Les Sœurs Vatard/Chapitre IV

Charpentier (p. 60-73).


IV


L’œil-de-bœuf sonna six coups, puis il eut comme un étouffement de catarrhe, et lentement le timbre retinta six fois.

Désirée venait d’avaler le dernier navet d’un haricot de mouton, les magasins étaient presque déserts ; brocheurs et brocheuses étaient allés se repaître d’un ordinaire et d’un petit noir dans les bibines avoisinantes. — Seules, les femmes de bien avalaient leur pitance dans l’atelier. — La contre-maître broyait entre ses dents des noyaux de pruneaux. Céline faisait tiédir sur une petite lampe du café de la veille, la mère Teston suçait les vertèbres d’un lapin aux pommes.

Un jeune homme entra.

S’adressant à Désirée qui levait la tête, il dit assez timidement : — Vous n’auriez pas besoin d’un ouvrier ?

— Ça ne nous regarde pas, répondit la contre-maître, adressez-vous au chef des hommes, c’est lui qui embauche.

L’ouvrier tournait sa casquette entre ses doigts.

— Il n’y est pas, ajouta la contre-maître, revenez dans une demi-heure, il sera sûrement de retour.

— Connais pas cette tête-là, grogna Chaudrut, qui, se trouvant sans le sou, déjeunait à l’atelier d’une miche de pain et d’un morceau de brie. — Le patron avait refusé, le matin même, de lui avancer dix sous qu’il réclamait avec de fausses larmes dans la voix. — Le vieux gredin gémissait, guignant de l’œil l’enfant de sa fille qui se versait d’une petite bouteille clissée d’osier du vin dans un gobelet. — Prends garde, ma toute belle, dit-il, tu vas t’étrangler, attends donc, pour boire, que tu n’aies plus la bouche pleine. — Il était devenu très paternel, cherchait à apitoyer l’enfant et à se faire offrir la moitié de sa piquette.

La petite ne répondant pas, il se leva, et, tout courbé, gauchissant ses espadrilles, gémissant sur les malheurs de son estomac, grognonnant après cette gueuse de déveine qui le poursuivait, il s’en fut, un litre en main, chercher de l’eau à la fontaine.

— Tu sais, dit la mère Teston à la fillette, si tu donnes du vin à ton grand-père, je le dirai à ta mère, et tu verras !

Chaudrut rentra plus amoiqué et plus larmoyant que jamais. Il posa le litre devant lui, le considéra en hochant la tête et, paraissant surmonter un invincible dégoût, il avala une gorgée. — La petite buvottait son vin. — Il craignit qu’elle n’achevât sa bouteille, et, n’y tenant plus, il murmura : — Dis donc, chérie, tu vois grand-père, il est pas heureux, tu ne voudrais pas lui laisser une petite goutte pour son dessert ?

— Si ce n’est pas honteux, s’écria la contre-maître, un homme de cet âge qui carotte une enfant ! C’est dégoûtant !

— C’est-il ma faute à moi, pleura le vieux, si je n’ai pas le sou ?

— Oui, c’est de votre faute ! exclama véhémentement la mère Teston, si vous ne vous étiez pas soûlé, toute la semaine, vous auriez de quoi boire aujourd’hui !

— Oh ! Là, dites donc, reprit Chaudrut qui, certain maintenant de ne rien obtenir, devint insolent ; vous ne plaignez pas les autres, parce que vous venez de vous le laver, votre tuyau à opéras ! Merci, en voilà un genre de débiner le monde ! Vous vous en fourrez dans le coco du lapin et du vin à treize. Où donc, sans indiscrétion, que vous logez tout cela, maman ? pour avaler tant de choses, vous avez donc les boyaux, comme des manches d’habits ?

On dut s’interposer, la mère Teston, perdant toute mesure, ne parlait de rien moins que de le vider. — Le contre-maître amenant le nouvel ouvrier fit heureusement diversion. Il installa sa recrue près de la presse à eau et lui dit en goguenardant : — Allez-y, Auguste, et pompez ferme !

L’atelier rentrait peu à peu ; les couvreurs s’étaient installés près de leurs cisailles et ébarbaient les feuilles, d’autres collaient des couvertures et des gardes, le nouveau venu se trémoussait entre les bras de la machine, jetant à la détourne un regard sur Désirée qui, tout en collationnant des gravures, le regardait, elle aussi, à la dérobée.

