Calmann-Lévy éditeurs (p. 304-326).

III

Pierre et Jenny Fontcouvre connurent alors une période d’enchantement. On n’entendait dans la maison que le baryton de Pierre, à peine un peu voilé par l’âge, lançant, du matin au soir, ses mélodies passionnées d’opéra. Son exposition, — cette exposition dont il rêvait depuis dix ans, — il allait enfin la réaliser. Sa panthère, ses léopards, ses chevaux, ses bœufs, tout cet ensemble de pelages soyeux, de muscles en mouvement jouant sur des ossatures bougeantes, de crocs, de griffes, de mufles ou de gueules qui avaient meublé sa pensée, il allait enfin l’offrir au public dans sa véritable signification qu’il expliquait longuement au vieil Addeghem, en vue de la brochure dont celui-ci se chargeait. C’étaient, entre eux, dans l’atelier, de longs conciliabules. Addeghem, étendu sur le divan turc, près des colonnes du Parthénon, cherchait la définition de la grâce, applicable au genre animalier. Debout devant lui, Fontœuvre détaillait tous les gestes des animaux étudiés aux haras, aux abattoirs, au Jardin des Plantes ; il en soulignait les caractères, la souplesse, l’élégance, la sobriété. Il était tour à tour tigre, poulain, taureau, zèbre ou gazelle.

À l’autre bout de l’atelier, Jenny avait modèle. Elle aussi travaillait ferme pour achever à temps son dernier tableau d’après ce beau gars que Nelly Darche lui avait indiqué. Il lui avait servi pour son Faune du dernier Salon. Jenny en tirerait un très intéressant Berger endormi. Les œuvres de la femme, accompagnées de quelques panneaux décoratifs, compléteraient chez Vaugon-Denis l’exposition du mari. Et Addeghem comptait exploiter, dans sa notice, cette charmante association conjugale dans l’art, qui serait un attrait pour le public.

Entre temps, il fallait courir rue Laffitte où les toiles étaient déjà portées, pour déterminer l’agencement. Seul Fontœuvre pouvait en décider. Il y a des lois de goût qu’on ne saurait enfreindre, et un animalier n’admettrait pas certains voisinages, qu’une vache, par exemple, allât de pair avec une biche.

Le ménage pressentait une prochaine prospérité. Certes, le prix des toiles vendues couvrirait les dettes contractées près de cousine Jeanne, et bien au delà. Ce serait donc fini de l’existence lamentable traînée depuis qu’on était mariés. Pierre exultait. Jenny traversait encore des heures d’inquiétudes, causées par les difficultés d’exécution qu’entraînait la pose du modèle. La fuite du flanc, dans le mouvement du berger renversé contre un tertre, elle ne la trouvait pas. La séance finie, elle revenait encore à sa toile, ajoutait de nouvelles touches. Puis les conseils se multipliaient et achevaient de la décontenancer. Addeghem, qui jouait au bon génie dans ce ménage, disait carrément :

— Mais il ne fuit pas, votre flanc, ma petite, il ne fuit pas.

Bientôt c’était Nelly Darche qui arrivait et lorgnait la toile, critiquait la coloration des chairs, les ombres, le fond, enfin s’écriait :

— Mais quelle bizarre anatomie a-t-il, votre bonhomme ? lui faites-vous une hypertrophie du foie ? Mettez-moi donc un peu de vert sous ses fausses côtes, et fabriquez-lui vraiment un sternum et une hanche !

Une autre fois, c’était la vieille Angeloup, alourdie par l’âge, le rhumatisme, l’obésité, qui arrivait au chevalet et relevait les défauts de l’œuvre. Pour elle, tout dérivait du manque de lumière dans les premiers plans.

— Ah ! mon petit, faisait-elle, d’une voix grave, si tu avais entendu Manet nous expliquer tout ce qu’on peut tirer de la lumière !

