Les Sœurs Vatard/Chapitre X

Charpentier (p. 162-178).


X


— Ah ! nom d’un chien ! Ah oui, mes fifilles, je suis content d’être revenu ! Avoir les pieds dans ses pantoufles, retrouver de vieilles pipettes dans lesquelles on n’a pas fumé depuis longtemps, ça s’appelle une joie ! Ah zut pour leur bière au vinaigre et vive le vin ! Tiens, je vais en boire encore un verre !

Et, tout en dégustant ce nectar à treize sous le litre, Vatard répondait aux interrogations de ses filles : — Amiens, si c’est amusant ? Comme une porte de prison ! des rues, une citadelle, une grande église avec des sculptures rigolo, un ruisseau d’eau sale, des arbres comme partout, des pipes neuves en terre noire et des pots en cuivre pour les allumer, du genièvre comme qui dirait de l’eau-de-vie blanche dans laquelle on aurait trempé des allumettes, de la bière aigre et dure à laper, un bahut, mes enfants, un vrai bahut ! Et avec cela votre tante pas aussi malade qu’elle le prétendait, une vieille bougonne, un fil en quatre qui me sciait le dos, me répétant à tout bout de champ : Ah ça voyons, Vatard, tu ne vas pas encore sortir ? — Ah ! je puis bien le dire, j’ai fait mon purgatoire dans cette sacrée ville. On n’est pas plus patriote qu’un autre, et ce n’est pas parce que je suis né à Montrouge, mais, voyez-vous, il faut d’autres endroits qu’Amiens pour dégotter tout ça ; et il montrait du geste, par la fenêtre ouverte, un horizon de tuyaux, de toits et de perches à télégraphe.

— Vous mettez votre galurin ? Ah, oui, c’est l’heure, je n’y suis plus, moi. C’est vrai, je suis en lambeaux, j’avais pris un billet de seconde classe pour aller là-bas, je comptais rapporter de l’argent ; mon œil ! rien, pas un patard ! J’ai dû revenir en troisième, et la nuit ! Crédieu ! ça manquait de capitons, j’ai les reins dans un état ! Eh ! bien, puisque vous partez pour l’atelier, je vais aller voir un peu Tabuche, savoir si son panaris ne lui a pas repoussé et pinter un verre à sa vieille santé. — Alors, à ce soir ; tâchez de ne pas rentrer trop tard, qu’on ait le temps de fricoter une petite cervelle au vin ; ça me remettra des côtelettes en papillote que l’on me forçait à avaler chez votre tante. Vous y êtes, vous n’oubliez rien ? Non ? Je ferme la porte. — Et il quitta ses filles, au bas de l’escalier, tirant sur sa bouffarde, faisant voltiger sa canne, s’arrêtant pour causer avec les boutiquiers qui se délectaient à écouter le récit de son voyage.

Quand les deux sœurs arrivèrent à l’atelier, toutes les ouvrières faisaient cercle autour d’une petite fille de quatre à cinq ans, une blondine maigriotte et blanche. Le matin, une femme était venue et avait demandé à la contre-maître si elle ne pourrait pas prendre l’enfant comme apprentie. La contre-maître stupéfaite avait déclaré qu’une petite fille aussi jeune était incapable de tout travail. Alors la femme s’était mise à pleurer, disant qu’elle était dans le malheur, que son mari était mort, qu’elle était obligée, pour vivre, de vendre, dans la rue, des nèfles et des pommes, que l’enfant était trop peu raisonnable pour rester seule à la maison, qu’enfin elle ne consentirait jamais à l’envoyer dans une crèche ou à la confier à des gardeuses ; et de ses mains qui tremblaient elle s’essuyait les paupières et les joues, suppliant, avec des hoquets dans la voix, qu’on voulût bien lui garder sa petite.

