Cinquième

Salazienne.


Te lac des Gouyaviers et le Piton d’Anchaine.
A M. GAUDIN,
Ingenieur en chef a l’ile Bourbon.
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Salut beau lac d’azur, dont l’onde paresseuse
Caresse en murmurant sa rive harmonieuse !
Dans ton sein calme et pur comme un vaste miroir
Le ciel aime à mirer les étoiles du soir ;

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Et, dans son vol léger, la joyeuse hirondelle
Aime à toucher tes flots du duvet de son aîle ;
L’oiseau capricieux, en son rapide essor,
Les franchit d’un seul trait pour les franchir encor,
Sur ton sein endormi se berce et se balance,
Et cent fois dans les airs en se jouant s’élance.
On dirait cet insecte aux brillantes couleurs,
Qui promène en tous lieux ses volages ardeurs,
Passe, comme un zéphyr, de corolle en corolle,
Et, fécondant les fleurs de son amour frivole,
Boit leur suave haleine et leurs gouttes de miel,
Et, sylphe aux ailes d’or, remonte vers le ciel.
II
Beau lac, sur les gazons que ton flot calme arrose
La colombe des bois s’arrête et se repose ;
Et, voilant ses amours dans l’ombre des rameaux,
Suspend son nid à l’arbre incliné sur tes eaux.
Pour embellir tes bords la jam-rose odorante
Ombrage de son fruit ton onde murmurante,

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Pour charmer tes échos l’arbrisseau du maïs
Berce parmi ses fleurs le chant des bengalis ;
Et, ridant ton azur, la poule d’eau sauvage
Montre sur tes flots bleus son bleuâtre corsage.
L’ouragan déchaîné, qui mugit dans les monts,
Quand son souffle orageux descend dans ces vallons,
Epargne le bassin où ta vague demeure
Et son courroux charmé te caresse et l’effleure.
Phoebé, de ses lueurs blanchissant tes roseaux,
S’arrête aux bords du ciel pour contempler tes eaux.
Tout s’embaume en ces lieux d’amour et d’harmonie.
N’es-tu pas
le séjour de quelque heureux génie ?
Des ondes et des bois respirant la douceur,
Je t’écoute, et je crois être auprès d’une sœur,
Qui gronde en souriant, dont la voix jeune et pure,
Douce comme ton eau qui se plaint et murmure,
Semble, en me caressant, me reprocher tout bas
De vivre dans un monde où le bonheur n’est pas ;
Et mon âme, à sa voix, s’abat sur ton rivage,
Comme un cygne battu par les vents et l’orage,
Et, rêvant au doux bruit de tes mourants accords,
Voudrait se faire un nid à l’ombre de tes bords.
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HII
Mais comme unchaste amant du calme et du mystère,
Comme un cœur exilé du reste de la terre,
Goûtant le doux repos des bois silencieux,
Quel est l’heureux mortel habitant de ces lieux ?
C’est vous, mon vieil ami, de votre humble chaumière
Votre main vint m’ouvrir la porte hospitalière.
C’est ici qu’incliné sous le fardeau des ans,
Débarrassé du poids de ces travaux pesan’s
Qu’a portés jusqu’au but votre noble courage,
Vous avez élevé dans un endroit sauvage
Ce solitaire abri, ce modeste séjour,
Où vous coulez en paix, au déclin de vos jours,
Les heures que les cieux vous réservent encore.
Dans cet humble réduit que nul faste décore,
La main qui vous guida fut celle du malheur ;
Mais le revers jamais n’abattit un grand cœur !
La plainte et les regrets sont indignes du sage.
Eh ! qu’importe ! ô mortels, qu’un oiseau de passage

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Ne trouve dans les lieux qu’il effleure en passant,
Que des rochers battus du flot retentissant,
Que d’incultes déserts et de sombres ruines ?
S’il délasse un moment ses pieds sur les épines,
Il rêve à son retour les gazons et les fleurs ;
Puis il reprend son vol, car son but est ailleurs.
IV
Salut mon vieil ami ! de mes ceuvres novices,
Lisant à votre goût les modestes prémices,
Au censeur éclairé de mes secrets travaux
Je ne viens pas offrir quelques essais nouveaux ;
Mais comme un barde enfant sur les monts de l’Ecosse,
Marchant accompagné de ma muse précoce,
De ces mornes je viens admirer la hauteur,
Respirer des hauts lieux le souffle inspirateur,
Et, dérobant mon front sous le dais des nuages,
Rêver au bruit lointain des vents et des orages ;
Et suivre du regard, comme l’esprit des airs
Qui plane incessamment sur ces rochers déserts,

