Les Salons de 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 643-672).
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LES SALONS DE 1895

LA PEINTURE

Le vent de folie dépensière et tapageuse qui, depuis quelque temps, agite les ingénieurs et les architectes, au grand dommage de nos promenades publiques et de nos monumens nationaux, semble devoir emporter à la fois, dans une tourmente prochaine, le jeune palais du Champ-de-Mars, où s’abrite la Société nationale des Beaux-Arts, et le vieux palais des Champs-Elysées, où réside la Société des Artistes français. L’Exposition universelle de 1900 sera la raison ou le prétexte de ces démolitions simultanées qui laisseront à la belle étoile les deux compagnies rivales, sans leur garantir peut-être pour l’avenir des installations mieux appropriées. Les Parisiens commencent à s’émouvoir, avec eux les provinciaux, et, par contre-coup, les étrangers. La suppression, même momentanée, de ces Salons encombrés et peu choisis, dont on maudit, par lassitude ou par genre, la médiocrité dans les premiers jours, mais où l’on ne cesse, pendant deux mois, d’aller prendre sa distraction et trouver son plaisir, leur paraît à tous une calamité redoutable ; tant ces fêtes annuelles de l’art, plus fréquentées que jamais par les gens du peuple comme par les gens du monde, par les bourgeois comme par les artistes, sont entrées dans les habitudes de notre vie nationale !

Que les dieux de l’administration écartent donc de nous ce calice ! Mais si leurs convictions mégalomanes ne leur permettaient pas de se rendre à nos prières, si le malheur arrive, qu’il soit bon à quelque chose ! Nous sera-t-il alors permis d’espérer voir dans l’avenir les deux sœurs ennemies, rapprochées par l’infortune, sinon s’embrasser sous le même toit, du moins y vivre côte à côte, pour le plus grand profit de nos jambes, de nos yeux et de nos esprits ? A vrai dire, plus vont les choses, moins le bon public peut voir, dans cette séparation de corps (qui a produit, dans la pratique, de sérieuses améliorations, sur la rive droite comme sur la rive gauche), une véritable question de principes, une lutte convaincue d’écoles et de systèmes. Au Champ-de-Mars, où les élèves du dur Meissonier continuent à se mêler aux disciples du tendre Puvis, l’on peut bien constater une tendance générale à chercher la qualité première de la peinture dans la tenue harmonique et dans l’unité calme de la coloration ; néanmoins, cette tendance n’y est point exclusive et la plupart même de ceux qui l’ont d’abord préconisée à outrance s’efforcent de donner à leurs harmonies des dessous plus résistans et plus corrects, d’après les traditions naguère démodées que les maîtres des Champs-Elysées avaient l’enfantillage de soutenir. Aux Champs-Elysées, où l’on a réussi à maintenir, dans l’intérêt des générations nouvelles, le culte de la composition réfléchie et celui des formes justes et pleines, nous ne voyons pas que ces préoccupations nécessaires empêchent les innovations les plus diverses et les plus hardies, dans tous les sens, et les affolés de modernisme, en fait de niaiseries symbolistes ou de naturalisme ordurier, ne s’y trouvent guère plus gênés qu’ailleurs pour exprimer, en des langages spéciaux, leurs confuses aspirations ou leurs sensations grossières. En réalité, il n’y a qu’une école française, troublée, agitée. inquiète, tâtonnant de droite et de gauche, aussi bien là-bas qu’ici près, sans but arrêté, sans parti pris décidé, où qu’on l’examine et où qu’on la prenne ; de tous les côtés aussi il y a une école laborieuse, vivante, ambitieuse, qui aboutira demain si elle ne le fait pas aujourd’hui, et qui conserve, malgré tout, au milieu des étrangers, nourris par elle, qui l’assiègent et qui l’envahissent, des qualités de race, une conscience du métier, une franchise d’observation, une clarté d’expression qui la feront sortir, à son honneur, de cette crise passagère. Examinons d’abord les Français dans les deux Salons, nous verrons ensuite les étrangers.


I

Les facultés les plus sérieusement atteintes par les théories paradoxales dont ils commencent à revenir ont été, chez nos peintres, les facultés imaginatives, celles qui sont nécessaires à l’exercice de la peinture monumentale, décorative ou historique. Ce n’est pas qu’on n’ait chanté, plus que jamais, à tue-tête et pardessus les toits, des hymnes en l’honneur de l’art décoratif. Ne semblait-il pas à plus d’un qu’il venait, le matin même, d’en découvrir la science et les lois, comme si Le Brun, Boucher, Delacroix, vingt autres autour d’eux, n’y avaient point excellé sans l’attendre ? Par malheur, en même temps qu’on poussait les jeunes peintres à s’enhardir aux grandes entreprises, on leur retirait, d’autre part, les moyens d’y réussir, en leur prêchant, avec des airs inspirés et fanatiques, le mépris des études spéciales, l’oubli des traditions techniques, le culte de l’ignorance, et, comme seul respect, celui de leur propre infatuation : les résultats définitifs ne pouvaient donc guère répondre à l’attente. L’Hôtel de Ville de Paris et un grand nombre d’édifices provinciaux sont là pour témoigner de l’insuffisante préparation avec laquelle les peintres ont abordé le plus souvent les nobles tâches qui leur étaient confiées.

Les triomphes légitimes de M. Puvis de Chavannes ont jeté, dans l’esprit de la génération nouvelle, un trouble passager dont elle a peine à se remettre. Néanmoins, le nombre augmente à vue d’œil des artistes qui croient pouvoir, sans irrévérence, goûter, comme il sied, le charme, toujours élevé et délicat, de ses rêveries sereines, tout en refusant de prendre pour modèles des réalisations souvent fort incomplètes. Le panneau d’escalier destiné à la Bibliothèque de Boston, les Muses inspiratrices acclamant le Génie, messager de lumière, est disposé avec cette clarté résolument naïve et cette intelligence des silhouettes expressives qui restent les qualités maîtresses de M. Puvis de Chavannes, surtout lorsqu’il laisse ses visions errer » dans le monde harmonieux des souvenirs antiques, le monde qu’il a le plus fréquenté, le seul où il paraisse vraiment libre. Rien de plus noble, de plus aisé, de plus heureux que les mouvemens, habilement variés dans leur uniformité, par lesquels les neuf chastes filles, en longues tuniques flottantes d’un blanc virginal, tenant d’une main la lyre ou le sistre, et, de l’autre, tendant le laurier et la couronne, s’avancent des deux côtés ou s’envolent vers le jeune génie, vers l’adolescent vainqueur qui se tient debout, en haut, au centre, au-dessus d’elles. Ces pâles apparitions, à la fois graves et légères, se profilent sur l’azur câline de la mer lointaine avec une grâce vive et rapide qui rappelle les figures charmantes tracées d’un fin pinceau par les peintres attiques sur la panse fuyante des élégans lécythes. C’est le même charme et le même naturel, ce sont aussi les mêmes procédés sommaires d’exécution, notamment pour les extrémités, et c’est là que notre inquiétude commence. Cette insouciance d’achèvement qui, dans ces figurines tracées hâtivement sur des objets usuels, aux surfaces convexes, nous amuse plutôt comme un témoignage de liberté sans prétention et d’habileté sans insistance, n’est-elle pas faite pour irriter, à la longue, les regards, lorsqu’il s’agit de figures de grandeur naturelle, gravement fixées sur un mur pour l’éternité ? Hésiode ne nous dit-il pas que les Grâces et le Désir se tenaient toujours auprès de ces aimables filles lorsqu’elles montaient, en chantant, vers l’Olympe ? Ces divinités dominatrices de la vieille Hellade, connaisseuses délicates et difficiles en fait de beauté, vous auraient-elles donc escortées, ô Muses savantes et douces, si vous ne les aviez attirées par la perfection de vos formes autant que par la séduction de vos voix ?