L’enfant, voyant tant de monde autour d’elle, se détournait, en faisant la moue, et avait de grosses larmes dans les cils ; la contre-maître, très apitoyée, la prit dans les bras, la mit sur ses genoux et, tricotant des jambes, elle chantonnait : À dada, sur mon bidet, prout, prout, prout cadet ! — La petite battait des mains et criait : Encore ! Et quand la contre-maître, essoufflée, la remit à terre, elle lui tirait sa pèlerine, la priant de lui faire toujours à dada. La mère eut un regard de folle et, se précipitant sur sa fille, elle l’enlaça, la baisa éperdument. La petite se remit à pleurer ; alors la grosse Eugénie la fit danser en rond avec elle et, embrassant ses menottes, elle disait : C’est pas avec des pauvres petites mains comme celles-là qu’elle pourrait travailler ! Vrai, on n’y peut pas songer, ce serait un crime !

Tout le monde branla le chef en signe d’approbation. Enfin la contre-maître, après avoir consulté le patron qui ne s’y opposa point, dit à la mère que c’était une affaire entendue, qu’on aurait bien soin de l’enfant, qu’elle pourrait l’amener tous les matins, et venir la chercher tous les soirs. La pauvre femme murmura : Pauline, dis merci aux dames ; — mais Pauline avait pris peur et se cachait la tête dans les jupes de sa mère. — Alors, pendant qu’une ouvrière l’alléchait avec un morceau de sucre, la femme s’en fut doucement, la tête baissée, bégayant des mercis, avalant ses larmes.

Au bout de dix minutes, la gamine qui s’était remise à pleurer, criant : Je veux voir maman, moi ! gigottait et riait aux éclats. On l’avait assise sur une table ! chacune lui donnait des débris de déjeuner et elle tendait avidement les doigts, bredouillant : Nanan, pour Pauline, ça ? Sa joie fut au comble, lorsque Désirée lui façonna une poupée avec des rognures de papier jaune et elle fut presque aussitôt du dernier bien avec Moumout qui, mauvais comme une gale pour les hommes et pour les femmes, rentrait ses griffes et se laissait volontiers caresser par les enfants.

Les plioirs recommencèrent leur flux et leur reflux sur le papier des rames. — Eh ! Céline, cria l’ouvrière qui souffrait des dents, il est joliment chic le type avec lequel tu te baladais, hier au soir !

Céline fit la nigaude et feignit d’ignorer ce que cette question pouvait signifier ; mais l’autre, poussée par une sorte de taquinerie envieuse, continua : C’est vrai, ce que j’avance ; à preuve que le père Chaudrut t’a vue comme moi ; — et le vieil homme qui manœuvrait des cisailles approuva du bec : — Un monsieur bien, un fils de famille, mâtin de chien, ce n’était plus de la petite bière ! mais ce n’était pas une raison pour faire sa tête et passer à côté des gens sans avoir l’air de les reconnaître.

La femme Teston en bâillait d’ahurissement. — Eh bien, après tout, dit-elle, Céline n’a pas tort ; pourquoi donc qu’elle donnerait comme les autres sa jeunesse à un tas de galvaudeux d’ouvriers qui lui mangeraient tout ce qu’elle gagne ?

— Eh ! dites-donc, vous, cria Chaudrut, tapez donc pas sur l’ouvrier.

— Des galvaudeux comme vous, répliqua la mère Teston !

— Allons, allons, voyons, maman, laissez donc Chaudrut tranquille, gémit la contre-maître.

— Moi, ce qui m’étonne, ricanait la petite, tout en curant ses chicots avec des bouts d’épingles, c’est que, lorsqu’on se paie des messieurs aussi ficelés, on ne se fasse pas payer en même temps des robes neuves.

Céline fut piquée.

— Mais certainement, que je vais en avoir, et comme tu n’en auras jamais des robes ! Va donc, hè ! ton entreteneur à toi, c’est le général Pavé ! Et puis, tiens, sais-tu, au lieu d’asticoter les autres, tu ferais vraiment mieux de te mettre les joues sous la presse, ça t’aplatirait peut-être les ballons qu’on t’a fourrés dans les gencives !

