Calmann-Lévy éditeurs (p. 245-281).

QUATRIÈME PARTIE

I

C’était un soir d’août. Les Fontœuvre, qui n’avaient le droit de songer à nulle villégiature, alors que la plupart des artistes délaissaient Paris pour la mer ou la montagne, s’apprêtaient à dîner. On attendait Marcelle ; Hélène, qui devait manger en hâte pour retourner à son officine jusqu’à dix heures du soir, devenait fiévreuse et s’inquiétait de ce retard.

— Bast ! dit François, Marcelle aura été retenue chez les Houchemagne. Elle n’en sort plus depuis qu’elle est devenue idéaliste.

Jeanne et Nicolas, qui, d’ordinaire chaque été, voyageaient deux ou trois mois, étaient aussi demeurés chez eux cette année : elle, dans un mauvais état de santé ; lui, cloué à son œuvre qu’il ne pouvait interrompre, disait-il.

— Mon vieux patron me grondera, reprit Hélène, car nous avions justement ce soir une ordonnance intéressante.

Jenny Fontœuvre laissait dire, très absente de là, absorbée depuis trois jours par la composition d’un linteau de porte que les Dodelaud lui avaient commandé pour leur magasin. On profitait des vacances pour l’aménager à neuf ; on voulait une décoration du xviiie siècle, mais dans une note un peu sévère. Elle cherchait depuis le matin son premier croquis une corbeille renversée laissant choir et rouler des poires, des pêches et des raisins. Mais il lui fallait des fruits d’une maturité, d’une qualité parfaites ; elle ne pouvait se contenter des malheureux avortons achetés par Brigitte, le matin, à un marchand des quatre saisons. Elle le lui dit encore quand la vieille bonne vint se plaindre de ce que le potage refroidissait.

— Je ne vous comprends pas, Brigitte ; vous qui êtes un peu du métier, que voulez-vous me voir faire avec ces fruits de gueux !

— Tiens, nous les croquerons ! reprit Pierre Fontœuvre avec son accent méridional.

Lui se trouvait fort heureux. Les vacances avaient suspendu ses cours dans les pensions suburbaines, et, au Jardin des Plantes, venaient de naître trois petites panthères dont les grâces l’avaient séduit. Du coup, il tenait son Salon pour l’année prochaine, avec cette famille de félins qui ravirait le public.

— Mettons-nous toujours à table, dit Hélène, Marcelle prendra le repas où il en sera.

Tous se laissaient un peu guider par cette raisonnable Hélène qui en eût remontré à chacun d’eux pour le sens pratique et l’équilibre. On la suivit dans la salle à manger. Brigitte servit.

— Madame la soupe sera froide, n’est-ce pas ? interrogea François.

Chacun gardait ses préoccupations. Fontœuvre voyait ses panthères, Jenny, son dessus de porte, Hélène, l’ordonnance dont elle s’inquiétait, avec ses formules et ses hiéroglyphes, François, sa fade et impérieuse maîtresse qui l’exigeait dès huit heures du soir. On apportait les légumes lorsque Marcelle entra. Son visage toujours fermé, presque hiératique, avait pris ce soir une animation extraordinaire, elle était toute rose et le feu de ses prunelles disait son agitation.

— Je reviens de chez Nelly Darche, fit-elle d’un ton bref en dépliant sa serviette.

Le silence continua. Fontœuvre souriait, de souvenir, aux jeux de ses petits fauves. Hélène pensait au mortier oublié sous la table des manipulations, au laboratoire. François avait de lourds soucis d’argent, et redoutait, pour ce soir, les plaintes de son amie. Enfin, la mère demanda :

— Quoi de neuf chez Darche ?

— Quoi de neuf ? répéta Marcelle d’une voix courroucée et qui tremblait, eh bien ! j’y ai encore trouvé Vaupalier, chez Darche, et tu sais, j’en ai maintenant l’assurance, il est son amant.

Si vif est l’intérêt qu’éveillent en nous les récits où l’amour entre en jeu, que soudain toute la famille captivée dévorait des yeux la jeune fille. Mais elle, comme pour dissimuler son indignation, avalait maintenant le potage à petites cuillerées rapides.

— Si elle continue, reprit Fontœuvre en faisant cascader les mots, comme toujours lorsqu’il plaisantait, tout Paris y passera chez cette chère amie !

Mais Hélène était devenue très rouge. Toutes ces histoires de liaisons irrégulières, dont à Saintes elle n’avait jamais entendu que des échos — et encore voilés de quelles métaphores ! — la troublaient extrêmement. Certes, elle n’ignorait pas grand’chose de la vie, mais certaines faiblesses restaient à ses yeux abominables, presque irréelles, enveloppées d’un nuage que ses réflexions n’avaient jamais percé. De tels drames lui semblaient ne devoir se passer que dans les romans, pas, Dieu merci, dans le cercle des gens qu’elle pouvait fréquenter.

— Cette pauvre Darche ! dit Jenny avec indulgence, elle a un cœur si tendre, elle ne peut vivre sans amour.

Marcelle se redressa et sa main qui tenait la cuillère s’agitait fébrilement quand elle dit :

— Lorsqu’on a aimé un homme, comme elle paraissait aimer le petit Fabien, on ne l’oublie pas au bout de trois mois pour se jeter dans les bras d’un autre !

— Oh ! prononça François avec lassitude, ma pauvre Marcelle, tu attaches une importance à ces choses !

— Quand on aime vraiment un homme, dit Marcelle lentement, presque religieusement, c’est pour toujours.

Nul ne fit attention au ton singulier dont la silencieuse fille, qui n’exprimait jamais un sentiment, avait articulé cette phrase ; seule Hélène, qui étudiait avec une curiosité passionnée sa mystérieuse sœur, le nota et en conçut une inquiétude imprécise. Mais Marcelle, de plus en plus excitée, continua :

— J’avais vu Nelly pleurer son abandon, je l’avais vue souffrir. Je n’aurais pas cru cela d’elle ; oh ! non, je ne l’aurais pas cru.

— Tu avoueras qu’un Fabien ne méritait pas une éternelle fidélité, remarqua Jenny.

— Mais elle, sa conscience, sa dignité de femme méritaient plus de retenue, déclara Marcelle sévèrement.

— Marcelle a raison, appuya le père ; cette sacrée Darche est une…

Et il fit claquer ses doigts en l’air pour achever sa pensée.

Alors François, de son air éternellement fatigué :

— Mais, papa, selon ta morale, à combien d’amants une femme a-t-elle droit ?