Ce qui enchante, malgré tout, chez M. Puvis de Chavannes, c’est la sincérité visible de son rêve. Que de choses on peut passer, dans l’art comme dans la vie, à ceux qui aiment bien et font sentir qu’ils aiment ! Je me sens aussi beaucoup d’indulgence, malgré les chatouillemens agaçans qu’inflige à ma rétine son tâtillonnage obstiné, pour le rêveur bizarre, mais convaincu, ce semble, qu’est M. Henri Martin. Les vices de son procédé, de ce pointillé pénible, minutieux, frétillant, qui décompose les colorations aussi bien que les formes, s’accentuent d’autant mieux qu’il l’applique sur de plus grandes toiles et plus indifféremment à toutes choses. Qu’il s’en serve pour donner à certaines parties, notamment à ses fonds, une vibration plus délicate ou plus intense, passe encore ; mais cet émiettement furieux des molécules, celle réduction systématique des objets en poussières impalpables, deviennent tout à fait choquans lorsqu’ils ont la prétention de représenter également des corps solides, des visages charnus, de souples tissus, des végétaux mobiles ou de rigides métaux. Toute peinture, sans doute, la peinture décorative surtout, vit de conventions ; libre à l’artiste d’y voir tout en gris, en bleu ou en rose ! C’est son métier, c’est sa gloire d’idéaliser toutes choses, en les faisant passer île la nature dans l’art. Toutes les transpositions lui sont donc permises, sous la seule condition d’y conserver, entre les choses, les rapports nécessaires qu’elles ont dans la réalité. Qu’une figure soit dessinée au crayon ou à la sanguine, peinte en grisaille ou de couleurs naturelles, sculptée en pierre ou en bois, elle ne restera, pour nos yeux, une vraie figure que si les chairs y gardent une autre apparence que les vêtemens, que si les mains et les pieds n’y sont pas traités comme des cheveux et de la barbe. Or le procédé des pointillistes, poussé à l’extrême, supprime toute diversité d’aspect entre les visages, les tissus, les végétaux, le paysage. Hâtons-nous de dire que M. Henri Martin n’en est plus là, et que dans cette frise pour l’Hôtel de Ville, il montre lui-même, çà et là, instruit par la nécessité, quelques intentions d’en revenir à des pratiques plus logiques et plus viriles. La disposition en est à la fois simple, ingénieuse, claire et justement appropriée. Au-dessus des trois arcades cintrées, correspondant à des ouvertures de portes, qui coupent et divisent la toile, s’étend un fond de bois, une sapinière ensoleillée, dont les fûts jaunâtres se dressent au milieu de claires et vivaces floraisons printanières. Dans le centre, en plein bois, une femme en blanc, une des Muses, qui pleure, la tête dans ses mains. A gauche, en bas, dans une des retombées, un peintre assis, la palette en main, coiffé d’un bonnet rouge. C’est le maître de M. Henri Martin, M. Jean-Paul Laurens. Il travaille et rêve, et, au-dessus de lui, par derrière, arrivent, planant d’un vol doux et lent, deux autres Muses, l’une portant une lyre, l’autre applaudissant ; plus loin, une quatrième tient sur ses genoux, un enfant debout, qui, de ses petites mains, élève une haute palme. Sur la droite, la même conception se répète, pour un poète, mais avec des variétés délicates dans les attitudes et dans les gestes. Le poète, en redingote noire, est endormi, et l’une des Muses le baise déjà sur le front, tandis que deux autres, dans le ciel, pressent, pour la rejoindre, le mouvement de leurs grandes ailes dorées et roses ; à l’extrémité, un poète ancien, quelque Orphée mélancolique, regarde et médite. L’association des figures modernes aux figures imaginaires est opérée avec un rare bonheur ; il n’y a rien de banal ni de prétentieux dans l’expression des silhouettes non plus que des physionomies. On sent que toute cette rêverie vient d’une âme d’artiste, sincère, chaste, élevée. Et cet artiste est aussi un peintre, car, sans parler de l’exquise lumière qui filtre à travers ces troncs, ces feuillages, ces fleurs, les piquant çà et là d’éclairs attendris, on ne saurait rester insensible à certaines fraîcheurs de colorations, vives et fines, qui, de tous côtés, réjouissent l’œil, comme des bouquets soigneusement assortis. En présence de telles qualités, en présence d’un tel progrès, faut-il faire un crime à M. Henri Martin de nous montrer encore trop de restes fâcheux de ses anciennes habitudes ? Faut-il trop durement lui reprocher l’inconsistance et l’insensibilité des parties nues, visages et mains, par suite de la suppression simultanée des contours et des modelés, certaines affectations de gaucheries soi-disant primitives dans l’arrangement et l’exécution des draperies ? Une fois en place, c’est possible, quelques-unes de ces insuffisances s’atténueront d’elles-mêmes ; en tout cas, il sera facile à l’artiste d’y remédier. La façon dont il reprend, avec courage et conscience, dans son autre peinture, l’Inspiration, un thème déjà traité par lui, nous prouve que M. Henri Martin possède la vertu essentielle à l’artiste, le souci de la perfection et la conscience de ses faiblesses. Les mérites particuliers de la frise de M. Henri Martin y éclatent d’autant mieux qu’elle se trouve voisine de deux autres décorations disposées de la même manière, au-dessus de plusieurs portes, par MM. Pierre Vauthier et Bonis. Il n’y a pas à discuter les sujets choisis, car les deux artistes en ont tiré bon parti pour la présentation et pour l’ordonnance. M. Vauthier a représenté, pour une salle de la mairie de Bagnolet, toute une population de banlieue en liesse, le jour du couronnement de la rosière, M. Bonis, pour une autre salle municipale, des Coureurs et des Lutteurs symbolisant les Exercices physiques. Là, des costumes du jour, des types populaires, de l’agitation familière ; ici, des draperies antiques, des nudités héroïques, des mouvemens sculpturaux. Des deux côtés, un sentiment juste de l’harmonie colorée et de la liaison des figures avec le paysage. Des deux côtés aussi, par malheur, la même obéissance au préjugé courant, c’est-à-dire une atténuation systématique des nuances et des formes qui supprime, dans la fête, toute la gaieté et l’éclat de couleurs, (qu’on y cherche, dans la course et la lutte, toute la vigueur et le caractère de dessin qu’on y devrait trouver. La toile est triste qui devrait être joyeuse, et languissante et maladive celle qui devrait exprimer la santé et la force.

Il faut-être reconnaissons à MM. Roll et Lhermitte de n’avoir jamais donné dans ce culte à la mode de l’anémie et de la chlorose auquel peuvent sacrifier, sans qu’on s’en étonne, quelques grands prêtres ou petits clercs d’un dilettantisme plus littéraire que pittoresque mais qu’on est toujours surpris de voir pratiqué par des peintres de mœurs contemporaines, par ceux que leur métier même tient en rapports étroits et constans avec les réalités solides et éclatantes de la nature et de la vie. Tous deux en trouvent la récompense dans le progrès constant qui marque leurs grandes œuvres. L’imagination peut n’être qu’à moitié satisfaite de la conception très spéciale et quelque peu sensuelle, par laquelle M. Roll entend exprimer certaines Joies de la vie, celles que donnent les Femmes, les Fleurs, la Musique. On pouvait s’attendre à ce que ces joies fussent exprimées, d’une façon ou d’une autre, par un spectacle nettement idéal, ou par un spectacle franchement réel. M. Roll en juxtaposant, dans un bois de la banlieue, plusieurs baigneuses nues, Dryades ou Bacchantes, qui se roulent dans les herbes, et un trio de musiciens en habits noirs, qui jouent mélancoliquement quelque valse à la mode, au son de laquelle trépignent, dans le lointain, en rondes folles, des Parisiens et des Parisiennes endimanchés, s’est mis en présence d’extraordinaires difficultés. Ce n’est pas que l’accord de figures nues et de figures costumées, antiques et modernes, allégoriques et réelles, soit chose condamnable ou impossible. Nous avons vu cette alliance réalisée par M. Henri Martin et l’on pourrait citer vingt chefs-d’œuvre sans sortir du Louvre, tels que le Concert champêtre, les Noces de Cana, le Débarquement à Marseille, la Liberté sur la barricade, dans lesquels cet accord est produit, par l’exaltation générale du style et du coloris, d’une façon si naturelle, qu’il faut quelque réflexion pour se rappeler qu’on a devant soi l’interprétation poétique d’une scène familière ou historique. Dans toutes ces compositions, il n’est point un morceau qui sente la copie immédiate et directe de la réalité ; toutes les parties en sont également transposées, en tons majeurs, par la même force d’imagination. Ce qui blesse, je crois bien, dans la toile de M. Roll, consciencieux reproducteur des choses, c’est précisément un accent trop réel, trop scrupuleux, qui çà et là, dans certains morceaux, reporte notre pensée à l’atelier et au modèle alors que nous devrions être simplement séduits par l’entrain, par la richesse, par la joie de l’exécution. Ces dames déshabillées, en leurs contorsions risquées parmi des broussailles inquiétantes pour le satin de leur peau, ont l’air quelque peu embarrassé de leur rôle, comme aussi ces honnêtes virtuoses qu’un caprice d’artiste a fait asseoir, dans le fourré, à quelques pas d’elles, pour exciter leurs ardeurs. Les unes sont trop hardiment nues, les autres trop correctement couverts ; leur association n’est point préparée. Une fois cette petite surprise des yeux surmontée, il est juste de reconnaître que M. Roll n’a jamais brossé une grande toile avec une telle aisance dans l’arrangement général des figures, avec une entente à la fois si soutenue et si délicate de l’harmonie et de l’équilibre décoratifs. Il y a des recherches et des trouvailles délicieuses de fraîcheurs vives ou furtives, d’accords brillans ou de mystérieuses demi-teintes, soit dans les nudités, soit dans les étoiles, non moins que dans les verdures et dans les fleurs. Le groupe même des musiciens, ce groupe trop réel, est d’un caractère très juste et très saisissant. M. Roll est de ceux à qui l’on pardonnera toujours beaucoup, parce qu’il est un de ceux qui, dans la crise actuelle, ont gardé, avec le plus de conviction, l’amour de la franche nature et de la vie saine, en même temps que celui de la bonne peinture.

Pas plus que M. Roll, moins que lui encore, MM. Lhermitte et Priant ne sont des hommes d’imagination. Les excellentes études d’après nature qu’ils nous donnent depuis longtemps l’un et l’autre : M. Lhermitte, avec une intelligence plus simple et plus large des types rustiques, M. Friant, avec une analyse plus variée et plus fine des types populaires et bourgeois, les ont placés au meilleur rang, parmi les artistes d’observation. Chargés tous deux de peindre de vastes panneaux, le premier, pour l’Hôtel de Ville de Paris, le second, pour celui de Nancy, ils ont, avec le même bon sens, compris qu’ils n’avaient point à forcer leur talent, ni à sortir de leur monde. Il n’y a point de raison pour qu’une scène contemporaine, habilement présentée sur une muraille verticale, ne s’y associe à l’entourage architectural aussi bien qu’une scène historique ou allégorique ; il y en a beaucoup pour qu’un peintre réaliste, habitué à suivre la nature pas à pas, se donne inutilement bien du mal, pour échouer misérablement, s’il veut faire, sans préparation, œuvre d’invention et de fantaisie. M. Friant, en peignant les Jours heureux, s’est efforcé seulement de généraliser les types et les sentimens qu’il rencontrait autour de lui ; pour la composition comme pour le dessin, il y semble avoir réussi. Dans le premier compartiment, c’est le printemps, le ciel frais, la floraison vive et confuse des coquelicots, des boutons d’or, des bleuets dans les prairies verdoyantes ; c’est aussi la fête de la jeunesse, des filles du village qui s’en vont, à travers champs, babillardes, respirant la joie, accompagnées par les petits frères et les petites sœurs. Elle sont trois ici, et l’une d’elles s’arrête, un genou en terre, pour piquer une fleur dans les cheveux d’une enfant qui rit ; un gamin à côté, un tout petit, s’escrime à arracher de grosses plantes qui lui résistent. Dans le second compartiment, c’est la saison mûre ; sur une pente herbue, deux fiancés, serrés l’un contre l’autre, regardent, en face d’eux, une mère endormant son enfant sur ses genoux ; entre les deux groupes passe, debout comme une pensée mélancolique, droite et réfléchie, l’aïeule, ridée et desséchée par la vie, tenant à la main une branche fanée. Les couples heureux ne la regardent pas, mais elle regarde, elle, le nourrisson qui repose. L’arrangement est simple, expressif, d’un sentiment délicat, sans visées d’idéal ; tous les types sont des types réels, français, locaux même, et pris dans la région ; le dessin est poussé à fond avec une précision minutieuse, trop minutieuse, et c’est là le défaut. Ce travail patient du pinceau est resté pénible, sec, froid, et, malgré tant de qualités, ces deux panneaux, d’un aspect jaunâtre et terne, ne donnent qu’à moitié l’impression qu’ils pouvaient produire avec plus de liberté dans la touche et de chaleur dans l’éclairage.

