Les Saisons (V. de Laprade)
LES SAISONS
POÈME
I.
Sur la ruche qui dort, Avril au doigt vermeil
Frappe, et le jeune essaim respire, à son réveil,
La fraîche odeur des sèves ;
Il s’envole et murmure à travers les pruniers,
Et le même soleil, dans les cœurs printaniers.
Fait bourdonner les rêves.
Pars, diligente abeille, et choisis bien tes fleurs !
À l’appel des parfums et des vives couleurs
Tu peux fuir ta cellule ;
Car un dieu te conseille, et tu sais éviter
Ces beaux fruits venimeux qui se font récolter
Par notre main crédule.
Vienne un guide aussi sûr diriger ton essor,
Enfant, qui vers la rose et vers le bouton d’or
Veux t’envoler si vite !
Sache imiter l’abeille et les oiseaux du ciel ;
Et puisses-tu, comme eux, ne trouver que du miel
Dans la fleur qui t’invite !
Hier, je l’ai reconnu sans l’avoir vu jamais !
A travers les taillis j’ai surpris son visage.
C’est le bel étranger que dès longtemps j’aimais ;
Mon cœur m’a dit son nom et montré son visage.
Il vient ! ces prés en fleurs se sont parés pour lui.
Comme l’air est plus pur, quel beau soleil se lève !
Avant ces doux rayons je n’existais qu’en rêve ;
Je me sens vivre enfin à partir d’aujourd’hui.
Viens consulter les marguerites,
Oracles des fraîches amours.
Toutes les pages de vos jours
Dans les fleurs des prés sont écrites.
Viens consulter les marguerites.
Viens nous cueillir comme autrefois,
Et tresser de blanches couronnes
Pour parer le front des Madones.
Assise encore au bord des bois,
Viens nous cueillir comme autrefois.
A nos prés nous restons fidèles.
Sans folle envie et sans dédains ;
Nous ne rêvons pas les jardins
Où nos fleurs deviendraient plus belles.
A nos prés nous restons fidèles.
Dans le vallon natal cueillons toutes nos fleurs ;
Où trouverais-je ailleurs les trésors qu’il rassemble ?
C’est là que j’ai connu mes plus chères douleurs ;
C’est là qu’il faut s’aimer, qu’il faut vieillir ensemble.
Oh ! quel charme, avec vous, de longer ces buissons,
De nous pencher tous deux sur les nids sans défense,
Et de vous voir sourire à ces mêmes chansons
Dont ma mère, en filant, a bercé mon enfance !
Qu’il est bon de mêler ainsi tous ses amours.
Avec ma mère et vous d’habiter sous ce chaume !
J’y verrai de mon cœur s’agrandir le royaume,
Et mes filleuls chéris l’abriteront toujours.
L’humble source est intarissable ;
Dans l’herbe entendez-la frémir.
J’y suis bien sur mon lit de sable,
Si bien que j’y voudrais dormir !
Je n’en sors qu’avec un murmure,
Pleurant mon bassin de cristal,
Et mon eau va, sous la verdure.
Se perdre au bout du pré natal.
C’est assez d’apporter la vie
Aux fleurs de mes bords transparens ;
J’y mourrai, sans porter envie
Aux flots voyageurs des torrens.
L’eau du fleuve est trop agitée
Pour être un fidèle miroir ;
Et jamais la lune argentée
Ne s’y baigne en paix tout un soir.
Mais moi, quand tu viens, jeune fille,
Je reflète, en mon flot charmé,
Tes grands yeux où ton âme brille,
Et les regards du bien-aimé.
Que ton sourire est beau sous ce grand front sévère !
Comme il invite bien à l’amour, à l’espoir !
Ainsi, sous le grand chêne où tu m’as fait asseoir,
J’ai vu, dans un rayon, s’ouvrir la primevère.
Un charme, ô bien-aimé, m’enchaîne auprès de toi ;
Mes yeux semblent contraints à chercher ton visage.
Et pourtant, à tes pieds, je sens un vague effroi
M’arriver de ton front, s’il y passe un nuage.