Elle le trouvait gentil, avec sa figure un peu chafouine, dorée de cheveux en boucles, puis il avait l’air doux et triste ; il avait aussi de jolies petites moustaches blondes ; les dents par exemple n’étaient pas merveilleuses, l’une d’elles faisait l’avant-garde dans la gencive et une autre bleuissait sur le côté gauche avec une mauvaise apparence. Il était en somme un peu pâlot et un peu chétif ; tel quel, cependant, il pouvait encore faire honneur à la femme qu’il aurait au bras.

Lui, ne la trouvait pas très jolie. Elle était un peu courte et ses yeux avaient des difficultés, l’un avec l’autre, mais elle était tout de même attrayante avec sa margoulette rose, ses prunelles raiguisées, son nez au vent, ses allures effarouchées et prudes. Elle était avec cela propre comme un petit sou. Ses cheveux étaient bien peignés, son jupon n’était pas retenu par des épingles, sa camisole n’avait pas de plaques de colle ou de graisse, ses brodequins même, qu’il aperçut un moment, étaient bien usés, mais ils avaient encore bonne contenance, les attaches étaient raccommodées, aucun bouton ne manquait, et la jupe du dessous qui passait sous la robe, lorsqu’elle se croisait les jambes, était blanche et sans crotte.

Elle devait aussi avoir de l’ordre puisqu’elle ne déjeunait pas dans les crémeries, et c’était une fille qui, tout en ayant de la tenue, n’aurait pas fait des bêtises pour du linge, puisqu’un employé de chez Crespin en tournée ne lui réclama l’argent d’aucun bon. C’est à peine si, dans l’atelier Débonnaire, elles étaient deux ou trois qui ne fussent point abonnées à cette maison. Toutes les semaines, le receveur arrivait avec un livre noir à tranches jaunes sous le bras, une casquette argentée sur le chef, une tunique à collet bleu et à boutons blancs, ornés d’une levrette, emblème de la fidélité, et il inscrivait les sommes versées sur son livre à souche et sur le petit carnet rouge de la cliente. — Il blaguait aussi avec la plupart d’entre elles comme un homme qui les connaît à fond. Ce jour-là, la recette fut maigre, personne n’avait d’argent ; aussi pourquoi ne venait-il pas le samedi ? il s’imaginait donc que l’on avait de l’argent à remuer à la pelle ! tant pis pour lui ! — et l’homme, intéressé à la récolte, maugréait, habitué cependant à ces rebuffades.

Quand il fut parti, toutes se récrièrent, et comme toujours ne cessèrent de se lamenter qu’en accusant de leur misère la baraque où elles travaillaient. Est-ce qu’on pouvait gagner sa vie en touchant de douze à quinze francs par semaine, au plus ?

— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas le matin, et pourquoi partez-vous le soir, avant l’heure, dit la contre-maître ?

La petite qui souffrait des dents cria rageusement :

— Tiens, voyez-vous, est-ce que vous croyez avoir affaire à des bêtes de somme ?

Auguste remarqua que Désirée se taisait et continuait à travailler.

La fillette sentait ses regards tomber sur elle et elle n’osait plus lever les yeux. Il n’y avait pas à dire, il était gentil, mais c’était peut-être un mauvais sujet, un soulotteur prompt aux disputes ; c’était, dans tous les cas, un triste ouvrier, un sabot à quarante centimes l’heure, puisqu’on ne l’employait qu’aux gros ouvrages. Et cependant il n’avait l’air ni d’un gobichonneur ni d’un imbécile. Comme figure, elle n’enviait pas un amoureux différent, et puis il ne la regardait point avec des mines indécentes, ainsi que tant d’autres qu’elle avait dû remettre à leur place. C’était seulement dommage qu’il n’eût pas la mine plus hardie et plus gaie.

Il n’était, en effet, ni hardi ni gai. Auguste pouvait être classé parmi ces gens que le peuple appelle des « gnan-gnan ». Parti comme soldat et revenu, après cinq années de garnison, chez sa mère, il était entré à tout hasard dans la brochure, s’étant laissé raconter qu’un homme de bonne volonté pouvait rapidement apprendre l’assemblage et gagner facilement sa vie.

La maison Débonnaire était connue sur le pavé de la capitale ; elle racolait souvent des hommes de peine et pouvait fournir du travail même aux gens peu experts dans le métier de brocheur. — Auguste était arrivé, il s’était adressé à Désirée plutôt qu’à une autre, pourquoi ? il ne le savait ; sans doute parce qu’elle lui avait semblé bonne fille et pas moqueuse. Les autres, pensait-il, ont l’air diablement rosse, et ce joli garçon avait peur d’être baliverné par elles. Il aurait fait, s’il l’avait fallu, le coup de poing avec les hommes, mais avec une femme, il se sentait bredouillant et indécis, malhabile à la riposte, rougissant jusqu’aux oreilles d’une blague qui fait rire.

