Les Salons de 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 174-199).
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LES SALONS DE 1894

II[1]
LE PORTRAIT, PEINTRES ÉTRANGERS
LE PAYSAGE, LA SCULPTURE


I

C’est à l’art des portraits que se rattachent, malgré leurs titres historiques ou poétiques, quelques-unes des toiles les plus regardées et les plus importantes des Champs-Elysées, comme les Gloires lyonnaises de M. Louis-Édouard Fournier, les Victimes du Devoir, de M. Détaille, le Jardin des Hespérides, de M. Gorguet. Dans la grande peinture décorative de M. Fournier, destinée à la salle du Conseil général du Rhône, malgré l’ampleur du panorama ouvert derrière la nombreuse assemblée des personnages historiques faisant face, sur plusieurs rangées, au spectateur, le principal intérêt reste un intérêt iconographique. C’est sur le second et le premier plans, où se groupent, d’une part, des Lyonnais des XVIIe et XVIIIe siècles et, d’autre part, des Lyonnais contemporains, dont beaucoup sont des artistes, presque tous déjà connus par des gravures ou peintures célèbres, que se concentre l’attention du public, comme semble s’être concentré l’effort du peintre. C’était une tâche ingrate et difficile d’étager de cette façon, sans confusion et sans monotonie, une soixantaine de figures en pied, appartenant aux âges divers de l’histoire, en des costumes si différens, depuis les fondateurs légendaires de Lyon, les chefs rhodiens, Avepomarus et Momorus, antérieurs de deux siècles à Jésus-Christ, jusqu’à ses enfans illustres d’hier et d’aujourd’hui. M. Édouard Fournier s’est tiré de cette première difficulté avec la conscience et l’habileté d’un compositeur attentif et d’un artiste lettré. Les personnages les plus anciens, Grecs, Romains, évêques, martyrs, papes du moyen âge, sont assis, à un plan supérieur, sur un exèdre de marbre blanc ; au-dessous d’eux, se présentent, d’un côté, les hommes et femmes de la Renaissance, Jehan Perréal, le maréchal de Saint-André, Philibert de l’Orme, Louise Labé, Maurice Scève, etc. ; de l’autre, ceux du XVIIe et du XVIIIe siècle, Les Coustou, Coysevox, les Audran, Mlle de Lespinasse, Perrache, Bernard de Jussieu, Roland ; enfin, comme nous venons de le dire, sur le premier plan, les contemporains, Jacquart, Ballanche, Camille Jordan, Mme Récamier, J.-B. Say, Ampère, Jules Favre, Pierre Dupont, Victor de Laprade, Joséphin Soulary, Ozanam, Claude-Bernard, Hippolyte et Paul Flandrin, Meissonier, Puvis de Chavannes, Chenavard. La collection de figures à restituer ou à représenter était, on le voit, aussi intéressante que nombreuse, et les documens authentiques ne manquaient pas pour la plupart des morts. Il est facile de voir que M. Fournier s’est empressé d’étudier avec le plus grand soin tous ces documens ; un louable souci d’exactitude se marque non seulement dans les attitudes et les gestes qu’il donne à ses personnages, en les rapprochant suivant les époques, pour les faire causer entre eux, mais encore dans les modifications qu’il apporte à ses procédés suivant que le souvenir de telle ou telle œuvre originale le dirige et le hante. C’est donc à la fois une œuvre de sérieux labeur et d’un durable intérêt, qui tiendra honorablement sa place dans l’emplacement qu’on lui destine, car toutes les figures y sont caractérisées avec justesse et intelligence, sinon avec un grand éclat.

Dans la scène d’incendie, en plein cœur de Paris, où M. Detaille nous montre les Victimes du Devoir, des pompiers blessés rapportés par leurs camarades devant le préfet de la Seine et le préfet de police qui se découvrent respectueusement, c’est aussi l’exactitude du rendu, aussi bien pour les visages connus des hauts fonctionnaires que pour les visages anonymes des pompiers et sergens de ville environnans, qui attire et retient l’attention. Tandis que M. Fournier avait à reconstituer ses figures d’après des documens historiques, M. Détaille devait établir un document contemporain destiné à devenir un document historique. Il l’a fait avec la science et la sûreté qu’on lui connaît, et, bien que la scène ne se prêtât guère, à cause de la monotonie noire et triste des paletots et des uniformes, à un développement coloriste d’un grand éclat, il a su lui donner de l’intérêt pittoresque, non seulement par la fermeté de l’exécution et l’habileté des groupemens sur le premier plan, mais aussi par les nuancemens justes et fins dans les fonds, où l’on voit les fumées de la maison en flamme monter entre les maisons d’un carrefour. Les mouvemens et les dégradations d’une lumière troublée et mourante y sont notés et rendus avec cette exactitude d’observation qui est la force de M. Détaille et le secret de ses progrès continus.

M. Gorguet, dont le grand public salue le nom pour la première fois, n’est point pour nous un inconnu. Nous avons, à plusieurs reprises, signalé ses études plastiques et ses petits portraits, d’une facture précise et délicate. Son Jardin des Hespérides, évidemment, n’est qu’une collection de portraits en pied, habilement groupés dans un milieu décoratif, suffisamment idéalisés pour que le charme qui s’en dégage appelle une réminiscence littéraire et poétique ; on pourrait parier, à coup sûr, que tous ces aimables visages de jeunes filles et d’enfans sont d’une ressemblance suffisante et que les originaux n’en sont pas loin. Le peintre d’ailleurs, afin qu’on ne s’y trompe point, n’a rien modifié aux toilettes du jour. Les deux jeunes filles, l’une en peignoir vert d’eau, large et flottant, l’autre en robe gris tendre, qui s’avancent sur la gauche, en balançant une banne remplie de « pommes d’or », sont vêtues simplement, mais à la mode. C’est le groupe le plus important et le plus remarqué. Une grâce naturelle et simple dans la démarche et le geste, une chasteté intelligente et heureuse dans la physionomie, une harmonie délicate, bien soutenue, finement assortie entre les colorations douces des visages, des vêtemens et des fonds, donnent, en effet, à ces figures cette distinction aimable qu’on admire chez les Florentines du XVe siècle, mais qu’on peut retrouver, comme tout ce qui est humain, chez des jeunes filles modernes. Que les promeneuses de M. Gorguet aient des sœurs aînées chez Botticelli et Filippino Lippi, cela saute aux yeux ; mais, à la différence de quelques-unes de leurs voisines, plus prétentieuses et moins bien élevées, ces patriciennes discrètes ne se targuent pas ouvertement de leur glorieux atavisme. M. Gorguet, en véritable artiste, s’est suffisamment pénétré des vieux maîtres pour regarder le monde avec leur âme autant qu’avec leurs yeux. Il a complété, dans le même esprit d’habile candeur, le reste de sa composition : le groupe des cinq jeunes femmes assises dans l’herbe, sur la droite, avec la fillette debout sous le bosquet d’orangers, est dessiné avec la même sensibilité. Quoiqu’il faille regretter, dans l’exécution générale, un certain parti pris de tonalité trop terne et trop sourde, en même temps qu’une certaine mollesse des dessous, difficilement acceptable dans de telles dimensions, on doit néanmoins reconnaître que c’est là un ouvrage des plus distingués.

L’aspect mat que M. Gorguet a volontairement conservé à sa peinture se retrouve)dans les toiles de presque tous les artistes, qui ont été séduits comme lui par la noble tranquillité des fresques florentines. On sait que les grands Quattrocentisti, Botticelli et Ghirlandajo, préférèrent toujours, pour l’expression de leurs visions lyriques ou épiques, le calme clair et grave de la peinture à la détrempe à l’éclat inégal et incertain de la peinture à l’huile, dont une brève expérience suffisait d’ailleurs à leur apprendre les trahisons fatales et les inévitables altérations. Depuis quelques années, c’est une pensée semblable qui a ramené tant de peintres à la pratique des procédés plus simples de l’aquarelle, de la détrempe, du pastel et, dans l’emploi même de la peinture à l’huile, à la recherche de cet aspect doux et reposé qui est celui de la peinture murale. Il semble qu’on ait ainsi moins à craindre les injures du temps, dont l’action éteint ou assombrit, en effet, ce genre de peinture, d’une façon plus lente et plus égale, qu’elle ne fait pour les peintures à l’huile, surchargées et tourmentées, empâtées et glacées. De notre temps, plus que jamais, soit par suite d’un emploi hasardeux de produits médiocres, soit par suite de la précipitation et de la complication des mélanges, ces dernières peintures, en quelques années, perdent presque toutes l’aspect que le peintre leur avait voulu donner, et semblent irrémédiablement condamnées à une mort plus ou moins prochaine par leur propre décomposition.