Ton aspect a des dieux la grâce et la fierté,
mon bel inconnu ! mais aussi leurs mystères.
Tes doux regards, souvent mêlés d’éclairs austères,
M’apportent la tristesse avec la volupté.
Quel enivrant parfum autour de toi voltige !
Hier, tu m’offris des fleurs aux étranges contours ;
Des signes merveilleux sont peints sur leur velours,
Et, quand je les respire, il me vient un vertige.
Tu m’as parlé souvent d’une terre aux fruits d’or ;
Tu voudrais la revoir et l’habiter ensemble ;
Je suis prête à t’y suivre… et malgré moi je tremble…
Sous l’aubépine en fleur, ami, restons encor.
Je veux cueillir encor les genêts de nos landes ;
Laisse-moi du vieux temple en orner les piliers.
Et, des fleurs du pays, achever ces guirlandes
Que j’ai fait vœu d’offrir à nos dieux familiers.
Dans l’aube où nous régnons bienheureux qui sommeille !
Dénoue avec lenteur notre écharpe vermeille.
Et garde un voile encor sur ton front ingénu.
Que l’innocent réveil du printemps qui se lève
Ressemble encore au rêve
Où ton âme entrevit le céleste inconnu.
Fais durer longuement la saison des prémices ;
Les jours y sont pareils, mais tous ont leurs délices.
Vos heures passeront comme un groupe de sœurs ;
Toutes ont le même air et semblable parure ;
Pourtant chaque figure
A sa grâce distincte et ses propres douceurs.
Reste donc parmi nous, dans le pays des songes,
Seul monde où le cœur vive à l’abri des mensonges ;
Habite nos palais de nuages construits ;
Ne poursuis que des yeux nos vagues perspectives ;
Fuis les clartés trop vives.
Et nourris-toi des fleurs plus douces que les fruits.
II.
Dans un buisson de roses Mais, sous les fleurs écloses, |
J’y suis bien sous ton ciel de flamme !
LES ROSES.
Le soleil a bu dans la rose
ADAH.
Pour vous, ô mon frère ! ô mon maître !
VOIX DE LA MER.
Un désir, une ardeur immense S’éteint sous les flots rembrunis…
ADAH.
Les mers, si nous voguons ensemble,
CHŒUR DES SIRÈNES.
La douce voix de la Sirène Suis l’instinct charmant qui t’entraîne |
III.
C’en est fait des beaux jours ! le soleil incertain
S’est levé dans la brume.
De nos baisers d’hier, pleurant jusqu’au matin.
Je garde une amertume.
Nous marchions, au retour, sur les gazons flétris,
Sur la feuille jaunie.
Quand j’ai vu s’allumer, dans ses yeux assombris,
L’éclair de l’ironie.
Et mon cœur se referme ! et j’oublie à jamais
Nos printemps et mes songes.
Bonheurs qu’il m’a donnés, saisons où je l’aimais,
N’étiez-vous que mensonges ?
Tenez la porte close et gardez votre cœur !
Je sens un souffle aigu, j’écoute un bruit moqueur :
Voici les vents d’automne.
Les feuilles, devant moi, volent en tourbillons ;
Un brouillard glacial étend sur les sillons
Sa blancheur monotone.
Adieu, tièdes zéphyrs aux murmures discrets.
C’est la bise insolente ; elle arrache aux forêts
Des cris de mille sortes.
Je l’entends qui nous raille en ses longs sifflemens,.
Et j’ai fait, sous mes pieds, comme des ossemens,
Craquer les branches mortes.
Je m’éveille au milieu du lointain univers,
Où tu m’as entraînée.
Je cherche autour de moi, dans nos jardins déserts ;
J’y suis abandonnée !
Que me font ces fruits d’or dérobés sur ta foi
Pour les goûter ensemble ?
Que me font ces beaux lieux où j’aspirais pour toi ?
J’y suis seule et je tremble.
Pauvre cœur, à jamais exilé de l’amour,
Ton supplice commence.
Pourrai-je sans mourir traverser tout un jour
Ma solitude immense ?