La lourde tâche qu’il avait à conduire a moins surpris M. Lhermitte. Accoutumé déjà à manier les grandes figures, mais dans des espaces restreints, il n’a pas voulu compliquer sa tâche le jour où il s’est trouvé devant une surface plus étendue. Il n’a donc point tenté de chanter sur le mode épique, le Ventre de Paris, et, devant représenter les Halles à l’heure où les comestibles de toute espèce et de toutes couleurs s’entassent sur les étaux et sur les pavés, au milieu du va-et-vient des maraîchers et des piétons, du brouhaha des revendeuses et des clientes, il s’est contenté de nous les montrer, telles qu’il les a vues, et que nos descendans seront sans nul doute enchantés de les revoir. Qu’on pense au plaisir que nous éprouverions à retrouver ce spectacle tumultueux et réjouissant, traité, avec celle abondance et cette exactitude, par quelque Le Nain au XVIIe siècle ou quelque Chardin au XVIIIe ! Ce qu’il y avait à craindre pour M. Lhermitte, c’est que son procédé habituel de peindre, un peu martelé, un peu grisâtre, celui d’un homme qui a manié d’abord le crayon et le fusain, ne semblât triste et maigre en une si grande toile. M. Lhermitte s’est parfaitement rendu compte de la situation et, avec une vaillance soutenue, s’est efforcé de donner à son exécution l’ampleur, la solidité, la tenue nécessaires. Un reste de papillotage qui tremblote encore, çà et là, notamment dans les plis froissés des vêtemens, y surprend d’autant moins qu’il semble causé par l’agitation des figurans multiples et affairés dans une atmosphère à la fois lumineuse et poussiéreuse. Tous ces figurans, marchandes assises et marchandes debout, porteurs et porteuses de paniers, de-bourriches et de hottes, ouvriers et campagnards, cuisinières et bourgeoises, voyous et sergots, ont été vus d’un œil si sûr, rendus avec une telle franchise, qu’ils deviennent, pour l’histoire parisienne au XIXe siècle, des documens incontestables. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de cette composition agitée et fourmillante, c’est qu’elle ne semble point composée, tant les gens y semblent bien à leur place et à leurs affaires. Comme les maîtres de la Renaissance qui signaient leurs panneaux en plaçant leur propre tête dans quelque encoignure discrète, M. Lhermitte s’est glissé, à droite, dans la foule, entre un panier de verdure et un sac de pommes de terre. On ne saurait trouver la hardiesse excessive. Les Halles sont le morceau le plus exact et le plus complet qu’ait inspiré, dans les deux Salons, l’étude de la vie populaire.

La peinture historique monumentale n’a produit qu’une grande toile, la Muraille, par M. Jean-Paul Laurens, mais c’est une œuvre puissante et originale. Il y a longtemps que M. Laurens se promène dans le moyen âge, au milieu des moines, des chevaliers, des troubadours, avec l’aisance d’un homme qui a retrouvé, par l’imagination, son milieu originel. Très différent des moyenâgeux romantiques qui se contentaient le plus souvent d’affubler d’oripeaux bizarres les rêves de leur fantaisie, très supérieur aux moyenâgeux archéologiques qui pastichent, avec froideur, les miniatures anciennes, M. J.-T. Laurens tient pourtant des premiers par la passion qu’il apporte en ses résurrections du passé, et des seconds par ses coutumes studieuses et ses goûts d’exactitude ; il se distingue de tous par la clairvoyance avec laquelle il sait retrouver, dans les hommes d’aujourd’hui, la survivance des types et des caractères qui lui sont suggérés par les chroniques et définis par les œuvres d’art. Dans ses illustrations des Récits mérovingiens, dans ses Emmurés de Carcassonne, dans sa Mort de sainte Geneviève, combien sont à la fois vieux et modernes, disparus et vivans, ses soldats féroces, ses serfs abrutis, ses ecclésiastiques fanatiques ! La ville de Toulouse, en lui offrant la décoration d’une vaste muraille, dans le Capitole, fermant le fond d’une longue galerie et que l’on verra de loin, lui a fourni l’occasion de prouver la vigueur de son intelligence historique d’une façon plus complète.

Le sujet est emprunté à la guerre des Albigeois. La ville de Toulouse, assiégée inutilement une première fois par Simon de Montfort, a dû se soumettre à la suite d’une défaite sanglante. Les hommes du Nord l’ont pillée sans pitié et rasée jusqu’au sol. Les Toulousains, indignés, rappellent leur comte Raymond, se soulèvent deux fois contre les croisés, les forcent enfin à quitter la ville. Ce n’est pas tout d’être chez soi, il faut organiser la défense, relever les murailles, les relever en hâte, et qu’elles soient hautes et solides. Les capitouls se réunissent et, pour s’assurer l’appui du ciel, placent « dans la plus haute voûte du plus haut clocher, entre lampes et candélabres », les reliques de saint Exupère qui protégera son peuple. Les meilleurs charpentiers sont chargés de dresser dans tous les postes des balistes et des pierriers. Dans tous les quartiers, des chevaliers, des bourgeois, des marchands sont désignés pour faire fortifier les postes et diriger les ouvriers. « Et tous se mettent à l’œuvre, dit Guillaume de Tudèle, le menu peuple, les damoiseaux, les damoiselles, les dames et les femmes, les jouvenceaux, les jouvencelles et les petits enfans qui, chantant des ballades et des versets légers, travaillent aux clôtures, aux fossés, aux ponts, aux barrières, aux murs, aux escaliers, aux corridors, aux portes, aux salles, aux embrasures, aux guichets, aux tranchées, aux voûtes… » Nous abrégeons l’énumération qui montre chez le poète-chroniqueur un homme au courant de tous les détails de l’architecture militaire. Ce n’est pas une seule fois d’ailleurs que le moine-troubadour, dans ses vers colorés et vivans, dont les descriptions d’une rare précision ont fourni à Viollet-le-Duc les renseignemens les plus exacts et les plus précieux sur l’art militaire au XIIIe siècle, nous montre toute une population à l’œuvre dans les mêmes conditions. Au siège de Moissac, au siège de Beaucaire, de même, pêle-mêle, en chantant, seigneurs et manans, bourgeois et artisans, grandes dames et fillettes, grimpent sur les échelles et portent le mortier. L’amoncellement héroïque d’échafaudages enchevêtrés, qui envahit tout le bas de la peinture de M. J.-P. Laurens représente, pour nous comme pour lui, l’une des occupations les plus caractéristiques des XIIIe et XIVe siècles ou plutôt une de leurs passions. Cette passion de la construction, passion de foi ou de nécessité, passion, en tout cas, universelle et féconde, a couvert, en deux siècles, notre territoire, non par centaines, mais par milliers, d’églises, de châteaux forts, de palais, de manoirs, d’un art puissant et varié, dont quatre siècles de destruction religieuse, académique, révolutionnaire ou utilitaire n’ont pu anéantir les imposants débris et les ineffaçables souvenirs. C’est donc avec la gravité du chanteur épique que le peintre a fait monter sur ces échafaudages, pour achever le parement des créneaux et des courtines, pour ajuster sur la tour cornière les traverses ajourées des larges hourds, pour dresser, sur la plus haute terrasse, le trébuchet gigantesque qui frappera bientôt le cruel Simon d’une énorme pierre, « à la place où il fallait », les charpentiers et les maçons, leurs femmes et leurs filles, travaillant avec enthousiasme, sous la direction des maîtres d’œuvre et des sergens des capitouls. Le peintre diffère, en cela pourtant, du témoin oculaire, que, voyant à distance les choses d’un regard plus calme et avec un esprit plus démocratique, il est à la fois moins dramatique et moins impartial. Dans la chronique, nous voyons toujours les nobles, les riches marchands, les dames et damoiselles prendre, avec leurs habits somptueux et bigarrés, une part active à la résistance ; il y avait là, pour un coloriste, des élémens précieux que l’artiste, plus plébéien, a cru devoir négliger. D’autre part, c’est presque toujours sous la menace même de l’ennemi, sous la tombée intermittente des flèches et des pierres, que ces travailleurs improvisés, chantant et gabant, poursuivaient leur tâche. Or, si l’on n’apercevait, en l’air, les apparitions des saints patrons portant l’étendard « Mort à Montfort ! », on pourrait croire, ici, que tous ces ouvriers affairés travaillent sans inquiétude. Mais il n’est pas, nous le savons, dans le tempérament de M. J.-P. Laurens de développer les drames ou les tragédies de l’histoire dans leur pleine action ; contemplateur grave, justicier loyal et ému, il aime mieux nous faire assister, paisiblement, sincèrement, à leurs préparations ou à leurs conséquences. C’est ce qu’il a fait pour les Emmurés, pour le Duc d’Enghien, pour l’Excommunié, etc. Prenons-le donc, tel qu’il est, et admirons, dans la Muraille, la page d’histoire populaire la plus vaste et la plus exacte qu’il ait écrite, en ce style ferme et sobre, viril et rude, qui lui est bien personnel et dont on retrouve l’origine dans les maîtres les plus francs et les plus expressifs du XVe siècle florentin. Quelques-uns des ouvriers de la muraille toulousaine ont déjà travaillé à la Tour de Babel du Campo-Santo de Pise ; mais ce n’est pas seulement par des rencontres d’attitudes et des ressemblances d’ajustemens que M. J.-P. Laurens rappelle Benozzo Gozzoli, il lui ressemble aussi par certains traits de simplicité et de noblesse qui ne sont pas indignes de son illustre prédécesseur et auxquels il ajoute des préoccupations d’exactitude historique et de sympathie humaine qui lui donnent la marque de son temps et de son pays.