On comprend donc très bien qu’un portraitiste, s’il veut présenter une figure fortement ou délicatement accentuée, dans un milieu peu compliqué, choisisse de préférence ce mode de colorations plus simples et plus égales. Ce que l’on comprend moins, c’est qu’il ajoute à ce parti pris de matité, délicieux surtout dans les effets clairs, un parti pris de tonalités sourdes et opaques, c’est-à-dire qu’il inflige volontairement à la peinture en détrempe ou simulant la détrempe les noirceurs et les lourdeurs de la peinture à l’huile mal triturée ou mal conservée. Cette erreur est, ce nous semble, celle que commet d’ordinaire un artiste distingué du Champ de Mars, M. Aman-Jean, dont les portraits, peints en mat, affectent visiblement et heureusement, dans la souplesse de l’attitude, dans la précision délicate et intellectuelle des physionomies, dans la tenue harmonique des colorations, une recherche particulière de distinction. La plupart, par malheur, sont déjà si éteints et comme écrasés sous un voile de vapeurs ternes et sombres, qu’on peut redouter de les y voir disparaître avant peu de temps. Il suffit à M. Aman-Jean de soulever ce voile pour apparaître avec toutes ses qualités aux yeux de tout le monde : c’est ce qu’il a tenté de faire, cette année, avec ses deux portraits d’hommes, celui de M. Jules Case, le romancier, et celui de M. Dampt, le sculpteur. Ce n’est pas que l’analyse intelligente et sensible des modèles y soit peut-être poussée plus loin qu’en certains visages très bien vus de femmes environnantes ; seulement cette analyse s’y trouve mise en lumière par des moyens pittoresques plus francs et plus simples qui attristent et troublent moins la vue.

Il est intéressant de comparer aux portraits de M. Aman-Jean ceux de M. Alexander (de New-York), qui s’inspire aussi, dans sa technique, des maîtres fresquistes. M. Alexander n’a pas les mêmes hésitations : il va droit aux effets clairs, à la fraîcheur des carnations, des étoffes, des fonds de tentures ou de verdures, à la franchise juvénile et printanière des primitifs. Les portraits de ses deux confrères M. Thaulow, le Norvégien, et M. Pranichnikoff, le Russe, ont une vérité familière, joyeuse et mâle, d’expression vraiment intéressante. Une image, simple et grave, de jeune femme en robe grise, de profil (portrait no 18) montre, dans un autre ordre, ce que peut donner d’heureux cette façon de voir et de peindre. Le dessin est ferme et distingué ; le coup de brosse, à fleur d’une toile à gros grain, rapide et souple ; le coloris, délicat et un peu éteint, celui d’une tapisserie.

Néanmoins, au Champ de Mars, le portraitiste qui tient sans conteste le premier rang est toujours M. Dagnan-Bouveret. Ce n’est pas que ses toiles aient, au premier abord, l’éclat, la liberté, l’entrain qu’on peut admirer dans certains portraits, vivement brossés, de M. Carolus Duran (Le Poète à la mandoline. — Portraits de Mme C. B… et de Mlle C.) et de son école ; sa peinture est d’un aspect triste, parfois d’un labeur inquiet, minutieux, pénible ; mais la conscience extrême, la vieille conscience française, difficile, perspicace, bienveillante, avec laquelle il analyse et exprime le caractère intime de ses modèles, donne à tous ses portraits, même les moins brillans, une valeur sérieuse et durable. C’est d’ailleurs un esprit cultivé, très sensible, qui modifie l’aspect de ses toiles, suivant que la variété des physionomies modernes reporte ses souvenirs à la variété des maîtres dont il procède. La petite figure de M. René de Saint-Marceaux, le sculpteur, vive, nerveuse, frémissante, sur son fond bleu, la petite tête de M. J.-C. Muenier, le peintre, nette et ferme, avec ses yeux vifs sous ses verres de lunettes fumés, rappellent, par leur exactitude et leur intensité, Holbein et les Clouet, tandis que, dans l’harmonie et le jet du manteau dont s’enveloppe Mme S…, en robe de bal, nous sentons le voisinage de Largillière et de Nattier. M. Dagnan-Bouveret ne croit pas, avec raison, se diminuer en vivant toujours, malgré sa réputation faite, au milieu d’illustres et utiles conseillers. Sa personnalité, loin d’en souffrir, s’y assouplit et s’y fortifie ; il a rarement fait un morceau plus personnel que cette belle étude-portrait, la Marchande de cierges. Combien en avons-nous vu, dans les pardons de Bretagne, aux abords des chapelles, assises le long des routes, de ces paysannes présentant des cierges aux pèlerins ! Vieilles, hâlées et ridées, fillettes fraîches ou pâlottes, femmes robustes ou maladives, il y en a de tout âge et de toute sorte ; mais toutes, en offrant leur marchandise sainte, conservent cette gravité fervente et douce qui est celle de la race. La marchande de M. Dagnan-Bouveret est jeune et belle, d’une beauté saine, chaste et mélancolique que met en pleine valeur la noblesse calme de la grande coiffe aux ailes relevées, de la large collerette plissée et des manches de laine plates, dont les blancheurs nuancées s’allient heureusement avec les tons sombres des tabliers et de la robe sur un fond de feuillage piqué de soleil. La physionomie est rendue avec une profondeur et une délicatesse de sentiment qui frappent les plus indifférens, l’exécution pittoresque est menée d’un bout à l’autre avec cette habileté simple qui caractérise les ouvrages supérieurs.

Si nous revenons aux Champs-Elysées, nous trouvons que les portraits les plus intéressans, comme peintures, ne sont pas toujours ceux qui en portent le titre et qui figurent au livret comme les images fidèles de M. X… ou de Mme Z… Cependant les belles ou jolies personnes qu’exposent MM. Hébert, Henner, Benjamin-Constant, Raphaël Collin et d’autres, sous des noms de fantaisie, sans ressemblance garantie, n’en sont (ni plus ni moins de sérieuses études d’après des créatures vivantes qui, comme la Marchande de cierges de M. Dagnan, n’ont pu être méditées et exécutées que par des portraitistes expérimentés. La Lavandara de M. Hébert, en français, la lavandière, est, nous l’avons déjà dit, un des morceaux les plus exquis que ce peintre savant, complètement maître de toutes les ressources et subtilités de son art, ait offerts, depuis longtemps, à notre admiration. La figure en elle-même, presque rien, ou du moins rien d’inattendu : une jeune blanchisseuse, une paysanne romaine, de physionomie aimable plutôt que fière, en corset lâche et flottant sous la chemise entr’ouverte, le tablier relevé à la ceinture, les manches retroussées, debout, la main droite appuyée au rebord du lavoir sur lequel elle s’appuie ; la figure est à mi-corps et tout enveloppée d’un fond de feuillages.

Comment expliquer à des yeux qui n’auraient pas le sens et l’habitude des analyses pittoresques, tout le charme pénétrant et durable que le peintre a su fixer dans cette figure insignifiante et banale par le seul jeu, délicat et sûr, des teintes et des demi-teintes, des pénombres et des ombres ? Les tons rosés et hâlés du visage et des bras, les tons grisâtres de la chemise, le noir profond du corset et le jaune vif de ses rubans, le lilas éteint du tablier, les verdissemens, plus ou moins calmés, du feuillage piqué çà et là de pointes de lumière, composent une symphonie en mineur, d’un mouvement doux et lent, avec des surprises délicates d’accords si finement nuancés qu’on n’en saisit bien toutes les ravissantes subtilités qu’à la seconde ou à la troisième vision. Il va sans dire qu’entre les mains d’un dessinateur attentif comme M. Hébert, le rythme n’est pas sacrifié à l’harmonie, si habile que soit cette harmonie, et que le dessous de la figure est solide comme le dehors en est séduisant. On ne saurait mieux prouver à nos brosseurs expéditifs que l’énormité des toiles, l’étrange té des sujets, la bizarrerie des procédés conduisent moins sûrement à faire un chef-d’œuvre que l’approfondissement passionné et réfléchi d’une sensation naturelle et précise avec le maniement intelligent et libre des moyens d’expression expérimentés par les vieux maîtres.