Mais elle se désintéressait bientôt de la peinture. Depuis que ses doigts engourdis ne lui permettaient plus de travailler, elle devenait parfois une vieille femme casanière et occupée d’intrigues. Elle questionna Jenny à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce qu’a donc François tous ces temps-ci ? Vous savez qu’il n’est guère gentil pour ma pauvre petite. On ne le voit plus, et il est, quand on le voit, d’humeur intraitable.

— Ah ! si vous croyez que François me fait ses confidences, vous vous trompez bien, mademoiselle Angeloup !

Pendant ce temps, Marcelle pleurait seule dans sa chambre. Elle pleurait à petits sanglots, sans tapage, sans violence, sans rien qui excitât la curiosité de personne. On ne l’entendait pas, et comme on avait mieux à faire qu’à s’occuper d’elle, l’indiscrétion des siens n’était pas à craindre. Elle ne touchait pas un pinceau, pas un crayon. Elle restait absolument oisive du matin au soir, perdue dans le souvenir de Nicolas. Chaque jour elle descendait un peu plus dans les régions profondes de la douleur, et connaissait des tourments nouveaux. Parfois son jeune sang avait de terribles révoltes, et d’autres fois, elle pleurait d’un cœur doux et soumis l’abandon de Nicolas. Mais le plus puissant de tous les sentiments qui se succédaient dans son âme, c’était la stupeur, une stupeur qui la clouait sur place, comme foudroyée par un orage soudain, une stupeur à chaque minute renouvelée, dès que lui revenait cette idée : Nicolas m’a abandonnée.

Il avait consenti à la perdre parce qu’il avait honte de leur amour. Mais avait-il honte quand il la soulevait dans ses bras d’une chambre à l’autre, qu’il la caressait comme un petit enfant ? Elle était sûre de son amour, de l’amour le plus absolu, le plus magnifique. Comment avait-il cédé à ce qu’elle proposait par générosité ? Il était si bon, il n’aurait pas dû. Si elle ne mourait pas bientôt, comment ferait-elle pour vivre ainsi ?

Son unique joie était le retour d’Hélène le soir. Que ces baisers de sœur lui paraissaient tristes, pourtant, en lui rappelant ceux dont elle était pour toujours sevrée ! Mais la pauvre Hélène était compatissante et tendre ; elle laissait la cadette revenir interminablement à son péché ; et Marcelle se satisfaisait enfin à parler de Nicolas. Hélène pouvait maintenant entrevoir les remords de l’artiste, les propos de son amour, et jusqu’à la direction morale que, du fond même de l’abîme, il essayait d’inculquer à Marcelle.

Un soir, le désir de Marcelle fut trop fort. Elle s’habilla, descendit et gagna la rue Bonaparte pour tâcher d’apercevoir Nicolas. Elle aussi errait de vitrine en vitrine, avec de furtifs regards sur tous les passants. Ses stations se prolongeaient ; elle tournait autour de l’École, allait de la rue des Beaux-Arts à la rue Visconti. Et, dans le même instant, Nicolas, par d’autres rues voisines, poussé par une même angoisse, la cherchait également… Tous deux avaient fait vœu de n’échanger qu’un regard. S’entrevoir une seule minute, prendre, le temps d’un éclair, la possession totale l’un de l’autre, se contempler silencieusement, se comprendre, pour deux êtres qui se sont perdus, n’est-ce pas le rêve unique ! Ils succombaient, épuisés, à la tentation innocente d’une rapide communion spirituelle. Quelles forces leur viendraient ensuite pour lutter, quand leurs âmes se seraient ainsi nourries l’une de l’autre ! Et ils se poursuivaient éperdument. Une volonté semblait retarder leur rencontre ; parfois quelques mètres seulement, ou bien l’angle d’une maison les séparaient…

Et il y avait encore au logis celui que nulle sollicitude n’entourait, celui que nul regard n’observait, François.

Ses dix-huit ans supportaient de trop lourds fardeaux. D’abord l’ennui d’une liaison insipide avec une femme sans esprit et sans cœur. Puis les difficultés où sa stupide maîtresse l’avait entraîné. Ses créanciers le menaçaient, les papiers des gens d’affaires commençaient à pleuvoir sur lui, et, chez ce garçon qui se flattait de tout connaître, et d’avoir tout jugé, et d’être un homme, une épouvante enfantine naissait effroi du scandale, du déshonneur, effroi physique d’un adolescent qu’une meute humaine harcèle.