Et Fontœuvre, riant de bon cœur, eut un geste évasif pour dire qu’il ne s’attarderait pas à résoudre le problème. Puis on se mit à s’occuper de madame Vaupalier, l’épouse légitime. Mais elle n’inspirait aucune compassion. La frêle Dudu, l’ancien petit modèle montmartrois, aux pattes de sauterelle, était devenue une grosse dame officielle, qui ne prenait plus la peine de retenir ses propos ; toute son hérédité lui remontait aux lèvres dès qu’elle s’échauffait en paroles. Et elle avait les susceptibilités haineuses du peuple, qui semaient des ennemis pour Vaupalier dans tous les salons ou elle passait. Que son mari la trompât semblait bien naturel. Madame Fontœuvre trouvait seulement admirable que Nelly Darche eût agréé Vaupalier. On s’en félicitait pour lui comme d’une chance inespérée.

— Pensez donc, disait Jenny, une si grande artiste ! Lui ne lui vient pas à la cheville.

C’était plus honorable que s’il avait été admis à l’Institut.

Lorsque, à dix heures un quart, la ponctuelle Hélène rentra de sa pharmacie, Marcelle se déshabillait pour la nuit. Les deux sœurs se retrouvèrent au cabinet de toilette qui leur était commun, et les yeux curieux d’Hélène ne pouvaient se retenir de scruter le visage hermétique de sa cadette. Elle était son aînée de deux ans, mais combien elle se sentait ignorer de choses auxquelles cette petite Marcelle était depuis longtemps initiée ! Que de pensées, sous ce front. illisible, dont Hélène ne pouvait même pas soupçonner la nature. Et cet impérieux besoin de toujours savoir, qui dès l’enfance avait marqué sa personnalité, qui avait si fort inquiété ses maîtres jadis, la tourmentait de nouveau devant ce monde inconnu qu’était l’âme de Marcelle.

— Cette demoiselle Darche, alors, tu la voyais souvent ? Tu allais chez elle, tu y trouvais ses amis ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Marcelle, amusée du scandale qu’étaient pour sa sœur toutes ces révélations.

— Maman te le permettait, et cela ne te gênait pas de savoir que cette personne vivait de cette manière ?

— De quelle manière ?

— De celle… que tu disais tout à l’heure, expliquait la pauvre Hélène, fort embarrassée de s’exprimer sur ces choses.

Marcelle ne répondit rien. Il y eut entre elles deux un silence. À son tour, elle considérait Hélène. Hélène n’était pas moins mystérieuse aux yeux de Marcelle, que Marcelle ne l’était aux yeux d’Hélène. Cette fraîche et forte fille demeurée une enfant, alors qu’elle était déjà femme, attendrissait le cœur froid de l’adolescente. Elle pensait à Nicolas, à leur triste amour, à l’affreuse journée de baisers et d’amertume qu’ils avaient passée ensemble rue de l’Arbalète, où Nicolas, ravagé de remords, l’avait torturée tout d’abord en ne parlant que de Jeanne, puis étouffée sous ses caresses pour retomber ensuite dans son désespoir. Comme Hélène, sereine et ignorante, lui paraissait heureuse ce soir ! Elle refoula les larmes qui lui perlaient aux paupières et murmura :

— Ma pauvre Hélène, on ne peut empêcher une femme d’aimer !

Mais, si vite qu’elle eût dissimulé ses larmes furtives, Hélène, en sa subtilité, les avait aperçues. À force d’exercer sa divination pour le plaisir de percer des secrets, elle était devenue presque une voyante. Et tout d’un coup, une idée la fit frémir. Est-ce que Marcelle, sa petite Marcelle…

Mais elle ne formula pas l’idée qu’elle se reprocha tout de suite comme un péché. N’y a-t-il pas des choses impossibles simplement parce qu’elles sont impossibles ? Est-il raisonnable seulement de les supposer ?

Et s’avançant, elle lui tendit sa joue. Alors, pour la première fois, Marcelle si froide, si sèche d’ordinaire, serra convulsivement sa sœur en pleurant un peu. Mais elle ne dit que ces mots :

— Comme nous avons été élevées différemment, Hélène !

À partir de ce jour, comme en dépit d’elle-même, Hélène, saisie d’une inquiétude singulière, ne cessa d’épier sa cadette. La nuit, elle écoutait les bruissements venus du cabinet voisin où dormait Marcelle. N’était-elle pas agitée ? Reposait-elle tranquille comme une gamine de dix-sept ans sans soucis ? Au réveil, elle scrutait sa mine ; à table, les jeux imperceptibles de sa physionomie muette. Puis, à la fin des journées, sans l’interroger directement, elle essayait de reconstituer l’emploi de son temps. Marcelle disait avoir été au Louvre, chez Blanche Arnaud, puis chez cousine Jeanne pour la leçon d’Houchemagne, ou bien avec la Russe, sa compagne d’atelier, pour des études de plein air à Meudon, à Saint-Cloud. Si, au lieu d’aller à la pharmacie, Hélène avait pu la suivre !… Et Marcelle lui semblait plus triste que jamais ; plus belle aussi ; les épaules frèles s’élargissaient, le col si long de fine statuette prenait une rondeur, une noblesse parfaites, une chair de neige ; et par moments les yeux verts s’alanguissaient, se fixaient dans l’espace, et Hélène y retrouvait déjà un passé douloureux comme il y en avait un dans les yeux flétris de sa vieille grand’mère. Mais le monde inconnu qui était au fond, Hélène n’y pouvait pénétrer.

Quelquefois cousine Jeanne venait après dîner et restait tard pour attendre Hélène qu’elle affectionnait particulièrement. Elle souffrait d’un mal dont elle ne se plaignait pas, qu’on voyait seulement à sa pâleur, à l’amaigrissement de ses traits. Mais son divin sourire était toujours le même, en sa douceur, en sa délicatesse, et elle souriait encore plus qu’autrefois à ses jeunes cousines, à Jenny dont elle s’inquiétait davantage, lui demandant sans cesse si elle n’avait pas besoin d’argent.

— Pardonne-moi si je n’ai pas toujours été assez attentive à tes soucis, lui disait-elle. Je suis éternellement dans les nuages, mais il ne faut pas me priver pour cela du plaisir d’être avec toi tout à fait fraternelle. Des besoins, Nicolas et moi nous en avons si peu ! Donne-moi l’illusion que tes filles sont mes enfants.

— Eh bien, répondait la petite Fontœuvre, puisque ton mari n’a jamais fait ton portrait, je te le ferai, moi, avec mes petits moyens, quand il me faudra beaucoup de sous.