MM. Henner, Benjamin-Constant, Raphaël Collin renouvellent l’expérience, sur un moindre champ, et seulement pour les têtes, avec un succès approchant. La Lola de M. Henner, qu’on croit connaître déjà, qui diffère pourtant de ses sœurs aînées par la séduction particulière de ses yeux noirs, si pâle et si blanche, avec ses lèvres de sang, sous sa chevelure rousse, dans son manteau noir, est un morceau de belle expression autant que de belle exécution. M. Henner l’accompagne d’un morceau plus magistral encore, une tête d’homme grisonnant, vue de profil, sculptée et modelée dans une harmonie grave et nuancée avec un mélange surprenant de vigueurs et de délicatesses : le Portrait de M. R… Dans les Diamans noirs, une tête de jeune femme à qui la splendeur de ses prunelles a valu ce titre mystérieux, dans la Primerose dont une fleurette piquée dans ses cheveux fins justifie le nom, MM. Benjamin-Constant et Raphaël Collin, l’un avec sa sensualité chaleureuse, l’autre avec sa sentimentalité délicate, ont exprimé la beauté, telle qu’ils la comprennent suivant leurs tempéramens divers. Dans les Diamans noirs, l’éclatante orchestration des carnations sanguines et ensoleillées, des yeux noirs profonds, du vêtement somptueux piqué de vert, de pourpre et d’or, dans la Primerose, la finesse presque diaphane des tonalités discrètes dans le rosé du visage et le gris bleuâtre du fichu de crêpe, accentuent délicieusement, d’une part, l’air de victorieux épanouissement, d’autre part, celui de languissante rêverie qui charment tour à tour, dans ces deux aimables visages. La Douce Rêverie de M. Tony Robert-Fleury, une jeune femme accoudée et lisant, rentre encore agréablement dans cette série fort nombreuse des études-portraits si bien faites pour mettre en son jour la valeur d’un peintre. Il est juste de signaler dans la série plus d’un excellent ou agréable ouvrage signé d’un nom féminin, notamment la Pensierosa et l’Infante, par Mme Juana Romani, dont la virtuosité savoureuse procède en partie de MM. Henner et Roybet, mais s’affirme résolument à leurs côtés, la Canzonetta de Mlle Robert Godin, le Portrait de Mlle Alphée Dubois, en costume oriental, par Mme Achille-Fould, d’une exécution vive et brillante.

En dehors de ces études sur nature dans lesquelles la fantaisie des artistes s’est réservé toute liberté d’arrangement et d’interprétation, la foule des portraits proprement dits, des images exactes ou soi-disant telles est presque innombrable dans les deux Salons. Aux Champs-Elysées, c’est par la présentation simple et grave du modèle sur un fond uni ou peu compliqué, par l’accentuation résolue et nette de son caractère individuel, sans recherches étrangères de distractions pittoresques, suivant les traditions classiques, que se distinguent les œuvres les plus saillantes. Les figures presque entières, vues jusqu’aux genoux, de S. A. S. le Prince de Monaco, par M. Bonnat, de M. Gérome, par M. Morot, de M. Pelpel, par M. Doucet, de M. L. D…, par M. Dawant, sont, à des titres divers, d’excellens spécimens dans ce genre. Le prince régnant, en uniforme militaire, chamarré de décorations, debout, la main sur "une carte de géographie déployée, conserve l’attitude droite et calme qui sied à son rang ; l’exécution est vigoureuse et rigoureuse, notamment dans le visage basané et dans les mains nerveuses, telle qu’on l’attend toujours de M. Bonnat. L’artiste, M. Gérome, assis, les jambes croisées, en travers, sur une chaise au dossier de laquelle pend sa main droite, l’autre main dans la poche, se présente avec la familiarité et la vivacité d’un artiste causant avec des amis. La ressemblance est extraordinaire et les traits du modèle, si nets, si fermes et lins, avec sa physionomie décidée, ardente et bienveillante, sont exprimés vivement et simplement d’une main sûre et consciencieuse. C’est une œuvre peut-être supérieure encore au Portrait de M. C… exposé, l’an dernier, par M. Aimé Morot et si justement remarqué.

M. Pelpel, « l’homme le plus gai et le meilleur de la terre », au dire même de son peintre et ami, M. Doucet, est assis carrément, les mains jointes, jouant avec ses pouces, le visage souriant, fleurissant et rosoyant parmi les blancheurs argentées de la barbe et des cheveux, en large paletot, dans un large fauteuil, comme il sied à un Mécène de l’industrie, accueillant et sans façons ; peinture d’un autre genre, moins pénétrante et plus extérieure, mais colorée, joyeuse et vive ! Tout autre est la familiarité de l’homme encore jeune, enveloppé dans un manteau à pèlerine, son chapeau melon à la main, qui est assis dans la toile de M. Dawant. Homme de lettres ou artiste, le visage est maigre, volontaire, pensif, les lèvres sont minces et serrées, les mains mobiles et fines. Sauf quelques restes de sécheresse dans l’exécution, l’œuvre est grave, expressive, menée à point, et supérieure, nous semble-t-il, aux portraits précédens de M. Dawant.

D’autres figures viriles, dans les mêmes dimensions, avoisinent ces excellens portraits et leur peuvent être comparées pour certaines qualités d’exactitude et d’habile exécution. Tels sont ceux de M. Carnot, Président de la République, par M. Chartran, de M. Jules Simon, par M. Schommer, de M. Georges Clerc, par M. Axilette, de M. H. R… par M. Albert Lambert. L’un des plus remarquables est dû à un peintre anglais, M. Orchardson, si connu par ses jolis tableaux anecdotiques dont il nous offre encore un spécimen, Énigme, dialogue-bouderie entre une belle et un beau, en costumes XVIIIe siècle, dans un salon approprié. La peinture de M. Richardson, spirituelle et fine, est, en général, jaunâtre et mince. Les tons jaunâtres dominent encore dans son Portrait de Sir Walther Gilbey, baronet, mais seulement pour y accentuer la personnalité d’un dessinateur excellent et d’un physionomiste supérieur. On ne saurait imaginer rien de plus anglais que ce personnage robuste et maigre, le monocle à l’œil, en vêtement de cheval, assis dans son cabinet, lisant un journal du turf. C’est d’une distinction achevée et d’un caractère extraordinaire. Aux Champs-Elysées, comme au Champ de Mars, un certain nombre de portraits collectifs montrent l’agréable parti qu’on peut tirer du groupement de plusieurs figures dans un milieu plus vaste et plus coloré. Aux Champs-Elysées le plus grand succès a été, avec raison, pour l’Épreuve à l’eau-forte, de M. Galliac où l’on voit, dans un intérieur d’atelier, un jeune graveur assis, de face, présenter à un de ses amis debout, qui s’appuie contre son fauteuil, une épreuve de gravure. Les justes mouvemens des deux figures, l’heureuse distribution de la lumière tombant du châssis vitré, sur le côté du groupe, puis glissant sur la planche de cuivre et traversant le papier diaphane, la souplesse et l’aisance de l’exécution, font, en effet, de cette toile une fort bonne peinture. Il ne faut pas, non plus, oublier de voir, aux environs, un respectable couple conjugal, le mari écrivant, la femme tenant une assiette avec des fruits, dans un modeste intérieur, d’un sentiment très simple et d’une bonne exécution, Mes parens, par M. Boisson, — un trio aimable, composé d’une jeune fille, d’un enfant et d’un chien. Trois bons amis, par M. Albert Lynch. Au Champ de Mars, on trouve une fort jolie pièce dans ce genre, l’Intérieur, de M. Lerolle, avec deux jeunes filles en train de lire, et une troisième debout, respirant une fleur. Ce sont encore des portraits disposés, dans un salon modeste et doucement éclairé, près d’un piano, avec un grand charme de lumière et d’expression.

Il va presque sans dire que partout les images féminines sont au moins aussi nombreuses que les images viriles et que, des deux côtés, il y en a d’excellentes, d’indifférentes et de drolatiques. Parmi les excellentes, aux Champs-Elysées, c’est d’abord la fraîche et vive jeune fille en blanc, d’une physionomie si ouverte et si pure. Mlle G. H… pour laquelle M. Jules Lefebvre a réservé son dessin le plus fin et ses tons les plus clairs, puis la jeune femme en robe grise, Mme S… par M. Saint-Germier ; ce sont, ensuite, toutes les dames, fraîches ou mûres, qu’ont présentées MM. Wencker, de Bengy, Deully, Le Meunier, F. H. Lucas, Aubert, Pascal Blanchard, d’une part, et, d’autre part, MM. Benjamin-Constant, Brouillet, Desvallières, Paul Chabas, Mlles Beaury-Saurel et Godin, les uns plus soucieux du dessin et de la physionomie, les autres plus préoccupés de l’aspect lumineux et de la coloration. Au Champ de Mars on n’oubliera pas, comme figures brillantes, la dame en robe jaune. Mme B… par M. Besnard, la Princesse de Chimay par M. Gandara, Mrs H. H… par M. Sargent, les jolies personnes peintes par Mlle Marest et Mlle Lee Robbins, et, comme figures expressives, d’une exactitude évidente ou poétiquement transfigurées, quelques-unes de celles qui portent les noms de MM. Mathey, Courtois, Priant, Dubufe, de Monvel, Desboutins, Weerts, Rixens, Picard, Point, de Mmes Roth et Rœderstein. Le Portrait de Mme la Baronne S. M… en costume Louis XVI, par M. Blanche, prouve, chez cet artiste chercheur et laborieux, en ce moment épris des maîtres anglais, un progrès décisif. Plusieurs des études exposées cette année par M. Blanche, notamment un portrait de jeune homme à barbe noire, dessinées avec fermeté et peintes avec vigueur, le montrent désormais en pleine possession de lui-même et sorti de la période des incertitudes.