D’abord il essaya des démarches inopportunes. Quelques centaines de francs l’auraient sauvé. Son pauvre cerveau affolé imagina des expédients illogiques, comme d’aller les emprunter au patron d’Hélène, le vieux pharmacien de la rue du Bac. Il fut reçu comme un escroc et ne bénéficia que de quelques conseils solennels et amers dont se fût réjoui, en d’autres circonstances, son esprit caustique. Puis il s’adressa aux Dodelaud. Ceux-ci furent d’abord bien consternés d’apprendre que leur petit François, si doux et si poli naguère, avait fait des dettes. La somme qu’il sollicitait représentait à peu près le bénéfice d’une de leurs bonnes journées de vente. Mais c’était leur plus cher principe de ne jamais prêter ; à plus forte raison refusèrent-ils ce service à un jeune homme dont c’eût été encourager les désordres. Il avait beaucoup espéré des Dodelaud. Il sortit de leur magasin anéanti, les yeux pleins de choses d’art splendides et sans prix : bahuts de la Renaissance, coffrets d’or massif, reliquaires constellés de pierreries, ou robes de brocart, qu’il avait contemplés durant sa requête. C’était donc vrai, il n’y avait dans la vie autre chose que l’argent. On était mis au monde pour le conquérir ; il fallait lui donner son effort, sa santé, toutes ses puissances, et, si la peine vous semblait trop grande, et qu’on reculât, on était aussitôt balayé. Oui, il n’y avait que l’argent. L’amour ? Il en avait fait la plus ridicule expérience. Quelle misère ! Quelle nullité dans la femme ! Quelle cruelle insipidité ! Alors, comme il ne possédait ni l’argent, ni les forces nécessaires à sa conquête, à quoi se réduisait sa vie ?…

Cependant, les soucis immédiats le pressaient. Tout délai devenait impossible. Ses parents avaient trop ouvertement parlé devant lui du prêt important des Houchemagne, pour qu’il pût se tourner vers ses cousins. Et soudain, comme il arpentait les quais lamentablement, une idée lui vint, une idée sentimentale d’enfant, une idée naturelle et simple sortie de son instinct filial à travers tout le fatras des théories amères, des conceptions vaniteuses ou desséchantes déposées en lui depuis l’enfance, sans correctifs d’aucune sorte. Cette idée, c’était d’aller trouver sa mère et de lui confier, pour la première fois, les tracas dont il était excédé. Peut-être la générosité de cousine Jeanne l’aurait-elle mise en état de tirer son fils d’embarras sans compromettre la fameuse exposition. En tout cas, Jenny lui suggérerait peut-être un expédient. Enfin, il aurait une alliée contre le sort et ne se débattrait plus tout seul.

Il en vint presque à s’attendrir d’avance. Cette jeune et charmante mère, si travailleuse, il l’avait souvent négligée, il ne l’avait pas assez appréciée. Comme il la connaissait peu ! Elle valait cent fois. la comtesse Oliviera. Que de ressources en elle pour faire honnêtement son métier, pour tenir la maison debout malgré la déveine constante. Et son petit talent même, n’avait-il pas quelque chose de gracieux, de touchant comme elle ?

« Oui, cette affection fraternelle qu’en dehors de l’amour on demande encore à sa maîtresse, se disait le jeune pessimiste, c’est près de sa mère qu’on devrait la chercher. Il y a chez la femme mère un instinct de bête aimante qui est sûr, qui est solide, qui ne déçoit jamais… »

Et il montait allégrement l’escalier comme quelqu’un qui entrevoit le salut après le pire danger. Ses déboires, ses désillusions, son dégoût de l’humanité et de la vie, aboutissaient à un besoin de protection qu’il se dissimulait à peine. Certes, il ne se voyait guère, comme en un mélodrame, se jetant à genoux, couvrant de baisers les mains de l’artiste, ou pleurant sur son épaule en confessant humblement ses torts. Mais il allait à elle comme à une bonne et franche camarade, pas assez vieille pour le méconnaître, pas assez jeune pour prendre légèrement ses ennuis.

