Les Sœurs Vatard/Chapitre XIII

Charpentier (p. 208-221).


XIII



La soirée que Désirée passa, rue du Cotentin, valut trois jours de répit à son père. À défaut des chansons qui naguère filaient et battaient de l’aile contre les vitres, Vatard n’eut plus du moins à subir le han étouffé des sanglots, le silence irrité des gestes. Sa fille était devenue plus calme, bâfrant à peu près, buvant presque, ne regardant plus en dessous avec des yeux assombris ou rageurs. Elle s’était attendue, le lendemain matin, après que sa surexcitation de la veille fut tombée, à une avalanche de reproches. Son père n’avait fait aucune allusion à sa rentrée tardive dans la nuit. Elle lui en fut reconnaissante et son larmoiement cessa.

Mais cette douceur résignée ne dura point. Elle oublia vite la douleur du conscrit en marche, n’établit plus de comparaison entre son sort et celui des autres, et, de nouveau, elle gémit sur les entraves apportées à sa liberté, le soir.

Quant à Céline, elle persistait à être insupportable. Anatole avait cependant disparu. — Les bruits colportés à l’atelier le représentaient comme vivant en concubinage avec une corsetière — elle avait donc lieu de se tranquilliser ; elle était, en effet, moins épeurée, mais son humeur continuait d’être massacrante. C’était à son peintre maintenant qu’elle en voulait.

D’abord, il ne la sortait presque pas, ne lui procurait aucun amusement, la laissait se morfondre dans un coin, comme un animal qu’on sait être là et avoir mangé. Elle n’avait d’autres ressources que de tourner ses pouces, de se lever, de se rasseoir, d’épousseter un meuble, de rapiécer une culotte, de faire chauffer de l’eau. Ces distractions lui semblaient insuffisantes. Elle en venait à souhaiter que son amant eût besoin de quelque chose pour descendre se réveiller les yeux au grand air et jaboter, en remontant, avec la concierge.

Et puis, il était peu généreux et il devait cependant être moins panné qu’il le prétendait, car il rapportait constamment de vieux bouts de tapisseries, des lambeaux d’étoles, des faïences sans gueule ou sans fond, un tas de cochonneries et de loques bonnes à mettre au panier d’ordures. Il était vraiment pingre ! Aimant ses aises, ne se refusant rien, il ne s’occupait pas si elle enviait un bijou ou voulait une robe. Parfois, il l’emmenait dîner, lui payait une place au théâtre, mais de l’argent, de la main à la main, jamais ! On eût dit qu’il ne consentait à lui offrir un plaisir qu’autant que lui-même devrait en prendre sa part.

Un beau jour, il cessa de l’emmener au restaurant. Avec sa manie de commander du lapin et de s’aiguiser les dents sur la carcasse ; avec sa façon d’attacher sa serviette, de remplir les verres jusqu’au bord, de rire en se trémoussant sur une chaise, de patauger dans les plats, avec sa fourchette, pour y trouver des petits oignons, elle l’exaspéra.

Un autre beau jour, il cessa également de l’emmener au théâtre. Ses joies d’enfant, ses battements de mains, ses sauts sur la banquette, ses jets de corps sur la balustrade, ses coups de pieds maladroits dans les petits bancs, sa manière de troubler la lorgnette en la tripotant, ses achats de sucre de pomme et d’oranges, l’horripilèrent.

Puis, le lendemain, c’était pis encore. Elle jugeait nécessaire de lui narrer la pièce depuis la première jusqu’à la dernière scène, s’extasiait sur les formes de l’acteur chargé du grand rôle, sur l’héroïne et sa robe blanche, sur le château et la forêt du décor, sur les voisins qu’ils avaient eus, sur les loges, sur l’ouvreuse, sur tout. Les remarques saugrenues dont elle assaisonnait son récit le bouleversaient et il se ruait sur sa boîte à couleurs, en essayant de s’absorber dans le travail pour ne plus l’entendre.