Alors Jeanne, qui avait toujours été si secrète pour tout ce qui concernait le travail d’Houchemagne, se laissait aller aujourd’hui à répliquer, comme si elle y trouvait un délice :

— Nicolas n’a jamais fait mon portrait, c’est vrai ; mais combien de fois ai-je posé devant lui, si tu savais !

On disait d’elle :

— Comme cousine Jeanne a changé depuis la mort de son père !

Elle endurait un martyre. Nicolas ne l’aimait plus. Il le lui avait dit avec brutalité, le soir de son retour, et elle avait alors subi le coup stoïquement, sans larmes, sans scène, sans une question, respectueuse seulement de la crise inexplicable dont elle voyait souffrir son idole. Et c’était seulement au bout de deux jours que, trouvant son mari plus calme et plongé dans une sorte de coma douloureux, elle lui avait demandé :

— Qu’as-tu donc ?

— Je ne sais pas, avait répondu Nicolas ; j’ai le cœur et le cerveau malades. Tu en es témoin, je ne peux plus rien faire. Ma palette est brisée ; je ne peindrai plus.

— Tu ne peindras plus ! cria Jeanne.

— Laisse-moi. Ne te fais pas de chagrin. Il faut subir la fatalité. Aie seulement pitié de moi comme d’un malade. Tu es une femme admirable ; tu peux tout supporter. Tu me supporteras moi-même, comme un frère blessé.

— Mais qu’est-il arrivé ? suppliait Jeanne en se tordant les mains, que s’est-il passé ? Je ne t’ai fait nulle peine ; qui t’a transformé ?

— Je ne sais pas, répétait-il obstinément. Ne te fais pas de chagrin.

« Ne te fais pas de chagrin. » C’était la phrase qu’il avait toujours aux lèvres maintenant. Et la pauvre femme, y voyant encore un reste de sollicitude, arrivait à s’en contenter, à y trouver une consolation aux rebuffades qu’elle endurait sans cesse de Nicolas irritable et nerveux.

Elle voulut lui amener un médecin célèbre. Il refusa de le recevoir. Elle lui proposa de voyager. Il entra dans une colère effrayante. Alors elle dit à Marcelle :

— Viens plus souvent lui demander conseil ; viens le faire causer de son art ; ta présence le rassérène ; il n’y a que ta jeunesse qui lui agrée.

Mais ce qu’elle dérobait farouchement à tout le monde, c’était cette inertie où il était tombé. Elle en rougissait comme d’un opprobre ; que le demi dieu connut la lassitude, l’incapacité, et que le public, l’apprenant, conçût pour lui de la pitié, était-ce possible ? Même chez les Fontœuvre, elle mentait, racontant qu’il était de plus en plus absorbé dans son œuvre gigantesque.

Près de Nicolas, elle tenait son rôle d’épouse rebutée avec une dignité, un tact qu’il analysait en se maudissant davantage. Elle cachait ses larmes, s’écartait de lui sans ostentation, lui ménageait des heures de solitude, se retenait. même de l’exhorter, ne lui rappelait pas l’œuvre abandonnée. Elle s’effaçait humblement. Elle n’était plus dans la maison qu’une ombre discrète, présidant en silence au fonctionnement matériel des choses. Seulement sa santé s’altérait, et aussi sa divine beauté, qui semblait n’avoir fleuri que pour le plaisir de l’Idole, et destinée à s’effacer dès que l’Idole s’en détournerait.

Cependant sa désolation n’échappait pas à Nicolas. Plus cette douleur était muette et cachée, plus elle le torturait, au contraire de ce qu’on aurait pu croire. Cette patience supérieure le mortifiait plus qu’aucun sarcasme, l’atteignait à la plaie même de son âme. Alors, il devenait dur et cruel, reprochant à Jeanne des reproches qu’elle n’avait pas proférés, fouillant jusqu’à ses pensées pour lui faire un grief de celles qu’il lui supposait et quand il l’avait ainsi abreuvée d’amertume, il arrivait près de Marcelle dans une exaltation qui confinait à la folie.

— Tu sais, je tue Jeanne ; je la tue lentement, mais elle mourra de ce qu’elle endure.

— Oublie Jeanne au moins pendant que tu es à moi, disait Marcelle.

Souvent ils pleuraient ensemble sur la misère de leur malheureux amour. Car les remords de son amant avaient peu à peu amolli l’inconsciente Marcelle. La souffrance de Nicolas, à pénétrer sa passion, d’abord rudimentaire en sa sensualité, l’avait comme organisée, compliquée, adoucie. Marcelle n’était plus la même. Sans regretter rien encore, elle pleurait au moins le radieux bonheur qu’ils auraient eu s’ils avaient eu le droit de s’aimer ; et plus elle chérissait Nicolas, moins elle haïssait Jeanne qui, elle aussi, aimait dans la douleur.

Quand Marcelle venait rue Visconti, elle montait droit à l’atelier. La grande toile, où la composition s’esquissait au fusain, n’avait pas progressé, et au chevalet, on voyait toujours le Christ sans visage. Nicolas regardait Marcelle avec pitié.

— Pauvre petite, tu viens docilement prendre ta leçon, tu viens t’éclairer aux lumières de l’artiste… Mais ne sais-tu pas que je suis fini, incapable ? je suis l’arbre stérile, bon à jeter au feu.

— Oh ! Nicolas ! prononçait-elle avec une admiration qui la transfigurait, un génie comme le tien ne peut devenir stérile !

Pour elle, rien ne l’inquiétait dans cette impuissance. Elle en était fière plutôt, l’attribuant à la violence de l’amour qu’elle avait inspiré. Et elle ouvrait ses cartons, montrait ses études de Meudon, de Chaville, faites avec la Russe, disait ses projets de composition pour l’avenir. Nicolas la reprenait, dirigeait sa flamme, lui donnait à lire à haute voix des pages de la Légende dorée, et souvent, au milieu de la lecture, il l’interrompait :

— Tu es ma fille, tu sais ; je te fais avec la substance de mon âme.

Jamais, quelque désir qu’ils eussent l’un de l’autre, ils n’échangeaient même un baiser dans cet atelier où ils s’étaient appartenus pour la première fois. C’était la pudeur de leur amour coupable de respecter ce lieu comme un sanctuaire, à cause de Jeanne, à cause de l’Art, à cause de toute l’œuvre passée suspendue aux murailles blanches le Triptyque de Saint François, le Centaure, le Sphinx colossal, le terrible Taureau ailé, surtout le Sauveur dont Nicolas n’avait pas été assez pur pour peindre le visage… Leurs mains se prenaient, leurs yeux se pénétraient, et après s’être privés de toutes caresses, ils emportaient de ces rencontres mystiques une douceur qui se répandait sur toutes les journées de Nicolas. Ce fut au soir d’une de ces journées que Jeanne, rentrant de courses s’approcha de son mari toute frissonnante, avec une humilité, une crainte qui emplit de pitié Nicolas.