Quand les fleurs tombent du rosier, Il faut sur un visage en pleurs |
Le rossignol amoureux,
|
Voici l’urne où j’ai bu la divine liqueur.
Plus rien, plus rien n’y reste…
Et je garde, aujourd’hui, des voluptés du cœur
Un souvenir funeste.
Ô vous qui, dans nos prés où je dansais pieds nus.
Et d’où je suis proscrite.
Interrogez encor, sous vos doigts ingénus,
La blanche marguerite ;
Vous qui rêvez encor d’innocence et d’amour.
Enfant rieuse et blonde.
Le vent qui m’a porté doit vous porter un jour
Dans ce désert du monde.
Et, quand disparaîtra le mirage trompeur,
À moitié de la route,
Vous aussi vous aurez ma voix qui vous fait peur,
Et mes yeux qu’on redoute.
Car vous ne voudrez pas exposer votre deuil
À la foule qui passe ;
À défaut du bonheur, gardons au moins l’orgueil
Pour dernière cuirasse !
Repoussons des humains l’insolente pitié ;
Mieux vaut leur lâche envie.
Jetons comme un mépris, à leur fausse amitié,
L’éclat de notre vie.
Je veux faire pâlir le printemps et l’été
Devant ma belle automne ;
Du charme rayonnant de ma sérénité
Je veux que l’on s’étonne.
Je veux, plus haut qu’eux tous, rire et chanter encor !
Je veux, je veux répandre
Mes plus sombres pensers avec une voix d’or,
Avec un regard tendre.
Que chacun loue en moi la stoïque raison,
La tendresse divine ;
Quand chaque flot de miel portera son poison,
Chaque fleur son épine,
Viens, ô consolateur que j’insultais hier !
Sois mon amer génie.
Oh ! viens m’ouvrir ton temple asile d’un cœur fier.
Ironie, ironie !
Les cieux de vapeurs sont chargés ;
Sortez de terre et voltigez,
Flammes railleuses de l’automne.
Venez, sylphes et lutins.
De vos rires argentins.
Rompre sa voix monotone.
Levez-vous, esprits follets.
Sur l’étang qui fume ;
Trilby chante ses couplets,
Valsez dans la brume.
Sautez sans courber les joncs
Sur les fossés des donjons
Et sur les bruyères.
Sur les crânes dispersés
Dans les cimetières ;
On entend, où vous dansez.
Le rire des trépassés.
IV.
Fantômes importuns de mes belles années,
Ô mes chers souvenirs, que voulez-vous de moi ?
Ôtez ces jeunes fleurs de vos tempes fanées,
Fermez ces yeux brillans qui me glacent d’effroi.
J’aimais en vous l’espoir ; vous m’apportiez en foule
Des promesses que Dieu n’a pas voulu tenir ;
Désormais tout, chez moi, s’assombrit et s’écroule,
Et je hais le passé, n’ayant plus d’avenir.
Je sais, ô mes printemps, j’ai vu ce que vous êtes
Sans les illusions dont vous fûtes ornés ;
Quand le temps a flétri vos couronnes de fêtes,
Le remords apparaît sur vos fronts décharnés.
Voici l’hiver lugubre et son affreux cortège
D’oiseaux noirs répandus sur son linceul de neige.
Les corbeaux ont senti le parfum de la mort.
Ils viennent, enhardis en leurs instincts funestes ;
De nos belles saisons ils dévorent les restes,
Croassans et rongeurs, et pareils au remord.
Là, les débris sanglans du coursier plein d’audace,
Dont le vo. idéal nous portait dans l’espace ;
Ici, le chien fidèle à son maître oublieux ;
Là, le cygne plaintif et la tendre colombe
Bien, corbeau ! fais rouler sur cette fraîche tombe
Ce crâne chauve et blanc dont tu crevas les yeux.
Hier je vous pleurais ; je désirais peut-être,
Ô mes jeunes saisons, revoir vos jours si doux ;
Maintenant je dirais, si vous pouviez renaître :
Fuyez, ô mes printemps, je ne veux plus de vous.