Brigitte, quand il entra, le réjouit en lui apprenant l’absence de son père qui était encore rue Laffitte, où l’on commençait déjà à placer les toiles. Ses sœurs étant sorties, il serait en tête à tête avec Jenny. C’était ce qu’il désirait. Et, malgré sa philosophie désenchantée, malgré son scepticisme, il y avait en son geste le mouvement de l’enfant qui va se blottir dans les bras de sa mère lorsqu’il ouvrit, avec une sorte de fièvre, la porte de l’atelier.

Il fit deux pas et s’arrêta net. Dans sa blouse blanche serrée au col et aux poignets, la palette à la main, Jenny Fontœuvre se détachait en silhouette précise contre le vitrage éblouissant de lumière, et sur la sellette, devant elle, les jambes pendantes, les bras noués au-dessus de la tête renversée, le modèle nu posait dans l’attitude du sommeil. Il avait une peau ambrée, le thorax un peu maigre que découvrait la saillie des pectoraux. François, d’un coup d’œil, vit tout cela. Il vit ce singulier tête-à-tête qui lui parut à la fois tout simple et bizarre. Il vit la brosse de Jenny fouiller sur la palette une pâte semblable à de la chair vive. En s’approchant, il vit, sur la toile, le berger endormi, bien dessiné, médiocrement peint, de couleurs mornes, avec des ombres brutales et le défaut de la hanche « qui ne tournait pas ». Et il entendit Jenny dire, impatiente :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu vois bien que je travaille.

C’était sa dernière séance. Il fallait que le tableau fût le lendemain rue Laffitte, et elle donnait pour le parachèvement de son œuvre un effort où passait toute sa nervosité. Son front se plissait, ses longs yeux se bridaient, sa bouche se serrait dans l’application douloureuse. Qu’elle était peu maternelle ainsi ! François sentit son cœur se barrer. Toutes ses velléités de confidences furent étouffées du coup. Sa mère, c’était une femme comme les autres ; elle vivait sa vie. Chacun vivait sa vie pour soi ; celle du voisin, c’était une autre affaire. C’était bien naturel. On n’avait qu’à se débrouiller seul ; et, si l’on en était incapable, cela voulait dire qu’on n’avait pas droit à la vie.

— Je suis pressée, reprit Jenny, tu vois bien que le jour va me manquer tout à l’heure. Laisse-moi.

— Mais, oui, mais oui, je te laisse.

Elle ne remarqua pas le petit sourire supérieur et hautain qu’il lui adressait en se retirant ; elle avait les yeux sur le modèle toujours impassible sur sa sellette, comme un homme évanoui.

François revint s’enfermer dans sa chambre et revit, étalés sur sa table, les lettres, commandements d’huissiers, avis de banque, reçus depuis une semaine.

« Chacun pour soi, décidément », se dit-il encore en ricanant.

Il s’assit à sa table, relut de nouveau les papiers terrifiants, en fit un petit paquet, puis revenant à ses réflexions :

« Oui, si l’on ne peut pas vivre par soi-même, inutile de compter sur d’autres. Vivre, d’ailleurs, pour quoi faire ? prolonger l’écœurant ennui cinquante, soixante années ? rentrer au néant au bout de la fastidieuse corvée, sans compter les déceptions, les maladies, la douleur physique ! Je serais bien bon… »

Il fit encore là une assez longue pause ; puis, à pas de loup, se dirigea vers la cuisine où la vieille Brigitte préparait une pâte pour le dîner du soir.

— Brigitte, comme vous seriez gentille de me prêter vingt francs !

— Un louis ! vous n’y pensez pas, François. J’ai déjà fait des avances à votre mère. Suis-je rentière, voyons ?

