Les Salons de 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 645-672).
02  ►
LES
SALONS DE 1891

I.
LA PEINTURE AU SALON DES CHAMPS-ELYSÉES.

La discorde qui, l’année dernière, a séparé les artistes en deux camps, ne semble pas en voie d’apaisement. Au train dont vont les choses, nous serons bien heureux si, l’été prochain, l’on n’ouvre pas des Salons, ou du moins des expositions générales se parant de ce titre, à toutes les extrémités de Paris. Déjà l’amateur le plus infatigable et le plus résolu se trouve dans l’impossibilité de répondre aux innombrables invitations qui l’appellent durant l’hiver et le printemps, dans les cercles, dans les magasins, dans les ateliers, dans les salles de vente, pour y admirer les œuvres de tel ou tel groupe, de telle ou telle collection, de tel ou tel artiste. Nous voilà maintenant menacés d’un troisième Salon organisé par ceux qui n’ont point trouvé place dans les deux autres. La peinture, soit dit sans irrévérence, envahit le monde plus que de raison. Cette vulgarisation excessive de l’art accoutume les artistes au laisser-aller et le public à l’indifférence. L’on va tout voir encore par mode et par habitude, mais on ne regarde plus rien avec passion ni intérêt. La conséquence forcée de cette production irraisonnée et de cette curiosité banale ne saurait être, en vérité, que l’affaiblissement du métier chez les exposans comme celui du goût chez les visiteurs.

Les deux grandes corporations rivales, qui occupent, l’une le palais des Champs-Elysées, l’autre le palais du Champ de Mars, la vieille Société des artistes français, la jeune Société nationale des Beaux-Arts, toutes deux, malgré leurs titres, fort hospitalières aux étrangers, ont fait, il faut le reconnaître, de louables et heureux efforts, chacune de son côté, pour donner bon air à leurs expositions. Les organisateurs des Champs-Elysées n’ont pas voulu, cette année, être en reste avec leurs émules du Champ de Mars pour le confortable et le luxe de l’installation matérielle. Le public a tout de suite apprécié comme il convenait les améliorations réalisées : la plus sage division et l’éclairage mieux combiné des galeries, l’admission en des salles plus honorables de l’architecture, des aquarelles, des pastels et de la gravure, la décoration exemplaire, au moyen de somptueuses tapisseries, d’une salle de lecture et de repos, fort utile aux explorateurs fatigués ; mais ce qui l’a touché le plus, sans nul doute, c’est le courage qu’a enfin déployé la Société en réduisant le chiffre des admissions. Dans la plupart des salles, les peintures, moins nombreuses, ont pu être disposées sur deux rangs et, légèrement séparées entre elles, devenir toutes facilement visibles, sans avoir à souffrir, comme naguère, d’une promiscuité par trop compromettante. Il y a bien encore quelques pièces trop encombrées qui rappellent le pêle-mêle des mauvais jours, mais le plus fort est fait, et, en continuant à marcher avec énergie dans cette voie de sélection, la Société rendra un service signalé à l’art et au pays autant qu’à elle-même. Déjà, grâce à cette meilleure présentation, le Salon, du premier coup, a semblé mieux composé que les années précédentes. Il est de fait qu’on y voit plus clairement combien d’élémens variés et actifs, malgré la scission, s’y trouvent actuellement groupés, quels rapports sérieux et féconds y unissent les maîtres avec les élèves, avec quelle conscience et quelle liberté on y garde en général le respect nécessaire de l’enseignement traditionnel, tout en y joignant l’amour non moins nécessaire de la vérité présente et vivante. La secousse imprimée par les événemens de l’an dernier n’aura donc pas été inutile ; plus d’un, parmi les vieux et parmi les jeunes, a déjà fait quelque retour sur lui-même, plus d’un s’est demandé où l’on allait avec ces habitudes d’improvisation et de charlatanisme qui s’étaient si étrangement développées en ces derniers temps. Le Salon des Champs-Elysées contient, en 1891, un plus grand nombre d’œuvres sérieuses qu’il n’en offrait les années précédentes : à quelque chose malheur est bon.

I.

Il y a mille manières de composer une peinture, c’est-à-dire d’en combiner, dans une intention expressive ou décorative, les lignes et les couleurs, les figures et l’éclairage, de manière à en établir l’unité, à en faire un tout logique et indissoluble; mais, pour qu’une peinture mérite vraiment le nom d’œuvre d’art, qu’elle ne reste pas l’étude ou le morceau, il faut qu’elle soit composée. La science de la composition, qui atteignit son apogée en Italie avec Léonard et Corrège, dans le nord avec Rubens et Rembrandt, a toujours été, depuis trois siècles, la grande préoccupation et la force incontestée de l’école française, depuis Poussin jusqu’à Delacroix, depuis le Lorrain jusqu’à Corot, depuis Watteau jusqu’à Meissonier. Grâce à cette science nous avons pu, à diverses reprises, traverser, sans trop de mal, des périodes de décadence où périssaient tant d’écoles étrangères mieux douées que nous pour le tempérament. Il importe donc au plus haut point que cette qualité nationale ne se perde point chez nous. C’est ce qu’on pourrait craindre, cependant, si l’on s’en tenait, d’une part, aux théories étroites de certains praticiens qui, par horreur des sentimentalités littéraires, voudraient réduire l’art de peindre à une virtuosité fragmentaire, et, d’autre part, aux paradoxes aventureux de modernistes étourdis qui, par haine des formules académiques, prétendraient établir l’inutilité de l’intervention Imaginative. Le grand intérêt qu’offre le Salon des Champs-Elysées, cette année, c’est de nous montrer à cet égard un esprit de retour marqué vers des idées plus saines et plus justes chez bon nombre de jeunes gens dont quelques-uns sont en train de prendre la tête de leur génération et ne manqueront pas d’exercer, à leur tour, quelque influence sur les destinées de notre art français.

Dans les vastes toiles qui attirent d’abord les regards, celles de MM. Henri Martin, Micheléna, Rochegrosse, Roullet, le résultat sans doute ne répond pas toujours à la grandeur des visées. Néanmoins, on y Constate un effort d’imagination et un effort d’exécution si supérieurs à ce qu’on peut attendre, en général, de la paresse intellectuelle et de la pénurie technique de nos contemporains, qu’il faut saluer avec sympathie ces généreuses ambitions, même lorsqu’elles sont trahies par l’inexpérience. Ces tentatives imprudentes et nobles nous semblent d’autant plus méritoires qu’elles sont plus désintéressées, venant de jeunes gens déjà suffisamment connus par de premiers succès, qui n’auraient eu qu’à suivre la voie banale pour y trouver plus de renommée, de joie et de profit. Le sujet qu’a choisi M. Henri Martin, A chacun sa chimère, est une allégorie assez vague. Le peintre s’est inspiré de quelques lignes de Baudelaire, dans lesquelles Baudelaire s’était souvenu de Dante; il a pensé aussi au tableau de M. Cormon au musée du Luxembourg. Sa caravane, comme celle des fils de Gain, marche dans le désert; en tête, un jeune homme nu, portant une statuette de la Victoire; à côté, un franciscain, la tête encapuchonnée, les yeux en extase; plus loin, une sorte d’Hercule enchaîné de guirlandes fleuries que mène, à califourchon sur son dos, une ribaude fardée au rire bestial, une mère souffreteuse qui allaite son enfant, et ainsi de suite. Tous ces fantômes, toutes ces victimes des passions nobles ou honteuses, du devoir ou de l’espérance, s’avançant d’un pas accablé vers un but invisible, sont également transpercés et comme dévorés par la lumière intense d’un ciel matinal, mais déjà chauffé à blanc, et, bien que la facture du peintre soit plutôt lourde et plâtreuse, perdent, dans cette extrême clarté, jusqu’à l’apparence de toute épaisseur. Il est juste de reconnaître que la distribution de cette lumière inexorable est faite avec intelligence, que cette procession étrange, conduite par une Gloire et une Foi aux grandes ailes, produit, à l’abord, un effet assez vif, d’un ordre élevé. M. Henri Martin est un rêveur qui aime son rêve et qui le suit. Cette spontanéité et cette personnalité d’imagination nous élèvent donc fort au-dessus des banalités courantes ; mais, si l’on interroge en particulier chaque figure de ce groupe, c’est alors qu’éclate l’insuffisance du système d’atténuation et d’effacement suivi par M. Henri Martin à l’exemple de tant d’autres. Les corps manquent de construction, les attitudes sont à peine définies; la signification claire des personnages, c’est-à-dire ce qui importe en un sujet semblable, n’est donnée ni par leur allure, ni par leur physionomie, ni par les accessoires. C’est exactement le contraire de ce qui se faisait autrefois. Lorsqu’un poète comme Dante ou Pétrarque, lorsqu’un peintre comme Botticelli, Michel-Ange, Rubens, s’en prenait à quelque vision allégorique, il s’efforçait d’apporter d’autant plus de précision, de plasticité, de coloration dans son rendu que la conception était plus obscure, et il croyait ainsi avec raison donner une séduction plus formidable ou plus charmante à son rêve par la vraisemblance des apparences. M. H. Martin pense-t-il qu’en déterminant avec plus de netteté, par un dessin plus ferme, par un modelé plus serré, par des détails mieux choisis, le caractère de tous ces hallucinés, il eût diminué l’impression poétique que peut produire sur nous leur procession poussiéreuse? C’est une erreur dont il reviendra, sans doute, à mesure qu’il prendra mieux possession de lui-même et saura mieux dégager sa personnalité, déjà visible et intéressante, des brouillards dans lesquels elle se débat encore. L’amour de la grande lumière, d’une lumière moins chaude, mais plus légère et plus fraîche, éclate aussi dans la composition héroïque de Penthésilée ou le Combat des Amazones, par M. Micheléna. Les crêtes des montagnes, qu’illuminent, de flanc, les lueurs douces du crépuscule, lui forment un fond d’une solennité assez grandiose. C’est un artiste aussi, sinon un savant peintre, le jeune homme qui sait distribuer, dans un paysage brillant, tant de groupes équestres, d’un mouvement rapide et hardi. Les grands chevaux, saisis à la bride par des soldats, qui se cabrent sur les cimes des rochers, à gauche, en découpant leurs silhouettes fantastiques sur la clarté fine du ciel, l’Amazone, en bonnet rouge, qui s’enfuit, en regardant derrière elle, sur un cheval blanc, la Penthésilée, qui, emportant une de ses compagnes blessées, entraînée sur la pente, au galop de sa monture effarée, lève sa hache pour parer le coup de lance que dirige vers sa poitrine un guerrier grec, tapi avec deux de ses compagnons (serait-ce le vaillant Achille?) dans une anfractuosité, le cheval renversé qui tombe, avec sa cavalière, du haut du plateau dans un précipice, sont tous des morceaux audacieux, d’une allure assez vive et d’une intention épique. M. Micheléna a le sentiment de la forme en mouvement et le désir du grand dessin, mais il est clair que ses études techniques ne sont pas assez fortes pour lui permettre d’exprimer, avec la vigueur nécessaire, ce qu’il aperçoit et indique assez nettement. Sa facture est, en général, beaucoup trop mince, transparente, vitreuse pour des figures d’une telle dimension. Presque tous ces beaux corps sont mous, sans os et sans muscles; quelques-uns même, notamment celui de l’Amazone étendue au premier plan, sont mal bâtis et mal modelés. Malgré toutes les traces d’improvisation et de hâte, malgré de nombreuses réminiscences trop visibles, l’œuvre n’en reste pas moins intéressante parce qu’elle nous révèle chez M. Micheléna une ardeur d’imagination poétique et un goût des colorations claires qui ne faisaient nullement prévoir ses tableaux d’intérieurs populaires, d’un sentiment ému et communicatif, mais d’un style commun et toujours tenus dans la gamme noire et triste. Il nous reste à souhaiter que M. Micheléna, Américain d’origine espagnole, ne s’abandonne pas, comme la plupart de ses compatriotes, à une facilité de pinceau qui dégénère vite en une pratique brillante, mais insignifiante et insupportable. Avec ces Méridionaux pleins d’entrain, on est toujours exposé à des déceptions ; la plupart n’ont que la beauté du diable, C’est ainsi que M. Checa, dont le public avait fort goûté, l’an dernier, la Courte de chars romains, pour des qualités de mouvement et d’entrain du même ordre, nous fait déjà craindre que cette œuvre n’ait été qu’une belle saillie de jeunesse sans lendemain. Son Attila et les Huns ne manque certainement point d’une certaine furia dans l’aspect général. L’habileté d’exécution n’est pas contestable, mais c’est une habileté superficielle, comme celle de la plupart des Italiens et des Espagnols, habileté de mains qui, ne reposant pas sur une étude constante et sérieuse de la nature, tourne assez vite en une virtuosité irritante.