L’oiseau blanc du tropique errant de cime en cime
Et dépassant leurs fronts de son aîle sublime.
V
Asseyons-nous ensemble à l’ombre des palmiers…
Ceux qui dans ces rochers sont venus les premiers,
Intrépides chasseurs, pour gravir sur ces pentes,
Aux racines d’affouche, aux lianes rampantes,
S’attachaient, et portaient dans leurs abris secrets
La mort aux habitants de nos sombres forêts.
Mais aux lieux où jadis une forêt sauvage
Déployait dans les airs son luxe de feuillage,
Des caféiers en fleurs, de jeunes orangers,
Balancent aujourd’hui leurs rameaux étrangers ;
Et pour le voyageur brisé de lassitude,
Forment une oasis de votre solitude.
Aux veines du rocher qui filtre ses cristaux,
Recueillant avec soin le blanc filet des eaux,
Le lit creusé par vous pour l’onde errante et pure,
Vous porte sa fraicheur et son léger murmure ;

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Et l’oiseau que son bruit avertit en passant,
S’abreuve et dans les airs monte en vous bénissant.
Sa faim glane après vous dans votre champ prospère
Les grains qu’y laisse exprès votre bonté de père ;
Il vous aime, il vous chante, et les zephyrs surpris
S’étonnent dans ces monts de bercer des épis.
Cependant sous leurs fruits dont le poids les incline
Vos arbres inégaux penchent sur la colline ;
Où la pèche offre à l’œil son tendre velouté,
Comme la joue en fleur de la jeune beauté.
Mais des champs paternels qu’habita votre enfance,
Votre cœur a gardé la douce souvenance ;
Et, plein du souvenir de vos premiers beaux ans,
Respirant le passé dans les parfums présents,
Vous prodiguez vos soins à ces tiges légères,
Fleurs d’un autre climat et pour nous étrangères.
Sur le cours murmurant des limpides ruisseaux
Vos lilas odorants suspendent leurs berceaux,
Et dans l’ombre et l’oubli la tendre violette,
Comme vous simple et douce et comme vous discrète,
Verse dans vos gazons sa timide senteur.
O Dieu, soyez touché de son humble bonheur !

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Oh ! gardez-lui toujours d’aussi chastes délices !
Que le vent de ses fleurs respecte les calices,
Et de ses bananiers que le fruit nourrissant
Jaunisse aux chauds rayons d’un soleil murissant !
Dans son lac calme et bleu que le flot soit limpide’,
Que l’aquilon jamais ne le trouble et le ride ;
Que ses jours soient exempts d’amertume et de fiel ;.
Qu’il partage long-temps avec l’oiseau du ciel
L’ombrage et les épis de ses bois romantiques !
Conservez-lui, mon Dicu, leurs grâces poétiques,
Et que tont soit propice à ses travaux heureux !
VI
Au fond de ces ravins, par un temps orageux,
Les eaux ayant grossi le cours de la rivière,
Quinze fois le soleil, reprenant sa carrière,
Vous a vu seul, errant, vous faisant un abri,
Ou d’un boukan désert, pittoresque débri,
Que l’esclave marron laissa sur son passage ;
Ou d’un rocher miné par le temps et l’orage,

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Qui peut-être a servi de refuge au chasseur ;
Et sous lequel alors, mon noble ingénieur,
Vous avez, satisfait de votre humble retraite,
Dorini le doux sommeil d’un chaste anachorète.
VII.
Mais quel est ce piton dont le front sourcilleux
Se dresse, monte et va se perdre dans les cieux ?
Ce mont pyramidal, c’est le piton d’Anchaine.
De l’esclave indompté brisant la lourde chaine,
C’est à ce mont inculte, inaccessible, affreux,
Que dans son désespoir un nègre malheureux
Est venu demander sa liberté ravie.
Il féconda ces rocs et leur donna la vie ;
Car, pliant son courage à d’utiles labeurs,
il arrosait le sol de ses libres sueurs.
Il vivait de poissons, de chasse et de racines :
Parfois, dans la forêt ou le creux des ravines,
Aux abeilles des bois il ravissait leur miel,
Ou prenait dans ses lacs le libre oiseau du ciel.

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Séparé dans ces lieux de toute créature,
Se nourrissant des dons offerts par la nature,
Africain exposé sur ces mornes déserts
Aux mortelles rigueurs des plus rudes hivers,
Il préférait sa vie incertaine et sauvage
A des jours plus heureux coulés dans l’esclavage ;
Et, debout sur ces monts qu’il prenait à témoins,
Souvent il s’écriait : Je suis libre du moins !
Cependant, comme l’aigle habitant des montagnes,
Qui du trône des airs descend vers les campagnes,
Sur la terre et les champs plane avec majesté,
Et, s’approchant du sol par sa proie habité,
La ravi-sant au ciel dans sa puissante serre,
Reprend son vol royal et remonte à son aire ;
Le noble fugitif, abandonnant les bois,
De son mont escarpé descendait quelquefois ;
Il parcourait les champs, butinait dans la plaine,
Et revolant ensuite à son affreux domaine
Par l’àpre aspérité d’un sentier rude et nu,
Invisible aux regards et de lui seul connu,
Il regagnait bientot sa huite solitaire.