Lorsqu’ils se promenaient ensemble, elle était peut-être encore plus lassante ; elle s’arrêtait à tout bout de champ, devant les mercières, mangeait des croquets et des chaussons, lui empruntait son mouchoir pour s’essuyer les doigts, le forçait à faire halte, à regarder ces interminables parties de volant que des boutiquiers en manche de chemise jouent, les soirs d’été, dans les rues pauvres. Parfois, elle le tirait jusqu’à des quartiers opulents, aimant à se promener comme une dame dans des passages pleins de boutiques, dans des avenues neuves. Le peintre exécrait le Palais-Royal et les grands boulevards, à cause d’elle surtout qui flânotait devant les étalages des joailliers, s’extasiait devant les articles dits de Paris, se livrait à d’odieuses réflexions sur le goût d’un flacon placé dans une petite voiture en bronze doré, sur une pendule surmontée d’une chasse, sur une réduction de la colonne Vendôme ou de l’obélisque, à dix-huit francs la pièce ; gloussait devant des chromo-lithographies en cadre, exprimait le désir de voir à la cravate de son homme une épingle comme celles qu’elle admirait, une tête de chien ou un timbre-poste en émail, montés sur une aiguille d’or.

Tout bien considéré, elle était moins sotte sur les boulevards extérieurs. Comme il n’y avait rien à voir, cela la dispensait de faire des observations. Mais, bien que souvent elle gardât le silence, tout chez elle l’irrita, depuis les cassis à l’eau qu’elle buvait, en s’essuyant la bouche avec sa langue, jusqu’aux bouffées de cigarette qu’elle implorait pour les souffler dans une pipe en sucre rouge, tout, jusqu’à sa manière de se pommader les cheveux, de remuer ses pendeloques de faux corail, de mettre en évidence une bague d’argent qu’elle portait au doigt.

Il prétexta des travaux pressés et se dispensa de la sortir. Alors Céline s’embêta formidablement. Ce qui la vexait peut-être le plus dans la manière d’agir de Cyprien, c’était le dédain bienveillant qu’il avait pour elle. Il la traitait comme un enfant à qui l’on met entre les mains un chiffon, une gravure, un jouet, pour le faire tenir en place. Quand elle avait fini de remuer un carton, il l’enlevait, lui en mettait un autre sous les yeux et, accablée, elle feuilletait, pendant des heures, des collections d’estampes et d’eaux-fortes, se mettait la mort dans l’âme à agiter tout ce deuil d’images, regrettait qu’on n’eût pas égayé ces gribouillis de noir et de blanc en les enjolivant de couleurs tendres, de vert-pomme ou de rose.

Mais cela n’était rien encore lorsqu’elle était seule avec son amant ; ce n’était qu’insupportable ; quand il y avait réunion d’amis, cela devenait humiliant.

Ils étaient là, un tas de gens qui riaient comme des oies quand elle se hasardait à lancer un mot. Elle raconta, un jour, avoir vu, dans la rue du Cherche-Midi, un bien charmant tableau : un petit garçon à genoux, en chemise, sur un prie-Dieu. Ils demandèrent à combien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommade rosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière. Quand ils se furent bien divertis, son amant lui avait baisé la main avec un respect qui n’était pas vrai, disant : — Céline, tu es admirable ! Tu es complète, ma fille !

Il n’y avait pourtant pas de quoi s’esclaffer ainsi ! Avec ça que ce pauvret en chemise ne valait point leurs toiles à eux, des maçonneries pas terminées où l’on ne voyait rien ! Est-ce qu’un tableau bien propret et bien lisse, ce n’était pas ce qu’ils auraient dû peindre ? Poussée à bout par tous ces hommes qui l’excitaient pour la faire parler, elle exposa, un soir, carrément ses idées sur la littérature et sur la peinture. Elles pouvaient se résumer en ceci : dans un roman elle voulait des crimes, dans un tableau des choses douces. Elle obtint un succès de fou rire.

Une seule fois, elle avait été écoutée avec quelque attention ; alors qu’elle s’était mise à raconter la querelle survenue entre son patron et le contre-maître.