C’est à ce danger toujours menaçant pour des imaginations riches et pour des tempéramens précoces que M. Rochegrosse semble vouloir parer, pour son compte, en introduisant, à plus forte dose, l’étude de la réalité dans ses conceptions fantastiques. Sa Mort de Babylone, la plus grande toile du Salon, est aussi l’une des plus grandes qu’on ait jamais vues dans nos expositions. On a rarement accumulé, avec une prodigalité plus passionnée, dans une gigantesque vision d’orgie, au milieu d’architectures colossales, autant de tapisseries, de fleurs, d’orfèvreries, de victuailles, de nudités éblouissantes et provocantes. Toutes les œuvres antérieures de ce jeune homme audacieux, son Vitellius, son Andromaque, sa Curée, nous avaient bien appris que son intelligence cultivée se plaisait toujours aux spectacles historiques d’un caractère étrange ; aucune d’elles cependant, malgré ses qualités de mise en scène, ne nous avait fait prévoir qu’il fût capable d’apporter, dans la réalisation de ses rêves archéologiques, un labeur si soutenu, ni surtout de leur donner, par la vigueur de l’exécution, un tel éclat et une telle vraisemblance. Cette toile immense qui a les dimensions d’un décor théâtral est aussi disposée suivant les procédés du théâtre pour l’architecture et pour les personnages. Le drame touche à la fin du cinquième acte, nous sommes au dernier tableau, dont le sous-titre pourrait être le Festin de Balthazar. La scène se passe dans une immense salle, voûtée, à coupole décorée de faïences peintes. Sur les murailles se déroulent ces longs bas-reliefs polychromes qui racontent les rentrées triomphales du monarque assyrien, ses combats et ses chasses, avec d’interminables files de captifs supportant les architraves ou d’animaux chimériques se poursuivant dans les frises. Sur la gauche, au-dessus de vingt degrés de marbre, gardé par deux grands lions ailés, le trône du monarque. Au fond, une porte énorme, presque aussi haute que la salle, montrant sculptée à sa voûte une figure de Divinité foudroyante à six. ailes, et sur sa paroi latérale le taureau à tête humaine coiffé de la tiare. Le Louvre et le British Muséum ont fourni à M. Rochegrosse, pour cette restitution hasardeuse et grandiose d’un monde disparu, une quantité d’élémens disparates que son imagination d’artiste a librement amalgamés. L’air et la lumière circulent avec une abondance extraordinaire dans cet énorme décor dont la coloration, brillamment nuancée, est soutenue, avec une remarquable habileté, au milieu des complications de la perspective. Lumière vive et douce, lumière fraîche et froide de la première aube, mais qui ne suffirait pas néanmoins à réveiller, sur leurs coussins en désordre, tous ces buveurs qui cuvent une longue ivresse, toutes ces dormeuses qu’a brisées le plaisir, si les cris de l’armée de Cyrus, s’avançant en bon ordre sous la porte, n’allaient plus violemment les arracher à leur engourdissement crapuleux. Les deux personnages principaux du drame, Balthazar et Cyrus, tiennent, à vrai dire, peu de place sur la scène, tous les deux, de petite dimension, s’apercevant à peine : l’un, debout, effaré et surpris, au sommet de son estrade; l’autre, casqué et cuirassé, tout au fond, en tête de son armée. Une fois le grand effet produit par la magnificence décorative du décor, c’est, comme au théâtre, sur tous les comparses groupés dans les premiers plans que se fixe notre attention. Sur ces premiers plans, en effet, dans ces amoncellemens de femmes nues, étendues et vautrées, pêle-mêle, dans les bras de leurs seigneurs basanés et barbus, au milieu des tapis bouleversés, des parures en lambeaux, des bouquets effeuillés, des mangeailles entamées, la virtuosité du peintre s’est exercée avec une verve et un éclat inattendus. Les figures pourraient être mieux reliées entre elles, mais presque toutes, séparément, sont en des attitudes appropriées et parfois dramatiques ; quelques-unes, notamment quelques femmes dans la pénombre, sont dessinées, modelées, colorées avec une souplesse et une délicatesse heureuses. Un sincère amour de la nature, un sentiment vif et profond de la beauté plastique et pittoresque y excusent presque ce qu’il y a de trop lascif dans quelques détails d’ajustement et répandent même de la noblesse sur certaines impudeurs d’attitudes. Il y a là des morceaux d’une exécution soutenue et franche, qui dépassent de beaucoup tout ce qu’avait peint jusqu’à présent M. Rochegrosse, dont la brosse, après le début éclatant du Vitellius, avait paru quelque temps s’alourdir et se charger de tons fanés et conventionnels. Ses yeux désormais se sont dessillés ; il a regardé la nature vivante, non plus à travers les réminiscences d’art ou de littérature, mais directement, sans intermédiaire ; les progrès accomplis par lui en quelques années témoignent d’un labeur ardent et méthodique dont peu d’artistes semblent aujourd’hui capables. Que M. Rochegrosse persiste dans ces sérieuses études, qu’après avoir fourni, dans cette fantaisie orgiaque, des preuves concluantes de son habileté, il se résolve à concentrer son imagination et son savoir en des compositions moins démesurées et moins désordonnées, nous l’y verrons, sans nul doute, acquérir définitivement cette mâle vigueur de touche qui est nécessaire aux manieurs de grandes masses pittoresques, mais que les plus fameux d’entre eux n’ont jamais conquise qu’à force d’expériences et par une longue pratique. Dès aujourd’hui M. Rochegrosse compte dans l’École française, où il relève vaillamment le drapeau d’un art plus hardi et plus élevé, d’un art plus digne d’une nation noble et de vieille culture en face du réalisme terre à terre ou prétentieux qui nous rapetisse et nous abaisse !

La Mort de Sardanapale, de M. Chalon, offre plus d’un point de ressemblance avec la Mort de Babylone, de M. Rochegrosse. La toile est moins grande, le sujet plus ramassé, éclairé de hasard et groupé à la diable par une main bien moins habile. Le drame n’y prend pas non plus d’effrayantes allures, et ce sont des flammes pour rire qui s’apprêtent à lécher le bûcher à sept étages, au sommet duquel se tient, toujours à l’écart, assis sur son trône d’or, l’impassible désespéré, tandis que, sur les gradins inférieurs, se tordent en des poses voluptueuses plutôt qu’épouvantées, les femmes de toutes couleurs qu’il entraîne, bon gré mal gré, dans l’éternité. C’est donc toujours la conception décorative et plastique d’Eugène Delacroix, reprise avec plus de prétentions archéologiques et moins de passion pittoresque. M. Chalon professe les mêmes goûts que M. Rochegrosse pour les ajustemens bizarres, pour les bibelots somptueux, pour les nudités impudentes ; comme lui, aussi, il a regardé la nature avec un peu plus de scrupule que d’habitude. Sur les premiers plans, quelques morceaux exacts, d’une facture froide, mais soignée, attestent aussi que ce retour à l’observation ne lui a pas été inutile.