C’était une grave besogne qu’on avait imposée à M. Ehrmann en lui disant de représenter à la Bibliothèque Nationale, sur un seul panneau, les Lettres, les Sciences, les Arts du moyen âge, tout un monde, et quel monde, si divers et si majestueux ! M. Ehrmann a fait des sacrifices. En réalité, dans sa composition habilement disposée, les grands rôles, au centre, ne sont joués que par les seuls historiens français, Froissart, le jeune et alerte coureur de tournois et de fêtes, Juvénal des Ursins, le grave chroniqueur des années sanglantes, l’un en gai costume de damoiseau, l’autre en somptueuse robe de brocart (deux figures très réussies), Villehardouin, Joinville, Commines, ceux-ci moins bien caractérisés, ou un peu sacrifiés. Dans une salle de la Bibliothèque, que les écrivains tiennent le premier rang, rien de mieux. Mais pourquoi n’avoir pas mis, à côté des chroniqueurs, en figures parlantes, quelques-uns de nos grands trouvères ou de nos grands docteurs ? Les types ne manquaient pas. Les deux poètes, très visibles au premier plan, sont Dante et Pétrarque, qui ne sont pas français, et dont l’un est l’initiateur de la Renaissance. En réalité, M. Ehrmann, qui, par toutes ses études et ses travaux antérieurs, est un homme de la Renaissance, n’a pu voir le moyen âge qu’en artiste de la Renaissance. Ce sont les personnages confinant à la Renaissance, les plus extériorisés et les mieux habillés, qu’il représente le mieux. Ses habitudes d’esprit, en vérité, répugnent même tellement aux formes en usage pendant la période qu’il devait symboliser, il est si peu converti aux grandeurs de l’art ogival, qu’ayant à mettre un fond derrière ces historiens qui, depuis Villehardouin jusqu’à Commines, n’ont connu que les formes gothiques, il développe un portail cintré, antérieur à la grande évolution nationale, le portail roman. Ces observations n’enlèvent rien au mérite intrinsèque de la composition de M. Ehrmann. Nous les faisons seulement pour indiquer en quoi diffèrent, sur ce point, les tendances de la génération précédente et les tendances de la génération nouvelle que des communications plus précises et plus fréquentes avec les monumens des différens âges et des différentes races poussent à des analyses plus intimes de leurs caractères et de leurs âmes.

Il nous répugne fort, d’ailleurs, quelque talent qu’on y mette, de voir, en revanche, la curiosité des peintres ouvrir uniquement les chroniques pour en extraire des anecdotes scabreuses, comme si les journaux judiciaires ou fantaisistes ne suffisaient pas à fournir leur pâture quotidienne aux imaginations salies ou blasées. La Mariade Padilla (maîtresse de Pierre le Cruel) nous donne une étonnante idée des mœurs de l’Kspagne au XIVe siècle. « La chronique rapporte que, lorsque la belle favorite se baignait, il était d’usage que le roi et ses courtisans vinssent lui tenir compagnie. La galanterie suprême voulait alors que les cavaliers bussent de l’eau du bain des dames. » Telle est la galanterie suprême que M. Gervais a cru devoir immortaliser, non pas heureusement dans les proportions colossales qu’il avait données, l’an dernier, à ses trois honnêtes dames du Jugement de Paris, mais dans des dimensions encore excessives. En se resserrant un peu, l’habileté du peintre, dont l’œil est très sensible, mais qui saisit mieux les détails que l’ensemble et les subtilités de la lumière que sa juste distribution, est aussi devenue plus appréciable ; elle gagnerait à se restreindre plus encore, surtout en des sujets de si petit vol et qui ne méritent point l’honneur qui leur est fait.

C’est, en général, il faut le reconnaître, un genre d’émotions plus pures que cherchent dans l’histoire ceux qui s’adressent à elle pour raviver ou entretenir leur rêve. Jeanne d’Arc, comme d’habitude, apparaît en de nombreuses toiles, sinon toujours réalisée avec une suffisante poésie, toujours du moins appelée d’un cœur ému et scrupuleusement respectée. La Vocation de Jeanne d’Arc, par M. Azambre, la Jeanne d’Arc à Compiègne, par M. Marcel Pille, la Jeanne d’Arc entendant ses voix, de M. Bonnefoy, ne sont pas sans mérite. M. Sautai nous montre Saint Geoffroy, évêque d’Amiens, à la Grande-Chartreuse, avec ce sentiment recueilli des attitudes monastiques et des architectures claustrales qui lui est particulier. Il y a progrès marqué, pour la précision du dessin et la réalisation des types rêvés, dans les Fiançailles de M. Charrier, et l’Adieu par M. Bussières. M. de Richemont a traité, avec sa distinction accoutumée, la Légende de Sainte Notburge. Aux Champs-Elysées, où se trouvent toutes ces compositions, on peut voir encore, dans les salles des dessins, aquarelles et pastels, outre un projet de décoration sur la Vie de Jeanne d’Arc par M. J.-P. Laurens, une grande aquarelle, visiblement inspirée des maîtres du XVe siècle, mais qui est un début à signaler, le Sommeil de la Vierge, par Mlle Sonrel.

Dans le même salon quelques grands tableaux religieux, dus à des peintres connus, ne renouvellent pas, néanmoins, avec assez d’autorité ni d’originalité des sujets rebattus pour que l’imagination en reste frappée. Le plus important, Jésus descendant aux limbes, par M. Léon Glaize, montre, dans le faire du peintre, un assouplissement remarquable ; quelques-unes des nudités bibliques qui s’y agitent sont des morceaux d’étude excellens ; peut-être fallait-il moins de torses et plus d’émotion religieuse. La légende antique est représentée par deux épisodes nouveaux de cette longue histoire des vestales pour lesquelles M. Hector Le Houx garde, avec une surprenante fidélité, le culte de sa jeunesse. Un grand tableau représente le Tirage au sort d’une nouvelle vestale, un tout petit le suicide de Lanuzia, qui, pour n’être pas enterrée vive, se précipite du haut de sa maison. C’est dans le petit que le peintre a le plus délicatement exprimé son sentiment particulier de l’art antique. Au milieu de toutes ces fantaisies historiques et religieuses il faut pourtant remarquer quatre morceaux d’une exécution tirs personnelle et très soignée où se retrouvent les meilleures qualités de leurs auteurs, le Sommeil de l’Enfant Jésus, par M. Hébert, dans lequel l’expression poétique est réalisée par un jeu plus compliqué et plus délicat que jamais des lumières caressantes et des ombres mystérieuses ; la Vérité dans le puits, tuée par les menteurs et les histrions, de M. Gérôme, allégorie vague pour la conception, mais d’une précision raffinée pour l’exécution ; les Baigneuses, de M. Fantin-Latour, dont le charme procède à la fois de Prud’hon, du Corrège et de Venise ; enfin, la grande toile de M. Roybet, la Sarabande, dans laquelle cet imperturbable praticien combine, avec une tranquille bravoure, les souvenirs de Velasquez, de Cornelis de Vos, de Frans Hals et de Van Dyck.

Au Champ-de-Mars, où l’histoire n’est point en honneur et où la fantaisie ne se donne point carrière autant qu’on pourrait croire, l’imagination ne joue presque aucun rôle. On trouve bien le désir d’en montrer dans les Quatre Saisons et dans l’Apothéose de Watteau, par JM. Latouche, mais des agitations hasardeuses de figures incertaines, à travers des formes décomposées, dans des lumières mal définies, ne suffisent pas, même avec de l’entrain et de l’habileté, à donner un aspect décoratif ni à communiquer une impression poétique. Le Moïse et la Source de Sainte-Claire, par M. Lagarde, d’une tonalité bien soutenue et d’un sentiment délicat, rentrent plutôt dans la catégorie des paysages historiques. La scène de massacre à Constantinople, au IVe siècle, par M. François Lafon, contient quelques bons morceaux en style scolaire ; les Funérailles de Pierre le Vénérable, par M. Georges Claude, sont traitées avec un sens juste de l’époque. La grande composition de M. Weerts, Pour la patrie et pour l’humanité, qui ne peut faire oublier ses petits portraits, montre un effort estimable ; mais tout cela ne dépasse pas le niveau de ce qu’on voit, en plus grand nombre, aux Champs-Elysées.


II

L’imagination, en somme, joue un rôle assez restreint dans la production française. Les facultés d’observation chez nos peintres sont plus développées. Les deux manières de voir qui, à courte distance, se sont succédé dans les ateliers et dans les expositions, celle d’un réalisme complet, poussant l’exactitude jusqu’à la brutalité, la cherchant de préférence dans les milieux vulgaires, puis celle d’un impressionnisme excessif, sacrifiant toutes les formes aux jeux subtils de la lumière, mais poursuivant l’analyse de cette lumière dans les milieux les plus divers, auront également contribué à enrichir ces facultés si l’on sait profiter, à temps et sans exclusion, des résultats acquis. Les portraits, les scènes de mœurs rustiques, familières, mondaines, les paysages, tiennent toujours la plus grande place, la meilleure, tant aux Champs-Elysées qu’au Champ-de-Mars, et, parmi ces innombrables ouvrages, où le talent s’éparpille en nuances infinies, quelques-uns joignent, à un juste esprit d’observation, des mérites techniques assez sérieux et, parfois même, des qualités poétiques d’un ordre assez élevé.

Les portraitistes, comme les traducteurs, se divisent en plusieurs classes, les sincères et les exacts, les flatteurs, les infidèles, les traîtres. Il arrive de temps en temps que, suivant l’occasion, le jour qu’il fait, ou par caprice, le même peintre saute d’une classe à l’autre. En général, néanmoins, comme c’est question de tempérament plus que de volonté, d’habitude plus que de réflexion, l’homme exact reste toujours exact, l’infidèle demeure infidèle. L’infidélité, d’ailleurs, en cette matière, n’est pas toujours un crime ; c’est parfois une vertu, lorsque le modèle est insignifiant et que le peintre est un grand artiste. On pourrait citer, dans le passé comme dans le présent, nombre de portraitistes qui durent leur vogue, comme leur mérite, à leurs habitudes de savans ou poétiques mensonges. Est-il bien certain que nos pompeux metteurs en scène du XIIIe siècle, nos aimables habilleurs ou déshabilleurs du XVIIIe siècle, Rigaud, Largillière, Nattier, Boucher e tutti quanti, nous aient toujours bien scrupuleusement rendu les imperfections ou même l’individualité de leurs nobles cliens ? Fromentin a justement remarqué que l’ardent Rubens lui-même ne pouvait toujours inspirer une confiance extrême. Ce qui n’empêche la plus hâtive de ses esquisses de nous sauter joyeusement aux yeux, non seulement comme une chaude fusée de couleurs vives et douces, mais de nous jeter encore dans l’esprit, sur le caractère extérieur et intérieur de ses contemporains, des lumières plus certaines que ne fait tel ou tel crayon, telle ou telle gravure d’une exécution attentive et minutieuse, offrant toutes les garanties extérieures d’une honnête ressemblance. Cette sorte d’infidélité, qui est pratiquée, sciemment ou involontairement, par tous les artistes quelque peu personnels et bien doués, n’implique nullement de leur part l’absence de sincérité, bien au contraire ; c’est, aussi souvent, la preuve de leur spontanéité, de leur intelligence, de leur lucidité. S’ils ne montrent pas dans un visage tout ce que le premier venu peut y voir, ils en font jaillir autre chose de plus particulier et de mieux défini, quelque chose qui s’y trouve, mais qu’on n’avait point dégagé. Les peintres, dans une certaine mesure, ont donc le droit d’être infidèles ; on leur accorde moins facilement d’être flatteurs par cupidité ou traîtres par sottise.