La femme Teston s’égueulait le visage à force de rire et ses yeux lui rentraient sous le front.

— Attrape ça, toi, dit-elle.

Mais la contre-maître menaça l’autre de la ficher à la porte si elle ripostait.

— En voilà assez, cria-t-elle, ma parole, ça devient une vraie halle, ici !

Désirée, que toutes ces disputes n’intéressaient guère, se grattait la jambe sur laquelle folâtrait une puce. Elle s’interrompit soudain et eut un haut de corps ; Auguste venait d’arriver, dans la salle du fond, et il semblait avoir une poche noire sur l’œil. Elle fut atterrée et se pencha un peu pour le revoir ; mais le jeune homme paraissait tenir à rester dans l’ombre, car il s’obstinait à tourner le dos au jour et à se dissimuler derrière une pile. Alors elle se leva et elle vit fort bien qu’il avait un œil au beurre noir.

Elle s’en fut auprès de lui et fit à voix basse : Ah çà, qu’est-ce que vous avez ? Venez dans la cour, j’ai à vous parler d’abord ; papa est revenu et je ne pourrai aller au rendez-vous, ce soir.

— Il dit : Ah ! et baissa la main qui lui abritait la face.

— Vous vous êtes donc battu, reprit-elle, que vous avez l’œil comme une pomme pourrie ?

Il prétendit être tombé et s’excusa de ne point la suivre, vu le travail pressé qu’il devait terminer avant son départ. — C’est bien, riposta la petite, d’un ton sec, en pinçant les lèvres, et comme Chaudrut passait, rattachant la ficelle qui sanglait sa blouse, elle s’enquit auprès de lui des motifs qui avaient fait pousser ainsi la paupière d’Auguste. Il déclara sur les cendres de sa défunte ne rien savoir ; elle n’apprit la vérité qu’une fois dans la cour.

Le marchand de rognures était venu ; le contre-maître avait fait l’appel des hommes et toute l’équipe était descendue dans la soute aux vieux papiers. Auguste était avec les autres. Quand on fut en bas et qu’on eut ouvert la porte de cette cave, le jour ne filtrait que par un soupirail sur le gigantesque amoncellement des rognures qui ressemblaient sous cette lueur jaune à un formidable monceau de choucroute frisée et blonde. Le père Potier s’écria qu’une lanterne était insuffisante et qu’il tenait à voir la qualité des marchandises qu’il achetait. Alors Auguste était remonté avec Alfred pour chercher d’autres lumières. Il devait de l’argent à ce copin. Celui-ci, le matin, tout en étouffant son pierrot de vin blanc, avait tiré de sa poche huit ou neuf bouchons et il s’était dit : nom d’un bonhomme, on a rien bidonné, depuis hier au soir ! Autant de chopines mortes, autant de bouchons qu’il resserrait, — c’était l’étiage de ses crues. — En attendant, il était sans le sou et son ivresse devenait mauvaise. Il réclama à Auguste, qui avait trente-cinq centimes en poche, les deux francs qu’il lui avait prêtés pour conduire Désirée aux Folies-Bobino. La discussion avait duré tant qu’ils étaient en quête de chandelles ; une fois redescendus dans la cave et occupés à décroûter le tas des rognures et des maculatures pour les mettre en sac et les peser, la querelle avait recommencé et s’était close par la soigneuse tripotée qu’Auguste avait reçue.

Ce fut le contre-maître qui raconta l’histoire à Désirée ; elle revint tremblante s’asseoir à sa place.