II

Si l’on a le droit d’attendre d’un peintre des sensations sincères et vivement rendues, c’est assurément lorsqu’il se contente de les demander à la réalité environnante. L’effort d’imagination ou de science qu’exigent la conception et l’exécution d’une composition monumentale, décorative, poétique ou historique se trouvant ainsi supprimé, c’est bien le moins que l’artiste nous rende en spontanéité, en franchise, en émotion, en vérité, ce qu’il ne nous donne pas en invention et en idéal. Nous avons déjà remarqué, les années précédentes, que quelques peintres étrangers, surtout ceux de race anglo-saxonne, comprenaient sérieusement, avec une force spéciale, cette nécessité. L’observation reste juste cette année encore. La Jeune veuve, de M. Bacon, de Londres, la Dernière heure, de M. Bulfield, de Lancaster, le Forgeant une ancre de M. Forbes, de Londres, le Benedicite de M. Lormier, d’Edimbourg, montrent, dans la façon de traiter des épisodes de la vie domestique ou laborieuse, un sentiment d’observation particulièrement grave joint à une facture résolue et consciencieuse. Tous ces insulaires ont, il est vrai, appris leur métier dans les ateliers parisiens, chez Cabanel, chez MM. Cormon, Donnat, Carolus-Duran, et l’on voit bien chez eux par où ils procèdent de ces bons maîtres français, mais on y voit bien aussi ce qu’ils apportent de leurs traditions et de leurs habitudes nationales. Le tableau de M. Bacon est une de ces scènes sentimentales auxquelles se complaisent nos voisins, un épisode douloureux de quelque roman familial qui pourrait attendrir les yeux par sa seule mise en scène, en dehors même de toute valeur pittoresque. Un intérieur de salle à manger, un jour d’hiver, au soir tombant ; près de l’âtre où rougit le triste feu de charbons, une vieille femme, à l’air revêche et dur, assise et refusant de lever la tête, malgré le geste suppliant d’une servante, vers une jeune femme, en grand deuil, qui vient d’entrer, et qui, humiliée, anxieuse, défaillante, s’appuie, attendant son arrêt, sur le bord de la table servie. Est-ce une fille fugitive, une mal mariée, qui revient, après le naufrage, se réfugier au logis maternel ? N’est-ce pas plutôt une belle-fille, sans gîte et sans appui, qui tombe chez une marâtre ? Peu importe. La scène est poignante, poignante par l’expression juste et intime des attitudes et des physionomies, poignante par la tristesse noire et l’accord douloureux des ombres et des pénombres. C’est une œuvre d’observateur et c’est une œuvre de peintre : c’est donc excellent.

La Dernière heure de M. Bulfield n’est pas traitée avec la même vigueur de pinceau. L’artiste se tient dans les tons clairs et dans les frottis légers, mais la scène est présentée d’une âme émue et d’une main habile. Il s’agit d’un vieux paysan qui agonise sur son grabat et auquel un prêtre administre l’extrême-onction. Au pied du lit, d’un côté, une vieille femme, prosternée et sanglotante ; de l’autre, un enfant de chœur, agenouillé, lisant les prières et, par-dessus son livre, jetant à la dérobée un regard curieux et terrifié sur la face blanche du mourant. Le prêtre, debout, se présente presque de dos, cachant de son corps une veilleuse, posée sur un meuble, dont la lueur lui environne la tête comme d’une auréole. Tout cela est bien vu et senti, simplement émouvant, et si fortement pourtant que bon nombre de visiteurs, ceux qui ne cherchent dans la peinture qu’un amusement de l’œil, détournent la tête, trouvant cela trop triste. Comme si la tristesse n’était pas une grande part et la plus noble part de la vie, et comme si l’art ne devenait pas plus respectable et plus intéressant chaque fois qu’il s’élève jusqu’à la tristesse, c’est-à-dire jusqu’à l’intelligence complète, bienveillante et compatissante de l’humanité ! Non loin de là, une peinture française. Une âme à Dieu, par Mme Duhem, montre, d’ailleurs, que chez nous on sait aussi traiter en artiste les scènes lugubres. En plaçant au milieu d’un cercle de religieuses en robes blanches, sous une lueur douce de cierges, une de leurs mortes, une sœur vêtue de blanc allongée dans sa bière, Mme Duhem a naturellement pensé à la Mort de saint Bruno. Sa peinture, un peu molle et incertaine, n’est qu’une sorte de transposition contemporaine et féminine du chef-d’œuvre de Le Sueur, mais la transposition est délicate et sincèrement émue.

M. Forbes en représentant des ouvriers Forgeant une ancre n’a fait que reprendre un thème courant, très en faveur, depuis quelques années, chez les naturalistes de tous pays. Toutes les scènes de la vie d’ouvrier ne fournissent pas également d’heureux prétextes aux peintres pour développer à la fois leur science de la forme humaine, du mouvement, de la lumière, du pittoresque. Ces intérieurs de forges, où des hommes robustes, à demi vêtus ou presque nus, se livrent à des gesticulations violentes et nettes, dans un milieu enfumé où s’entre-croisent, en des heurts et rencontres compliqués, les lumières gaies ou tristes du dehors et les éclats violens des fourneaux, les attirent donc volontiers. La Forge de M. Menzel, la Forge de M. Kroyer ont, en leur temps, été justement admirées. Cette année, en de petits formats, nous avons deux études excellentes sur la matière, d’abord Une forge de M. Cormon, un des morceaux de peinture les plus libres et les plus aisés qu’ait brossés cet artiste habile et varié, puis, l’Apprenti forgeron, de M. Marec, qui nous fait regretter de ne pas voir cet observateur pénétrant exposer d’œuvre plus importante. Toutefois, le Forgeant une ancre de M. Forbes, par la vigueur et le caractère autant que par la dimension des figures, tient la corde dans ce steeple-chase. Sur un champ d’observation plus aimable, en regardant travailler, à Séville, dans leur atelier ensoleillé, les compagnes débraillées et coquettes de Carmen, Las Cigarreras, M. Walter Gay, de Boston, a peint une toile vive et claire, d’un charme réel dans son aspect souple et facile.

La vie religieuse, la vie scolaire, la vie enfantine, fournissent mille thèmes communs, qui ne prennent une valeur qu’entre les mains d’artistes habiles. Comme d’habitude, les communiantes, dont l’ajustement des fraîches mousselines, se combinant avec la jeunesse des visages prête à des études infinies de blancheurs, se présentent en grand nombre. Celles que M. Triquet nous montre, deux à deux, passant, cierges en main, sous la conduite d’une religieuse, dans le bas-côté d’une église, sont de beaucoup les plus charmantes. Le tableau s’intitule le Printemps, et ne ment pas à son titre. La fraîcheur n’y brille pas seulement sur les visages roses et chastes, elle n’y éclate pas seulement dans la finesse légère des mousselines flottantes, elle y resplendit encore dans la vivacité douce et allègre de la lumière matinale qui tombe, en rayures vibrantes, à travers les arcades de pierre et qui joue, avec liberté et grâce, parmi toutes ces blancheurs. L’exécution est un peu mince encore, avec des tendances vaporeuses ; mais c’est bien vu, et sincèrement rendu. Une étude lumineuse, du même genre (lueurs matinales et lueurs de cierges), en même temps qu’une disposition architecturale, pittoresque et imprévue, d’escalier montant dans une tourelle ajourée, arrête les yeux sur les Matines de M. Émile Renard ; ici, ce sont, dans le milieu éclairé, des taches noires (les robes des sœurs) au lieu de taches blanches (les robes des communiantes) qui donnent la note principale. Les religieuses de M. Renard marchent avec recueillement ; ce sont, de toute évidence, de bonnes et saintes créatures ; néanmoins, le peintre aurait pu, sans inconvénient, définir avec plus d’accent leur caractère et leur physionomie.