Le profil pâle, noble, réfléchi de Mme F. D… par M. Henner, est-il d’une ressemblance matérielle qui satisferait un photographe ? Je n’en sais rien, je n’ai pas besoin de le savoir. Quand j’ai longuement, avec délices, savouré la douceur puissante de cette admirable enveloppe de peinture sous laquelle il se présente, la souplesse et la fermeté de ces carnations délicates, la décision tranquille de ces traits bien marqués sous une apparence fuyante, les nuances infinies et tendres par lesquelles ces deux taches uniques, le blanc du visage et le noir du chapeau et de la robe, s’associent pour exprimer, à la fois, un grand deuil et une grande résignation, je n’éprouve nul doute sur le caractère intime de la personne représentée. L’artiste a été au-delà de ce qu’on voit, il a exprimé ce qu’on ne voit pas ; il a fait une œuvre décisive et complète ; que demander de plus ? C’est par des portraits de cette valeur, déjà nombreux dans son œuvre, que M. Henner restera, dans l’avenir, un des représentans les plus inattaquables de notre école moderne.

L’interprétation de la réalité est moins hardie chez M. Paul Dubois, plus violente chez M. Bonnat, mais combien, chez ces deux maîtres encore, elle est personnelle et consciencieuse, pénétrante et intellectuelle, en même temps que caressante ou résolue ! Les scrupules, hésitations, repentirs qui agitent et font vivre un artiste inquiet de perfections ne quittent pas plus M. Paul Dubois quand il peint que lorsqu’il sculpte. Le beau portrait de Mme L. A…, n’a rien, dans son exécution savante et patiente, des virtuosités tapageuses par lesquelles tel ou tel de ses voisins attire violemment les yeux. Une dame d’âge déjà mûr, toute droite, de face, la tête nue, les mains pendantes, en robe noire sur un fond neutre, sans autre note claire que le jaune de ses longs gants de Suède, il n’y a pas là de quoi arrêter la foule ! Physionomie, attitude, toilette, recherches des modelés et des nuances, tout est discret et modeste dans cette peinture singulièrement distinguée, dont le charme sérieux vous pénètre à mesure que vous y pénétrez davantage ; c’est précisément ce qui en fait le prix.

M. Bonnat, le franc et vigoureux Bonnat, apparaît comme un brutal à côté du timide Dubois. Il semble qu’exaspéré par toutes les mollesses et lâchetés des pinceaux fin de siècle, ce vaillant ouvrier tienne de plus en plus à faire montre de son bel outil vis-à-vis de tous ces embrasseurs de nuées grises, qu’un corps bien vivant épouvante et qu’aveugle un éclat de couleur. Que son modèle soit un chef d’Etat, M. Félix Faure, président de la République, ou une femme du monde, Mme la comtesse L. M…, il l’installe devant lui, sans hésitation, sans précautions, sous une chute de lumière, directe et nette, qui accentue, avec une franchise implacable, toutes les saillies et rentrées de la forme, toutes les crudités et vivacités de la couleur. La franchise est un peu vive parfois, et ce n’est point ainsi qu’en usent, à l’ordinaire, les portraitistes à la mode ni les portraitistes officiels parce que leur clientèle, mâle ou féminine, se soucie peu de l’affronter ; c’est cette franchise pourtant qui assure à M. Bonnat l’admiration et la confiance des hommes sans vanités et des femmes sans coquetterie, de ceux qui sont décidés à se montrer tels qu’ils sont et non tels qu’ils voudraient être. Je m’imagine que, dans l’antiquité ou au moyen âge, de loin, dans la pénombre des temples ou des églises, les statues de marbre ou de bois, rudement taillées par les sincères imagiers d’Egine ou de Chartres, fraîchement enduites de couleurs voyantes, devaient produire sur les yeux un effet de même nature que les figures de M. Bonnat dans leurs fonds brouillés. Même énergique saillie dans les formes, même simplicité grave dans les attitudes, même audacieux éclat dans l’application des tons purs, même aspect de réalités vivantes et palpables allant jusqu’au trompe-l’œil. Pour les uns comme pour les autres, une certaine caresse du temps n’est pas inutile, mais aussi, n’ont-ils pas à la craindre. Que la poussière de quelques années tombe sur la robe jaune de Mme L. M…, sur le cordon rouge et le plastron blanc de M. Félix Faure, on ne pourra que s’en réjouir, car, en même temps que ces accessoires reprendront un rôle plus modeste, les véritables beautés des figures mêmes s’accentueront dans le calme croissant de l’entourage. Le visage un peu fatigué, sérieux et bienveillant, résolu et simple du Président, comme le visage frais et délicat, avec des regards si doux et si fins, de la grande dame, n’en apparaîtront que mieux, de plus en plus clairs et parlans, et sembleront à la postérité ce qu’ils nous semblent être déjà, les traductions les plus sincères et les plus fermes qu’on ait osé faire de nos contemporains.

Aux Champs-Elysées, sauf de rares exceptions, c’est dans le même esprit que MM. Henner, Dubois, Bonnat, c’est-à-dire par la précision du dessin, la simplicité de la pose, la sobriété du coloris, que les portraitistes cherchent à nous retenir. Le portrait de M. Ambroise Thomas par M. Baschet est d’une belle tenue, d’une impression grave et juste, d’une exécution simple et ferme. Deux portraits d’hommes par M. Morot ont un accent de vie et de vérité qui attire tous les yeux. Plusieurs artistes, non des moindres, pensant au Louvre ou à leur famille, se présentent eux-mêmes au public ; on doit croire qu’ils l’ont fait en bons termes. Le Portrait de Bouguereau par lui-même est un de ses bons morceaux, un de ceux que ce maître caressant a le plus heureusement caressés. On regarde aussi avec intérêt ceux de M. Jules Breton et de M. de Winter, qui sont dans le même cas. Il serait difficile, dans ce genre d’ouvrages, de signaler tous les bons morceaux sur lesquels l’œil s’arrête avec plaisir. On ne peut que mentionner, parmi les images viriles, celles qu’ont signées MM. Joseph Aubert (Cardinal Richard), Louis-Edmond Fournier (M. François Coppée), Bordes (M. Paul Cambon), Morisset, Weber, etc. parmi les figures féminines, portraits ou fantaisies, celles qui sont dues à MM. Jules Lefebvre, Benjamin-Constant, Doucet, Wencker, Axilette, R. Collin, Humbert, Maxence, Aviat, Mlle Juana Romani, etc. Les portraits de Leurs Altesses Boy aies le Prince de Galles et le Duc de Connaught, par M. Detaille, sont une œuvre de plus haute portée. Le prince et son fils, à cheval, de grandeur naturelle, se présentent presque de face ; le prince montre à son fils quelque chose sur la droite ; du côté où, dans l’éloignement, s’avancent, alignés, les régi mens écossais. Le dessinateur précis et sûr semble avoir pris plaisir à accumuler les difficultés d’attitudes et de raccourcis, pour montrer avec quelle aisance il les savait vaincre. Après ces images princières, l’ensemble de portraits qui attire le plus la curiosité de la foule est la réunion d’hommes de lettres dans un jardin, à Ville-d’Avray, chez M. Alphonse Lemerre, leur éditeur. On s’y montre les.visages fort ressemblans de MM. Sully Prudhomme, André Theuriet, Jules Breton, F. Coppée, de Heredia, Bourgef, Hervieu, Dorchain et quelques autres habitués d’une maison hospitalière aux poètes depuis tantôt trente ans, autour de leur ami et maître, Leçon le de Lisle. Depuis que le peintre, M. Paul Chabas, a esquissé cette scène amicale, la Mort, hélas ! a traversé cet abri de feuillage ; Leconte de Lisle a suivi la pâle messagère comme l’a suivie aussi l’hôtesse bienveillante qu’on voyait assise, près de ses invités, et il semble qu’un voile de tristesse soit tombé, en même temps, sur ces visages des rimeurs que le peintre avait vus plus gais et sur ces verdures assombries qu’il avait rêvées plus ensoleillées. Les portraitistes ordinaires du Champ-de-Mars y ont aussi reparu avec quelques excellens spécimens de leur manière, comme le Puvis de Chavannes, par M. Desboutin, le Portrait de Mlle J. L… et un Petit Portrait par M. Aman-Jean, plusieurs portraits de Dames et Jeunes filles, par M. Blanche, celui de Mme X… et de ses enfants par M. Dubufe, etc.

L’observation des types contemporains n’est intéressante que lorsqu’elle aboutit à une véritable œuvre d’art dont l’intérêt résulte d’abord d’un attrait pittoresque ou plastique qui en accentue et en individualise l’exactitude ou l’originalité. Pour un véritable peintre, il n’est rien, d’ailleurs, dans la vie courante qui ne puisse lui offrir l’occasion de montrer son propre génie, par la seule façon dont il voit les choses se mouvoir dans l’infinie variété des actions lumineuses. Si, par surcroît, il sent vivement la tristesse ou la gaîté de ces choses, c’est par cette action de la lumière qu’il déterminera son émotion et qu’il la fera passer en nous. Voici deux scènes d’hôpital, l’une aux Champs-Elysées, par M. Brouillet, le Vaccin du croup à l’hôpital Trousseau, l’autre au Champ-de-Mars, l’Heure de la tétée des enfants débiles à la Maternité, par M. Duez. Comme tous deux sont des peintres, M. Brouillet, dans sa toile encore un peu grande, mais habilement disposée, M. Duez, dans sa composition plus ramassée, nous disent également ce qu’ils veulent dire par des accords divers et délicats de toutes sortes de blancheurs : blancheurs des murs, des rideaux, des draps, des tabliers, des robes, combinées avec les taches rosées ou brunâtres des carnations, visages, poitrines et mains. Il suffit de cette simple orchestration des blancs, plus sourde et plus calme à l’hôpital Trousseau, pour donner une gravité touchante aux opérateurs et aux infirmiers qui regardent avec anxiété le petit malade, tandis que, plus vive et plus montée, elle répand, à la Maternité, sur cette troupe de nounous offrant leurs doubles mamelles à une ribambelle de petits citadins allâmes comme Gargantua, je ne sais quel air d’allégresse salubre tout à fait réjouissante. On a le droit de mettre de la bonne humeur dans sa peinture quand la peinture s’en imprègne de telle façon.