Sa première pensée fut celle-ci : C’est un batailleur, ah bien merci alors ! Et puis, en admettant même qu’Auguste n’aimât pas à chercher noise à ses compagnons, quand on écope une pareille raclée, on est ou un homme pas brave ou un homme pas fort ; et elle se trouvait humiliée d’avoir un amoureux qui, contraint à se battre, ne roulait pas les autres. Puis, cette paupière gonflée lui fit peine, elle avait envie de pleurer ; Auguste ne disait rien, mais ça devait lui faire bien mal ! Il devait avec cela être joliment gêné ! Elle se figurait combien c’était vexant pour un homme de se montrer à celle que l’on aime dans un tel état ! Elle en vint à songer enfin au sourire goguenard du contre-maître lorsqu’il lui avait avoué qu’Auguste avait emprunté de l’argent pour promener sa belle. — Au fait, elle avait peut-être eu tort ; elle devait bien savoir qu’il gagnait très peu et que les parties qu’ils avaient commises avaient coûté cher. Il est vrai que si sa bourse qui n’était jamais bien grosse, puisque son père lui réclamait pour sa nourriture, son blanchissage et son logement, dix francs par semaine, avait aidé au paiement de ces réjouissances, jamais elle n’aurait pu faire honneur à son amoureux en achetant une capuche et un filet nœufs.

Elle pensa d’abord à aller trouver Alfred et à lui payer les deux francs, puis elle se fit la réflexion que cela la compromettrait par trop et qu’elle ferait ainsi passer Auguste pour un je ne sais quoi, et puis deux francs c’était une somme. C’est égal, le pauvre garçon était sans le sou ; peut-être n’avait-il pas de quoi fumer ! Elle eût voulu le savoir, et avec cette bonté imbécile qui souhaite des malheurs pour les réparer, elle aurait été satisfaite qu’il n’eût pas de quoi rouler des cigarettes, afin de pouvoir en chercher un paquet, et le lui offrir.

Quoi qu’il en fût, elle était prise d’un grand attendrissement et elle se reprochait le ton sec avec lequel elle lui avait parlé tout à l’heure. Elle n’y tint pas. Auguste était seul, dans son coin ; elle se leva et, ne sachant comment lui témoigner qu’elle n’était point fâchée contre lui, elle s’approcha et, sans lever les yeux, lui tendit la joue.

Auguste était aussi très ému ; il l’embrassa doucement, et, comme le baiser se prolongeait, Désirée, rouge comme une cerise, se sauva jusqu’à sa place et répondit que les oreilles lui cuisaient quand la contre-maître s’informa de ce qu’elle avait bien pu faire pour avoir ainsi le sang à la tête.

Céline avait suivi toute la scène des yeux. Elle se demandait toujours s’il fallait brusquer les choses ou les laisser aller ; elle se demandait encore si, avant de parler mariage avec Auguste, il ne vaudrait pas mieux consulter son père. Depuis qu’elle était arrivée à prendre d’assaut son peintre, toutes ses humeurs, toutes ses lubies avaient disparu et elle était pleine d’indulgence pour les amours de sa sœur. Autant les couples heureux l’avaient fait jadis sauter de rage, autant, maintenant, ils lui paraissaient mériter qu’elle s’y intéressât. Auguste ne lui plaisait toujours pas beaucoup ; il avait quelque chose de timide et de froid qui la gênait. Il manquait de rigolade et d’entrain, mais en fin de compte, elle n’avait aucun grief à lui reprocher ; il s’était même toujours conduit honnêtement avec elle, soldant ses consommations aussi bien que celles de sa sœur, lorsqu’ils se trouvaient ensemble. Il avait soutenu Désirée quand elles étaient en bisbille ; mais c’était naturel, chacun défendant son bien ; et puis elle était comme toutes les femmes qui, n’ayant plus rien à envier pour elles, s’intéressent aux affaires des autres, aiment à se mêler de ce qui ne les regarde pas, barbotent dans les écheveaux embrouillés, les embrouillent davantage et s’efforcent d’autant plus de les démêler qu’elles n’y ont pas d’intérêt sérieux.