Le patron était, paraît-il, un monsieur bien, qui s’occupait des affaires du dehors, mais ne connaissait pas du tout le travail de la brochure. Le contre-maître était un coquin de la pire espèce qui s’était rendu indispensable, en mettant tous les bons ouvriers dehors, en brouillant l’ordre des piles, cachant des feuilles, enfouissant dans des coins les couvertures. Quand il était absent ou malade, c’était un désarroi. — L’on ne trouvait plus rien. — Il abusait alors de la situation, réclamant des augmentations successives, imposant la présence de son fils, un affreux drôle chassé de tous les ateliers pour son inconduite et le patron cédait, très pâle, après ces disputes, préférant subir toutes ces avanies plutôt que d’assister à la déroute de sa maison. Les exigences du contre-maître croissaient comme de juste à mesure que l’ouvrage devenait plus pressé et plus nombreux. Le personnel était au courant de toutes ces misères. Les femmes donnaient généralement tort au contre-maître ; les hommes qui l’exécraient convenaient volontiers qu’il se conduisait comme une canaille, mais, au fond, ils étaient ravis des humiliations infligées au singe.

Bref, après avoir battu la capitale, en quête d’un ouvrier qui avait servi naguère et pendant plus de dix années, dans ses magasins, le patron l’avait découvert, et il avait pris sa revanche, en flanquant du même coup à la porte le contre-maître et son fils.

Céline, lancée dans son histoire, avait eu de l’éloquence, des éclairs dans les yeux, des gestes. — Avec des mots, elle faisait voir la tourbe des brocheurs s’agitant, dessinait d’un coup d’adjectif la silhouette du contre-maître, la figure du patron, faisait assister à leurs débats, à leurs colères, montrait tout l’atelier, l’oreille au guet, s’éjouissant et se rigolant à ces éclats. — Ça y est, s’écria l’auditoire, c’est nature ! Et le peintre avait paru charmé, il avait emmené, le lendemain, sa maîtresse en promenade ; il l’avait enfin traitée convenablement, comme une grande personne.

Céline se dit qu’elle avait été probablement très drôle sans le savoir, et elle voulut recommencer.

Elle se mit à bavacher tous les potins, toutes les parlottes de la brochure ; mais, ou la corde était usée, ou Céline n’avait plus cet accent et ces allures qui montrent. On l’écouta d’un air ennuyé, et, dès qu’on put croire qu’elle avait terminé ses récits, on parla d’autre chose, sans plus s’occuper d’elle.

Alors les soirées s’étendirent fastidieuses et mornes.

Le tête-à-tête devint tout aussi pitoyable que les réunions. Ils échangeaient à peine quelques mots. Certains soirs, ils se regardaient pendant des heures et, pour rompre le silence, Céline lâchait de ces questions auxquelles on ne saurait répondre.

Il jetait au hasard un oui ou un non.

Elle reprenait, cherchant ses phrases et s’étudiant à bien dire ; elle dégoisait d’innombrables bourdes, parlait du quart d’heure de rabais, des roses crémières, de l’œil de larynx, du zèbre du Liban, citait des proverbes à rebours, vantait les singes de terre cuite déguisés en avocats et exposés dans les galeries du Palais-Royal, racontait qu’elle était parente avec un jeune homme de bien du talent, un artiste qui dessinait des portraits au fusain d’après des photographies, et elle demandait à son peintre s’il pourrait en faire autant ; puis, changeant brusquement de conversation, elle l’interpellait : — Dis donc, mon petit homme, tu ne sais pas, la fille à Gamel, tu sais bien, celle dont je t’ai parlé, eh bien, elle se marie.

Il se bornait à hausser les épaules.

— Tu n’es guère aimable ce soir !

— Eh ! tu me débites un tas de choses sans queue ni tête, que diable veux-tu que tout cela me fasse ?

— C’est bien, on ne peut plus parler, alors ! Je ne dirai plus rien. — Et, très pincée, elle jouait du piano avec ses doigts sur ses genoux, regardait en l’air et, rognonnant, se suçait les ongles.

Ces scènes se renouvelaient presque tous les soirs. Les fureurs du peintre commençaient dès que Céline avait franchi sa porte. Pour la vingtième fois, il la suppliait de ne pas accrocher sa capeline sur le coin d’un cadre, et elle s’entêtait à ne pas la pendre à un porte-manteau ou sur le dos d’une chaise ; le cadre penchait forcément, dessinait des guingois sur la muraille et elle soutenait que c’était sans importance, que sa coiffe n’abîmait pas la dorure, qu’il n’était pas utile que le tableau fût droit.

Avec cela, elle n’était bonne à rien. — Quelquefois, lorsqu’elle avait ces jolis mouvements de femme qui se lève nonchalamment d’un siège, il lui criait : Halte ! — Elle restait comme une hébétée, droite, sans grâce. Alors il remettait son carnet en place, disant d’un air découragé : Va, ma fille, tu peux remuer ; je t’ai dérangée pour rien.