Quel art admirable que celui qui peut tout dire par, la seule combinaison, l’association ou l’opposition des innombrables accentuations ou dégradations de la couleur ! A vrai dire, à aucune époque on n’a eu, ce semble, autant qu’aujourd’hui, une conscience si vive des jouissances que peuvent donner à l’œil et à l’esprit ces sortes de sensations, et l’on n’a jamais cherché ces jouissances de plus de côtés à la fois, par des analyses plus variées et plus subtiles. Il y a vraiment plaisir, une fois qu’on s’est résolu de ne plus demander aux peintres ni des inventions poétiques, ni des compositions réfléchies, à se promener, presque au hasard, dans les deux Salons, car on y trouve, à chaque pas, une quantité d’impressions vives ou raffinées, d’observations naïves ou subtiles, qui n’ont tout juste, il est vrai, que la valeur d’indications, mais qui sont instructives, sous ce rapport, ou amusantes.

M. Dagnan, lui, n’est pas de ces improvisateurs qui perdent, par ignorance ou par paresse, l’occasion de faire un chef-d’œuvre. Son petit tableau du Lavoir, où quelques paysannes bretonnes. bavardent, arrêtées sous une voûte, est un vrai régal d’amateurs. Pourquoi ? Parce que tout y est juste, vu et senti en peintre, l’attitude des femmes, la couleur des vêtemens, l’humidité du lieu, sa pénombre, et sa tristesse, et le contraste de cette froideur du dedans avec l’air chaud qu’on sent au dehors, et que tout cela est dit simplement, complètement, finement, par un peintre qui joue avec sûreté des couleurs de sa palette comme un écrivain exercé joue des mots de son vocabulaire. C’est ainsi que parlaient les consciencieux et bons Hollandais, les Pieter de Hooghe, les Ter Borch, les Metzu, et M. Dagnan est de la famille. M. Lobre, au Champ-de-Mars, M. Lomont aux Champs-Elysées sont aussi de cette lignée ; ils procèdent de ces maîtres exquis par leur entente délicate de la lumière recueillit ! à l’intérieur des maisons, cette lumière amie, souvent furtive, parfois brouillée, qui promène avec elle notre rêve, dans notre chambre de travail ou de repos, d’un bouquet qu’elle caresse à un portrait qu’elle ravive, d’un livre oublié à un ami qui entre. Et comme ils ont raison de s’en tenir à des cadres modestes qui conviennent si bien aux confidences intimes ! M. Lomont aurait-il la malheureuse ambition de s’agrandir ? La silhouette un peu sèche qui noircit le premier plan de son Lied, dont le fond d’appartement est si délicat, pourrait nous le faire craindre. La petite fille même qui écrit sa Lettre aurait pu être plus petite : n’importe, telle qu’elle est, elle est charmante, si appliquée, si attentive ! Quant à M. Lobre, son Intérieur avec une vieille dame en noir et une jeune fille en blanc, et son autre Intérieur, garni de meubles surannés avec une statue de Frédéric le Grand, sont vraiment des modèles du genre.

L’école des vaporisans dont M. Carrière n’est pas l’inventeur, mais dont il est devenu le chef par son talent, donne quelquefois des émotions délicieuses. De ce que M. Carrière est celui qui vaporise le plus et qui vaporise à outrance au point de ne plus être visible que pour certains initiés, il ne s’ensuit pas qu’il soit pourtant le seul à comprendre la valeur expressive des demi-teintes délicatement dégradées et fondues dans les ombres environnantes. Depuis Léonard, Corrège, Rembrandt, Prud’hon, la science n’en a jamais été perdue. Il y a toujours eu des praticiens délicats qui se sont plu à envelopper, adoucir, dégrader les formes pour en faire mieux sentir la souplesse et la sensibilité ; mais ils n’avaient jamais songé à les faire absolument disparaître. La disparition, il est vrai, supprime toute discussion, et il devint, en effet, difficile de se chamailler sur le plus ou moins d’exactitude dans les types, le plus ou le moins d’expression dans les physionomies que peuvent montrer les braves gens, penchant leurs têtes, du haut du paradis, dans le Théâtre populaire de M. Carrière, puisque la plupart n’apparaissent, au-dessus du trou noir, qu’à l’état de flocons blanchâtres, comme ces lambeaux de nuées traînant sur l’horizon dans lesquels une imagination naïve voit tout ce qu’elle veut. MM. Berton, Tournès, Bréanté, plus retenus, sinon plus subtils et plus expressifs, nous semblent mieux rester dans les limites du possible, les deux derniers surtout. La Première Communiante de M. Tournés, apparaissant, à travers une porte, toute blanche, au fond d’un appartement, a été, pour lui, l’occasion de montrer qu’il savait appliquer son goût des analyses lumineuses à des sujets plus compliqués que des dos et des épaules de femmes à leur toilette. C’est à comparer, pour la discrétion et le charme, avec les intérieurs de MM. Lobre et Lomont. Il y a plus que de la grâce, il y a de l’émotion dans cette Veillée de M. Bréanté où l’on voit une couturière et sa fille, sous une lampe qui brûle depuis longtemps, au milieu du chiffon ne ment des étoiles légères, tombant de sommeil et de fatigue, devant la robe de bal qu’il faut livrer le lendemain et qui assurera le pain de la journée. M. Berton se laisse plus troubler par M. Carrière, qu’il avait pourtant devancé, mais il reste encore de la grâce et du charme dans ses visions trop promptes à s’évanouir.

Au sortir de ces brumes délicates, quelques éclats de soleil, même un peu vifs, ne sont pas à craindre ; on les cherche même volontiers, et l’on est heureux de rencontrer la bande, de plus en plus alerte et nombreuse, des Algériens et des Egyptiens, qui nous rapportent de là-bas des impressions parfois éblouissantes et aveuglantes, souvent nouvelles, toujours joyeuses ! Au Champ-de-Mars, c’est M. Dinet, avec ses études pétillantes et ardentes, parfois très complètes et décidées, comme son Africaine, en robe rouge, traversant, sous une lumière furieuse, un ravin pierreux : L’air était embrasé, le sol ardent et rouge comme des rubis. Et la verve chaleureuse et nette de l’exécution ne fait pas mentir le titre. C’est M. Besnard, avec ses esquisses aventureuses, emportées et brûlantes, de femmes hardies et fardées. Ce sont MM. Girardet et Girardot, l’un avec plus de précision, l’autre avec plus de finesse. Aux Champs-Elysées, c’est M. Gérome, qui, comme d’habitude, ne nous laisse plus rien à chercher, nous imposant, avec sa maîtrise patiente et soutenue, l’autorité d’une vision à qui rien n’échappe, dans la Prière dans la Mosquée Caïd-Bey, c’est M. Bompart qui, venant d’Afrique, rencontre à Venise M. Saint-Germer, l’un de ceux qui comprennent le mieux la poésie des marbres brûlés et dorés se reflétant dans l’eau sombre des canaux endormis (la Confrérie de Saint-Marc, à Venise).

Il n’est pas permis à tous d’aller à Corinthe, Alger, Thèbes, ni même Venise. Nos ciels troublés, nos rues fangeuses, nos verdures grises, nos mers assombries suffisent d’ailleurs largement à renouveler le talent des peintres qui savent les voir et les aimer. Nos marins, nos paysans, nos ouvriers, avec leurs types énergiques et francs, sont même bien plus faits pour nous émouvoir que des Bédouins de passage ou des Italiennes d’aventure. C’est naturellement sur des tons moins éclatans, par des accords plus graves de gris et de noirs, que leurs peintres nous racontent leurs travaux et leurs misères. La vie maritime, comme toujours, a inspiré quelques bonnes toiles dramatiques, l’Abandonné (un marin tombé à la mer, qu’on ne peut sauver, que le prêtre bénit du haut du navire emporté), par M. Couturier, au Champ-de-Mars ; la Stella maris (la Vierge apparaissant aux naufragés), par Mme Virginie Demont-Breton, aux Champs-Elysées. On a vraiment le cœur serré devant les Pauvres gens de M. Troncy, tant leur résignation navrée, en faisant queue dans l’attente d’une distribution de vivres, est simplement exprimée. Le travail des champs et des villes trouve toujours des narrateurs sincères, émus ou exacts dans MM. Jules Breton, Adan, Tattegrain, Haquette, Laugée, etc., auxquels il faut joindre : aux Champs-Elysées, Mme Duhem, MM. Léon Giffard, Adler, Junès ; au Champ-de-Mars, MM. Moutte, Charles Meissonier, Muenier, L. Gros, Lahaye, David-Nillet, etc.

La vraie force, dans les deux Salons, des artistes qui étudient les campagnards ou les citadins, c’est d’être, en même temps, presque tous, d’habiles et sincères paysagistes, ne séparant pas les gens de leur entourage naturel, les regardant toujours sous leur vraie lumière. Ce sont ces habitudes, prises depuis une vingtaine d’années, qui contribuent le plus heureusement à varier et animer ce qu’on appelait autrefois la peinture de genre dont la monotonie et la froideur tenaient en grande partie à l’emploi trop fréquent du modèle et du mannequin dans l’atelier. S’il n’y a guère de peintres de genre qui ne soient paysagistes, en revanche, il y a encore bien des paysagistes qui ne sont pas peintres de figures. C’est même un des signes de notre temps que la nature extérieure, toute seule, sans la présence de l’homme, suffit à nous intéresser et à nous émouvoir. Les plus beaux paysages de celle année, les plus caïmans ou les plus expressifs, sont aussi des paysages nus et déserts, sinon silencieux, et dans lesquels nul passant ne vient troubler le rêve où il a plu à l’artiste de nous faire entrer. Il en est de charmans, parmi ces paysages, il en est aussi de beaux ; je compterais parmi les beaux, et les très beaux : aux Champs-Elysées, les Bords de la Sèvre nantaise à Clisson, par M. Harpignies qui n’a jamais donné une plus ferme allure à ses robustes arbres, ni une clarté plus sereine et plus profonde à son ciel reposé ; au Champ-de-Mars, deux ou trois toiles de M. Cazin qui sont des chefs-d’œuvre pour la douceur pénétrante de l’impression et la délicate perfection de l’exécution. Quant aux charmans, aux intéressans, soit par la sincérité de l’exécution, soit par l’exactitude de la représentation, quelquefois par les deux qualités à la fois, ils sont presque innombrables. Les dimensions ne font rien à l’affaire, ou plutôt ceux qui savent s’enfermer en de petits cadres ont toute chance d’y mieux concentrer et fixer leurs sensations. Que gagneraient, par exemple, ces exquis notateurs de nuances lumineuses, l’un dans le clair, le vif, le gai, l’autre dans le gris et le mélancolique, M. Boudin, l’explorateur des cotes ensoleillées, de Provence en hiver et de Normandie en été, M. Billot te, le contemplateur des banlieues misérables aux lueurs crépusculaires, à délayer leurs aimables confidences dans de plus grands vases ? M. Victor Binet, M. Barau, M. Iwill, dont la sensibilité est très aiguisée, la vision délicate, la facture minutieuse, un peu pointillée, martelée ou flottante, ne montrent-ils pas mieux leur originalité quand ils ont la prudence de la contenir ? Un de leurs aînés, M. Damoye, qui, trop souvent, avait dispersé, dans de grandes toiles pétillantes mais un peu vides, un esprit d’observateur et un sentiment de coloriste très remarquables, s’est réduit, cette année, à de plus sages proportions ; voit-on que cela lui ait porté malheur ? Qui sait si les panoramas provençaux de MM. Montenard et Dauphin, toujours si brillamment ensoleillés, mais souvent flottans comme des fragmens de décor, ne prendraient pas plus de solidité et de chaleur en se ramassant un peu ?