— Brigitte, reprit-il, sûr de l’attendrir, je vais vous ouvrir mon cœur. J’ai une petite amie que je dois aller voir demain. On ira se promener ensemble très loin, à la campagne, et elle n’a pas de chapeau, Brigitte. C’est une petite ouvrière, pas riche du tout ; vous ne voudriez pas que j’aille la promener nu-tête, comme une fille de rien.

Brigitte soupira, puis s’informa si elle était jolie.

— Ah ! si elle est jolie, ma petite compagne de demain ! et si l’on passera une bonne journée ensemble !

La vieille femme rêva quelques minutes, puis enfin :

— Je vais vous les donner, François, mais que votre mère n’en sache rien, car, bien sûr, elle ne manquerait pas de dire que je favorise messieurs vos vices.

Quand il eut les vingt francs, il les contempla un instant, dans le creux de sa main, comme s’il les admirait. Puis, se tournant vers Brigitte :

— Ma vieille Brigitte, ne regrettez jamais la bonne action que vous venez d’accomplir là ; vous m’entendez, n’ayez jamais de scrupules. Et puis, je peux bien vous avouer ce que je pense. Ce que j’ai rencontré de meilleur dans ce monde, qui n’est guère drôle, c’est encore la bonne femme détestable que vous faites entre vos quatre casseroles et votre fourneau.

Elle haussa les épaules. Il sortit. Elle entendit son pas se perdre dans l’escalier.

Lorsque Pierre Fontœuvre rentra le soir, il était étourdissant de gaieté, d’exubérance, d’exaltation. Toutes ses toiles étaient en place. L’effet dépassait de beaucoup ses espérances. Il disait que de toute cette faune appendue aux murailles, se dégageait comme une odeur de vie, que décidément il avait fait une œuvre, et que le vieux Vaugon-Denis lui-même, qui avait encore l’œil à tout, là-bas, était content. Sa femme lui montra aux lumières son Berger endormi. Alors il battit des mains, déclara que c’était admirable. La tête en perspective, énorme difficulté, rappelait l’Antiope de Corrège, et les tons chauds et hardis. exprimaient vraiment la musculature puissante d’un beau rustre.

— C’est très fort, ma chérie, il faut que je t’embrasse.

Hélène, à son tour, revint. On était à la veille de la rentrée des cours à l’École de pharmacie, et elle redoublait de zèle chez son vieux patron pour se faire pardonner les prochaines irrégularités de son service. Aussi ne prenait-elle que strictement le temps de ses repas pour s’en retourner au plus vite rue du Bac. Son premier mot en entrant était toujours : « Où est Marcelle ? » La douleur de Marcelle, l’abandon où elle la voyait et jusqu’à la faute même de la cadette, avaient inspiré à sa tendre nature un de ces attachements féminins capables de tous les dévouements. Mais ce soir-là, on lui répondit que Marcelle n’était pas encore rentrée. Sortie dès le déjeuner, elle n’avait pas reparu depuis.

Hélène, au milieu de la gaieté familiale, devint soucieuse. Elle savait tout de Marcelle maintenant ; ses pensées, son désespoir, l’impérieux besoin que cette pauvre petite âme avait de Nicolas, et les recherches misérables que tous les jours elle entreprenait après lui à travers les rues. La sage Hélène avait à ce sujet de grosses inquiétudes. La promesse de silence et d’impassibilité que Marcelle lui avait faite, pour le cas où elle rencontrerait Houchemagne, ne la rassurait guère. Depuis tant de jours que Marcelle sollicitait le hasard, elle finirait bien par le forcer, par le contraindre. Qu’allaient-ils devenir tous deux quand ils se seraient trouvés enfin face à face ? C’était si bon pour Hélène d’aimer sa petite Marcelle purifiée par le chagrin, sortie de cet affreux adultère, si douloureuse, mais si ennoblie !

Cependant, l’heure s’avançait. L’absence de François passait inaperçue. On disait de lui, en pensant à la comtesse Oliviera : « Il est resté là-bas. » Et personne ne se tourmentait. Mais Marcelle ?