Avec M. Joannon qui nous montre une religieuse prudente arrêtant. Au tournant de la route, qu’une diligence descend au galop, sa petite bande de fillettes, nous entrons dans la peinture scolaire. Les anecdotes de ce genre, fort nombreuses. sont dues, en général, à des artistes-professeurs et qui comprennent d’autant mieux les joies et les douleurs du petit monde, remuant et matin, au milieu duquel s’écoule leur existence laborieuse et méritoire. Telles sont les Premières Études de Mme Colin-Libour, le Jour des récompenses de M. Auguste Truphême, la Leçon de Mme Houssay. La Leçon mal apprise par une fillette que réprimande sa grande sœur, de M. Laurent-Gsell, est une jolie étude de physionomie et de lumière. Ce tableau n’est pas de grande dimension, non plus que celui de M. Lomont, le Jeu de volant, où l’on voit quatre fillettes, souples et minces, jouant dans une salle lambrissée qu’éclaire une fenêtre latérale ; mais la dimension ne fait rien à l’affaire. Il y a, dans le petit ouvrage de M. Lomont, de réelles qualités de peintre qui valent mieux que les dimensions. La Répétition de M. Dawant (des enfans de chœur, en robe rouge, chantant sous la conduite d’un maître de chapelle, dans une sacristie) n’est pas non plus bien grande, aussi c’est une vive et amusante mise en scène de gestes et de visages enfantins, plus gaie peut-être et plus communicative que ses grandes toiles. La peinture de M. Lormier, le Benedicite, fête de grand’mère, a plus d’importance ; nulle prétention pourtant à faire d’une scène enfantine une œuvre monumentale. Un intérieur confortable de salle à manger, dans une résidence anglaise, à la campagne, avec une table ronde, copieusement servie de friandises, autour de laquelle sont assis, dévorant avec activité, des gamins et gamines de tout âge ; derrière les enfans, une gouvernante et des servantes dont une négresse. Tous les acteurs de cette scène peu dramatique, mais naïve, ont le grand mérite d’être tout entiers, simplement et consciencieusement, à leur affaire ; la gouvernante gouverne, les servantes servent, les mangeurs mangent, le soleil éclaire. Soleil doux et voilé, soleil d’après-midi, soleil d’automne, qui pénètre tendrement les vitres claires et les rideaux mats d’une lueur calme et heureuse et qui se repose sur tous ces visages calmes et heureux comme pour s’associer, d’un bienveillant sourire, à cette solennité familiale et culinaire. Il n’en faut pas plus pour bien faire quand on connaît son métier comme M. Lormier.

La vie rustique et la vie militaire attirent encore plus de peintres que la vie religieuse et la vie enfantine. La Fin de la récolte au soleil couchant (récolte de pommes de terre), par M. Jules Breton, n’est pas un sujet nouveau dans l’œuvre du maître, mais c’est un de ceux qu’on peut toujours renouveler comme il en donne la preuve, par la vérité naturelle des attitudes et par la fine distribution de la lumière. Comme toujours la toile est de dimension modeste et les figures s’y trouvent aisément et largement enveloppées, en même temps qu’expliquées, par le paysage environnant dont la grandeur et la tranquillité exaltent leur propre grandeur et leur propre tranquillité. Isoler le paysan, le séparer de son paysage, n’en faire qu’un morceau d’étude, solennel et académique, c’est presque toujours un procédé dangereux. Lorsqu’il agrandissait ses laboureurs ou ses bergers, ses ménagères ou ses glaneurs. Millet se gardait bien de les priver de leur entourage explicatif ; il développait même alors, volontiers, derrière eux, plus que de coutume, le panorama mélancolique des plaines fuyantes et des horizons ouverts. On trouve déjà, à cet égard, une vue moins nette chez Bastien-Lepage, qui donne plus d’importance à l’exactitude et au détail des figures, les regarde en portraitiste et en analyste plutôt qu’en poète et en philosophe, qui se laissa aller quelquefois à restreindre autour d’elles cette action de l’espace, de la verdure, de la lumière qui en fait les acteurs agissans d’une scène déterminée au lieu de les laisser à l’état d’études. Même dans ses plus sûrs chefs-d’œuvre, la Sieste ou les Pommes de terre, ne peut-on s’imaginer, sans dommage, un emprisonnement moins serré-des figures, en des cadres trop étroits qu’elles briseraient si elles voulaient s’y relever ?

Dans un tableau Aux champs, M. Henri Royer se rattache directement à Bastien-Lepage, tant par la présentation même de ses deux amoureux, rustiques et gauches, se rencontrant à la porte d’un jardin, que par l’exécution consciencieuse et minutieuse, un peu mince et grise. Il ne l’imite pas par son meilleur côté en agrandissant démesurément ses figures. Les dimensions sont héroïques et les personnages ne le sont pas. M. Henri Royer, en face de cette idylle moderne en veston de toile et corsage de cotonnade, expose une Idylle antique, sans veston et sans corsage, où les nus, notamment ceux de la jeune femme, sont traités avec un soin un peu sec, mais très soutenu. Il n’en reste donc pas moins un des jeunes artistes qui semblent préparer leur avenir par d’intelligentes études avec le plus de conscience et de vérité. Ces deux toiles, malgré les imitations flagrantes, sont en progrès marqué pour la fermeté du dessin et la tenue de l’exécution, sur sa jolie Nymphe, délicate et vaporeuse, et son Vieux, vraiment trop diaphane, de l’an dernier. Les variétés de recherches qu’on constate dans ces différens morceaux permettent de penser que l’imitation trop littérale de Bastien-Lepage n’est pour M. Henri Royer qu’un moyen d’essayer ses forces et qu’une évolution transitoire dans la formation de son talent, dont l’originalité se dégagera davantage à mesure qu’il possédera mieux son métier.

L’essentiel, en cet ordre de choses, c’est d’être sincère, et il nous semble que M. Henri Royer est sincère. Un autre jeune peintre, M. Cottet (au Champ de Mars), moins sûr encore de lui-même, mais d’un tempérament remarquable, nous attire par une apparence de sincérité plus vive encore. Ce que M. Henri Royer cherche par l’exacte définition des formes et par les délicatesses du modelé, M. Cottet le cherche par la vérité puissante des colorations et par la fermeté des masses. On avait déjà remarqué, l’an dernier, une de ses études, des barques à l’ancre sous les Rayons du soir. L’exécution était sommaire et brutale, mais d’une vigueur saisissante et d’une robuste harmonie. Cette année, deux études du même genre, la Sortie des barques de pêche au Camaret (Finistère) et la Nuit de lune dans le même port, montrent d’égales qualités de décision avec plus de souplesse dans le coup de brosse. Toutefois M. Cottet a d’autres ambitions que celles du simple paysagiste. Sa procession de paysannes au Pardon de Saint-Jean à Landaudec nous offre une dizaine de figures, de grandeur naturelle, auxquelles le paysage sert seulement décadré. Les gaucheries, les lourdeurs, les ignorances abondent sur cette grande toile, surtout dans les visages et dans les draperies. Le peintre, évidemment, tâtonne encore ; il n’est pas au fait de toutes les subtilités et roueries du métier, comme tel ou tel Parisien de ses voisins : il a beaucoup à apprendre ; mais on sent qu’il le sait, et qu’il cherche, et qu’il veut. Malgré toutes ces inexpériences, cette composition est saisissante par la tenue ferme et résolue de l’ensemble, par l’intensité juste et chaude des colorations, par la simplicité et la netteté de l’observation. Un peu plus de finesse et de variété dans ces carnations fraîches ou hâtées, un peu plus de souplesse et d’aisance dans les plissemens et les mouvemens des robes blanches, et ce serait une œuvre remarquable. À l’heure actuelle, chez M. Cottet, le tempérament coloriste n’est pas servi par une science du dessin suffisante ; mais cette science est de celles qui se peuvent acquérir. Si M. Cottet ne se laisse pas détourner, avant l’heure, par ce premier et légitime succès dont d’imprudens amis ne manqueront pas, suivant les habitudes modernes, d’exagérer l’importance ; s’il joint véritablement, comme nous le croyons, à ses dons naturels une volonté ferme et saine de se perfectionner et de se compléter, nous aurons peut-être quelque jour un grand peintre de plus.

Puisque nous sommes au Champ de Mars, constatons-y, avec plaisir, que M. Cottet n’est pas le seul qui fasse effort pour s’arracher virilement à cette atmosphère de buées flottantes et malsaines dans laquelle un trop grand nombre semblaient vouloir à plaisir s’anémier et s’asphyxier. Le ciel soit loué ! Ce sont les gens sains et bien portans qui remontent et qui s’affirment. Nous avons retrouvé avec plaisir M. Duez, le Duez vivant et franc, compagnon joyeux et beau coloriste, dans deux études-portraits faits en Normandie, diaprés des types bien locaux et bien caractérisés, Julien Jamet, patron de barque et la Mère Germain, tous deux de Villerville. M. David-Nillet, d’abord imitateur de M. Lhermitte dans ses études champêtres, d’un travail pointillé et grisâtre, fait, lui aussi, un effort vigoureux pour donner à sa peinture plus d’ampleur et de solidité dans son groupe presque colossal de paysans tuant le Cochon. C’est beaucoup d’honneur pour la charcuterie, et l’on ne saurait dire que le résultat définitif justifie absolument les proportions inattendues données à cette tragédie de basse-cour ; mais, au point de vue pittoresque, le progrès est intéressant. La Femme en deuil et Mer sereine, de M. Richon-Brunet, une paysanne bretonne en capeline noire, debout sur un quai, est traitée, d’une main encore hésitante, avec plus de simplicité et de grandeur que ne ferait supposer la sentimentalité du titre ; quelques pochades de paysage, vives et franches, annoncent d’ailleurs, dans M. Richon-Brunet, un coloriste à la façon flamande. D’autres artistes plus connus et déjà classés, comme MM. Perret, Gœneutte, Jeanniot, Moutte, Gros, Charles Meissonier, recherchent visiblement aussi une alliance plus étroite du dessin ferme et de la couleur forte. Dans les recherches, un peu inquiètes, mais toujours curieuses, de M. Gœneutte, on rencontre des notes d’une saveur singulière, par exemple son Carrier. Les Conscrits de M. Jeanniot, étalant leurs torses piteux et leurs jambes maigres, sous l’œil attentif de Pandore, dans une salle de mairie, n’offrent pas, sans doute, un spectacle plastique aussi ravissant que les éphèbes des Panathénées ; mais l’étude est sincère, sans affectation caricaturale comme sans mensonge académique, dessinée et peinte avec aisance et justesse.