Quand il était troupier, il n’avait guère couru après les cuisinières ou après ces femmes qui suivent les camps ; de retour chez sa mère, le hasard fit qu’il n’habitât point une maison bondée de roulures ou foisonnant de gigolettes propres à le dégourdir. Il n’ignorait certainement pas comment se pratique cette agréable chose que les petites ouvrières appellent : « faire boum », mais par bêtise, par honte, ou par malechance, il n’avait jamais eu ce que ses camarades nommaient une bonne amie. Une fois, il s’était énamouré, pendant huit jours, d’une femme, mais elle était si malhonnête, si confite en ordures qu’il avait eu le dégoût et la honte de ses saletés. Le reste du temps, il était allé prendre des mazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnées d’or où des femmes, en costume de bébé, polkent en gueulant, ou somnolent, les pis à l’air et la mâchoire entre les poings. — Oh ! mon dieu, ces femmes, il ne les avait pas dédaignées ; il s’en trouvait dans le nombre qui avaient des mines fûtées et riaient avec de jolis éclats. Mais tout cela n’était pas l’assouvissement qu’il avait rêvé. Ce grand garçon, dont l’appétit des sens était assez vif, désirait ardemment une maîtresse. Il passerait avec elle ses soirées et ses dimanches. Il ne buvait pas plus de trois verres de vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, ne pariait jamais d’œufs rouges au tourniquet, il était par conséquent très désœuvré. Il lui fallait à tout prix une femme ; il aspirait après une brave fille qui aurait des pudeurs devant ses amis et ne l’entraînerait pas dans des dépenses où seul il paierait l’écot.

Comme gentillesse, Désirée le séduisait fort. Malheureusement il ignorait qui elle était. Si peu madré qu’il fût, il était clair cependant qu’elle devait être sage. Cela se voit de suite dans un atelier, à la façon dont on vous adresse la parole, au silence de la fille aux propos gaillards, à sa facilité à les entendre. Celles qui s’indignent ont eu sûrement un amant ou deux, elles sont plus bégueules que des vierges. C’est toujours la même chanson au reste, les femmes déchues n’ayant pas de juges plus impitoyables que celles qui n’ont choppé que dans une circonstance.

Lui plaisait-il ? Là était la question. Il était de pimpante trogne, mais il n’avait pas l’aplomb, le déluré qui plaît aux filles ; elle, ne doutait point qu’il ne fût enchanté de l’avoir vue et elle en était naturellement flattée.

Un moment, elle dut se lever pour aller prendre de l’assemblage sur un tréteau juché près de la presse. Elle eut une petite rougeur aux joues quand elle le frôla. Auguste demeura très bête. De loin, il se hasardait à la dévisager ; de près, il n’osait plus. Quand elle retourna à sa place, le corps un peu renversé, tenant en ses bras les feuilles à coudre, il la trouva décidément charmante.

Il se reprochait d’être aussi peu brave. — Pourquoi ne pas lui avoir parlé lorsqu’elle était près de lui ; mais, au fait, qu’aurait-il pu lui dire ? Dans un atelier, tout le monde observe et écoute, il ne pouvait prononcer, sans qu’il fût entendu, un mot même très bas, et puis sûrement elle se serait fâchée. — N’importe, il allait toujours tenter la chance. — Il rumina de réparer sa couardise, en la suivant, le soir ; il se demanda par quelle phrase il tenterait de l’aborder, si elle ne le repoussait point, il lui offrirait quelque chose chez un marchand de vins et là il se sentirait plus à l’aise. Le tout, c’est qu’elle ne l’éconduisît pas dès le premier mot.

Puis il se fit la réflexion que ce serait sans doute peine perdue ; n’avait-elle donc ni amoureux ni amant, qu’elle voulût bien accepter ses offres ? Il y avait gros à parier qu’elle était attendue à la sortie.

Sur ces entrefaites, comme le père Chaudrut trimballait des piles d’in-18 et les entassait derrière la machine à eau, il fit sa connaissance. Il avait l’air d’un si digne homme ! Le fait est que ce birbe était toujours obligeant et gracieux pour les nouveaux venus. Celui-ci lui sembla jeune, il ne devait pas avoir été beaucoup refait. Auguste mit la conversation sur les brocheurs et il essaya de la faire arrêter sur la jeune fille.