On se mit à table, l’oreille aux aguets. Marcelle n’arrivait pas. Il fallait toutes les joyeuses préoccupations du ménage pour qu’un pareil retard laissât aux parents leur belle tranquillité. Hélène devenait très triste. Une angoisse l’étouffait. Sa pâleur donna l’alarme à la mère.

— Tu t’inquiètes de Marcelle, n’est-ce pas ? Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Hélène s’en défendit à peine. Une idée les sauva : Marcelle serait allée chez mademoiselle Darche qui l’aurait retenue à dîner. Tout le monde se raccrocha opiniâtrement à cette hypothèse qui permettait encore un agréable optimisme. Bientôt Hélène, qui ne pouvait plus avaler, se leva de table et dit qu’elle allait chez Nelly Darche. Elle tremblait en s’habillant.

— Attends un peu, faisait le père ; cette petite originale va nous revenir paisiblement dans une heure.

— Attendre ! Oh ! je ne le puis pas…

Cependant si elle la trouvait là-bas, avenue Kléber !

Elle prit le premier fiacre qui passait. Comme c’était simple ce qui était arrivé ! À force d’arpenter ces rues, ces trottoirs où Nicolas passait journellement, elle l’avait rejoint. Ils s’étaient revus. Ils avaient hésité peut-être une minute. Peut-être n’avaient-ils pas même hésité une seconde. Ils s’étaient regardés de ce regard qu’Hélène avait un jour surpris entre eux et dont elle sentait toujours le trouble au fond de son âme, et impérieusement ils étaient allés l’un à l’autre. Et les chaînes mystérieuses, plus fortes que la vie, s’étaient rescellées de cet homme à cette enfant.

Cependant, si elle la trouvait là-bas, avenue Kléber !

Le fiacre roulait maintenant sans secousses sur les Champs-Élysées bleuâtres et déserts. Hélène, clairvoyante, songeait, avec une indignation secrète, à cette joie des deux amants enfin réunis. D’autres suppositions auraient pu naître en elle ; nulle autre idée ne venait même affaiblir ses pressentiments. En cette minute, haletants encore du supplice de la séparation, ils s’étaient redonnés l’un à l’autre avec toute la violence de la douleur endurée pendant dix-sept journées de solitude. Ah ! comme Hélène en voulait à Nicolas ! Puisque le sacrifice était fait, pourquoi lui avoir repris cette petite âme qu’elle cultivait dans les pleurs comme une pauvre plante malade. Comme Marcelle serait redevenue pure et blanche à force de souffrir ! Lui maintenant l’entraînait de ses deux bras dans la honte du péché, et tout espoir de l’y arracher serait désormais perdu.

Cependant, si elle allait la trouver avenue Kléber !

Elle ne l’y trouva pas. Nelly Darche dinait seule. Il fallut même imaginer un conte pour donner le change à son étonnement, qui était grand, de voir Hélène à cette heure. Et la jeune fille expliqua un malentendu. Marcelle était allée peindre à la campagne en compagnie de son amie, la Russe ; elle n’était pas encore rentrée, mais madame Fontœuvre avait cru l’entendre former le projet de passer voir mademoiselle Darche.

— Voyons, dit la grande Darche en assujettissant son lorgnon, vous n’allez pas lui mettre un fil à la patte, à cette petite. L’artiste a besoin de sa liberté. Et s’il lui plaisait de ne rentrer qu’à dix heures du soir !

— Ah ! répondit, en s’efforçant de rire, la bonne Hélène qui se sentait devenir nerveuse et méchante, nous n’avons pas l’esprit si large dans la pharmacie !

Le cocher l’attendait à la porte. Elle réfléchit quelques secondes, la main sur la portière du fiacre, puis délibérément, prononça :

— Rue de l’Arbalète.

Que son cœur lui faisait mal à mesure qu’elle approchait de ce quartier dont elle n’évoquait jamais le souvenir sans une sorte d’épouvante. C’était là qu’ils étaient cachés. Elle en était sûre ; ils s’y réfugiaient pleins d’indifférence et de dédain pour le reste de l’univers, sous ce nom d’emprunt dont Marcelle lui avait livré le secret, ce nom de Léonard, souvenir du divin artiste que Nicolas reflétait.