La Fin de l’épopée, par M. Rouffet, nous transporte brusquement de l’Assyrie antique dans l’Europe moderne, de Sardanapale à Napoléon, de Ninive à Waterloo. On ne saurait voir, dans cette toile immense, une peinture de bataille ordinaire, une représentation historique visant à l’exactitude; il faut la regarder, ainsi que le veut son titre, comme une tentative de poésie héroïque. Les lignes de Victor Hugo qui l’ont inspirée donnent déjà le sentiment d’une hallucination grandiose dans laquelle s’exagèrent les dimensions et les expressions de toutes choses M. Rouffet s’est efforcé de les traduire avec une vigueur de conception assez remarquable : « Ils étaient 3,500... C’étaient des hommes géans sur des chevaux colosses... L’instant fut épouvantable. Le ravin était là, béant, à pic sous les pieds des chevaux ; le second rang y poussa le premier et le troisième y poussa le second ; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l’air, pilant et bouleversant les cavaliers... Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme. » M. Rouffet a déployé, dans la mise en scène de cette formidable culbute, un entrain et un savoir qui sont déjà ceux d’un artiste fort distingué : dans la fosse lugubre où chevaux et cavaliers s’engloutissent en un pêle-mêle désespéré, les convulsions et les agonies de tous ces écrasés, gens et bêtes, sont rendues avec une audace souvent heureuse; il n’y a pas moins de hardiesses bien réussies dans les attitudes effarées de tous les cuirassiers qui, sur la cime du ravin, entraînés à l’abîme par une poussée invincible, s’efforcent vainement de retenir leurs montures emportées ; au-dessus d’un groupe de chevaux roulant déjà vers le précipice, flotte encore, dressé par une main invisible, le drapeau glorieux d’Austerlitz et de Wagram, avec son aigle, aux ailes déployées, portant haut dans le ciel, mais qui va, lui aussi, dans une seconde, disparaître au fond du charnier vorace. M. Roufîet, comme exécutant, ne possède pas, par malheur, toutes les qualités qu’il possède comme compositeur; en tout cas, il n’a pas poussé son œuvre au point d’achèvement qui lui aurait donné tout son effet ; certaines parties ne sont qu’ébauchées, et les choses à peine en place, ce qui complique la confusion. La facture de M. Rouffet semble d’ailleurs être celle d’un dessinateur accoutumé à indiquer le mouvement par des touches rapides et vives, plutôt que celle d’un peintre exercé à le fixer par des accens décidés et fermes. Cette incertitude ou cette insuffisance du pinceau nuisent beaucoup à l’effet général de cette composition mouvementée.

Il n’est pas besoin, d’ailleurs, de si grands espaces pour faire preuve d’invention poétique, et, tout en rendant justice aux qualités déployées par MM. Rochegrosse, Henri Martin, Micheléna, Rouffet, dans leurs cadres énormes, nous pensons qu’ils n’eussent rien perdu à les réduire. Presque toujours, le peintre comme le poète gagne à se concentrer dans des limites plus étroites, surtout lorsqu’il se livre à des fantaisies personnelles. C’est même pour lui la meilleure façon de se préparer à courir heureusement les chances de plus grandes aventures, le jour où il se trouvera en présence d’un plafond ou d’une muraille à décorer. Il est clair alors qu’il faut subir les dimensions imposées; MM. Ferrier et J.-P. Laurens, par exemple, n’ont pas été les maîtres de rapetisser les toiles commandées pour l’ambassade de France à Berlin et pour l’Hôtel de Ville de Paris; mais, s’ils ne se montrent pas inférieurs à eux-mêmes en ces deux ouvrages considérables, c’est qu’ils y étaient depuis longtemps préparés, non-seulement par quelques travaux du même genre, mais surtout par les patientes et sérieuses études de leur jeunesse et par un long exercice du morceau achevé et serré. La Glorification des Arts, par M. Ferrier, n’affiche point la prétention de modifier les idées reçues sur les qualités que doit offrir la peinture d’un plafond dans une salle de fêtes. Comme les vieux Français et les vieux Vénitiens, M. Ferrier pense que cette peinture doit être légère et gaie et ne faire voler, au-dessus de la tête des danseurs et des causeurs, que des figures agiles, d’une signification simple et d’un caractère idéal, au milieu desquelles puisse aisément flotter la rêverie momentanée des spectateurs. Sa composition est donc établie suivant leur formule, qui est la formule du bon sens : en bas, la Poésie française, qui trempe sa plume dans le sang des roses pour écrire les noms de Ronsard et de Victor Hugo, tandis que ses jeunes sœurs, la Peinture, l’Architecture, la Sculpture, s’élèvent, en se tenant la main, vers la France et la Liberté siégeant, au zénith, sur des trônes de nuages. Les mouvemens des lignes et des colorations semblent de nature à produire en place un excellent effet; peut-être souhaiterait-on moins de sécheresse dans les figures des trois arts et plus de vivacité dans leurs ajustemens ; mais le groupe du premier plan, la Poésie avec le petit Génie qui tient la feuille et la Muse qui tend des couronnes de laurier, est un morceau excellent, d’un style large et libre, d’une coloration chaude et joyeuse, et fait désirer que de semblables besognes soient souvent confiées à M. Ferrier.

Une peinture, placée à poste fixe dans un édifice public, n’y joue pas forcément, dans l’architecture, un rôle purement décoratif. Son office principal peut être celui d’un enseignement moral ou historique. C’est le cas pour la plupart des peintures encastrées sur les murailles verticales des églises, des hôtels de ville, des écoles, et l’artiste manque à son devoir lorsqu’il n’y voit qu’un prétexte à des échantillonnages de tons agréables ou à des indications sommaires de personnages sans consistance et sans signification. On ne peut se rendre compte au Salon si la peinture de M. J.-P. Laurens est trop monotone ou non, trop mince ou non, pour la place qu’elle occupera définitivement. Ce qui est sûr, c’est que l’artiste s’est efforcé de donner à une scène imposante la gravité calme qu’elle comportait, en atténuant ce que sa manière énergique pouvait avoir autrefois de vigueurs trop rudes. On est au surlendemain de la prise de la Bastille. Le roi vient rendre visite à la municipalité de Paris, en son hôtel, sur la place de Grève. Il est descendu de sa voiture près de laquelle il a laissé, sur la gauche, les seigneurs de sa suite vêtus comme lui, de soies aux couleurs tendres qui le suivent d’un regard curieux ou inquiet. Quant à lui, seul, d’un pas pesant, il s’avance, levant son tricorne, vers le perron de l’Hôtel de Ville qui se développe à droite. Le maire, Bailly, debout sur le premier degré, lui remet la cocarde tricolore, tandis que tous les échevins, formant double file sur les marches ascendantes, ont tiré leurs épées et les joignent par les pointes pour former au-dessus du perron la Voûte d’acier sous laquelle va passer le souverain. Au fond de la place, quatre gardes françaises, à cheval, vus de face, le sabre au poing, se tiennent devant la foule dans une immobilité rigide qui contribue à donner à la scène un caractère de gravité silencieuse. Rien n’était plus difficile, à coup sûr, que d’exprimer, au gré de notre imagination, tout le monde de pensées qui dut alors s’agiter sous les fronts du monarque humilié et du maire triomphant, et l’on peut trouver que, dans la tête un peu effacée de Louis XVI, si ce n’est dans celle de Bailly, M. Laurens n’y est pas complètement parvenu. L’artiste a retrouvé sa force habituelle d’évocation historique lorsqu’il s’est agi d’exprimer les sentimens qui animent tous ces visages décidés de bourgeois enorgueillis par le premier souffle de la liberté. Leurs physionomies, franches ou rusées, toutes graves, sont peintes avec fermeté, et c’est là que se porte forcément l’intérêt principal. Le long de cette rampe de bois, sur ces marches de pierre, c’est, en effet, le tiers-état qui s’échelonne et plus d’un, parmi ces magistrats solennellement vêtus de noir, se reportant à ses souvenirs classiques, en tenant sa mince épée suspendue sur le front du roi, se souvint sans doute des Samnites faisant passer les Romains sous les Fourches Caudines.