M. Jeanniot, libre et éclectique, se tient, comme plusieurs autres, entre deux groupes dont le premier, celui que nous venons de traverser, cherche le caractère dans les scènes de mœurs contemporaines, par la résolution et la vigueur dans le coloris ou le dessin. Le second se préoccupe davantage de l’exactitude fine dans le détail et de la délicatesse nuancée dans les harmonies. C’est à ce dernier qu’appartiennent MM. Adolphe Binet, Priant, Muenier. Ils continuent à y représenter avec talent la recherche de l’extrême précision dans l’analyse des types et de leurs milieux. Le danger qu’ils côtoient sans cesse et où ils ne laissent pas de glisser par instans, c’est un peu de sécheresse et de froideur. Les Confidences et le Pêcheur, de M. Binet, le Repas frugal et le Premier assaut de M. Priant, le Calme de M. Muenier, caractérisent bien leurs tendances particulières dans une manière commune. Il y a plus d’esprit chez le premier, plus de variété et de pénétration chez le second, plus de sentimentalité et de poésie chez le troisième. La fréquentation de l’Algérie a mieux réchauffé plusieurs de leurs camarades, notamment MM. Girardot et Dinet, dont les études diverses, scènes de genre, portraits, études plastiques, paysages, portent toutes la marque d’une recherche personnelle, plus vive et plus brillante chez M. Dinet, plus discrète et plus nuancée chez M. Girardot.

Autour des conscrits grelottans de M. Jeanniot, les troupiers en activité sont assez rares au Champ de Mars. On n’y peut guère signaler que les fantassins vifs et bons enfans de M. Dupray. Aux Champs-Elysées, au contraire, l’uniforme fourmille. Une toile importante, les Cuirassiers de la garde à Rezonville, montre, dans l’évolution du talent de M. Rouffet, l’auteur dramatique de la Fin de l’épopée, une sorte de halte studieuse qui n’est point faite pour inquiéter. Le souci constant du dessin juste et de la ferme exécution qu’on sent dans les divers morceaux de cette composition un peu éparpillée dénote en ce jeune artiste un homme qui se rend compte des difficultés de son métier et qui ne veut pas s’en tenir à des esquisses mouvementées et brillantes. On a remarqué aussi, dans l’ordre anecdotique, un bivouac au clair de lune dans une cour d’habitation, Apres la lutte, par M. Arus.

Le paysage tient une bonne place dans les scènes militaires ; il en tient plus encore dans les scènes de la vie maritime. Les deux toiles de M. Tattegrain, les Quêteuses de l’asile des Vieux Matelots à Berck-sur-Mer et le Débarquement de Vérotiers dans la baie d’Authie sont aussi intéressantes par l’exactitude lumineuse du paysage que par la vérité simple des figures ; il en est de même chez presque tous ceux qui fréquentent les pêcheurs, les paysans, les gens du peuple, soit au Champ de Mars, soit aux Champs-Elysées, peintres français ou peintres étrangers. Parmi ces derniers, MM. Liebermann (Brasseine de campagne en Bavière), Zorn (la Foire), Burnand (le Repas des bergers en Languedoc), Bilbao (la Moisson en Andalousie), Brass (Vieux pêcheurs de Chioggia jouant aux cartes), accusent nettement, par la franchise de l’observation et par les particularités de l’exécution, de la façon la plus curieuse et la plus franche, leurs origines et leurs tendances nationales.

Le nombre des peintres étrangers à remarquer est aussi considérable parmi les paysagistes que parmi les figuristes. Aux Champs-Elysées aussi bien qu’au Champ de Mars, les écoles de la Grande-Bretagne et de la Belgique tiennent, sous ce rapport, le meilleur rang par la vigueur et l’éclat de leurs peintures. Ce sont souvent des études sommaires et brutales, quelquefois, au contraire, extrêmement détaillées et précises, mais presque toujours imprégnées d’un sentiment profond d’admiration respectueuse et heureuse pour la campagne, les montagnes, les bois et la mer. Chez eux, d’ailleurs, comme chez nous, on trouve des réalistes et des idéalistes. Il y aura toujours, en effet, deux façons, pour un peintre, de comprendre le paysage : la première, en simple observateur, attentif et exact, des phénomènes extérieurs ; la seconde, en rêveur, naïf ou cultivé, qui cherche plutôt, dans la contemplation de la nature, un prétexte à répandre des confidences personnelles ou une occasion de donner un cadre à ses souvenirs. La première est celle d’Hobbema, de Constable, de Théodore Rousseau et de la plupart des paysagistes contemporains, après avoir été celle de Van Eyck et de Jehan Foucquet ; la seconde est celle de Claude Lorrain, de Ruysdaël, de Watteau, de Turner, de Corot, dont les précurseurs se peuvent trouver dans les grands figuristes de la Renaissance, Léonard de Vinci, Titien, Annibal Carrache et leur entourage. Les deux manières sont bonnes pourvu qu’elles soient sincères, et ce serait folie, comme on l’a fait parfois, de vouloir absolument proscrire l’une en faveur de l’autre. L’observation et l’impression peuvent-elles nous donner, tour à tour ou même simultanément, des jouissances de l’esprit aussi vives et aussi nobles ? Les réalistes ont donc raison et les idéalistes n’ont pas tort ; il leur arrive, d’ailleurs, plus d’une fois de coiffer le même bonnet ; c’est le cas des vrais maîtres, dans leurs bons momens. Sans sortir du Louvre, devant la Tempête de Ruysdaël ou le Souvenir d’Italie de Corot, n’est-il pas malaisé de dire où finit la notation exacte, où commence l’interprétation personnelle ?

La juste réaction contre la sécheresse d’un réalisme trop minutieux, qui s’est manifestée depuis quelques années en faveur d’une vision plus libre et plus émue, d’abord par les naïvetés ou les subtilités des impressionnistes, ensuite par les abréviations et les synthèses des décorateurs, aura eu pour effet de déblayer le champ des théories stériles et de permettre, d’abord, de rendre justice aux uns et aux autres, suivant le cas et suivant les heures. Je dis suivant les heures, et je crois que je dis bien. Quel est, en effet, celui de nous qui, entrant dix fois au Salon, y entre et s’y promène dix fois dans les mêmes dispositions de l’esprit et des yeux ? Ce qui nous attire un jour nous agace le lendemain. N’y a-t-il pas des momens où l’on ne saurait regarder dix portraits de suite sans bâiller, et où les tableaux de nature morte les plus réussis, les bibelots resplendissans de M. Desgoffe, les comestibles appétissans de M. Fouace, les fleurs printanières de MM. Quost et Grivolas, ne sauraient exciter en nous le moindre enthousiasme ? Il y a des heures où, dans la campagne, on aime à regarder, il y en a d’autres où l’on se plaît à rêver.

Si vous êtes dans ces dispositions dernières, vous regarderez avec plaisir les ouvrages de MM. Hargignies, Pointelin, de Clermont, Demont-Breton, aux Champs-Elysées, de MM. Gazin, et Billotte, au Champ de Mars. Si vous préférez, pour l’instant, l’observation exacte et la sensation passagère consciencieusement notées, vous vous adresserez, ici, à MM. Dernier, Tanzi, Simonnet, Rigolot, Boudot, Guéry, Allègre, Desbrosses, Cagniart, Guillemet, Paul Lecomte, Doyen, Schmitt, Sauvage, Olive, Brett, etc., et là-bas, à MM. Victor Binet, Boudin, Courant, Griveau, Costeau, Chudant, Iwill, Meixmoron, Lebourg, Le Camus. Tous ces paysagistes sont déjà connus et leur manière ne s’est point modifiée dans les œuvres qu’ils présentent et dont quelques-unes sont charmantes. Il en est de même de quelques animaliers, MM. de Vuillefroy, Vayson, Barrillot, Hermann-Léon, Lambert, Lunois, Guignard ; presque tous ont même assoupli leurs façons de faire, notamment M. Guignard dont les études de troupeaux aux différentes heures du jour sont des plus intéressantes ; on peut en dire autant de la plupart des étrangers dont nous avons déjà parlé : MM. Thaulow, Baertsoen, Courtens, Verstraete, Davis, Harrison, Moore, Whistler, Mesdag, Picknell, Denduyts, Calderini ; aucun d’eux ne se montre inférieur à son passé, et il faut, cette année, joindre à leurs noms ceux de MM. Lund, Laidlay et Denovan.