— Ma pauvre Jeanne, qu’as-tu donc ? dit-il affectueusement.

Alors, il s’aperçut qu’elle portait un paquet, une sorte de boîte. Elle la lui donna. Il l’ouvrit, c’était une palette. Il ne s’emporta pas comme elle le redoutait ; il lui demanda seulement, d’un air accablé :

— Tu veux donc que je recommence à peindre ?

Elle joignit les mains d’un geste de prière, mais ne put répondre, tant sa gorge se serrait. Alors, le souvenir revint à Nicolas des années sereines où elle avait été son inspiratrice, la gardienne de son œuvre, l’aiguillon de son labeur, l’idéal de son esthétique, la tutrice de son génie. Pouvait-il oublier tout cela ? Pouvait-il refuser à la pauvre sacrifiée un geste de bonté tardive ? Et il lui promit spontanément d’essayer une reprise de travail.

— Pour te faire plaisir, tiens, je tenterai demain une nouvelle expérience.

C’était plus qu’elle n’espérait. Il était sauvé s’il reprenait ses pinceaux. Car elle ne pouvait admettre qu’un tel génie pût subir, plus qu’une transitoire éclipse. Sa joie était telle, qu’Houchemagne, à la contempler, retrouva une heure de paix.

Le lendemain il sortit, sous le prétexte de chercher un modèle nouveau pour son Christ. En fait, il se rendait rue de l’Arbalète. Marcelle l’y attendait, toujours la première au rendez-vous, quoi qu’il fit pour la devancer. Il arrivait, en ce jour d’exception, allègre et serein, exonéré de remords par la concession qu’il avait faite à Jeanne. Il s’amusait à soulever Marcelle dans ses bras, comme un petit enfant, à la porter d’une chambre à l’autre, en riant de sa folie. Il lui disait :

— Est-ce que tu ne me trouves pas vieux ? Ah ! que j’aurais voulu, à cause de toi, avoir l’âge de Daphnis, avec le sourire de ton adolescence ; tandis que, regarde, ma barbe grisonne, des rides me brident les yeux. Je suis ton amant, pourtant, ton amant plus tendre et plus conscient que je ne l’aurais été à vingt ans. Je t’aime avec tout mon passé.

Elle le contemplait, toute frissonnante.

— Oh ! Nicolas, je ne souhaiterais pas que tu fusses autrement.

Il lui disait encore :

— Mon passé, je voudrais te le faire connaître ; il a été étrange et comme cloîtré dans un long rêve. À partir de treize ans, j’ai vécu dans une ivresse qui me séparait du monde. Et avant treize ans, je n’avais eu que le goût des oiseaux. La vue d’un oiseau me ravissait. En ai-je déniché dans les bois de Triel, pour le plaisir de les sentir palpiter dans ma main, de les toucher ! J’étais alors un gamin boueux, tu sais, un gamin en galoches, en sarrau bleu rapiécé. Oh ! Marcelle, voudrais-tu qu’un jour nous retournions ensemble dans ce pays qui m’est si cher ?

À cette pensée, Marcelle, si sérieuse et si grave d’ordinaire, ne contint plus sa jubilation. Il ne fallait pas attendre, c’était tout de suite, au plus tard demain, qu’il fallait accomplir ce joli pèlerinage.

— Songe, Nicolas, une promenade à nous deux, une promenade d’amoureux comme les autres !

Il fut ainsi décidé qu’ils iraient le lendemain déjeuner chez le père Houchemagne, et que l’excursion se ferait très ouvertement, au vu et au su de toute la famille. Nicolas se réjouissait follement ; il en était transformé quand il rentra chez lui, et tout l’après-midi il travailla facilement d’après son nouveau modèle. Il avait pris une toile blanche et s’était avisé de recommencer, dans une idée tout autre, sa figure du Christ. Jésus apparaissait maintenant de face, montrant seulement des deux mains la foule dont il avait compassion. Et ce mouvement, Nicolas en était heureux comme d’une trouvaille ; il le préférait cent fois au précédent. Quant au visage, il fit. simplement un croquis de celui du modèle, pour la construction de la face que cet homme avait admirable.

— Ta palette m’a porté bonheur, vois-tu, dit-il le soir à Jeanne. Je vais peut-être reprendre mon œuvre.

Elle lui aurait baisé les pieds.

Ce fut lui qui, de bonne heure, le lendemain, alla chercher Marcelle quai Malaquais. Elle joua la surprise. Hélène mettait son chapeau pour se rendre à sa pharmacie. Elle dit avec sa jovialité de bonne fille, en les regardant tous deux :

— Ah ! vous avez de la chance, vous autres, d’aller vous promener à la campagne !

Marcelle et Nicolas se sourirent longuement, sans répondre à la jeune fille. Et quand ils tournèrent les yeux vers elle, ils s’aperçurent qu’elle les contemplait, toute blanche, toute crispée.

Nicolas, qui ne comprenait pas son trouble, lui demanda :

— Pauvre petite Hélène ! vous aussi vous aimeriez bien venir voir les beaux paysages de la Seine ?

Hélène resta muette. Le sourire de Marcelle à son amant venait de l’éclairer. « On ne peut empêcher une femme d’aimer. — Quand on aime vraiment un homme, c’est pour toujours. » Comme ces phrases de sa cadette s’expliquaient maintenant, ainsi que l’emploi secret de ses heures, et son épanouissement de femme, et sa beauté, et ses métamorphoses morales que l’aînée notait attentivement ! Elle savait désormais, et son cœur se serrait atrocement. Sa petite Marcelle si puérile, si fine, et en même temps si altière, cette cadette dont elle était si orgueilleuse, l’aimant déjà pour sa gloire future, elle était tombée dans cette existence innommable, elle s’était enlizée à son tour dans ce que madame Trousseline appelait souvent les sables mouvants de la vie parisienne !

— Comme tu es étrange ce matin, Hélène, s’écria Marcelle en tâchant de masquer son inquiétude.

— Je ne suis pas étrange, je suis triste, murmura Hélène encore toute haletante.

Le bonheur transfigurait Marcelle ; elle ne pensait plus à dissimuler. Elle courut chercher son grand chapeau de paille noire, se noua à la taille une ceinture en filigrane d’or, fort à la mode cette année-là aux Beaux-Arts, puis prenant la main de Nicolas :

— Je suis prête, nous pouvons partir.