Voilà un sujet intéressant et bien digne d’être raconté sous les voûtes d’un hôtel de ville. Il est fâcheux que, dans la décoration des diverses mairies de Paris, on ne se soit pas inspiré d’idées aussi convenables pour la dignité des édifices publics. Chaque arrondissement pouvait facilement retrouver dans ses annales quelque épisode glorieux qu’il eût été utile de rappeler aux générations futures. Par malheur, presque partout, l’ignorance historique des uns favorisant la paresse imaginative des autres, on s’y est contenté, sous prétexte de démocratie et de vérité, de représenter les événemens quotidiens de la vie sociale, sous leur apparence la plus vulgaire et la moins propre à élever la pensée du peuple, même lorsqu’il s’agit de ses intérêts les plus directs. Nous avons un exemple de cette pauvre façon de comprendre la décoration des édifices publics dans la grande toile destinée à la salle du conseil de la mairie des Lilas, le Suffrage universel. Pour donner aux électeurs une idée noble de la mission qu’ils ont à remplir, il semblerait qu’on eût pu découvrir, soit dans l’histoire courte encore, mais déjà riche du suffrage universel quelque épisode fameux d’élection démontrant sa puissance pacifique, soit, dans les différentes phases de son exercice, quelque spectacle imposant comme celui, tout au moins, d’un dépouillement ou d’une proclamation de scrutin. Point du tout : ce qu’on offre, pour les édifier, aux électeurs futurs, c’est l’intérieur d’un bureau d’élection dans le moment le moins solennel, à l’heure où les électeurs défilant un à un, devant l’urne, s’y montrent sous leur aspect individuel le plus trivial ou le plus grotesque et n’y paraissent nullement transfigurés par une grande émotion collective. Le talent de M. Bramtot est hors de cause, mais pouvait-il faire qu’une illustration de journal devînt une peinture d’histoire, ou qu’une simple anecdote se changeât en épopée ? Son tableau, plein de remarques spirituelles, reste une peinture de genre qui perd certainement à être agrandie. Le caractère extrêmement individuel qu’il a donné avec un esprit très parisien d’observation à tous ses personnages et qui, chez quelques-uns, tournerait pour un peu au burlesque, est aussi peu séant ici qu’il serait de mise dans une rapide aquarelle. Si ces portraits sont exacts ils amuseront sans doute quelque temps les habitans des Lilas ; reste à savoir si la peinture monumentale, chez un grand peuple, est faite, comme les affiches des rues, pour servir d’amusette. Les sujets de deux grandes toiles qui ont pris aussi des proportions monumentales, la Manifestation des Canadiens contre le gouvernement anglais, à Saint-Charles, en 1837, par M. C. Alexander, et l’Ambulance de la Comédie française en 1870, par M. Brouillet, prêtaient mieux, ce semble, à des effets pittoresques d’un certain ordre. Par malheur, la peinture de M. Alexander est bien sèche et bien froide et il n’a guère fait éclater sur les visages de ses compatriotes la chaleur de sentimens dont ils sont intérieurement animés. Le tableau de M. Brouillet ne nous montre pas, non plus, ni dans ses figures de blessés inopinément recueillis par la maison de Molière au milieu des marbres et des dorures, ni dans celles des gracieuses infirmières qui les soignent, l’accent caractéristique qu’on était, cette fois, en droit d’attendre ; la scène se contente d’être convenablement disposée, agréablement éclairée, avec quelques recherches de délicatesses aimables. On peut encore remarquer que, dans cette toile, comme dans celles de MM. Bramtot et Alexander, où les figures sont de grandeur naturelle, la composition reste trop lâchée et la facture trop molle pour les dimensions. La même observation s’adresse à quelques autres grandes peintures destinées à des mairies, comme la Jeunesse et la Famille, par M. Vimont, ou à des églises, comme la Conversion de saint Eustache, par M. Paul-Hippolyte Flandrin, pour l’église Saint-Maclou, à Pontoise, et les Saints Patrons de la vie des champs, pour l’abside de Notre-Dame-des-Champs, à Paris, par M. Aubert, composition importante, où l’on trouve, d’ailleurs, des morceaux bien étudiés.

La poésie religieuse, comme la poésie profane, essaie plus heureusement de se renouveler en des toiles de moindre dimension. On a remarqué la Vierge enfant ayant la vision de la croix, par M. Kowalski, l’auteur d’une très jolie toile, le Printemps, où trois jeunes filles, d’une poétique allure, cueillent des fleurs dans une prairie, et surtout le Messie, de Mme Demont-Breton, inspiré par la même idée d’une prévision lointaine du Golgotha. L’enfant, ouvrant ses petits bras, se tient devant sa mère dont le regard pensif se fixe et s’attriste. Les lueurs timides du crépuscule qui caressent les blanches draperies dont s’enveloppe la jeune mère donnent à la scène une impression délicieuse de recueillement mélancolique. Le talent croissant de Mme Demont-Breton s’affirme dans cette toile aussi bien que dans la tête de petit paysan intelligent qui l’avoisine et qu’elle intitule Giotto. Nous ne saurions prendre pour une peinture religieuse l’importante composition de M. Gervais qui nous offre, dans une nudité païenne presque complète, la nudité des nymphes de la mer, les Saintes Maries abordant sur les côtes de Provence. La légende nous dit bien que ces saintes femmes étaient dépouillées de leurs vêtemens, mais je m’imagine qu’aux époques de foi un artiste quelconque, idéaliste ou réaliste, aurait su nous les montrer, même nues, en des attitudes plus édifiantes. La Madeleine qui descend, de face, à l’arrière du bateau, étale la blancheur de son corps avec la tranquille élégance d’un modèle quittant son piédestal. De ses deux compagnes, celle qui est accroupie, joignant les mains, la tête enveloppée d’un voile, présente une recherche d’expression mieux convenable; mais celle qui, debout, s’appuie le bras sur la vergue, reste encore une grosse fille assez insignifiante qui n’évoque aucune idée pieuse. La peinture, au point de vue de l’arrangement linéaire, de l’harmonie colorée, et même de l’exécution partielle, a des mérites qui ont frappé tout de suite le public et que nous sommes heureux de reconnaître. Les nus sont étudiés avec soin et gravité, les silhouettes de la barque aux formes archaïques et des trois femmes qui la montent se découpent heureusement sur le vert pâle de la mer et le bleu tendre du ciel taché de blanc et de rose par un vol d’oiseaux marins ; les colorations, qu’on pourrait, sans doute, désirer plus fraîches, s’accordent néanmoins avec agrément dans leur tonalité jaunâtre. C’est en somme l’œuvre d’un artiste et d’un poète. Il serait fâcheux que M. Gervais s’abandonnât, comme tant d’autres, aux nonchalances de ce dilettantisme trop commode, qui ne tient nul compte, dans l’interprétation d’un thème historique ou légendaire, des exigences intellectuelles ou morales de ce sujet et qui se trouve satisfait par l’exécution d’un morceau de bravoure, quel qu’il soit, à propos de quoi que ce soit. On peut voir l’une des causes de l’affaiblissement actuel de notre école dans cette indifférence excessive pour les sujets traités, indifférence qui accoutume l’esprit des peintres à ne plus faire aucun effort pour tirer de ces sujets, soit par l’imagination, soit par l’observation, tout ce qu’ils contiennent et tout ce qu’ils peuvent donner. N’est-ce pas, en grande partie, à cette indifférence, depuis trop longtemps entrée dans les mœurs, qu’il faut attribuer l’extraordinaire faiblesse des concours ouverts de toutes parts pour la décoration des hôtels de ville, des universités, des musées, des théâtres, et cette impuissance intellectuelle qui accompagne trop souvent, chez nos artistes, le développement hâtif et éphémère d’une habileté de main toute matérielle?

M. Henri Lévy est un de ceux qui ont toujours résisté à ces tendances. Chacune de ses œuvres porte la marque d’une longue réflexion, d’une étude attentive, d’une conscience extrême. On y a quelquefois senti le labeur, jamais le charlatanisme. Son Eurydice présente encore tous les caractères d’une composition méditée, combinée, exécutée avec ce souci vif et profond de l’accord complet entre l’expression psychologique et l’expression pittoresque qui fut, à toutes les grandes époques, celui de tous les grands artistes. La toile n’est pas très grande, les trois figures sont de petite nature, se détachant sans brusquerie ni secousse, dans une clarté relative et finement nuancée, du fond vague et brouillé de quelque forêt. C’est la minute fatale où le poète, impatient d’embrasser Eurydice, s’est retourné vers elle et où la pâle fiancée s’évanouit, ressaisie par la Mort. Le peintre a donné à la Mort l’apparence d’un ange blafard aux ailes blanches qui, descendant d’en haut, soulève la pâle fiancée entre ses bras, en approchant de sa joue ses lèvres froides, tandis que l’amant désespéré, se traînant sur les genoux, s’efforce de rappeler et de retenir le fantôme fuyant. La peinture de M. Lévy, nous le savons, n’est pas à la mode du jour; c’est une peinture précise, serrée, condensée, nerveuse, un peu laborieuse, qui fait pensera Delacroix, à Fromentin et aux quattrocentistes italiens, mais c’est une peinture qui tient et qui sait ce qu’elle veut dire. Qu’on examine la manière dont ces trois figures, d’une maigreur vivace, sont groupées dans leur action commune, qu’on analyse les expressions de leurs visages, celles de leurs mouvemens, celles de leurs gestes, qu’on se rende compte aussi des intentions que le peintre a si nettement et délicatement marquées dans le choix, les accords et les contrastes de ses colorations fortes ou éteintes, on reconnaîtra qu’on a devant les yeux une œuvre faite et bien faite, une œuvre achevée dans laquelle l’artiste a vraiment donné tout ce qu’il pouvait donner, et tiré de son sujet tout ce qu’il en pouvait tirer, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare dans nos Salons annuels, où le premier succès est toujours assuré aux coloriages tapageurs et aux enluminures d’affiches.

La même conscience, dans leurs rêves poétiques, a toujours élevé au-dessus des illustrateurs vulgaires MM. Fantin-Latour, Albert Maignan, Cormon, tous trois des esprits cultivés, qui ne rougissent point d’associer l’amour de la peinture à l’amour des lettres et de la musique, et qui s’imaginent encore, comme dans les temps anciens, que toutes les muses sont sœurs et que tous les arts gagnent à s’entendre. Leurs œuvres, un peu dédaignées par les réalistes, ou se croyant tels (car l’imitation et la convention sont plus générales encore et plus effrontées chez les modernisans que chez les archaïsans), ont toujours du charme pour les délicats. C’est avec des réminiscences du Corrège et du Titien, sans doute, que M. Fantin-Latour évoque, dans une pénombre douce, les belles filles aux allures douces et aux carnations fines, dont les blancheurs, chastement caressées, éclairent ses rêveries des Danses, de la Tentation de saint Antoine, de la Vérité ; mais la transposition est faite avec un sentiment si fin et un amour si sincère de la beauté qu’on ne saurait lui rester indifférent. On voudrait un peu plus de scintillemens et de chatoiemens dans tous ces coquillages et ces fleurs aquatiques dont M. Albert Maignan a tapissé le Dormoir sous-marin de la Sirène. L’ensemble manque un peu d’éclat et de vivacité, mais la composition est charmante. Le Mariage de Bedreddin-Hassan, par M. Cormon, a le léger défaut de représenter un épisode des Mille et une nuits, que tout le monde peut ne pas avoir présent à l’esprit, et de nécessiter, pour son intelligence complète, une lecture du livret ; c’est donc une illustration littéraire, mais c’est une illustration vraiment aimable. Outre que les jeunes dames qui conduisent la fiancée à Bedreddin sont toutes fort jolies et bien attifées, c’est par un très fin et très amusant travail de pinceau que le peintre a fait briller, par un clair jour d’été, entre des murs blancs, le satin des joues rosées et le satin des robes froissées, le sourire des lèvres en fleurs et le sourire des rayons en joie. Il nous semble qu’il faut attacher d’autant plus de prix à cette manière spirituelle, savante aussi, mais vive et légère, et si française, de comprendre la peinture, qu’on nous accable davantage de maçonneries à la fois grossières et creuses, pédantesquement maladroites et effrontément ennuyeuses.