Tout bien considéré, il eût peut-être été plus sage de laisser Auguste se morfondre sans rendez-vous, pendant des mois ; mais, d’un autre côté, la petite pouvait devenir quasi folle, le rejoindre quand même et culbuter. Le baiser qu’elle venait d’offrir l’inquiéta. — Elle conclut que mieux valait en finir, emmener Auguste, lui poser carrément la question, se débattre ensuite contre son père.

Elle avait l’air si étrange lorsqu’elle l’aborda, qu’Auguste craignit un malheur et la rejoignit aussitôt, dans la rue. Ils ne dirent mot sur le trottoir ; alors Céline le mena chez un marchand de vins et là, épaulés contre des lauriers en caisse, ils se regardèrent d’un air assez embarrassé, tout en tournant avec une cuiller de fer battu le barège de leur absinthe.

Malgré son assurance, Céline ne savait trop comment tenter l’abordage. Elle prit des chemins de traverse, parlant de la petite fille qui était à l’atelier, disant que c’était bien gentil les enfants, que si elle avait été mariée, elle aurait voulu en avoir.

Auguste gardait le silence ; d’abord parce que le subit enthousiasme de Céline pour les douceurs de la maternité lui importait peu ; ensuite parce que son œil lui faisait mal.

— Est-il vrai, continua-t-elle, que vous ayez reçu ce coup de poing à cause de ma sœur ?

Il répondit que ce n’était pas précisément à cause d’elle ; c’était pour des affaires entre Alfred et lui ; il avait été frappé d’ailleurs quand il ne le prévoyait pas ; — c’est égal, si les camarades ne l’avaient pas retenu, son adversaire aurait passé un fichu quart d’heure ; il le rattraperait du reste !

Céline l’écouta patiemment exhaler ses menaces et ses plaintes.

— Tout cela, c’est bien embêtant, reprit-elle ; tout le monde à l’atelier est convaincu que Désirée est la cause de cette bataille ; ça lui fait du tort, on la regarde et l’on cancane. Ah ! Et puis zut ! Tenez, je vais vous dire la chose de suite, moi, ne lanternons plus. Voulez-vous l’épouser, oui ou non ?

Auguste devint cramoisi et son œil poché se fonça. Il balbutia : — Mais oui, certainement, je l’aime bien, mais cependant, il faudrait avoir un peu de temps devant soi pour réfléchir.

— Réfléchir à quoi ? s’écria Céline. Voyons, pas de mots inutiles ; parlons peu, mais parlons bien. Voici la situation : Désirée n’est pas mal de sa personne ; elle a un œil qui n’est peut-être pas très droit, mais peu importe ; d’abord, comme dit mon peintre qui l’a entrevue, un œil qui tourne un peu, c’est comme une mouche bien placée sur un visage, ça attire ! — Auguste eut le regard ébahi d’un homme qui ne comprend pas. — Céline se hâta de poursuivre, craignant qu’il ne réclamât une explication qu’elle se sentait absolument incapable de lui donner. — La phrase l’avait tellement étonnée quand elle lui avait été dite qu’elle l’avait retenue et qu’elle la roulait, dans sa tête, sans comprendre ce qu’une mouche sur un visage pouvait bien avoir de commun avec l’œil de sa sœur. Elle continua : — Je n’ai pas à parer ma famille, mais Désirée est une ouvrière hors ligne qui gagne parfois vingt francs par semaine. Dans ces conditions, ce ne sont pas les partis qui manquent, vous pouvez le croire ; ce n’est donc point l’embarras du choix qui me fait vous parler. Vous apportez quoi d’ailleurs ? de la conduite et vos deux bras, tout cela ne fait jamais que quarante centimes l’heure ; mince de fricot ! Mais peu importe, si vous vous aimez. Écoutez-moi bien : — papa est de retour, Désirée a dû vous le dire. — Vos réunions vont tomber dans l’eau. Ma sœur ne choppera pas, je suis là. — C’est pas la peine de me regarder ainsi ; moi je suis bâti autrement qu’elle ; si j’ai fauté, c’est que ça m’a fait plaisir ; je n’en suis pas moins une honnête fille d’ailleurs. Vous dites quoi ? Que vous le savez ? Parbleu, vous n’avez pas de mérite à le savoir, c’est connu ! Voyons, ce ne serait pas gentil : un petit ménage avec des enfants, une jolie chambre en noyer, des rideaux blancs, de l’amour plein le lit, des bouteilles dans l’armoire et, si l’on est sage, du rôti, tous les dimanches. Hein ! Ça vaut la peine qu’on y pense ; le père est un brave homme, la mère ne gêne pas, la sœur vous la connaissez, balocheuse, mais pas méchante ; reste à s’assurer si le papa ne dira pas non. Dame ! C’est une autre question, mais je m’en charge. Il faut d’abord que je sache à quoi m’en tenir avec vous ; — seulement dépêchons, il me faut une réponse avant que je m’en aille, et je décampe dans trois minutes.

