Burnand est de ceux-là. Ses yeux ont vu vivre les Paraboles, et sa main a su rendre sensible la vision de ses yeux. Il a vu passer sur l’horizon « le semeur sorti pour semer, » le brûleur d’ivraie, le Bon Samaritain, le tailleur de vigne et l’homme qui met en terre ce grain de moutarde à quoi « est semblable le Royaume des Cieux. » Où se sont déroulées ces scènes ? M. Burnand ne saurait le dire, ni les dater, comme le fit James Tissot, de la porte Nicanor ou de la vallée de Hinnon. Il n’a pas eu, non plus, le souci « moderniste » de Fritz de Uhde, et nous ne reconnaîtrons point chez ses serviteurs qui veillent ou ses mauvais vignerons des adhérens de la Volkspartei. Il n’a cherché ni les figures du temps du Christ, ni les figures de notre temps, mais des figures humaines, ne pensant pas que les contes qu’il a contés fussent d’un temps ancien, ni d’un temps nouveau, mais les croyant choses de toujours.

Ces « mauvais vignerons » sont peut-être des Juifs ou peut-être des Provençaux : ce sont, sûrement, des hommes haineux. Ce Pharisien est peut-être un disciple de Schammaï et peut-être un continuateur de La Réveillère-Lepeaux : c’est, sûrement, un fat. Ce vieillard qui monte sur la terrasse de sa maison et met sa main en abat-jour sur ses yeux pour voir de plus loin l’enfant misérable qui revient, est peut-être un contribuable de César et peut-être le citoyen d’une ville libre : c’est sûrement un père. Ces gens n’ont point à leurs vêtemens de « couleur locale, » mais la couleur exacte de leurs sentimens est répandue sur leurs visages. De celle-là tout le monde peut juger, les plus ignorans d’entre nous comme les archéologues et les ethnographes, et juger en dernier ressort. L’artiste a été bien inspiré en tirant de toute sa religion et même de tout l’Evangile ces scènes, les seules qui ne puissent faire l’objet d’aucun débat savant et dont les érudits nous feront la grâce de ne point discuter « l’historicité. » Comme il est entendu qu’elles sont des fictions, il est oiseux de démontrer qu’elles ne se sont point produites en tel endroit ou à telle époque ; mais leur profonde vraisemblance leur donne l’objectivité supérieure de ce qui peut se reproduire sans cesse devant nous. M. Burnand a saisi cette vérité sur le vif. Des hommes vivans et travaillant à leurs métiers ont passé devant lui pendant des années, parmi lesquels, de temps à autre, il a reconnu un acteur des Paraboles. Il l’a arrêté sur son chemin ; il l’a dessiné avec une conscience extrême et une expérience consommée des moindres réactions du sentiment sur la physionomie, il l’a mis dans un de ces paysages méridionaux qu’on appelle à première vue « bibliques, » tant leurs grandes lignes simples paraissent se déployer sur l’horizon comme la signature de Dieu.

Un jour est venu où toute son œuvre a été ainsi faite. Ce n’est point, là, de la « documentation, » au sens scolastique du mot, ni de la « méthode » historique. Mais il n’est pas de méthode, ni de documentation, qui conduisent à entendre bien les vérités philosophiques, si on ne les a pas, au contact de la vie, éprouvées. Les textes n’ont jamais donné l’intelligence de l’âme à qui n’a pas lu l’âme humaine, et nul ne découvrit jamais, dans un enseignement même divin, que ce qu’il portait, déjà, dans son propre cœur.


Voilà des images comme la photographie, fût-ce la plus parfaite et la plus artiste, ne saurait en produire. On l’a essayé parfois. On a cru pouvoir exprimer des idées ou des histoires par des combinaisons de modèles placés dans un décor approprié, faisant les gestes requis et saisis par un déclic d’appareil. Mais on n’obtient, de la sorte, qu’une vérité de théâtre, qu’un jeu de scène, mimé par des acteurs dont la photographie décèle impitoyablement le grime et le travesti ; de façon que, pour obtenir plus de vérités secondaires, on manque les seules vérités qui importent. L’illustration d’un texte, non plus que l’Estampe originale, n’ont donc rien à redouter des progrès de l’objectif. Elles ne cessent, au contraire, de gagner dans le domaine de l’imagination et de l’art pur. Tandis qu’aux Salons de 1908, les grands cadres renferment trop souvent des aspects de la nature déjà vus ou des rêves qu’il vaut mieux ne pas voir, voici que les crayons, les gravures originales, les eaux-fortes, les lithographies, les estampes en couleurs, en un mot les « petits cadres, » laissent apercevoir, comme une lucarne entr’ouverte, quelque chose qui ressemble à un nouvel horizon.


ROBERT DE LA SIZERANNE.