Généralement, la querelle s’envenimait et Céline, devenue bruyante, lui jetait à la face tous ses ennuis, toutes ses rancœurs, lui reprochait de n’être plus comme après les premiers jours de leur liaison, et il avait l’impudeur d’en convenir ; elle se montait peu à peu la tête et versait des grossièretés. Alors, il la regardait de travers, éprouvant de grandissantes envies de la mettre dehors ; puis, avec une lâcheté des sens, une peur d’être contraint à aller quêter au dehors l’amour qu’il avait chez lui, avec l’habitude prise d’avoir, entre ses quatre murs, quelque chose qui remuât et fît du bruit, il se taisait, dévorant silencieusement ses rages. Elle était exaspérée d’avoir un pareil amant, mais elle tenait à lui malgré tout ; il lui imposait un peu et elle avait un quasi-respect pour sa tenue de ville, ses mains blanches, les draps de fine toile de son lit. Elle respirait, dans ce logement, une certaine senteur d’élégance qui la rendait fière. De bonne foi, elle se considérait comme très supérieure à toutes ses compagnes et elle n’avait plus qu’une pitié hautaine pour les amours populacières de sa sœur et d’Auguste.

Un jour, à l’atelier, elle avait négligemment retroussé sa robe pour faire voir les bas de soie que Cyprien lui avait donnés et les envies sourdes de ses camarades l’avaient charmée. Seulement, celles-ci s’étaient vengées à coups de langue, blaguant ses robes, ses cravates, qui n’étaient plus fraîches : — Tout ou rien, disait l’une. — Quoi que ça veut dire, criait une autre, des montants de soie dans de vieux ripatons ! Et Céline se répétait : il faut pourtant que je me fasse offrir une robe par mon homme. — Ah ! c’était vexant ! Il aurait bien dû lui éviter la honte d’une requête ! Oui, mais il n’avait même plus l’air de s’apercevoir qu’elle était mal mise.

Un beau soir, elle appela tout son courage à son aide, et, balbutiante, elle laissait tomber : J’ai attendu, je ne voulais pas, ça m’ennuie bien, va, mais tiens, vois pourtant, le bas s’en va, elle craque aux coudes et sous les bras ; il y a si longtemps que je la porte ! Et puis, je n’ai pas d’argent, c’est la morte saison, on fait des semaines de rien !

Il la mena devant son tiroir, l’ouvrit et partagea avec elle les trente francs qui lui restaient. Elle lui sauta au cou et entra dans de longues explications sur sa robe. — Tout bien considéré, elle ne pouvait s’en payer une comme celles qu’elle avait vues au Bon Marché, c’était trop cher ; elle achèterait tout bonnement de la vigogne à quarante-neuf sous le mètre ; il lui en fallait huit mètres sur un mètre vingt de large ; pour éviter des frais de galons et de passementeries, elle se contenterait de faire des plissés avec la même étoffe ; et, joyeuse, elle comptait sur ses doigts, les yeux au plafond, l’air méditant et idiot.

Un flot de paroles lui jaillissait des dents ; elle étourdissait Cyprien avec son caquet de la rue, avec une profusion de détails qu’elle bavait à propos du corsage. Il regretta presque le bon mouvement qui l’avait amené à ouvrir son tiroir ; un soir, il n’y tint plus ; il envoya sa maîtresse à tous les diables !

Ces scènes se renouvelèrent. Après de nombreuses courses dans les magasins et des marchandages sans merci, Céline découvrit que sa robe lui reviendrait encore à un prix plus élevé qu’elle ne l’avait cru. Ce fut surtout alors qu’elle déversa sa bile sur toute la maison, sur son père, sur sa mère, sur sa sœur. Sa mère ne s’en aperçut même pas ; Désirée, qui avait la tête à bien autre chose, ne s’en émut guère ; seul, Vatard reçut en plein le fouet des douches. Il se résumait ainsi la situation :

— J’ai deux filles ; il y en a une qui ne veut épouser légitimement personne, et elle est encore plus insupportable que l’autre qui voudrait se marier et qui ne le peut pas. C’est vraiment décourageant, je ne sais quoi faire !