Qu’allait-elle faire ? Reprendre sa cadette, la sauver ? Pourquoi pas ? N’était-ce pas son devoir impérieux d’aînée ? Oui, l’arracher des bras de Nicolas, crier à celui-ci la vérité de la règle, et le reproche d’une conscience nette.

Elle traversait des rues ignorées, croyait à chaque instant atteindre au but et que la voiture. allait s’arrêter. Et c’étaient de brusques soubresauts de son cœur, un tremblement qui l’agitait. Mais on n’était qu’à la moitié de la course. Alors, elle préparait les mots qu’elle dirait aux amants, l’attitude autoritaire qu’il lui faudrait montrer pour déchirer de tels liens.

Et l’arrêt du fiacre la surprit dans ces réflexions où elle s’échauffait jusqu’à la colère. Elle se vit devant une grande maison blanche. Les volets du rez-de-chaussée, fermés, laissaient passer un rais de lumière…

Lorsque la concierge entendit cette belle fille d’aspect si provincial et si tranquille, lui demander si monsieur et madame Léonard n’étaient pas ici, elle conçut de la défiance et la dévisagea sans répondre. Hélène comprit que cette femme favorisait et protégeait le mystère dont s’enveloppait le couple équivoque ; aussitôt elle fut prise d’une grande timidité. Et voici que dans son trouble elle ne trouvait plus un mot à dire.

— Qu’est-ce que vous leur voudriez ? interrogea la concierge.

Hélène balbutia :

— Ne pourrais-je pas voir madame Léonard ?

— Oh ! non, mademoiselle, monsieur et madame ne reçoivent personne !

Derrière Hélène était la porte du petit appartement. Elle se retourna, la considéra une minute, reconnut les moulures blanches que lui avait dépeintes Marcelle, vit le bouton de la sonnette électrique. Ils étaient là perdus dans l’extase de leur péché, trahissant cousine Jeanne, trahissant leur propre dignité, leur conscience. Et la triste Hélène se tenait sur le seuil de l’abîme comme si elle voyait s’engloutir devant elle un être aimé qu’elle eût été impuissante à secourir. Que pouvait-elle contre les forces de l’amour dont elle avait soudain la vision accablante !

Enfin elle sortit de son rêve et se retira gauchement, confuse de sa démarche.

Dehors, elle congédia le cocher et regarda encore les volets clos du rez-de-chaussée encadrés de leur ligne lumineuse. Quel silence ! Quelle immobilité ! Ils étaient là, ils étaient retombés…

— Ah ! j’aurais mieux aimé qu’elle fût morte ! murmura Hélène dans un sanglot.

Il devait être près d’onze heures ; la chaussée, les trottoirs mal éclairés étaient déserts. Hélène, qui connaissait un peu ce quartier du Panthéon, avait résolu de rentrer à pied pour retarder un peu l’affreux moment où il lui faudrait paraître seule devant ses parents. Elle gagna le coin de la rue Claude-Bernard, et retourna encore une fois vers la claire maison blanche qu’un réverbère bleuissait, puis continua sa route.

Que dirait-elle à ses parents ? Tout, rien, ou une partie de la vérité ? Comment les blesser moins cruellement ? Les blesser ? Mais souffriraient-ils tant ?

Et devant cette fille pondérée, dont les jugements étaient étayés sur des bases fermes, par des principes traditionnels, les parents éducateurs de Marcelle passèrent en jugement. Et Hélène se faisait sévère, comparant la mère avec la grand’mère, et les incertitudes morales de Jenny Fontœuvre avec la méthode sûre, stricte, inflexible, appliquée par madame Trousseline à l’éducation. Timorée, scrupuleuse, avec ses délicatesses d’hermine, Hélène sentait encore en sa propre conscience la vigoureuse empreinte de la vieille femme admirable qui l’avait formée. Sa mère aussi avait reçu la même empreinte et sa vie impeccable en témoignait toujours. Mais au contact du milieu où elle avait été jetée à vingt ans, l’influence maternelle était comme morte en elle, et elle ne transmettrait plus à personne ce flambeau éteint. Qui s’était occupé de forger une conscience à la malheureuse Marcelle ? Que lui avait-on dit ? Qu’avait-elle vu ?