Je vous connais trop bien pour songer à revivre !
Je sais trop à quel but mènent tous vos chemins ;
Je sais quel est le fond du vase où l’on s’enivre ;
Je sais, ô mes beaux jours, quels sont vos lendemains.
Et toi, que viens-tu faire en ces mornes ténèbres.
Image encor chérie et qu’en vain je veux fuir ?
Je ne dois pas te voir à ces clartés funèbres ;
J’aime mieux t’oublier… Il faudrait te haïr !
Les rêves sont rentrés dans leurs lointains royaumes,
Et ton foyer désert s’est peuplé de fantômes.
L’hiver évoque en toi les spectres du passé.
Nous voici, les dragons, les vampires, les gnomes !
En vain ta porte est close ; à ton chevet glacé
L’essaim des noirs esprits dans l’ombre est amassé.
Vois du plafond qui s’ouvre une forme descendre ;
Vois ces nains s’accroupir, à tes pieds, sur la cendre ;
Vois ces doigts tout sanglans écarter tes rideaux.
Un râle, sous ton lit, vient de se faire entendre ;
Le livre que tu tiens se déchire en lambeaux,
Et le vent d’un soupir a soufflé tes flambeaux.
Les reconnais-tu bien sous leurs formes nouvelles,
Ces folles visions que tu trouvas si belles ?
Ta main blanche a serré ces doigts courts et velus :
Les voilà, tes amours, sans que tu les rappelles !
Tu fais pour nous bannir des efforts superflus ;
Le remords nous conduit, nous ne te quittons plus.
Ô frère de la mort, ô sommeil que j’envie,
Dans ma suprême attente, hélas ! tu me trompais I
Je souffre, en ton linceul, les horreurs de la vie ;
Tu n’as pu me donner ni l’oubli, ni la paix.
Je ne demandais pas à ta douce magie
De verser à mon cœur des songes superflus ;
J’invoquais, pour tout bien, la froide léthargie.
Heureux qui dort sans rêve et ne s’éveille plus !
Je bornais là mes vœux. Je ne dois plus entendre
Ce vain nom du bonheur sans objet, sans échos ;
Si Dieu même, ici-bas, s’offrait à me le rendre,
Je le refuserais ! J’ai besoin du repos.
Tombe sans bruit, neige éternelle !
Couvre de ton linceul ces prés jadis si verts.
Tombe sans bruit, neige éternelle,
Sur ce corps où brillaient tant de charmes divers.
Sur cette âme qui fut si belle.
Tombe sans bruit, neige éternelle,
Enveloppe à jamais ce cœur et l’univers.
Tombe sans bruit, neige éternelle !
Étouffe en même temps la crainte et le remord.
Tombe sans bruit, neige éternelle,
Interdis le réveil à tout ce qui s’endort.
Au souvenir vivant chez elle.
Tombe sans bruit, neige éternelle,
Et fais régner partout le silence et la mort.
Bien ! je vois s’effeuiller, avec mon dernier rêve.
Tout ce qui fut mon cœur, mes regrets, mes désirs.
Voici le vent d’oubli qui souffle et vous enlève ;
Tombez avec la neige, ô derniers souvenirs !
Allez où va la voix quand les lèvres se taisent.
Où vont en s’éteignant les rayons du soleil.
Bien ! d’un sang tiède encor les orages s’apaisent,
Tout est rentré dans l’ombre… et je tiens mon sommeil.
C’est pour nous qu’ont fleuri les roses de l’aurore,
Pour nous tous ces fruits d’or que le soir voit éclore,
Pour nous chaque rayon qui sourit dans les cieux,
Chaque regard d’amour qui brilla dans vos yeux.
Tout revient à la nuit solitaire et profonde.
Ton règne, ô sombre hiver, s’est levé sur le monde ;
Viens couvrir de tes flots sans forme et sans couleur
Ces germes inquiets de vie et de chaleur ;
L’espace ouvre son lit à tes ondes funèbres,
Roule en paix sur la neige, océan des ténèbres !