Auguste suait à grosses gouttes. Il annona un oui sans enthousiasme.

— Alors tout va bien, continua l’autre, nous allons commencer la manœuvre. — L’absinthe ça fait combien ? — Le jeune homme ne s’interposa pas ; il n’avait plus que trois sous, l’achat d’un cornet de tabac lui ayant raflé les quatre autres, et puis, comme disait Céline, en allongeant sa pièce, nous n’avons plus à nous gêner entre nous, nous sommes maintenant en famille.

Il resta très ahuri. Il eût à coup sûr mieux aimé rester garçon, préféré avoir Désirée comme maîtresse plutôt que de l’avoir tout de suite pour femme, mais il savait parfaitement que c’était impossible. Elle ne lui avait pas caché d’ailleurs sa façon de penser là-dessus ; mais c’est égal, il eût voulu pouvoir prolonger ainsi la situation, comptant sur un hasard, sur n’importe quoi. D’un autre côté ce n’était pas une vie que d’être toujours sans le sou ; or Désirée était un parti avantageux, puis cela ferait plaisir à sa mère qui, ainsi que la plupart des femmes impotentes et vieilles, aspirait à voir marier son fils. Il se ratiocinait toutes ces raisons, se ressassant : J’ai dit oui, je vais sauter le fossé, mais comment faire ? Et, malgré tout, l’idée qu’il allait perdre sa liberté le chagrinait. Il en venait à espérer par moments que Vatard s’opposerait au mariage et, une minute après, quand il se représentait le tableau dépeint par Céline : une chambre propre et claire, Désirée en caraco blanc, l’époussetant, toute fière de ses meubles, il avait peur d’être refusé.

Ballotté à gauche, à droite, ne voulant pas et voulant plutôt, il finissait par être très abasourdi. Il n’avait bu qu’une absinthe, trempée d’eau et de gomme, et il se sentait béatement soûl. Une réflexion traversa cependant la brume de ses idées et acheva de le convaincre qu’il n’avait pas eu tort de répondre oui. Des bruits circulaient dans la maison Débonnaire, on disait que le patron s’était disputé avec le contre-maître et qu’il allait probablement lui régler son compte. Si l’histoire était vraie, qui prendrait la place ? Personne à l’atelier n’était capable de la remplir. Le nouveau chef serait choisi dans une autre maison et il amènerait comme toujours avec lui des camarades. Les ouvriers médiocres seraient mis dehors et remplacés par d’autres ; ceux-là ne vaudraient sans doute pas mieux, mais ils seraient du moins les amis du contre-maître. Auguste ne se dissimulait point qu’au cas échéant, il risquait fort d’être congédié. La perspective de se trouver sans position sur le pavé lui fit courir un froid sur l’échine. S’il épousait Désirée, il était par cela même inattaquable, la contre-maître aimant la petite et la femme Teston faisant la pluie et le beau temps auprès des patrons.