Rester naturel en inventant, donner de la vraisemblance à ses rêves, c’est ce qui devient de plus en plus difficile en notre temps, parce que, d’une part, on s’y exerce moins fréquemment et que, d’autre part, l’intelligence de la masse ne va guère au-delà d’une imitation mesquine et superficielle des objets environnans. Voyez à quels efforts se livrent ceux d’entre nos artistes qui conservent encore l’amour éclairé de la beauté plastique, amour dont la Grèce antique et l’Italie de la renaissance firent un culte trop absolu, peut-être, mais qui ne saurait disparaître, dans une nation civilisée, sans faire perdre à sa culture, sous ses deux formes les plus hautes, la littérature et les arts, une grande partie de ses moyens d’action et de ses séductions légitimes! Dans le grand salon d’entrée, deux peintres de mérite, MM. Guay et Franc Lamy, ont essayé de mêler les figures nues au paysage, l’un dans une intention élégiaque, l’autre avec des visées décoratives. Y sont-ils parvenus? Dans la Mort du chêne, de M. Guay, je vois d’un côté quelques troncs d’arbres récemment abattus, fidèlement copiés; d’autre part, trois jeunes femmes, aux chairs rondes et blanches, en des attitudes de désespoir, fidèlement copiées aussi; mais qu’est-ce qui apparente et relie ces femmes à ces arbres? Quelle émotion, quelle souffrance, quelle harmonie communes? Les modèles ont bien posé, le peintre les a bien reproduits; mais son imagination n’a pas fondu le tout. Dans le Printemps fleuri, il reste aussi beaucoup d’indécision. L’artiste a trop hésité entre le parti-pris plastique et le parti-pris décoratif. Les touffes de fleurs et de verdures, sur le premier plan, ont un accent de réalité qui ne s’accorde pas avec l’aspect conventionnel, tout en décor, de l’horizon. On a toujours le choix entre une harmonie vraie et une harmonie imaginaire ; mais il faut faire ce choix et s’y tenir. C’est ce que semble avoir oublié un peu M. Lamy; la même hésitation apparaît dans la façon dont il modèle les jeunes femmes, à demi drapées, qui cueillent des gerbes de fleurs dans ce jardin idéal ; quelques-unes ont des attitudes charmantes, mais leur beauté nous ravirait mieux si elle était dessinée et peinte avec plus de franchise et sous un éclairage plus vraiment printanier, plus léger et plus frais.

L’éclairage conventionnel est parfaitement de mise lorsqu’on s’en sert avec résolution pour accentuer le caractère d’une figure, et surtout d’une figure d’étude, au point de vue des formes, du relief ou de l’expression. Le peintre se sert alors d’un procédé identique à celui que les sculpteurs emploient et qui consiste à supprimer quelques-uns des élémens fournis par la réalité pour donner plus d’importance aux autres. M. Bonnat, voulant, par exemple, nous communiquer, dans sa Jeunesse de Samson, une impression d’ordre sculptural, c’est-à-dire nous faire sentir, dans ses figures, le mouvement rythmé des contours et la force des saillies osseuses et musculaires, bien plus que la vivacité de l’action et la couleur des enveloppes extérieures, a construit sa peinture comme une métope; et, sans tenir compte du milieu ambiant, il a donné à ses fonds une teinte neutre qui sert de soutien à un véritable bas-relief. M. Henner agit de même en général, mais dans des intentions plus compliquées, car les jeux d’une lumière tendre et subtilement nuancée sur ses blanches figures le préoccupent autant que les délicats reliefs de leurs carnations ivoirines. Il ne s’est jamais montré plus habile ni plus souple que cette année en ces exercices raffinés. Si sa Pietà, un Christ mort étendu sur la dalle avec un visage blême de figure voilée sortant des ombres, n’est qu’une variation savante d’un thème déjà traité, sa Pleureuse, étendue sur le gazon, la tête dans ses mains, le corps à demi enveloppé d’une étoffe jaunâtre, lui a fourni prétexte à des modulations lumineuses d’une délicatesse particulièrement exquise. Ce sont là de ces qualités rares qui échappent, sans doute, aux yeux de la foule, comme les finesses de certaines harmonies musicales lui peuvent rester inaccessibles ; et ce sont, pourtant, celles qui constituent la peinture excellente.

Tout cela prouve, en définitive, qu’on ne supprime pas l’idéal et que, la sensibilité de chaque artiste étant différente et très différemment ébranlée devant le même objet, il exagère forcément, lorsqu’il le traduit, les qualités qu’il y cherche et qui lui conviennent. Dans le même modèle, où M. Bonnat sentira d’abord la saillie musculaire et l’attitude décidée, où M. Henner suivra avant tout les caresses tendres d’une lumière mystérieuse, M. Jules Lefebvre étudiera donc le fin profil et le modelé délicat, M. Bouguereau surprendra la grâce du mouvement aimable et brillant des carnations nacrées. La Nymphe chasseresse de M. Jules Lelebvre est une des figures les plus nerveuses, dans sa svelte élégance, que ce maître scrupuleux ait jamais dessinées. Toute la partie supérieure, notamment, est excellente. Le groupe gracieux que M. Bouguereau appelle Premiers bijoux (c’est un jeune pasteur grec suspendant aux oreilles de sa compagne des cerises en guise de boucles) obtient auprès du public féminin le même succès que les compositions du même genre dues précédemment au même artiste. Nous lui préférons, quant à nous, l’Amour mouillé, étude sérieuse et délicate d’un bel adolescent dans une attitude bien rythmée.

La plupart des autres peintures où se montrent des figures nues sont moins des tableaux que des études. On distinguera, parmi ces études, l’Eté, de M. Axilette, où, comme dans l’Eté de M. Raphaël CoHin, des femmes nues folâtrent dans l’herbe; l’imagination n’y entre pour rien, l’accord même n’est pas trouvé entre les verdures et les figures, quoique le tout soit d’un ton bien triste et peu estival ; mais ces trois figures, celle qui est couchée surtout, sont étudiées avec une conscience, une exactitude et un talent qui, en somme, font grand honneur au jeune artiste. La Rêverie de M. Foubert, les Rêveries de M. Popelin, sous une clarté plus vive, nous montrent encore des créatures très palpables et très vivantes dont la beauté est analysée avec goût et non sans éclat. MM. Ronot, Boyé, Hippolyte Fournier, sont moins précis dans leurs définitions des formes féminines, mais c’est avec un sentiment plus poétique qu’ils les enveloppent en de douces clartés, soit lumière de l’aube pour les Baigneuses du premier, soit pénombre lunaire, pour la femme, vue de dos, dans le Crépuscule du second, soit reflet de lampe, dans le Soir du troisième.


II.

L’intervention personnelle de l’artiste ne joue pas un moindre rôle dans l’ordonnance et dans la présentation des sujets d’observation contemporaine que dans ceux d’imagination poétique ou historique. Le public éclairé ne s’y trompe pas. Au bout de quelques jours, il ne s’arrête plus que devant les toiles où il sent l’amour de la vérité soutenu et exalté par une analyse exacte et une émotion intelligente, où il trouve condensées en un petit espace la plus grosse somme de sensations justes et d’expressions intéressantes. Deux compositions, de dimensions restreintes, mais très fournies de personnages, le Pardon de Kergoat, par M. Jules Breton, et le Baptême dans la Basse-Alsace, par M. François Flameng, méritent, sous ce rapport, tout le succès qu’elles obtiennent. M. Jules Breton, un fin lettré, comme on sait, dans son livre curieux, la Vie d’un artiste, a décrit le Pardon de Kergoat avant de le peindre ; c’est une trop rare fortune d’entendre un grand artiste expliquer si bien ce qu’il a vu et senti, que nous devons lui laisser la parole : « Les arbres épandaient sur la solennité cette demi-obscurité de haute futaie qui enveloppait les cérémonies celtiques... D’orageux nuages, qui peu à peu s’étaient amoncelés dans le ciel, assombrissaient encore l’austérité de ce jour. Les couleurs vives s’exaltaient par elles-mêmes, mais les pâleurs bleuissaient, plus mystiques, sur les visages des vierges maladives, tandis que le hâle des chouans se plombait d’un gris sinistre... Des milliers de coiffes blanches se serrent, s’agglomèrent entre les arbres, en une vaste étendue froide comme une nappe de neige... Et voici que, dans cette foule, deux mille cierges s’allument, embrasant de leurs roses reflets les blancheurs sombres... Les tambours battent. Ils sont trois : tête d’aigle, tête de Christ, tête de bandit. Plan, plan, plan! Ils s’avancent fiers et attendris. Des fillettes mitrées d’or, aux robes rouges chargées de broderie, passent, portant la châsse... » Il faut lire la description entière, si vive, si nette, si pleine de fines remarques; mais comme, en somme, si bien qu’il manie la plume, M. Breton manie de préférence le pinceau, sa toile est plus riche encore en sensations que son livre ; voici bien toutes les choses déjà racontées, et l’obscurité grave du bois où se presse la foule, et la solennité anxieuse de cette cohue fanatique, et l’individualité saisissante des types nobles, délicats ou hideux chez les pèlerins, les dévotes, les mendians, mais tout cela y prend, par la netteté de la reproduction, par l’extrême variété du détail, par la simultanéité et l’harmonie des actions, une intensité de vie et une réalité d’effet que ne peut donner aucun développement littéraire. Rien ne prouve mieux que cette peinture de quelle utilité sont pour l’artiste le plus sincèrement naturaliste les habitudes réfléchies d’une intelligence cultivée.