Elle vint ensuite embrasser Hélène. Mais Hélène se recula instinctivement. Tout le péché de sa sœur lui devenait apparent, dans la beauté de Marcelle, dans la fraîcheur de sa joue, dans ses yeux chargés d’une expérience inavouable. Et il y avait moins chez Hélène la sévérité impitoyable. de la jeune fille vertueuse, que l’étonnement douloureux d’une vierge très candide, mise, pour la première fois en présence du mal. Marcelle l’entendit murmurer :

— Jamais je ne t’embrasserai plus.

Et afin de ne pas voir les amants s’éloigner ensemble, Hélène s’enfuit dans sa petite chambre, où elle put cacher les larmes intarissables de son premier désenchantement.

— Hélène m’excède, dit Marcelle à Nicolas dans la rue ; depuis son retour elle m’espionne, et je sais maintenant qu’elle a deviné notre amour.

— Comment l’aurait-elle su si tu n’en as rien dit ?

— Ah ! tu ne connais pas Hélène !

Cette pensée assombrit le début de leur fête. Mais leur fête était trop magnifique et trop ardente pour ne pas noyer tout souci dans sa lumière. Quand ils se virent dans le train, seuls dans leur compartiment, ils eurent un moment d’ivresse enfantine, presque populaire. Elle le traitait en compagnon de jeu ; lui la taquinait comme il eût fait d’une grisette. Elle n’interrompait son rire que pour demander :

— Est-ce bientôt Triel ?

Enfin la Seine apparut et le train côtoyait sa rive droite ; on la voyait fuir au loin vers une région brumeuse et bleuâtre. Ses bords et ses îles portaient des peupliers abondants ; et une atmosphère légère et tendre régnait sur toute cette campagne sereine, fleuve, champs et bois, déjà touchés par l’automne. Alors Marcelle et Nicolas devinrent attentifs à la nature dans laquelle ils pénétraient. Leur rire cessa. Ils ne se parlèrent plus, penchés vers la portière, les mains serrées, assagis et pensifs.

Il la regardait avec émoi. Elle jouissait de se sentir admirée, elle en palpitait de plaisir comme une fleur dont on respire le parfum.

— Ah ! que je suis heureuse ! soupira-t-elle oppressée. Que va-t-il donc nous arriver aujourd’hui ?

— Oui, que va-t-il nous arriver aujourd’hui ? reprit Nicolas très grave.

Ils descendirent à la petite gare proprette et minuscule, enfilèrent une allée de platanes si taillée, si régulière, si bien environnée de villas luisantes qu’on se serait cru dans un jardin de riches bourgeois. Mais déjà l’église se montrait entre les arbres, d’une architecture diverse et tourmentée, avec son toit vétuste et la coiffe noire de son clocher en pyramide. Et, tout alentour, les très vieilles maisons de l’ancienne ville se massaient d’un air de dévotes personnes qui s’accotent à la grande Protectrice. Alors, Nicolas fut pris d’une indéfinissable émotion en amenant à ces lieux familiers son tragique amour. Ces vieilles rues, ces murs décrépits, ces façades grignotées par le temps qui l’avaient connu tout petit et pur, faible et paisible, il leur revenait aujourd’hui avec son adultère. Il avait trompé la plus noble des femmes, et il serrait contre lui cette fragile maîtresse qui aurait pu être son enfant. Pourtant, ce n’était pas de honte qu’il frémissait, c’était d’un bonheur éperdu.

— Ah ! disait Marcelle, que j’aurais voulu connaître le petit garçon que tu as été ici !

D’abord, il l’entraîna vers la Seine, car c’était là que reposaient ses souvenirs les plus vifs. Elle est, à cet endroit, large et rapide. Le dernier des ponts à péage pose au fond de son lit, en faisant mille remous à la surface, les jambages de ses piles, dresse au-dessus des eaux l’arc détendu de son tablier, et encore au-dessus, élève son aérienne armature, semblable à un dais à jour d’où retombent des cordons d’acier. Au loin, sur l’autre rive, on aperçoit les collines bleues à la courbe molle et douce ; et, ce matin-là, le soleil discret de l’automne poudrait d’or, sans les transpercer, les vapeurs des lointains où se perdaient les berges vertes.

— Tu vois, disait Nicolas, dès sept ans je venais ici, les matins d’été, me baigner tout nu avec les autres gamins de l’école :

Marcelle, pensive, souriait en regardant l’eau.

— Quelles étaient tes idées alors ? demandait-elle, à quoi rêvais-tu ? que désirais-tu ? Pour moi, quand je me reporte à cet âge, je retrouve un immense tourbillon d’envies, de curiosités, de vanités. L’ambition d’être jolie, qui m’attardait indéfiniment devant la glace, était le sentiment le plus continu ; mais les autres se chevauchaient, se pourchassaient, se succédaient, sans consistance, comme ces flocons de neige qui se harcèlent s’empressent tant, et finissent par s’évanouir si vite. C’est drôle une petite fille.

— Moi, j’avais des idées fixes et tenaces, disait Nicolas. Par exemple, l’espoir d’une baignade m’occupait deux jours. Ou bien je fabriquais un sabre avec deux morceaux de bois, je mettais une ceinture à ma blouse, un bonnet de papier sur ma tête, je suivais, avec cinq ou six autres polissons le plus grand d’entre nous qui avait un clairon, et nous faisions résonner du bruit de nos galoches le pavé inégal de la Grande-Rue, Alors je ne pensais à rien ; seulement un instinct violent et énorme me remplissait de jouissance ; c’était un désir indéfini de bataille, comme une rêverie dans le tonnerre. Les jours où le fils de l’épicier me prêtait son tambour, j’allais droit devant moi, jouant des baguettes, répandant par les rues un tapage infernal. Encore là je ne pensais à rien ; mais ce tintamarre qui me semblait sortir du bout de mes doigts, qui émanait de moi et remplissait toute une ville, c’était une volupté, un triomphe de petit chef. Si je n’avais craint d’être fessé pour arriver en retard, je ne me serais pas arrêté. Au printemps, je pensais à posséder les nids des oiseaux, et c’était un désir latent qui me faisait souhaiter constamment la fin de la classe. Ah ! je n’étais pas compliqué !

Il se perdait dans ce passé lointain. Puis, tout à coup, saisissant le bras de Marcelle :

— Viens voir maintenant ma maison.

Il lui fit monter une des rues étroites qui escaladent l’amphithéâtre de la petite ville ; l’église à la pierre jaunâtre, aux murailles rongées, leur barrait la route ; mais la rue s’y creusait une voûte et passait sous l’édifice avec sa chaussée boueuse, ses ruisseaux noirs. Le cintre de cette voûte encadrait alors la vision d’une rue de village ancien, avec ses maisons à poutrelles. Nicolas désigna l’une d’elles, dont on voyait d’ici le grenier à foin avec sa poulie, et dit :

— C’est là que je suis né.