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VIII
Hélas ! ò liberté, pour te voir sur la terre,
Il faut gravir des monts les rocs abandonnés !
Tu ne te montres plus sur les bords fortunés
Où la Grèce à ta voix, brisant la tyrannie,
Rayonnait de splendeur, de gloire et de génie.
Où trouver désormais la trace de tes pas ?
Tes enfants sont tombés sous le fer du trépas ;
Et Salamine encor pleure sur son rivage
Ses beaux jours oubliés dans un vil esclavage.
Sur ce globe asservi tu n’as plus de séjour.
Quel peuple est aujourd’hui digne de ton amour ?
Les habitants du Nord, ces Vandales sans gloire,
N’ont pas même en leur cœur conservé ta mémoire ;
Chaque jour se vautrant dans la fange et les fers,
Ils ajoutent des rois aux rois qu’ils ont soufferts !
Des illustres Germains ces bâtards sans courage
Ne sont bons qu’a croupir dans un lâche esclavage !

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Tu vins, en t’exilant des champs de Marathon,
Demander un refuge au sol de Washington,
Et, prenant ton essor des plaines de l’Attique,
Sur les bords arrosés par le flot atlantique,
Tu portas ton amour à ces nouveaux morteis,
Dont les mains à ta gloire élevaient des autels.
Mais ils te proclamaient en rivant des entraves,
En foulant à leurs pieds des millions d’esclaves,
Et ces libres d’hier ne savaient qu’opprimer !
En les voyant si vils tu n’as pu les aimer ;
Et, rejetant l’enceus de leur culte adultère,
Tu répandis des pleurs et tu quittas la terre.
Un peuple… mais hélas ! son astre s’est éteint.
De tes fils la victoire a trahi le destin ;
Et la Pologne a vu la hyène des batailles
De ses derniers enfants dévorer les entrailles.
Et les maitres du Nord ont applaudi des mains !
Oui ! tyrans sans pitié, tigres à traits humains,
Vous avez applaudi ! votre bouche infernale
A souri dans sa joie, à cette heure fatale
Où le Cosaque affreux, de son bras triomphant,
En violant la mère, égorgeait son enfant !

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Etnous, peuplesabjects, nous, vils troupeaux d’esclaves,
Nous n’avons pas su vaincre ou mourir pour ces braves !
Et le ciel, sans s’armer de ses foudres vengeurs,
A souffert les forfaits de ces rois égorgeurs !
Et les esprits heureux, les martyrs et les anges
N’ont pas uni contre eux leurs célestes phalanges !
Et l’Éternel a vu des attentats pareils
Sans leur lancer aux fronts ses cieux et ses soleils !
Nou ! le ciel n’eut pour eux ni foudre ni tempète !
Ah ! quels pensers alors je roule dans ma tête !
Doutant d’un juste Dien pour la première foi,
J’étouffe dans mon cœnr tont sentiment de foi ;
Et je mandis la terre et l’homme et le ciel même ;
Et dans mon désespoir vomissant le blasphême,
Je ne vois dans celui qui créa l’univers
Que le soutien du crime et le Dien des pervers !
Tes fils sont tous tombés ; ilsdorment sous leurs armes :
O liberté, le barde ira verser des larmes
Aux lieux où s’éteignit ton règne le plus beau.
La Pologne n’est plus qu’un immense tombeau,

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Et pleurant sur leurs fers, ses vierges désolées
Dans les antres du nord gémissent exilées.
Leurs yeux flétris, hélas ! s’éteignent dans les pleurs,
Comme on voit par degrés le doux éclat des fleurs
Passer et se faner sous des gouttes d’orage.
Mais c’est en vain, tyrans, que gorgés de carnage,
Vous vous osez flatter que vos glaives sanglants
Ont de la liberté frappé tous les enfants,
Et pour jamais éteint dans le sang des victimes
D’un feu noble et sacré les ardeurs légitimes !
Sachez qu’il est encor de généreux mortels
Qui de la liberté serviront les autels !
Qu’il lui reste les cours de ces nobles Anchaines,
Qui sauront secouer le vil poids de leurs chaînes
Et, loin de leurs tyrans, des débris de leurs fers,
Lui bâtiront un temple au milieu des déserts !