C’est par une disposition toute différente, mais non moins expressive, de la lumière, que M. François Flameng a donné toute leur valeur aux types d’Alsaciens et d’Alsaciennes qu’il analyse avec une perspicacité singulièrement fine et aiguisée. Le cortège du baptême s’avance, au jour tombant, sur une haute terrasse, d’où l’on domine les clochers et les toits de la ville basse. La lumière, douce et reposée, venant de côté, détache lentement, sans brusquerie ni dureté, sur le fond légèrement embrumé, les silhouettes et les profils de toutes ces bonnes gens. Il eût été facile à M. Flameng de faire comme tant d’autres et de nous laisser sur cette impression passagère et sommaire d’une bonne disposition des groupes dans un éclairage convenable; mais M. Flameng est un observateur sérieux et un dessinateur convaincu. Il a poussé les choses à fond, et, sans rien enlever de son charme à l’ensemble, il nous a donné, dans la mère qui porte le nouveau-né, dans les parentes qui l’accompagnent, dans la vieille femme qui distribue les dragées, dans les gamins qui les reçoivent, dans les flâneurs assis qui regardent passer la fête, toute une série de figures variées et excellentes, d’une individualité vivement et délicatement caractérisée aussi bien dans l’habitude du corps que dans l’expression du visage. Ce n’est plus là seulement de l’habileté courante d’un illustrateur expérimenté ; c’est de l’art, de la science, de la conscience.

On peut constater, d’ailleurs, une tendance de plus en plus marquée chez les peintres de mœurs populaires et de scènes domestiques à choisir, dans la vie ordinaire, des épisodes d’un intérêt général se prêtant à la fois à des développemens pittoresques et expressifs. Il n’y a pas de mal à cela, et pourvu que la sentimentalité n’altère pas la qualité de la peinture, nous ne sachions pas qu’il y ait des lois éternelles interdisant aux peintres de nous émouvoir et de nous toucher, comme le peuvent faire les poètes et les romanciers. L’Angélus, l’Homme à la houe, les Glaneuses même de Millet, le 1814 de Meissonier, doivent, en grande partie, leur valeur à l’émotion profonde qui s’en dégage. Nous reconnaissons parfaitement le droit à des artistes de nous faire assister à des spectacles douloureux et tragiques, pourvu qu’ils s’y servent de la langue qui leur est propre et que leur sensibilité s’exprime par un bon dessin et par une bonne couleur. Si les pleurnicheries de Greuze nous laissent froid, parce qu’elles sont mollement et prétentieusement rendues, les familiarités de Chardin nous ravissent, parce qu’elles sont exprimées d’un pinceau savant et naturel.

Dans presque toutes ces scènes, lugubres ou intimes, le jeu expressif de la lumière est mis en œuvre d’une façon intéressante, sans charlatanisme et sans parti-pris. Bon nombre de peintres, aux Champs-Elysées, ont déjà compris combien l’usage constant des lueurs frisantes, si fort à la mode en ces derniers temps, ou la suppression absolue des ombres, deviendraient vite monotones et insupportables, quelle maladresse il y aurait aussi à se refuser systématiquement la liberté d’user ou non, et plus ou moins, du jour et de la nuit. Les uns nous communiquent une impression par le contraste des clartés et des ombres comme MM. Chevallier-Taylor, Marec, Geoffroy, Le Mains, Jameson, Munkacsy, Bordes, Constantin Le Roux, Enders, Felbinger, Roeseler, les autres nous la transmettent par les seules nuances de la lumière, comme MM. Dessar, Le Sidaner, W. Gay, Laurent-Desrousseaux, Dantan, Breauté, Léandre, Edouard Durand, Fox, etc., et vraiment ils ont tous raison, puisque tous réussissent en des mesures diverses. Le début de M. Chevallier-Taylor, dont le livret ne nous révèle ni la patrie, ni les maîtres, est un début remarquable. On a rarement exprimé avec plus de simplicité et de force à la fois les douleurs humaines qu’il ne l’a fait dans sa Dernière communion. Dans une chambre étroite et modeste, que blanchit, par places, à travers les rideaux, la lueur fraîche du matin, sous laquelle s’éteint la rougeur de la veilleuse épuisée, un jeune garçon agonise. Au pied de son lit, debout, en soutane noire, un jeune prêtre élève devant ses yeux un crucifix, tandis qu’à son chevet la mère fond en larmes et que le père, un marin rude et hâlé, tombe sur ses genoux, les yeux fixes et désespérés. Toutes ces figures sont traitées avec un naturel parfait et groupées, sans effort, dans leur milieu harmonique, avec une habileté déjà grande. Les notes noires et sombres, toutes à leur place, n’y dominent pas au point d’y prendre une apparence de repoussoir factice et d’y créer autour des personnages une atmosphère opaque et à peine respirable, comme il arrive chez les peintres conseillés de trop près par Bibera et M. Ribot. M. Geoffroy, qui connaît si bien les misérables, petits et grands, et qui sait dépeindre leurs tristesses avec une gravité si compatissante, ne nous semble pas à l’abri de ce reproche dans son Asile de nuit. Il a réuni là, autour d’un poêle, un certain nombre de loqueteuses et de déclassées, ouvrières sans ouvrage, mères et enfans abandonnées, filles sans amans, dont les visages et les mains s’enlèvent, par plaques sans épaisseur, sur un fond presque entièrement opaque. Ce système supprime, il est vrai, les difficultés de la perspective aérienne, mais il supprime en même temps la liaison entre les différentes parties et les différens acteurs : si on peut l’admettre, par exception, pour la mise en saillie d’une figure unique, on saurait difficilement l’accepter pour une réunion de figures. L’œuvre de M. Geoffroy reste très intéressante parce que tous ses types sont étudiés avec conscience et peints avec conviction, mais nous le verrions avec peine s’engager dans cette voie fausse et périlleuse. Comment se fait-il que M. Geoffroy, qui vit avec les enfans, et qui les aime tant, incline si fort aux tons noirs et tristes ? S’il a beaucoup de gamins pâlots et de souffreteux, il y en a plus encore, même à Paris, même dans les quartiers populeux, de vifs et de roses. C’est là, du reste, une question qu’on pourrait poser à plusieurs des peintres ordinaires de l’enfance aux Champs-Elysées et que je ne me charge pas de résoudre. Les gamins et gamines de MM. Lobrichon et Truphème sont plus gais et plus vifs; mais combien ils manquent encore de fraîcheur!

C’est par la combinaison et la disposition significative des clairs et demi-clairs, des ombres et des pénombres et non par leurs antithèses violentes, que d’autres, avec plus de souplesse, savent mettre en scène leurs drames intimes. Grâce à cet emploi judicieux du blanc et du noir, joint, dans les sujets lugubres, à une sympathie sincère pour les souffrances humaines, et une juste observation de leurs manifestations extérieures, M. Marec a su nous intéresser à sa Veuve, M. Le Mains à ses Deux vieux amis, un matelot malade et un goéland apprivoisé, M. Jameson à son Viatique porté dans une rue de village, M. Roeseler à sa Fille de l’aubergiste étendue dans son cercueil. Il y a des parties sombres dans leurs toiles et aussi des parties claires, mais le tout y est gradué de façon à mettre en valeur l’expression des gens et l’importance des choses, et c’est là ce qu’on peut appeler vraiment la composition pittoresque. À ce point de vue, la toile de M. Bordes, le Laminoir, montrant des ouvriers, de grandeur naturelle, vus de dos, le torse nu, éclairés, du fond, par les éclats d’un fourneau incandescent, est disposée avec habileté et le premier aspect en est excellent. Il est seulement regrettable qu’ayant à développer, sur les premiers plans, des torses robustes de forgerons au travail, qui y prennent, par l’étrangeté de l’éclairage, une notable valeur, l’artiste ne les ait pas modelés avec la fermeté qu’on devait attendre. Son œuvre y eût gagné pour la vraisemblance et pour l’effet définitif. Telle est l’influence des idées à la mode qu’elles amollissent les plus résolus. M. Bordes, dont on a vu des morceaux très fermes, a peut-être redouté de joindre la solidité des formes à la souplesse de l’éclairage, par simple condescendance pour les goûts actuels. Dans des dimensions plus modestes et dans un ordre d’idées plus familier, nous trouvons encore un bon emploi des reflets et des ombres dans les deux cuisinières assises au Coin du feu de M. Constantin Le Roux, dans les enfans pauvres réunis autour d’une table mal garnie, dans la Pauvreté par M. Felbinger, dans les deux amoureux de la Très vieille histoire de M. Joseph Enders. Presque partout les noirceurs sont tempérées et atténuées, mais elles reprennent toutes leurs audaces et leurs brutalités dans l’Air favori, scène hongroise de M. Munkacsy. C’est un de ces intérieurs de cabarets remplis de paysans aux costumes singuliers aux visages rudes et expressifs, comme M. Munkacsy en a déjà peints jadis. Est-ce une erreur de notre souvenir ? II nous semble qu’autrefois les ombres de M. Munkacsy étaient moins opaques et ses clartés moins froides, qu’autrefois ses personnages avaient l’air plus réels et plus vivans. Il est vrai que depuis vingt ans nos yeux se sont désaccoutumés des sauces brunes et jaunes au moyen desquels on croyait naguère imiter les vieux chefs-d’œuvre. Caravage et Ribera eux-mêmes, les savans apôtres du noir, auraient quelque peine à rassembler de nombreux disciples, malgré leurs puissantes qualités. Peut-être devenons-nous injustes pour cette façon violente de présenter les choses qui trouvait jadis tant d’admirateurs.