La folie des vastes toiles, si dangereuses et si inutiles, à moins d’une destination spéciale et décorative, pour les paysagistes, paraît donc enrayée. C’est déjà bien beau de savoir remplir, d’un bout à l’autre, sans y laisser trop de vides pour l’œil et trop d’incertitudes pour le souvenir, des cadres d’un ou deux mètres carrés, la plus grande dimension des Poussin et des Lorrain, comme on le fait encore, assez fréquemment, aux Champs-Elysées. Aller au-delà, n’est que présomption ou folie. Les études les plus serrées et les plus complètes, comme celles, par exemple de M. Zuber (Dormoir du pâturage, à Winckel), de M. Émile Michel (la Forêt en automne), de M. Pierre Ballue (Vieux noyers dans le ravin de Rezens), de M. Simonnet (Lever de lune et les Foins) ne dépassent point ces mesures et semblent bien assez grandes. Lorsque le paysage devient décoratif, comme ceux de M. Leliepvre, ou qu’il s’emplit d’animaux robustes et bien vivans, comme ceux de MM. Barillot (Embarquement de bestiaux), Vuillefroy, Vayson, Marais, etc., il va de soi qu’il peut s’étendre, mais pas trop cependant. Un maître, un vrai maître, M. Vollon, nous montre une fois de plus ce qu’un peintre d’œil sensible et de main exercée peut.renfermer de sensations vives et fines, de joie pour la vue, de calme pour l’esprit, dans un tout petit cadre. Son Intérieur de l’église de Saint-Prix, qui fait penser, aux meilleurs peintres hollandais d’architecture, à E. de Witte et à Hœckgeest, avec un grouillement coloré de figurines tout français et tout moderne, est une œuvre hors ligne, ainsi que son Coin de cuisine. Tant il est vrai que la bonne peinture transfigure et idéalise tout, même un pot de terre !


III

Les peintres étrangers, nous l’avons dit, abondent dans les deux Salons. On en compte, aux Champs-Elysées, 300 sur 1 453 exposans, au Champ-de-Mars, 165 sur 420 ; soit un quart, pour l’ensemble. Si l’on appliquait aux Salons annuels la méthode de classement qu’on réclame, avec raison, pour les musées, on pourrait former, d’ores et déjà, des salles séparées poulies écoles diverses. On s’y rendrait compte ainsi du rôle que chaque nation remplit vis-à-vis de nous, on verrait ce qu’elle nous apporte ou ce qu’elle nous emporte, si nous sommes ses créanciers ou ses débiteurs. Parmi ces quatre ou cinq cents étrangers, il en est sans doute qui sont ici à l’école, chez nos maîtres en renom, ou qui viennent d’en sortir, il en est qui ont élu domicile à Paris et travaillent dans la manière parisienne ; il en est beaucoup d’autres aussi qui résident dans leurs pays, ne nous doivent rien ou ne veulent plus rien nous devoir. Ce sont ces derniers qui apportent leur façon locale ou personnelle de comprendre les choses, leurs techniques traditionnelles ou originales, et qui, par conséquent, exercent, autour d’eux, une action plus ou moins immédiate et féconde. Parmi nos voisins, ce ne sont pas ceux au Midi qui se montrent ni les plus empressés à nous visiter, ni les plus originaux dans leurs façons de voir. Les quinze ou vingt Italiens qui pratiquent, avec leur dextérité habituelle, la peinture anecdotique, ne font guère que mêler, à des doses variables, les formules de Meissonier avec celles de Fortuny. L’un d’eux, Tito Lessi, atteint, dans ce genre, une perfection remarquable. Ses Bibliophiles, réunis et discutant, dans une de ces belles galeries boisées, où l’odeur sacrée des bouquins vénérables rangés dans les hautes armoires et les grâces galantes des mythologies qui s’agitent dans les fresques du plafond enchantent leurs imaginations érudites, et excitent leur intarissable bavardage, offrent un spectacle à la fois grave et amusant. C’est juste, bien vu, finement dessiné, agréablement coloré. Ceux que ce dilettantisme ingénieux suffit à émouvoir ne peuvent demander mieux. Chez les Espagnols, plus nombreux (une quarantaine) il y a plus d’agitation, plus d’ardeur, de force aussi et d’éclat. L’œuvre reste souvent en route, il est vrai, faute de suite ou de précision, à l’état d’esquisse passionnée. Le Retour de la pêche, avec les grands bœufs traînant la barque sur la grève, et la Traite des Blanches, un troupeau somnolent de malheureuses filles entassées dans un wagon sous la conduite d’une horrible duègne, indiquent, chez M. Sorolla y Batisda, un vrai tempérament de peintre espagnol, qui regarde avec franchise les choses de son pays, en pensant à Velasquez et à Goya. Les Portugais sont plus assagis ; c’est avec de l’esprit, de la discrétion, un goût parisien, que MM. Salgado et Souza-Pinto continuent à se faire une bonne renommée, l’un par ses fidèles portraits (S. M. la Reine de Portugal, Mme Virginie Demont-Breton), l’autre par ses études de types populaires et ses portraits.

Nos voisins, les Suisses et les Belges, au premier abord, ne semblent guère différer de nous. Cependant ils ont bien leur tempérament propre qui, chez les Belges surtout, éclaterait vivement le jour où ils se trouveraient groupés. Les Suisses (une vingtaine) restent des praticiens consciencieux, exacts, un peu froids, aimant l’anecdote romanesque ou morale, bien contée, en tous ses détails. MM. Castres et Jules Girardet maintiennent avec talent, en des cadres modestes, cette honnête tradition. M. Burnand a-t-il bien fait d’en sortir en donnant à son Charles le Téméraire fuyant après la bataille de Morat des proportions épiques ? L’effort est considérable, mais se sent un peu trop partout, et dans l’accentuation laborieuse des physionomies, et dans l’exactitude ministérielle des caparaçons et des orfèvreries, et dans la musculature rigoureusement détaillée des chevaux, On pense trop à la peine que le peintre s’est donnée, pas assez au désespoir de l’orgueilleux Bourguignon et de ses compagnons ahuris. Néanmoins, c’est là une œuvre considérable, pleine de talent, très intéressante et d’autant plus estimable qu’elle représente, presque à elle seule, l’art historique au Champ-de-Mars. L’exactitude genevoise, avec un sentiment grave et profond de la beauté des perspectives alpestres, se retrouve dans les paysages de M. Baud-Bovy. Du côté de Zurich, on est plus sensible à la couleur, et l’on ne dédaigne pas les beaux coups de brosse, expressifs et lumineux ; c’est de Zurich que viennent deux excellentes portraitistes, Mlle Breslau et Mme Rœderstein.

Une cinquantaine de Belges affirment avec plus d’ensemble cet amour de la bonne peinture, grasse et forte, qui soutient et fait vivre leur école, depuis Leys et les Stevens. La Visite au malade, par M. Struys, d’Anvers, l’un des tableaux les plus admirés aux Champs-Elysées, pour la ferme tenue et l’intensité sérieuse de l’exécution, autant que pour la simplicité émouvante des expressions, nous montre, une fois de plus, en ce maître discret et rare, un des interprètes les plus sincères et les plus pénétrans des douleurs populaires. La Visite au malade est une digue suite du Gagne-Pain et du Mort, qui sont restés si profondément gravés dans nos souvenirs de 1889. Une autre étude plébéienne, le Fumoir à l’hospice des vieillards d’Anvers, par M. Diericks, procède du même esprit d’observation sain et vigoureux. C’est avec la même hardiesse robuste et une extraordinaire liberté de brosse que certains paysagistes belges traduisent les phénomènes lumineux les plus délicats et les plus compliqués, tels que la dispersion des rayons solaires sur des nappes de neige et de verglas, ou leur emprisonnement entre des murs de hautes maisons et des eaux de canaux étroits. MM. Baerlsoen et Willaert, tous deux de Gand, ont apporté sur ce sujet des séries d’études puissantes et instructives, parmi lesquelles le Matin de neige et le Seuil d’église de M. Baertsoen nous semblent mériter place à part. MM. Verstraete et Courtens sont aussi de la région gantoise et montrent le même caractère. A Bruxelles, si l’on s’en rapporte aux tâtonnemens philosophiques et allégoriques de M. Frédéric, un vrai et noble artiste dont nous avons souvent parlé, on affecterait quelque mépris pour le réalisme national et on se serait mis en quête d’un idéalisme symbolique et scientifique. Sous le titre de la Nature, M. Frédéric nous montre quatre enfans joufflus, arrivant tout droit de chez l’ami Botticelli, qui s’empêtrent dans des circonvolutions inextricables de végétaux, sous une pluie de fleurs et de feuilles, les génies des quatre saisons, probablement. Le dessin est incisif et expressif, le détail ingénieux et riche ; l’œuvre est curieuse et intéressante parce que M. Frédéric ne peut rien faire de banal ni d’indifférent. Est-il bien certain néanmoins que ce dilettantisme italianisant le mène plus loin que n’eût fait sa première émotion, si vive et si sincère, devant les souffrances et les labeurs de son cher peuple flamand ?