Marcelle gardait le silence.

En arrivant, Nicolas poussa la grande porte charretière. La cour apparut avec son fumier, ses poules. À gauche, il y avait d’abord la charreterie et l’écurie, surmontées du grenier à foin qui se voyait de la rue, puis la petite maison d’habitation faisait suite. Un grand vieillard se montra sur le seuil de la porte. Il avait des galoches, un tricot de laine bleu, et à la main une poignée d’oignons. En apercevant Nicolas, il cria simplement :

— Ah ! te voilà.

Et il dévisagea Marcelle en fronçant les broussailles de ses sourcils.

Nicolas l’embrassa en lui demandant :

— Tu ne reconnais pas Marcelle Fontœuvre, la petite cousine de Jeanne, que tu as vue chez moi tout enfant ?

— Ah ! bon ! fit le vieux, je me disais aussi…

— Je lui donne des leçons de peinture, continua Nicolas, et aujourd’hui nous sommes venus te demander à déjeuner.

— Ça tombe bien, répliqua le père Houchemagne tout épanoui. Comme c’est là, j’ai tué un lapin ce matin ; le voici qui cuit dans la casserole avec une sauce au vin.

— Votre cuisine sent bon, monsieur Houchemagne, dit Marcelle.

Elle surprenait Nicolas. Lui qui ne l’avait pas conduite ici sans appréhension, redoutant son mépris de petite bourgeoise, ses moqueries même, la voyait empressée autour du bonhomme, se proposant pour l’aider aux soins du ménage. Elle avait ôté son chapeau et ses gants ; déjà elle disposait, sur la toile cirée brune ornée d’une carte de géographie, une pile d’assiettes prise au buffet. Et il s’attendrissait ; car il savait bien comme chez sa mère elle répugnait à tous ces travaux, refusant même d’alléger le service de la pauvre vieille Brigitte. C’était pour lui qu’elle s’y abaissait aujourd’hui, c’était pour lui qu’elle devenait bonne ; cette transformation qui en faisait une créature nouvelle, c’était une opération de l’amour dans cette âme…

— Mademoiselle n’est pas fière, cela se voit bien, disait le vieux paysan.

Et, bas à son fils :

— Eh bien ! tu as hérité ? C’est-il bon ce qu’a laissé ton beau-père ?

Et ses yeux se plissaient ; ses joues rasées où le poil gris, dru et raide, affleurait, avaient de petits frémissements de curiosité, et il contemplait avec un contentement surabondant ce fils supérieur que favorisaient toutes les prospérités.

Nicolas souriait tristement. Était-ce donc vrai qu’il fût né de cet être rustique qui ne connaissait rien, qui ne pouvait rien connaître de son âme véritable ? Combien de générations semblaient l’en séparer ! Cependant, il sentait impérieusement cette paternité bienfaisante, il comprenait toute sa dette envers ce pauvre homme dont le dévouement l’avait donné à l’art, et dans son trouble d’aujourd’hui, volontiers il se serait jeté contre cette poitrine de vieux paysan probe, pour y oublier le poison de sa vie. Mais afin de donner une joie de plus au vieillard, il répondit :

— Oui, père, ma femme a maintenant une belle propriété.

Et la terre vaut-elle là-bas autant que chez nous ?

— Non, père, mais dans ce bien-là, il se trouve un des plus admirables châteaux de France.

— Diable ! fit le père Houchemagne avec un petit rire satisfait.

Et plus porté encore à la vanité qu’au lucre, en ce qui concernait son enfant, élevé déjà d’un échelon au-dessus des autres rustres par le fait de sa paternité glorieuse, il caressait ce fils d’un regard ineffable, qui pénétrait celui-ci jusqu’à l’âme, et il disait :

— Hein ! mon Nicolas, tout de même ! À peine si tu aurais besoin de travailler maintenant !

Marcelle, qui avait trouvé dans un tiroir les fourchettes de fer et finissait de dresser la table, les écoutait en allant et venant. À ce mot-là, elle vint s’asseoir sur une chaise de paille, auprès d’eux.

— Mais, monsieur Houchemagne, mon cousin. ne travaille pas pour s’enrichir. Les œuvres qu’il fait sont non seulement son bonheur, mais celui de tout un monde ; il vient des gens de tous les pays pour les voir ; on les aime ; on aime Nicolas pour les avoir faites : croyez-vous qu’il ne soit pas déjà payé ?

— Quelques billets de mille en plus ne nuiraient pas, fit le bonhomme très grave ; mais je sais que Nicolas n’est pas « intéressé ». Puis, il a beau être plus grand que moi, il est de mon sang n’est-ce pas ; et moi aussi, je travaillerais pour le plaisir, quand cela ne devrait pas me rapporter un centime.

— Je ne suis pas plus grand que vous, père, riposta Nicolas, que l’émotion gagnait de plus en plus.

À ce moment, le vieux s’en alla au fourneau : « Il ne faut pas laisser brûler la fricassée », disait-il d’un air recueilli. Et toute sa vie limpide se représentait d’un coup au yeux de Nicolas, qui le revoyait jeune, beau paysan de trente ans, aux côtés de sa femme, cette jolie brune potelée, un peu indolente, ne se plaisant qu’à coudre sur le seuil de sa porte. Jamais le père ne l’avait emmenée aux vignes pour tenir le cheval lors des « rabourages », selon la coutume des autres cultivateurs. Jamais elle n’allait comme les autres femmes, sous le soleil, une large cornette empesée sur la tête, ébourgeonner, sarcler, sulfater, arracher les échalas. Le vigneron, acharné au travail, y suffisait seul. Elle ne participait qu’à la vendange, qui est une sorte de fête. Et Nicolas, qui dans son enfance n’avait vu entre ses parents nul échange de tendresses, comprenait aujourd’hui ce taciturne amour de paysan, ce culte muet d’un homme simple, pour une femme secrètement adorée. Il se rappelait les soirées d’hiver qui s’écoulaient dans cette salle, toujours semblable, et quel bien-être il éprouvait quand il apprenait ses leçons sous la lampe, pendant que son père décortiquait les haricots secs, et que sa mère cousait, avec des mines coquettes pour admirer son ouvrage. Ils ne se disaient jamais rien ; aucun des trois ne parlait ; mais l’admirable cohésion de la famille, comme il la voyait aujourd’hui, puissante et sacrée, entre eux trois ! Que de bonheur et de sainteté dans ce foyer !