Le goût public va évidemment aux choses claires, et ce serait tout profit si, sous prétexte de distinction, on ne lui faisait accepter, pour choses claires, des vapeurs à peine colorées et des brumes prêtes à fondre. L’inconsistance des formes, nous ne cesserons de le répéter, n’est pas une conséquence nécessaire de la diffusion lumineuse. Quel mal y aurait-il à ce que M. Le Sidaner, dans sa Bénédiction de la mer, et M. Dessar, dans son Départ pour la pêche, deux toiles bien ordonnées et bien présentées, dans lesquelles ne manquent ni les attitudes émues, ni les gestes exacts, ni les accords subtils de colorations, eussent tous les deux, M. Dessar surtout, donné plus de solidité à leurs dessous? On pourrait peut-être réclamer encore quelque chose sur ce point à MM. Walter Gay et Laurent-Desrousseaux, mais leurs deux toiles sont si distinguées par d’autres côtés qu’on se ferait scrupule d’insister. Dans le Plain-Chant, de M. Walter Gay, un groupe de jeunes pensionnaires, longues et minces, dans leurs sarraux d’un gris bleu, debout dans une chambre de couvent, chante sous la direction d’une religieuse. La pièce, à travers les rideaux blancs, est toute baignée d’une clarté légère et tendre dans laquelle s’exaltent doucement la fraîcheur de tous ces visages vierges et la simplicité de leurs toilettes naïves. C’est un spectacle aimable et charmant, et, pour faire bien vivre ces figures de grandeur naturelle, la brosse de M. Gay, moins pointilleuse et moins saccadée, s’est promenée sur sa grande toile avec la liberté et la largeur qui conviennent en semblables occasions. Il y a plus de timidité dans le faire de M. Laurent-Desrousseaux, au moins dans la partie droite de sa scène d’infirmerie, Chez les Sœurs. Les vieilles gens, avec l’enfant, assis sur le banc, semblent d’une exactitude un peu froide. La partie gauche, éclairée par une fenêtre, devant laquelle une religieuse examine au jour l’œil d’une petite malade que soutient une autre religieuse, est, au contraire, traitée avec une simplicité nette et large qui implique un progrès réel dans la technique de ce compositeur distingué.

Nous ne saurions énumérer tous les intérieurs de couvens et d’hospices, tous les intérieurs d’ateliers et de fabriques, tous les intérieurs de chambres à coucher, salles à manger, cuisines qui ont servi de prétextes à étudier, entre des murs, parmi des mobiliers, les combats ou les accords de la lumière plus ou moins emprisonnée, en y plaçant des figures appropriées. L’amateur dont les yeux sont suffisamment exercés pour goûter les analyses de ce genre y trouvera des joies délicates. L’un des créateurs du genre, M. Dantan, y réussit encore à souhait, cette année, dans son atelier de sculpteur où un vieil artiste est en train de procéder à la Restauration d’une statue de marbre, en étudiant son morceau d’après le modèle vivant. M. Dantan a déjà traité des sujets semblables, et on l’a fort imité depuis ses premiers succès; mais personne, en somme, ne s’entend mieux que lui à faire jouer, dans une harmonie un peu froide, mais extrêmement douce, la blancheur mate des plâtres, la blancheur brillante des marbres, la blancheur grisâtre des tissus, avec les blancheurs rosées de la chair vivante, dans la clarté égale et reposée d’un jour du nord. Le Cloître, de M. Sautai, est encore une de ces études de murs nus et blancs auxquels cet artiste sait donner, par la gravité d’une étude prodigieusement attentive, un charme inexplicable de poésie recueillie. La religieuse qui passe dans ce cloître pourrait le quitter; cette maçonnerie, transfigurée par la délicatesse du pinceau, n’en resterait pas moins intéressante ; c’est vraiment là une marque bien frappante de la magie de la peinture qu’elle puisse ainsi transfigurer, par la seule sincérité du rendu, l’objet matériel le moins expressif en apparence. M. Dawant, aussi, a peint avec soin et respect l’intérieur de l’église d’Einsiedeln, au moment de la Fin de la messe. Les Suissesses qui cheminent sous les voûtes sont bien saisies dans leurs allures et leurs physionomies. Ce n’est pas de l’art tapageur, ni qui saute aux yeux, mais c’est de l’art sérieux et consciencieux, dont l’honnêteté devient un charme et qu’il ne faut pas dédaigner. On trouve encore des notes charmantes, d’une sensibilité réelle, dans certaines scènes intimes, telles que la Petite garde-malade, par M. Edouard Durand, les Longs Jours, de M. Léandre, l’Ouvrière de M. Breauté, la Lettre de Jacques de M. Penfold. Pour les études rustiques et plébéiennes, en plein air, elles sont, comme d’habitude, extrêmement nombreuses, et nous ne pourrions même énumérer celles qui présentent de l’intérêt par quelque côté. Les unes se rattachent plus, par la sobriété nette du rendu, par l’expression fine d’un sentiment poétique, à l’école de M. Jules Breton; telles sont, entre autres, le Soir d’été de M. Adan ; les Vendanges et Après le grain de M. Adrien Moreau; l’Attente de M. Guillou ; le Départ et le Retour de M. Denneulin; les Vieux de M. Maroniez ; la Collation et Allant aux champs de M. Brözik; les Jeunes bœufs de M. Debat-Ponsan. La grande toile de M. Chigot, Perdus en mer, est conçue dans une intention plus dramatique; la peinture en est un peu pénible, mais la composition est émouvante et le mouvement des vagues puissamment rendu. D’autres, dans lesquelles l’esprit de composition est moins visible, et l’impression éprouvée devant la réalité plus immédiatement traduite, rappellent plus, par la liberté, la largeur et souvent aussi la négligence et la lourdeur de leur facture, les procédés en usage chez les Hollandais et certains Allemands; ce sont presque tous des ouvrages dus à des étrangers ; tels sont les Bons voisins et les Vieux par M. Carpentier, un Belge ; l’Enterrement à bord, un morceau franc et émouvant par M. Brangwyn, un Anglais; l’Hospice des vieillards à Bruxelles par Mlle Heyermans ; la Lettre de Jacques et les Adieux, par M. Penfold, un Américain. La vie parisienne a iourni des sujets de spirituelles études à M. Gilbert (l’Heure du repas, quartier du Temple, un des tableaux les plus finement observés et les plus finement peints qu’il ait encore faits) et à M. Gelhay (le Moulin Rouge avant la matinée). Plusieurs de nos peintres ont aussi rapporté de l’étranger des souvenirs intéressans; nous indiquerons seulement, pour l’Algérie, M. Bompard et M. Paul Lazerges, pour la Moravie, M. Gueldry, pour l’Italie, M. Saint-Germier, pour l’Espagne, M. Mélida, et toujours pour l’Egypte, M. Gérôme, avec son Coin du Caire et son Lion aux aguets. Le premier tableau est un panorama de coupoles, de minarets, de toits et de terrasses, le second est un panorama de montagnes sèches et d’horizons pierreux ; dans tous les deux c’est une science surprenante pour accumuler, à leur juste place, sur un petit espace, une multitude incroyable de détails architecturaux ou géologiques, sous une fine et pénétrante lumière, avec une infatigable précision.


III.

Les deux genres dans lesquels nos peintres réussissent le plus fréquemment sont les deux genres qui s’inspirent le plus directement de la nature, le portrait et le paysage. Pour les peintres de figures, le portrait est à la fois un exercice fortifiant et une pierre de touche presque indispensable; pour beaucoup, en outre, c’est la réputation, la fortune, le gagne-pain; tel y peut exceller à qui manqueront toujours l’imagination et le tempérament nécessaires pour mener à bien de plus grosses besognes. Depuis les commencemens de notre renaissance, depuis Jean Foucquet et les Clouet, nous possédons une suite ininterrompue d’admirables portraitistes. La lignée, heureusement, n’en est pas éteinte, et MM. Delaunay, Paul Dubois, Jean Gigoux, Donnât, Benjamin-Constant, Jules Lefebvre, Baschet, L. Doucet, pour ne parler que des plus brillans, soutiennent avec honneur, cette année, aux Champs-Elysées, notre vieille réputation nationale.