Les Hollandais sont peu nombreux : MM. Israels, Martens, H. Vos, avec trois ou quatre autres, mais ils comptent parmi eux un maître, M. Mesdag, qui suffit à leur gloire. Ses deux marines, Après l’orage et Marée montante, égalent, comme puissance d’expression, comme sûreté d’exécution, tout ce qu’il a fait de plus vrai et de plus grand. Le vieil esprit hollandais, pour la fine intelligence des figures familières semble être passé, en ce moment, chez les Scandinaves. L’Adieu d’un paysan à sa fiancée, dans un bois, deux figures naïvement laides, mais d’une tendresse naturelle et touchante, par M. Edelfelt ; les portraits en pied de Boursiers d’Amsterdam, fermement campés et spirituellement brossés, par M. Kroyer ; les Dentellières, si vivement groupées dans un frétillement de chiffons et de lueurs, par M. Zorn, sont des œuvres très diversement mais très nettement caractéristiques d’une façon particulière de saisir les mouvemens et les expressions de la figure humaine sous quelque échappée rapide ou lente de lumière subtilement nuancée. MM. Edelfelt et Kroyer sont aussi des paysagistes entérites, mais leur maître à tous reste M. Thaulow qui, cette année encore, nous apporte d’incomparables études de rivières gelées et de nuits fraîchissantes, soit qu’il les aille chercher dans sa Norvège, soit qu’il les prenne en Normandie, puisqu’il est devenu Dieppois.

Des Russes ? nous en avons. M. Constantin Makowsky travaille toujours dans le grand, sur de petits sujets, avec un goût heureux pour les somptueux costumes de la vieille Russie. L’Épreuve qu’un vieux boyard impose à sa femme, dont la conduite l’inquiète, en lui faisant donner, devant lui, un baiser par le jeune prince qu’il soupçonne, est de celles qui ne seraient peut-être pas fort concluantes dans une société moins primitive. M. Pranishnikoff, le peintre de soldats lilliputiens, travaille toujours dans le petit, avec une finesse singulière (Une charge de dragons russes, Une retraite après l’attaque). Des Polonais ? L’un d’eux, M. Jean Rosen, est l’auteur d’un des petits tableaux les plus entourés aux Champs-Élysées : Napoléon Ier quittant l’armée à Smorgonie. Ce n’est pas, à coup sûr, de l’art indigène. Pour le fond, pour le mouvement juste et vif des personnages, pour le dessin net et appuyé des bêtes et des gens, c’est du Meissonier, avec une pointe, en plus, pour la tonalité sombre et triste, de pratique hongroise ou allemande ; en tout cas, ce serait bien partout. Quant aux Hongrois, leur gravité s’enfonce, de plus en plus dans le noir. Les Saintes Femmes au pied de la croix et Avant la grève, par M. Munkaczy, donnent un sentiment d’oppression pénible, tant l’air et la lumière y sont rares. L’oppression, devant l’Elisabeth Bathori de M. Czok, vient d’une autre cause. Si pervers que soit notre dilettantisme, nous avons peine à comprendre celui de cette princesse, blasée et féroce, qui, pour se distraire, fait amener des filles nues, l’hiver, sur la muge de sa cour, et les y regarde passer du rouge au bleu, du bleu au violet, du violet au livide, jusqu’à ce que mort s’ensuive, dans les rigidités d’une affreuse agonie. Chacun, il est vrai, prend son plaisir où il le trouve ; nous n’en trouvons aucun à contempler cette aristocratique sauvagerie, quelque talent, (et c’est un vrai talent) que l’auteur y dépense. Les portraitistes hongrois, Mme Parlaghy, M. Perlmutter, les peintres autrichiens, surtout, mondains ou anecdotiers, ne prennent point ces airs farouches, bien qu’ils usent et abusent volontiers, les uns du noir, les autres du jaunâtre. Les Pêcheurs d’Islande, par M. Marinitsch, sous le pont de la Marie, accoudés à boire, n’ont rien de particulièrement autrichien : c’est un bon tableau breton, en style réaliste, français et moderne. Les Allemands d’Allemagne campent surtout au Champ-de-Mars, où MM. Liebermann, Uhde, Kuehl, Klinger déposent, cette année, de simples cartes de visite.

En réalité, les hôtes les plus empressés et les plus communicatifs des deux salons, ce sont les Américains, au nombre de 125 et les Anglais, 80 environ. A peu d’exceptions près, les Américains viennent des Etats-Unis, presque tous élèves de maîtres parisiens, Carolus Duran, Henner, Bouguereau, Jules Lefebvre, Cormon, etc. Ils ne pourraient renier, en général, l’atelier dont ils sortent, tant ils en portent la marque, mais ils ajoutent souvent aux qualités des maîtres certaines qualités personnelles. Si M. Schannon, un remarquable portraitiste, comme Mme Lee-Robbins, procède de M. Carolus Duran, il y joint une particulière élégance, et une souplesse ferme des dessous qui en font un peintre à part. L’originalité de M. Alexander, qui tourne à l’excentricité par la contorsion maniérée de ses figures sous les jets d’étoffes en paraphes ; celle de M. Dannat, qui réduit ses improvisations espagnoles à des explosions fulgurantes de taches vives et criardes, mais parfois singulièrement expressives, en reprenant, dans ses portraits, sa forte manière, virile et savoureuse ; celle, dans le paysage, de M. Harrison, qui peuple maintenant ses marines de figures finement étudiées, s’accentuent encore cette année. M. Walter Gay, dans sa Fabrique de tabac de Séville, montre, plus que jamais, un sentiment vif et délicat de la lumière fraîche, de la jeunesse dans les visages, de la liberté dans les mouvemens. A côté d’eux, des conteurs agréables, MM. Bridgman, Weeks, Knight, Mac-Ewen ; des portraitistes ou des figuristes élégans, Pearce, Lynch ; des paysagistes habiles, Picknell, Boggs, Gross, Hausalter ; de bons animaliers, MM. Bisbing, Griffin. Si ce n’est pas là encore une école caractérisée, c’est, du moins, un groupe extraordinairement actif, intelligent, chercheur, qui peut exciter l’émulation de ses condisciples.

Les Anglais, assurément, ne forment pas, non plus, un groupe bien compact. Il y a, chez eux, aussi, des académiques et des fantaisistes, des réalistes et des dilettanti. Néanmoins, quoiqu’ils fassent, ce qui les signale presque tous, c’est la décision qu’ils apportent dans l’application de leurs systèmes, l’énergie qu’ils mettent à se montrer hardiment des dessinateurs incisifs ou, le plus souvent, de puissans coloristes. Leurs enivres ont, en général, une tenue qui frappe et une unité qui impose. On y sent une longue réflexion, sinon une théorie préconçue, et une réflexion approfondie, si ce n’est une réminiscence littéraire. La culture d’esprit, en un mot, s’y révèle plus constamment qu’ailleurs, en même temps que la culture technique s’y montre plus attentive, parfois compliquée et anxieuse, toutes deux résultant des fréquens voyages, des comparaisons répétées, des lectures étendues.

MM. Burne-Jones, Orchardson, Herkomer, représentent bien, dans la génération finissante, ce dilettantisme compliqué qui, en Angleterre, vivifie souvent, mais parfois appauvrit ce sentiment natif des réalités extérieures commun à toutes les races septentrionales. Leur art, à tous les trois, lorsqu’ils l’appliquent à la légende ou à l’histoire, est un art aristocratique, d’une distinction un peu fatiguée. Pour bien comprendre la poésie de l’Amour dans les ruines, il est bon d’avoir fréquenté, chez eux, au pays des ruines et de l’amour, Mantegna et Botticelli ; pour s’amuser dans le Salon de Mme Récamier, il faut en connaître, depuis longtemps, par un commerce assidu, le personnel varié ; pour être séduit par la nudité douce et froide de Toute belle, toute pure, de M. Herkomer, il n’est pas inutile d’avoir rêvé, sous le brouillard, devant les marbres et les vases du British Muséum, un Tennyson dans sa poche, avec quelques souvenirs de Munich. Ces peintures ne s’adressent donc pas à des esprits simples, et c’est pourquoi les peintres, ceux qui sont avant tous des peintres ou ne sont que des peintres, ne partagent pas toujours pour elles l’admiration ou l’estime qu’elles inspirent à tant d’excellens amateurs. Mais où s’arrête l’art ? où finit la littérature ? Dans quelle mesure l’art doit-il et peut-il vivre de littérature ? Jusqu’à quel point la littérature peut-elle faire dévoyer l’art ? Questions de fait, plus que de principes, mais que nous ne saurions traiter ici. Pour nous en tenir à M. Burne-Jones, quel est l’artiste le plus réaliste qui, ayant seulement entrevu l’Amour dans les ruines, n’en conserve, malgré toutes ses protestations, un souvenir inell’açable, mélancolique, poignant ? Tonalités de convention ! Mais où n’y a-t-il pas de conventions ? Peinture désaccordée ! Est-ce que Mantegna, Ghirlandajo, Raphaël, ne sont jamais désaccordés ? Ils restent cependant Mantegna, Ghirlandajo, Raphaël, les plus grands des artistes, parce que s’ils n’ont pas, ces jours-là, l’harmonie totale, ils gardent toujours leur intensité, leur sincérité, leur grâce incomparables dans l’expression par les formes. M. Burne-Jones, sans doute, n’est pas un coloriste coulant et fondu à la mode du jour, mais c’est un dessinateur convaincu, ferme dans l’accent général, délicat et tendre dans le modelé intérieur ; cela lui suffit bien pour donner à ses visions des apparences de vie saisissantes et durables. Toute sa valeur d’artiste compréhensif, délicat, ému, n’éclate-t-elle pas d’ailleurs dans l’admirable Portrait de jeune femme qui accompagne l’Amour dans les ruines ?

Si, pourtant, on veut de la peinture savoureuse, chaude, grasse, c’est précisément ce qu’une partie de la jeune école anglaise, lorsqu’elle se débarrasse des formules du Préraphaélitisme, comme celui-ci s’était délivré des formules de l’Académie (ainsi va et vient, éternellement, le cours des choses) s’escrime à nous vouloir donner. Aux Champs-Elysées, comme au Champ-de-Mars, on peut déjà voir nombre de tableaux, ou plutôt d’esquisses, dans lesquels le souci et la recherche de la tache fortement colorée prétendent tenir lieu de tout. M. Brangwyn est le type de ces plaqueurs violens d’accords hardis. C’est l’orgie de gin, après une retraite de tempérance, un accès de romantisme passionné à la suite d’une convalescence mystique, le retour, en somme, à la vieille tradition nationale des Reynolds, des Crome, des Gainsborough, des Constable. Les Écossais, sur ce point-là, n’y vont pas de main morte, portraitistes ou paysagistes. Les Anglais de Londres restent, en général, plus modérés, et quelques-uns, comme M. Davis, font encore des paysages excellens en y apportant cet extrême souci du détail exact qui fut longtemps le caractère de l’école. Quels qu’ils soient, remercions-les tous de venir nous apporter les preuves de leur activité ; nous pouvons profiter de leurs exemples comme ils peuvent profiter des nôtres.


GEORGE LAFENESTRE.