Celle dont il tenait sa nature qui, en l’enfantant, l’avait placé hors de sa race, il l’avait perdue toute jeune encore, avant même d’avoir pu connaître son âme mystérieuse. Et il savait que son père avait eu là une douleur peu commune chez un paysan ; il savait aussi que le vieillard avait gardé à la morte une stricte fidélité. Un jour de vendange, comme celui-ci, la langue déliée par le vin, parlait librement à son fils de vingt ans, il lui avait dit :

— J’ai eu une bonne femme, vois-tu, et je n’en ai point voulu d’autre ; ce que j’ai gagné avec ta mère, qui était économe, ç’aurait-il été bien de le manger avec une gueuse qui ne l’aurait point value ? Non, je n’ai plus besoin de cette engeance, ni de jeune, ni de vieille. Quand je ne pourrai plus faire mon tripot, je prendrai un gosse pour m’aider.

La maison paternelle, en recevant Nicolas dans sa maturité, lui redisait toutes ces choses qu’il pouvait entendre complètement aujourd’hui. Et il lui semblait qu’elle lui demandait compte de sa vie, de tous les bienfaits moraux dont elle l’avait enrichi. À ce moment, le père Houchemagne, déposant sur la table la casserole fumante, disait :

— Si ma bru était venue aussi, ça aurait encore été mieux, mon fils.

Alors Nicolas, qui, juste à ce mot-là, faisait asseoir près de lui sa jeune maîtresse, éprouva soudain une angoisse mortelle. Qu’avait-il fait ! Voilà donc la réponse qu’il apportait à la grande voix familiale qui, brusquement, l’interrogeait. par tous les souvenirs, tous les objets, par le seul aspect du vieux vigneron à la rude honnêteté ? Il amenait ici son adultère, son péché. À la table de famille, à cette table maternelle, témoin de toute son enfance et de la dignité de tous les siens, il imposait Marcelle !…

— Car, vois-tu, continuait le bonhomme en distribuant, d’un geste presque noble de patriarche, la nourriture dans les assiettes, ma bru, pour moi, c’est une autre enfant. Et moi qui suis vieux, je peux bien dire que je n’ai pas rencontré chez les bourgeois une femme qui lui ressemble. Tu as eu tous les bonheurs, Nicolas, car ta femme, il n’y en a pas de plus belle ni de meilleure. D’abord, pour la figure, c’est un vrai portrait ; et pour la douceur, c’est un ange. On n’a qu’à l’écouter parler pour se sentir tout remué. Ah ! je me rappelle le grand dîner où tu m’as invité chez toi. Jamais je n’avais été dans ce monde-là ; eh bien ! quand ma bru était près de moi, j’étais aussi à mon aise que le dimanche, quand je vais faire une partie à l’Image.

— Oui, Jeanne est bien digne de votre affection, père.

Mais l’excitation du repas, la joie profonde de recevoir son enfant, animait de plus en plus le vieillard ; et, le souvenir de Jeanne se précisant dans son esprit à mesure qu’il en parlait, il ne tarissait plus. Cette grâce d’une femme exquise l’avait charmé ; il trouvait pour la louer des expressions pittoresques ou touchantes. Durant tout le repas, il ne fut question que d’elle. Marcelle était silencieuse. Nicolas écoutait douloureusement, avec une ancienne habitude de docilité, cette parole paternelle qui, à son insu, s’imposait à lui impérieusement. Et peu à peu, la figure de la femme trahie et délaissée se dressait devant lui plus belle, plus grande qu’il ne l’avait jamais vue.

Au dessert, comme il se retournait vers Marcelle, il lui vit les yeux pleins de larmes qu’elle retenait. Alors il éprouva une telle pitié pour cette malheureuse petite fille, qu’il n’eut plus qu’une idée, l’emmener d’ici, l’emmener avec lui dans le grand paysage apaisant de son enfance, la consoler.

Quand le père eut achevé son café, qu’il buvait religieusement, sans mot dire, comme font les paysans, ils le quittèrent, et Nicolas fit gravir à Marcelle le chemin du cimetière, puis d’autres routes montantes, isolées dans la campagne. Il avait pris son bras, il la serrait contre lui sans rien dire. En arrivant à une plate-forme, reste d’anciennes carrières épuisées, ils s’arrêtèrent. Au-dessus d’eux, c’étaient les bois. Au-dessous, la colline dévalait jusqu’au fleuve, dont on voyait les méandres, les îles, sur une longueur de plusieurs kilomètres. Le temps était devenu parfaitement clair. Sur les coteaux de l’autre rive, ou distinguait pour le moins cinq ou six villages dispersés.

Nicolas s’assit sur un bloc de pierre abandonné au fond de la carrière ; Marcelle était demeurée devant lui ; elle lui demanda :

— Pourquoi m’aimes-tu ?

La poitrine oppressée, il la regardait. Il répondit en se contenant :

— Je t’aime parce qu’il y a en toi une gloire qui m’éblouit, la gloire de ta fraîcheur, de ta jeunesse, de ton amour.

Elle reprit :

— Je ne suis pas belle, moi ; je ne suis pas bonne, moi ; je ne suis pas vertueuse, moi ; je suis une fille perdue ; et j’ai bien senti tout à l’heure, chez ton père, que, dans le fond de ton cœur, tu me reniais. Oui, tu m’as reniée, Nicolas ; ne t’en défends pas.

— C’est notre péché que j’ai renié quand je pensais à celle que j’ai abandonnée… Mais toi, je suis orgueilleux de toi, je t’aime tellement, que je me sens comme un dieu en te contemplant.

— Pourquoi m’aimes-tu ?

— Je t’aime pour ta souffrance ; car je te broie sans cesse. Mon remords, je n’ai pas la force de le porter seul, je le fais peser sur ton cœur. Et je suis seul coupable cependant. Moi, j’étais la conscience. Quand tu m’as aimé, je devais me défendre, t’éclairer, ne pas tomber dans la tentation de ton enfantine tendresse, de ton inconscience. Elle le vit cacher sa tête dans ses mains, éclater en sanglots. Elle le regardait, les yeux secs, toute pâle seulement et secouée d’un tremblement. Il parlait dans ses larmes. Elle se pencha pour comprendre ce qu’il disait. Elle entendit ces mots entrecoupés de spasmes :