Les meilleurs portraits seront toujours ceux dans lesquels l’expression intellectuelle et morale se dégage le mieux par l’emploi des meilleures méthodes pittoresques, ceux dans lesquels l’esprit et l’âme du modèle rayonnent le plus vivement à travers la matière mise en œuvre. C’est pourquoi nous mettrons au premier rang ceux de MM, Jean Gigoux, Paul Dubois, Delaunay. M. Jean Gigoux, le patriarche de l’art français, nous offre dans sa verte vieillesse, par son renouvellement continuel, un exemple encourageant de la salubrité du travail. Après nous avoir, dans ses jeunes ans, brillamment raconté, en couleurs romantiques, la mort de Léonard de Vinci, voici que, plus d’un demi-siècle après, s’assimilant avec une volonté édifiante les méthodes graves et profondes du grand dessinateur florentin, il s’enhardit à lutter avec lui pour l’expression calme et profonde de l’âme humaine par le modelé intense et souple du relief physionomique. M. Jean Gigoux a pris pour sujets de ses analyses deux visages des plus caractéristiques, ceux de M. Jules Simon et de M. Léon Bonnat. L’abaissement volontaire d’une coloration blanchâtre qui laisse à ces deux peintures l’apparence discrète de dessins à peine teintés permet à l’expression intellectuelle de s’y dégager plus sûrement. La finesse un peu voilée du regard, le sourire latent de la bouche spirituelle, l’allure pensive, affable et fatiguée, donnent à la tête de M. Jules Simon, vue de face, un caractère remarquable. L’individualité est peut-être marquée avec plus de fermeté et de délicatesse encore dans la tête de profil de M. Bonnat, dont M. Gigoux a exprimé, avec une connaissance intime du sujet, la vivacité contenue et la douceur énergique : c’est une merveille de modelé. Il est assez curieux de comparer, à ce point de vue, le Portrait de M. Bonnat avec les autres portraits d’artistes contemporains, assez nombreux au Salon, et dont quelques-uns sont brillamment exécutés. On a pu remarquer notamment le Portrait de M. Gérôme, par M. Cormon, peinture facile et colorée, dans laquelle le peintre-sculpteur, en train de peindre une statuette, est fort bien saisi dans la vivacité d’une attitude familière ; celui de M. Falguière, par M. Calbet, d’une vérité non moins frappante et d’une facture aisée ; celui de M. Luminais, par M. Pierre de Bengy, très ressemblant et d’une bonne couleur ; celui de M. Pelouse, par M. Foubert, exact et consciencieux ; et, enfin, dans de plus petites dimensions, placés dans leurs ateliers, au milieu de leur entourage habituel, ceux de M. Geoffroy Dechaume, par M. Frank Bail, une très jolie étude d’intérieur ; de M. Détaille, par M. Lemeunier ; de M. Étienne Leroux, par son fils Eugène Leroux ; mais il nous semble que, dans aucun, le type même du personnage n’a été analysé avec plus de finesse et de profondeur que celui de M. Bonnat par le vénérable M. Jean Gigoux.

Le portrait en pied de S. É. le cardinal Bernadou, archevêque de Sens, par M. Delaunay, est à la fois un morceau rare de belle peinture et une excellente représentation individuelle. Le cardinal, en vêtemens rouges, tenant sa barrette dans les mains, marche sur un tapis rouge, devant un fond de tapisserie armoriée. Le visage, coloré sous les cheveux gris, jette une note éclatante de plus dans ce concert de rouges hardis et savamment mariés. L’attitude, le geste, la physionomie, sont également décidés et puissans. L’ampleur ferme du coup de pinceau correspond à la solennité virile du personnage. Il y a beaucoup d’autres portraits en pied, quelques-uns fort habilement traités ; mais dans la plupart le faire reste un peu mince ou sec pour la dimension de la toile. Il faut néanmoins mettre à part, d’abord le beau Portrait d’un président de la Cour de cassation, par M. Baschet, dont la tête et les mains, ainsi que la robe, sont traités avec une fermeté grave qui rappelle Philippe de Champaigne ; celui de M. C.., par M. Humbert, sommairement, mais largement peint, le Portrait équestre de M. Smith, par M. Guthrie, moins remarquable pourtant que son portrait assis du Docteur Gardiner. celui d’un bohème décoré dans une rue de Paris,… X, par M. Thévenot ; celui surtout de M. le prince de B.., un officier supérieur à la tête énergique et fine, d’une physionomie à la fois fière et douce, tenant la main sur la poignée du sabre, par M. Paul Dubois. Comme dans tous les portraits si modestement présentés du grand artiste, c’est la tête encore qui domine tout dans celui-ci. Cette figure serait inoubliable si, à deux pas, dans un tout petit cadre, M. Paul Dubois ne faisait saillir, avec une verve plus surprenante encore, la physionomie ardente et vive du Docteur Lannelongue, avec ses joues colorées, ses lèvres sanguines, ses yeux noirs perçans, sa chevelure grisonnante en brosse, dans sa robe de professeur. Voici encore un jeu de rouges sur rouges conduit avec une merveilleuse virtuosité; mais ce qui vaut mieux que la virtuosité, c’est la vie étonnante et l’expression intelligente qui resplendissent sur cette figurine.

Les dames en pied sont présentées par MM. Bonnat, Flameng, Munkacsy, Mengin, Louis Muraton, Sprague Pearce, Thorne, Desvallières, Saint-Pierre, Verwonner, Smith-Lévis, etc. Dans la toile de M. Bonnat, Madame A. C’.., très brune, aux chairs mates, décolletée, les bras nus, en robe de satin blanc, avec une sortie de bal d’étoffe pareille à revers jaunes, se modèle en saillie puissante sur le fond indécis et sombre, comme une statue magnifiquement taillée. Cette façon énergique d’accentuer les contours et les reliefs ne saurait convenir à tous les genres de beauté ; il est clair qu’une beauté trop fraîche ou trop affinée, une beauté de Parisienne chiffonnée et délicate ne saurait s’en accommoder ; mais une beauté très caractérisée, comme était celle de Mme Pasca, comme est celle de Madame A. C.., y prend un éclat plastique surprenant. Il y aurait bien des observations à faire sur tous ces portraits en pied dont nous regrettons de pouvoir seulement donner la liste, et il faudrait étendre ces observations aux portraits, plus nombreux encore, soit à mi-corps, soit en buste qui les avoisinent et parmi lesquels une cinquantaine au moins sont remarquables à divers titres, soit par l’éclat et le charme, comme le superbe portrait de Mme Benjamin-Constant par son mari, soit par la gravité et la fermeté, comme ceux de MM. Buland, Wencker, Moreau de Tours, Edouard Fournier, soit par la délicatesse, la sensibilité ou la grâce, comme ceux de MM. Louis Doucet, Benard, Paul Leroy, L. Simon, etc. La remarque que nous avions faite les années précédentes à propos de l’importance croissante que prennent les femmes dans l’art du portrait est de plus en plus justifiée; on s’en convaincra en regardant les œuvres de Mmes ou Mlles Fontaine, Besson, Perrier, Carpentier, Philippar, Jeanne et Maximilienne Guyon, etc. On trouve aussi quelques charmans portraits de petite dimension, figures en pied ou jusqu’aux genoux, dans des intérieurs ; quelques-uns, ceux de MM. Laurens fils, Vollon fils, Chartran, Rachou, sont particulièrement distingués.

Il nous resterait, pour être complets, à examiner où en est l’art du paysage. Ses manifestations, fort nombreuses, sont le plus souvent intéressantes. On voit toujours, en haut des murailles et même en bas, une quantité d’études d’après nature, brossées avec conscience, beaucoup trop grandes pour ce qu’elles contiennent. C’est en vain que les hommes d’expérience, MM. Français, Harpignies, Busson, Bernier, Lansyer, dont les tableaux exposés, cette année, sont excellens, continuent à montrer qu’on peut fort bien, dans des cadres moyens, enfermer une somme considérable de sensations. Leur exemple n’est pas toujours suivi. De très remarquables études, le Pont de Brooklyn, par M. Renouf, la Meuse à Verdun, de M. Petitjean, la Neige sur les buttes Montmartre, de M. Cagniart, l’Hiver dam la forêt de Fontainebleau et Après la moisson, de M. Rigolot, les Regains, de M. Quignon, Sous les pins en Provence, de M. Paulin Bertrand, le Plein midi en Auvergne, de M. Gagliardini, la Prairie au soleil levant, de M. Le Liepvre, la Plaine de la Demoiselle, par M. Desbrosses, toutes peintures d’un bel effet, et d’une science sérieuse, n’auraient point perdu à se condenser. Il y a un plus juste sentiment de la proportion à établir entre la grandeur du cadre et l’impression à y fixer chez MM. Demont (les Marguerites), Pierre Brandt (l’Hiver à Villeneuve-la-Garenne), Martin (la Moisson en Provence), Lopisgich (Valvins près Fontainebleau), Camille Dufour (le Pont Saint-Bénézet et le Palais des papes à Avignon), Mlle Bill (le Village de Gruissan), M. Nardi (un Quai au soleil couchant''). Nous aurons sans doute l’occasion de revenir sur la plupart de ces bons paysagistes en les comparant avec leurs émules du Champ de Mars.

Si l’on termine sa promenade au Salon par l’examen des bonnes peintures d’animaux et de nature morte qu’on y rencontre, le Taureau normand et la Ferme en Hollande, de M. Howe, les Bœufs sur la rive, de M. Bisbing, les bestiaux de MM. Vayson, Pezant, C. Paris, Julien Dupré, Barillot, Vuillefroy, les chevaux de MM. Frère, Quinton, Claude, Veyrassat, les Œufs sur le plat de M. Joseph Bail, le Déjeuner de chasseurs, de M. Fouace, l’Argenterie, de M. Vollon, et les Objets d’art, de M. Blaise Desgoffe, on sera convaincu que, dans tous les genres, à tous les degrés de l’art, le Palais des Champs-Elysées, malgré l’abandon d’un certain nombre de sociétaires distingués, réunit encore la plupart des maîtres en activité, et l’on admirera la variété des manifestations par laquelle professeurs et élèves y affirment à la fois l’étendue de leurs études et l’indépendance de leurs talens. La Société des artistes français n’impose évidemment aucune doctrine à ses exposans ; elle semble très résolue à accueillir tous les mérites, à quelque école qu’ils se rattachent, sans demander de professions de foi ; elle reste en cela fidèle à l’esprit de son institution. L’État, en effet, lorsqu’il l’a constituée, lui a confié à la fois une mission d’enseignement public et d’encouragement impartial. La Société remplira d’autant mieux cette double mission qu’elle se montrera plus sévère pour les médiocrités inutiles.et pour les charlatanismes dangereux.


GEORGE LAFENESTRE.