III

Que les sculpteurs modernes ont de peine ! Ils sont nombreux, ils sont habiles, ils sont laborieux, ils seraient prêts, comme leurs ancêtres d’autrefois, à appliquer utilement leur activité à la décoration des édifices publics et privés, ce qui est leur naturelle et meilleure fonction. Et, cependant, l’indifférence des constructeurs et des amateurs est telle encore à leur égard que la plupart demeurent condamnés à fabriquer perpétuellement, pour s’entretenir la main et n’être point oubliés, ce qu’on appelle le morceau du Salon, c’est-à-dire un morceau quelconque de virtuosité, sans destination et sans but. Et c’est là qu’apparaît tristement, lorsqu’elle n’est pas excitée et dirigée par la conception supérieure d’un ensemble décoratif et expressif, l’impuissance de leur imagination, à renouveler le fonds courant des banalités profanes ou sacrées, si indifférentes la plupart à la pensée moderne, où s’alimente à peu de frais l’inspiration quotidienne des ateliers et des écoles depuis plusieurs siècles !

Sur les mille ouvrages de sculpture qui sont exposés aux Champs-Elysées, combien en est-il de commandés ou d’exécutés pour un emplacement spécial en vue d’un effet expressif ou décoratif déterminé d’avance ? Une cinquantaine peut-être, et encore ! Reconnaissons que c’est bien peu. L’État, la ville de Paris, quelques municipalités provinciales, avec des ressources insuffisantes, Ont beau faire de leur mieux pour soutenir l’école par quelques commandes ; tant que les architectes et les propriétaires n’utiliseront pas, d’une façon plus générale et plus suivie, l’habileté de ces innombrables imagiers et tailleurs de pierre, il est clair que cette habileté se consumera et s’étiolera dans la redite inutile des mêmes lieux communs. Quand nous aurons examiné les Nubiens par M. Barrias et l’Homme et Serpent de M. Thomas pour le Muséum de Paris, le Raymond VI, comte de Toulouse, par M. Labatut pour le Capitole de Toulouse, le Monument de Pouyer-Quertier pour Rouen, par M. Guilloux, celui de Testelin, organisateur de la défense dans le Nord en 1870-1871, pour Lille, par M. Cordonnier, celui du Centenaire de la levée du siège pour Dunkerque, par M. Lormier, le groupe Au champ d’honneur par M. Carlès pour le parc de la Boissière, les modèles des Monumens d’Aubanel à Avignon et de Charles Chaplin aux Andelys, par M. Étienne Leroux, quelques figures destinées à des chapelles funéraires et à des places publiques, comme la Princesse Marie d’Orléans par M. Hector Lemaire, la Duchesse de Vicence par M. Boucher, le Meissonier par M. Fremiet et la Madame de Sévigné par M. Massoulle, nous aurons à peu près compté toutes les œuvres qui ont exigé, de la part de leurs auteurs, soit un effort de composition, soit une précision de recherches qui les mettent au-dessus des œuvres de fantaisie pure ou de simple virtuosité.

Le modèle en haut relief qu’expose M. Barrias doit être exécuté en bronze. Cette destination explique les hardiesses d’exécution qui donnent à ce bel ouvrage un aspect si pittoresque et animé sans troubler pourtant la tenue ferme de l’ensemble. C’est là qu’on voit le parti que peut tirer un artiste cultivé et intelligent des ressources offertes par la science ethnographique. Placer dans un cadre déterminé des Nubiens d’âges divers, c’eût été pour bien des sculpteurs, peut-être fort habiles, la simple occasion de montrer, avec une exactitude scolaire, leur savoir anatomique et leur conscience scientifique. M. Barrias, prenant la science pour base, a voulu néanmoins parler en artiste, mettre ses Africains en action, et, dans cette action, faire intervenir leur entourage végétal et animal. On voit donc, d’en bas, s’élancer vers le haut un énorme crocodile qui a déjà renversé, dans les hautes herbes, un jeune homme évanoui. Le monstre lève sa gueule béante vers une femme épouvantée, qui se jette en arrière, serrant dans ses bras deux enfans en pleurs. À droite, debout sur un rocher, un homme vigoureux, le père et l’époux, d’un mouvement sûr et prompt, repousse la bête, en lui enfonçant entre les mâchoires l’extrémité d’une longue lance. La scène est claire et saisissante ; certaines parties, d’une saillie énergique, sont traitées en ronde bosse ; les bras tendus du Nubien, la tête et le bras pendans du fils renversé, la longue queue du crocodile ; elles débordent le cadre et contribuent à donner à l’ensemble, par leurs vives silhouettes, un mouvement savamment rythmé. Il va sans dire que l’exactitude des formes et des types est celle qu’on peut attendre de la part de cet artiste consciencieux et expérimenté ; peut-être même, dans aucune de ses œuvres antérieures, n’a-t-il apporté plus d’aisance et de souplesse, une plus libre et plus simple possession de son talent. L’autre ouvrage destiné au Muséum, le groupe en bronze d’un Homme luttant avec un serpent, par M. Jules Thomas, offre également dans ses silhouettes nettes et décidées, dans la fermeté et la justesse du mouvement, dans la solidité et dans la vérité des formes, des qualités sculpturales de premier ordre qui, pour n’être point de celles que la mode affolée demande aujourd’hui à la sculpture inquiète, n’en sont pas moins les plus nécessaires et les plus durables.

Les divers monumens destinés à des places publiques, dans des villes du Nord et du Midi, sont presque tous exécutés suivant une formule qui a produit quelques bonnes œuvres, mais dont la banalité commence à devenir insupportable. Un personnage quelconque étant donné, vous posez simplement, sur un socle ou une colonne, soit sa statue entière, si l’homme en vaut la peine et si vous avez des fonds suffisans, soit son buste, si c’est un comparse et si vous êtes pauvre. Au pied du socle et de la colonne, vous posez une figure soi-disant allégorique qui tend une palme, et le tour est fait. Les artistes ingénieux donnent à cette figure accessoire le rôle principal et un type bien déterminé : c’est ce qu’a fait M. Frémiet, au jardin du Louvre, dans son monument de Raffet, où Raffet tient peu de place, mais où le tambour, battant sa caisse, qui tourne autour de la colonne, ne nous permet point de méprise sur le caractère militaire du personnage représenté. M. Cordonnier a donné plus d’importance encore, dans son Monument de Testelin, aux trois troupiers, en pied, sonnant la charge et s’élançant vers l’ennemi, qui entourent le piédestal, et à la Gloire volante qui les encourage et les excite. Toutes ces figures sont énergiques et mouvementées et forment presque à elles seules le vrai monument. Pouyer-Quertier a obtenu de ses compatriotes normands un souvenir moins nécessaire ; il se tient, en pied, debout, sur son piédestal qu’accompagnent des ouvriers de l’industrie. C’est une jeune Provençale qui tend la palme au buste d’Aubanel. MM. Guilloux et Étienne Leroux ont ainsi tiré bon parti de la formule à la mode.

Le Meissonier de M. Frémiet et la Madame de Sévigné, par M. Massoulle, sont destinés, le premier, à la place de Poissy, le second, à la maison d’éducation de la Légion d’honneur. Ce sont deux bonnes œuvres, l’une encore à l’état de modèle, en vue du bronze, l’autre en marbre et soigneusement exécutée. Meissonier, debout, la tête nue, en costume d’atelier et de campagne, solidement chaussé et guêtre, son album-palette dans la main gauche, le pinceau dans la droite, en train de prendre une note à l’aquarelle, regarde devant lui. La fermeté de l’attitude, la décision du coup d’œil, le caractère énergique de volonté empreint dans la cambrure des jambes, dans la contraction des doigts, dans la puissance de la tête chevelue et barbue, font oublier, dans l’image, comme ils le faisaient dans le vivant, la petitesse de la taille pour ne mettre en saillie que la force de l’homme et la noblesse de l’artiste. La Madame de Sévigné de M. Massoulle, avec des qualités bien différentes, fait aussi grand honneur à cet artiste dont le talent, toujours sérieux, n’avait point néanmoins jusqu’à présent déployé tant de souplesse et de distinction. La belle marquise, debout, la tête un peu penchée en avant, la plume dans la main droite, est en train de relire une lettre qu’elle vient d’écrire, une de ces lettres charmantes qui vont faire le tour de la noble société. Elle se complaît à cette lecture, n’est pas mécontente d’elle, se sourit même un peu, le tout sans affectation et avec la discrétion d’une honnête personne. Ce n’était point chose aisée, non plus, pour un tailleur de marbre, de vêtir d’une robe de satin, avec des nœuds et agrémens, une femme de physionomie si intéressante, sans troubler par l’étalage des plis et rubans l’impression intellectuelle, tout en donnant à ce vêtement l’ampleur, la souplesse, le mouvement, qui sont nécessaires pour achever l’élégance de la figure. M. Massoulle a résolu la difficulté avec un goût constant et parfait. Mme de Sévigné sera l’une des femmes de lettres les mieux représentées à Ecouen.