Le vieux roublard le laissa s’embourber dans des phrases qu’il croyait habiles ; avec son regard qui vaguait sous ses lunettes, ce flibustier avait deviné où tendaient toutes les questions d’Auguste. Il dit ce qu’il voulut, fit l’éloge de Désirée, apprit à son camarade qu’elle avait une sœur, la lui montra, affecta une grande estime pour la fanfan qui était sage et appartenait à une famille bien honorable, extorqua finalement dix sous au jeune homme et s’empressa de le quitter, pour les aller boire.

Pendant ce temps Désirée comprit, sans rien entendre aux propos échangés entre les deux ouvriers, qu’il s’agissait d’elle. Elle se coula la main dans les ondes de ses cheveux, rajusta le ruban rose qui remuait alors qu’elle levait et baissait la tête et se résolut, au cas où Auguste la suivrait, dans la rue, à le recevoir le plus mal possible, afin de lui faire comprendre qu’elle était une fille honnête, accessible seulement pour le mariage.

Lui, était un peu interloqué. La petite se fourrant le nez dans son ouvrage pour l’agacer, il regarda sa sœur et la trouva terriblement canaille. Elle avait un corsage dépoitraillé, un filet en loques et elle criait aux hommes des massiquots : — eh ! Dites donc, Jésus qui chiquent, payez-vous une tournée ?

Ce n’était pas sa sœur, ou alors Désirée était donc une sainte-n’y-touche qui, sous d’autres apparences, ne valait pas mieux ? Il se donna ce prétexte, enchanté de ne pas se trouver godiche s’il ne l’abordait point, — et cependant c’était impossible ! La contre-maître, une virginité aigrie, implacable pour toutes les fautes qu’elle n’avait pas eu l’occasion de commettre, l’appelait mon enfant, causait avec elle de sa mère malade, la traitait enfin avec des égards qu’elle n’avait ni pour Céline ni pour les autres.

Et puis, après tout, est-ce qu’il n’était pas libre de prendre le même chemin qu’elle ? Oui, mais alors, s’il ne lui parlait pas, il n’était qu’un sot. Il fallait pourtant qu’il se décidât, — L’heure du départ allait sonner.

Les hommes s’étaient déjà esquivés pour la plupart. — Les femmes se pressaient de terminer leur tâche. — Le brouhaha de l’atelier se mourait en une rumeur vague. Les femmes enlevèrent leur tablier et commencèrent à agacer le chat qui rôdait, défiant, les griffes prêtes à sortir. Moumout courait sur les tables, les babines et la queue en branle ; il filait son rouet, se laissant toucher par les unes, regardant les autres de son œil faux, puis, ayant dévoré tous les rogatons des paniers vidés, il sauta sur une chaise, se plongea la tête sous son cuissot dressé et se mangea furieusement les puces.

Les femmes partaient en bande. — Désirée caressait Moumout, attendant que sa sœur fût prête. — Elle était vraiment appétissante avec sa capuche de laine bleue et le tirbouchonnement de ses frisettes. Pour se donner une contenance, elle grattait le menton du chat qui ronronnait de plus belle, ouvrant les yeux, faisant scintiller ses topazes à peine barrées d’une ligne noire.

— Allons, viens-tu ? dit Céline.

Désirée regarda derrière elle pendant la route et elle aperçut le jeune homme qui feignait de contempler les toits quand elle se retournait. Il remonta derrière elles jusqu’à la gare Montparnasse, mais il ne paraissait pas vouloir s’approcher. — La petite fille fut vexée. — Elle aurait voulu être accostée et faire la dédaigneuse ; elle s’arrêta même, pendant une seconde, sous le prétexte de tirer son bas qui faisait pli dans la bottine. Auguste ne sut ou n’osa profiter de l’occasion. Désirée reprit sa marche.

Et cependant, le soir, quand la lumière fut éteinte, et qu’elle songea aux blondes moustaches du nouveau venu, elle l’excusait presque. — Il n’était pas déluré, cela était évident, mais, vaille que vaille, il n’avait pas du moins l’allure de ces mauvais chiens qui font marcher les femmes, tambour et gifles battant.

— C’est déjà beaucoup, soupira-t-elle, et, enfouissant son blanc museau dans le traversin, elle ronflotta gentiment, la bouche mal ouverte et le nez chantant.