— C’est ici que je venais, — pour un nid de chardonneret, — quand j’avais dix ans. — Je reviens après trente ans, — qu’ai-je fait de ma vie ? Mon œuvre est trahie. — Dieu m’a frappé d’impuissance, — mon honnêteté d’homme est détruite, — et je suis devenu le bourreau de la plus sainte des femmes. — Si tous les vieux vignerons dont je suis l’enfant, — qui sont couchés là, dans le petit cimetière, me voient aujourd’hui, — quelle malédiction ils doivent laisser tomber sur moi, — moi dont j’avais rêvé qu’ils seraient fiers ! — Si encore je te rendais heureuse ! — mais tu vois, quelle faiblesse, pas même le courage de souffrir seul…

Elle était toujours debout devant lui, impassible ; le soleil faisait étinceler le filigrane d’or de sa ceinture et ses cheveux blonds sous le chapeau de paille, autour de son visage illisible. Sur la route, devant eux, trois femmes passèrent avec des paniers profonds pour la cueillette des prunes. Elles causaient. Elles se turent en apercevant ce couple ; un peu plus loin, leur conversation reprit. Dix minutes plus tard, ce fut un vieillard, cheminant lourdement sous un faix de bois, qui, revenant des taillis, passa en sens inverse. Puis la solitude fut complète. Alors Marcelle appela :

— Nicolas !

Il leva les yeux.

— Nicolas, je t’aime assez pour faire tout ce que tu veux.

Il répondit :

— Ah ! ton amour, je le connais, Marcelle.

— Non, tu ne le connais pas, parce qu’il est tous les jours plus fort. Il est aujourd’hui ce qu’il n’était pas encore hier. Et moi aussi, je suis aujourd’hui ce que je n’étais pas hier, parce que ton âme chérie s’impose à la mienne, elle m’impose sa beauté, sa noblesse. Elle habite une région que j’ignorais, mais où tu me fais entrer avec toi. Tu dis que nous avons fait le mal. Je le crois puisque tu le dis. Surtout, tu en souffres ; je ne veux plus que tu souffres. Alors, devines-tu ce que je te propose ?…

— Quoi donc ? demanda-t-il angoissé.

Elle répondit de son air impassible :

— Nous séparer…

D’un bond il fut debout. Il cria :

— Marcelle !

Ce fut un rugissement sorti du fond de son être. Et d’un geste d’instinct animal, comme pour l’emporter dans le noir d’une caverne, il saisit sa maîtresse et, la soulevant à demi, la traîna plus loin encore dans la carrière, là où les racines des végétations se suspendaient comme des lianes, devant une excavation.

— Je ne veux pas, je ne veux pas te perdre ! répétait-il de toutes ses forces.

— Tais-toi, lui dit-elle en se dégageant, les paysans vont venir.

Elle l’apaisa par quelques baisers, puis reprit :

— C’est parce que je t’aime beaucoup, assez pour être capable de cela. Tu retourneras à cousine Jeanne ; tu retrouveras le calme, le travail. Cousine Jeanne, tu comprends, je n’ai contre elle nul motif de haine, et tu m’as fait assez sentir qu’elle était meilleure que moi. Moi, je ne vaux pas grand’chose, mais je t’aime tant, je t’admire tant, que je voudrais être bonne pour te ressembler. Je veux bien cela, te quitter pour que tu retrouves la paix.

— Le pourrions-nous, Marcelle, quand même nous le voudrions ? Tant que nous respirerons et que nous nous sentirons si proches, serons-nous assez forts pour ne pas courir l’un à l’autre ?

— Oui. Tu auras, toi, le sentiment d’une délivrance ; moi, je saurai ta souffrance finie.

— Ah ! dit Nicolas, je suis parvenu à un point où l’on voit que joie, plaisir, bonheur, ou bien souffrance, déchirement, mort même, ne sont rien, où il n’y a plus que le bien et le mal. Je vois les valeurs de tout. Souffrir m’est égal, et je ne suis pas un fou. Je ne suis plus qu’une conscience. Oui, tout mon être, toute ma chair, tous mes os, tout mon sang, il me semble, participent à mon discernement impitoyable.

Marcelle commençait, par la sympathie de sa passion, à comprendre tout de cet homme si distant d’elle. Elle lui prit les poignets et, l’égalant presque pour la taille, elle plongeait dans les yeux affolés de Nicolas ses yeux ardents.

— Regarde-moi, lui disait-elle, regarde-moi bien. C’est moi le mal : chasse-moi.

Il murmura, dans une sorte d’extase :

— Jamais nous ne nous sommes tant aimés.

— Jamais ! répondit Marcelle transfigurée.

— Et jamais plus nous ne nous embrasserons, Marcelle ?

— Jamais plus.

— Jamais plus nous ne nous enivrerons l’un de l’autre ?

— Jamais plus.

— Nous nous fuirons ?

— Nous nous fuirons, oui ; jurons-le, veux-tu ?

— Oh ! frémit Nicolas, le jurer !…

— Moi, je le jure bien.

— Alors, reprit-il en s’exaltant de plus en plus, je jure de te sacrifier, et de vouloir ta souffrance, et de tolérer, après avoir cueilli la fleur de ta jeunesse, que tu demeures isolée dans la vie, sans soutien, sans amour, sans direction. Je permettrai que tu me deviennes étrangère, que le cri de ta douleur ne parvienne même pas jusqu’à moi. J’endurerais même que tu…

Il s’arrêta, net, tout blême, tout convulsé.

— Regarde-moi, reprit-il, à son tour, je suis un cadavre.

— Es-tu en paix ? demanda Marcelle, les yeux secs.

— Oui, je suis en paix, comme un mort.

— Alors, disons-nous adieu.

Ils se prirent d’abord les mains silencieusement ; puis leurs mains, convulsivement, gagnèrent les coudes, puis les épaules ; leurs poitrines se touchèrent, et Nicolas sentit Marcelle, tout à coup, sans force contre la sienne. Il espéra qu’elle allait peut être mourir. Et comme repris par l’immense instinct de l’amour il la serrait brutalement contre lui, il l’entendit lui murmurer tendrement :

— N’aie pas peur, Nicolas, je sais ce que tu as redouté… mais je serai toujours telle que tu me vois aujourd’hui je n’étais que pour toi.

Et ce fut elle qui se dégagea.

Ils étaient rassérénés par l’excès même de leur accablement et de leur douleur. Ils revinrent lentement s’asseoir sur la pierre. Devant eux, au-dessus des bois de Verneuil, de l’autre côté de la Seine, le soleil descendait dans le grand nuage horizontal de brume, et à leurs pieds, le fleuve nacré semblait élargi. Par places, à des lieues de distance, on voyait brûler des herbes ; et du brasier s’échappaient des fumées qui s’effilaient en longues traînées dans la campagne.

Ce fut encore Marcelle qui prononça :

— Voici la nuit, il faut descendre à la gare.

Il se leva docilement et la suivit.