Le groupe en marbre Au champ d’honneur, par M. Carlès, est l’ouvrage le plus important qu’ait encore achevé cet artiste connu surtout par de charmans bustes et de bonnes études plastiques. M. Cariés y vise franchement au style héroïque et classique, et l’ensemble de l’œuvre témoigne d’une réflexion suivie, d’une volonté énergique, d’une science sérieuse. Le héros, un jeune homme robuste et nu, blessé à mort, s’affaisse en arrière sur un monceau de pièces d’artillerie et d’armes en débris, tandis qu’une Gloire, cuirassée et casquée, descend, d’un vol rapide, vers lui, pour le soutenir et le couronner. La composition est un peu encombrée par les accessoires, mais les deux figures principales, exécutées avec soin et force, expriment clairement la pensée de l’artiste. Son œuvre d’ailleurs ne marquant point d’époque précise et se plaçant volontairement dans la catégorie des synthèses idéales, la présence simultanée des canons et d’une déesse costumée à la grecque, n’a rien qui nous puisse trop choquer. Il n’en est pas de même de l’apparition de la déesse guerrière, en style Louis XV, qui vient sanctionner le serment prononcé par le comte de Toulouse, Raymond VI, devant les consuls de la ville. La figure est aimable, comme une Minerve de Boucher ou de Natoire, elle n’en jure que plus singulièrement avec celle d’un chevalier du XIIe siècle, en cotte et chausses de mailles, dont le caractère moyen âge est justement et fortement accentué aussi bien dans la physionomie que dans le costume. Ce que la conscience d’un seigneur et d’un soldat de cette époque pouvait sentir flotter, à son côté, comme une surveillante céleste, c’était une sainte ou un saint, ce n’était point, à coup sûr, une déesse hellénique. Certains anachronismes matériels sont pardonnables sans doute à des artistes qui ne sont pas obligés d’être des archéologues et des érudits ; il n’en est pas de même des anachronismes moraux qui touchent au fond même des sujets et les rendent incompréhensibles ou ridicules. Les qualités d’exécution dont M. Labatut, comme d’habitude, a fait preuve dans ce groupe, n’en atténuent pas le bizarre effet.

En dehors de ces travaux d’un caractère monumental et de quelques figures funéraires dont les plus remarquables sont la Princesse Marie d’Orléans, étendue sur son lit de mort, ayant à son chevet sa statue de Jeanne d’Arc, et laissant échapper son ébauchoir, par M. Hector Lemaire et celle de la Duchesse de Vicence, restitution ingénieuse dans le style du premier Empire, par M. Boucher, la plupart des groupes et figures exposés ne sont que des études plastiques, pour lesquelles le sujet choisi n’est qu’un prétexte. Il faut faire exception, cependant, pour le groupe émouvant du Pardon, par M. Henri Dubois, dans lequel l’étude anatomique de deux corps nus, penchés l’un vers l’autre, celui du fils qui implore et celui du père qui pardonne, ne sert qu’à rendre plus saisissante l’expression d’un sentiment profond dans l’étreinte affectueuse des figures. L’étude ici devient de l’art, de l’art vivant et, mieux que de l’art moderne, de l’art éternel. comme tout ce qui est simplement et naturellement humain. Les préoccupations plastiques sont moins déguisées dans le haut relief de M. Sicard, Agar. Le jeune Ismaël, épuisé et mourant, que sa mère soutient dans une anfractuosité de rocher, est d’une intention assez juste ; mais la robuste Agar, qui se montre de dos, nue comme une Vénus, exprime bien peu l’angoisse de l’esclave chassée qui voit agoniser son fils. Le travail a de la correction, de la force et même du style, mais pourquoi choisir un sujet plutôt qu’un autre, si on n’est pas résolu à le traiter logiquement ?

Bien que ce soient aussi et avant tout des études savantes d’attitudes difficiles, l’Ève chassée du Paradis, de M. Dagonet et le Caïn de M. Weitmen, tous deux accroupis à terre, la tête dans les genoux, cachant leur visage, révèlent pourtant, dans leurs poses pénibles, des intentions d’expression désespérée qui ajoutent du prix à leurs qualités techniques. Il y a encore une juste et heureuse manifestation de la douleur maternelle dans la Vierge de M. Boucher soutenant sur ses genoux le cadavre de son fils, — une Pietà, — et un sentiment délicat de piété douce et résignée dans la figure de jeune religieuse, en marbre polychrome et pierre, de M. Allouard, qu’il intitule Loin du monde. La recherche d’une pensée est, de même, visible dans le groupe en marbre de M. Convers, la Légende, et dans le groupe en plâtre de M. Neymaud, la Loi. La jeune fille, chaste et demi-voilée, par laquelle M. Convers symbolise la Légende jetant des fleurs sur le Passé que représente un vieillard, nu, assis dans des ruines, est malheureusement un peu gauche et courte. Ce sujet, en somme, ne s’explique pas clairement ; mais ce Passé, qui pourrait être le Temps, est une figure d’une savante et belle exécution qui révèle un artiste préparé aux plus nobles besognes. La Loi, de M. Neymaud, symbolisée par Moïse et le Christ assis côte à côte et prêts à s’entendre, est encore à l’état de modèle trop sommaire pour qu’on puisse juger si le sculpteur tirera de cette haute conception tout l’effet qu’on en peut espérer.

Dans les sujets purement plastiques, arrive d’abord le groupe inévitable des Dianes : la petite Diane, fière et aimable, de M. Lanson, celle de M. Guimberteau, irritée contre un Actéon invisible, moins aristocratique et plus robuste, celle de M. Coutheillas, en chasseresse victorieuse, le pied sur la bête morte, celle de M. Lombard, courant, à travers bois, aussi vite que le cerf dont elle tient la corne. Cette dernière est, de beaucoup, celle qui, par la fierté de l’allure, la fermeté du mouvement, la noblesse du visage, dans le caractère décoratif du XVIIe siècle, nous reporte le mieux à la beauté du mythe antique. Puis se présente le groupe, non moins compact, des héros mourans, le Pro Libertate de M. Seysses, l’Orphée de M. Hannaux, deux excellens morceaux d’école, etc., celui des nymphes, des bois et des eaux, la Muse de la source de M. Hughes, l’Hirondelle de M. Charpentier, la Muse des bois de M. Albert Lefeuvre, la Naïade se mirant dans une fontaine, de M. Hercule, toutes aimables personnes dont nous avons déjà parlé naguère en les rencontrant pour la première fois femmes de plâtre alors, aujourd’hui femmes de marbre. Les plus fêtées d’entre elles ont été, cette année, la délicieuse Cigale de M. Marqueste, mélancoliquement assise sur une pierre, et la charmante Seine couchée de M. Puech. Ces deux morceaux, d’une facture savante, ressentie et complète, font grand honneur à notre école et prouvent que la délicatesse du goût, en fait de conceptions plastiques, s’y peut allier encore au plus vif sentiment de la beauté.

Au Champ de Mars, où les œuvres de sculpture sont peu nombreuses, on remarque pourtant, comme une figure plastique savamment menée, avec une recherche heureuse d’expression générale, la femme prosternée dans les blés, ou la Faute, par M. Saint-Marceaux. Toutefois, ce n’est pas de ce côté que se tournent la plupart des autres exposans, assez indifférens à la beauté et avant tout préoccupés de l’expression réelle, ou nouvelle ou étrange et qui manient dans cette intention, avec une hardiesse parfois curieuse et souvent inquiétante, le plâtre, le marbre ou le bronze. Un grand haut relief du sculpteur belge, M. Meunier, avec des ouvriers à l’ouvrage, est empreint d’une certaine grandeur simple et puissante. L’horrible figure de vieille décharnée par laquelle M. Desbois représente la Misère est exécutée avec une implacable précision qui atteste le talent de l’artiste et fait regretter de ne le voir pas s’employer autrement. La sculpture monumentale y est représentée par le J.-B. Colbert, de M. Aube pour la manufacture des Gobelins et par la statue équestre de M. Le Duc, le Connétable de Richmond, la sculpture d’expression ou d’étude par les œuvres de MM. Bartholomé, Michel-Malherbe, Escoula, Mulot, etc. Les bustes y sont relativement aussi nombreux qu’aux Champs-Elysées, mais nous ne saurions tenter une énumération de ceux qui, ici ou là, méritent quelque attention. Comme dans les portraits peints notre école, classique ou naturaliste, excelle assez souvent dans les portraits sculptés ; on voit parfois de très beaux bustes sortir des ateliers les plus modestes. Il suffit, pour un sculpteur qui sait son métier, d’avoir été ému quelques heures par le charme ou le caractère d’une physionomie vivante.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voir la Revue du 1er  juin.