Hélène traversait maintenant le boulevard Saint-Michel dont le mouvement, les lumières la surprirent un peu ; et elle se rejeta d’instinct vers les ténèbres dans lesquelles était noyé tout le quartier du Luxembourg pour gagner, en biaisant, Saint-Sulpice et la rue Bonaparte. Elle n’avait pas peur. Elle marchait d’un pas si résolu, que pas un étudiant attardé n’aurait osé s’amuser du passage de cette jolie fille dont l’allure disait assez les alarmes. Comme elle se sentait grave et mûrie ce soir, comme la vie lui apparaissait nette et simple avec ses deux routes au tracé précis : le bien et le mal ! Et implacablement, elle en revenait à faire le procès de ses parents, s’irritant même contre eux, prête à leur crier la vérité, sanction de leur négligence, de leur incapacité.

Pourtant, en arrivant quai Malaquais, elle s’émut. Toute sa bonté se réveillait à la pensée des tortures qu’ils devaient endurer là-haut. Non, elle ne les accablerait pas trop vite. D’abord, elle serait rassurante, elle dirait : « Ne vous inquiétez pas… »

Quand elle ouvrit la porte de l’appartement, ce fut d’abord un grand silence. « Est-ce possible qu’ils dorment tous ? » se demanda-t-elle stupéfaite. Et elle alla frapper à la porte de ses parents. Mais la chambre était vide. Elle revint à l’atelier où la lueur jaune de sa bougie dansa dans les ténèbres. Alors elle entendit des voix, des bruissements dans la chambre de François, au bout du corridor ; et juste comme elle en approchait, Brigitte en sortit. Par la porte ouverte, dans une vive lumière, elle put apercevoir deux médecins en blouse blanche penchés sur le lit de son frère, et ses parents debout, rigides et crispés, au fond de la chambre. Brigitte en sanglots n’avait pas dit un mot. Hélène s’avança.

Jenny Fontœuvre la vit, le père aussi. Tous deux vinrent à elle, convulsés, sans une larme. Jenny prononça :

— Il s’est suicidé…

Hélène demanda :

— Tout est-il fini ?

— Quand la balle sera extraite de sa gorge, peut-être pourra-t-on le sauver, dit Pierre Fontœuvre.

Hélène était parvenue au bout de son effort ; elle s’appuya contre un meuble, gagna un siège proche. Personne ne prit garde à sa petite défaillance. On était retourné au chevet de François. L’un des médecins étanchait un filet de sang qui s’échappait par la narine. Au bout de cinq minutes, Hélène rejoignit sa mère.

— Et Marcelle est morte sans doute ? dit celle-ci, les dents serrées.

— Non, rassure-toi, je t’expliquerai.

Sur la commode était la lettre d’adieu que François avait écrite à ses parents. Hélène la lut :

« Pardonnez-moi de quitter cette vie imbécile qui n’a ni sens, ni but, ni lumières. Je me suis trop ennuyé… »

Hélène pensait à cette enfance dépourvue de direction devant laquelle, si souvent, elle avait entendu la grand’mère murmurer. Pour s’être exonéré de toutes les données héréditaires sur la vie, que lui avait-on appris au malheureux enfant qui se mourait là, ce soir ?

À ce moment, les médecins, voulant être seuls, renvoyèrent tout le monde. Pierre et Jenny Fontœuvre, hébétés, se retrouvèrent dans le corridor avec Hélène dont l’indignation se réveillait et bouillonnait secrètement :

— Et Marcelle, l’as-tu revue ? que sais-tu d’elle ?

— Marcelle ? répondit Hélène d’une voix qui s’étranglait : Marcelle ? eh bien ! elle est avec son amant !