Les Sérails de Londres (éd. 1911)/Texte entier

Albin Michel (p. 3-370).

AVERTISSEMENT


Cet ouvrage, comme le titre l’indique, n’est point à proprement parler, écrit dans le même genre de l’Arétin, du Portier des Chartreux, de la Fille de joie, et autres de cette espèce : on n’y trouvera aucune expression obscène qui puisse, en quelque sorte, choquer les convenances. En m’exprimant ainsi, je ne prétends point faire l’apologie de ce livre, ni prouver sa moralité ; car on doit bien s’attendre à trouver dans une production de cette nature des aventures piquantes, joyeuses et même gaillardes ; mais l’auteur, en les décrivant, ne s’est point servi de ces mots libres que l’on rencontre dans les livres de ce genre.

Cet ouvrage n’est point tout à fait destiné à exciter les passions, ni à satisfaire la curiosité vicieuse : les scènes qu’il renferme, et qui sont tracées d’après les portraits originaux, peuvent éclairer la partie innocente et ignorante de notre sexe, et la détourner de la route libertine de la vie, en la voyant couverte de tant d’événements dangereux et de situations sinistres et mortelles : il peut également instruire l’autre sexe, faible et sans défense, des pièges que l’on lui tend journellement et dont il ne connaît pas le danger ; lui démasquer l’hypocrite caché, le libertin marié, le prédicateur infâme, le lord méprisable et le débauché superstitieux ; lui faire envisager les moyens de séduction que ces mécréants emploient perpétuellement pour le séduire et le tromper ; enfin les deux sexes y verront des scènes de vice compliqué, qui, en faisant frémir d’horreur, feront chérir davantage la vertu.

La tromperie, la perfidie et les stratagèmes employés formellement par les mères abbesses de ces lieux de libertinage, pour attirer dans leurs sérails les personnes des deux sexes, y sont peints dans leur véritable couleur : c’est un tableau utile mais affligeant de la dépravation de la nature humaine qui démontre jusqu’à quel degré l’infamie peut parvenir dans le cœur d’une jeune personne.

Que le monde réfléchisse sérieusement sur les aventures dont il est fait mention dans cet ouvrage, et si après une telle exposition, il n’en retire pas, dans un sens moral, quelques heureuses conséquences, ce ne sera point la faute de l’auteur.

Quoi qu’il ne soit question dans cet ouvrage, que des sérails de Londres, on peut également faire l’application des scènes et aventures secrètes dont il y est question, aux sérails de France, et à ceux des pays étrangers. Le tableau doit être partout le même.

Nous croyons devoir informer le lecteur que cet ouvrage est écrit par un moine de l’ordre de Saint-François, et il nous paraît nécessaire d’illustrer son caractère, et de donner une petite description du prieuré de Medmenham, le siège de l’esprit, de la plaisanterie, de l’anecdote et de la galanterie, car ce fut dans cet endroit que ces mémoires furent recueillis et écrits, durant un séjour de quelques semaines, par une société de gens de lettres les plus distingués et les plus enjoués de ce siècle.

Un certain gentilhomme qui avait fait le tour de l’Europe, et avait visité la plus grande partie des villes capitales du continent, où il fit des observations judicieuses sur chaque objet intéressant qui se présentait à son imagination particulièrement sur les différents couvents religieux, fondés, pour ainsi dire, en contradiction directe avec la nature et la raison, étant de retour en Angleterre, pensa qu’une institution burlesque sous le nom de Saint-François, montrerait évidemment l’absurdité de ces sociétés séquestrées, et il jugea qu’il conviendrait mieux de substituer à la place des austérités et des abstinences qui y étaient pratiquées, l’enjouement agréable, la franche gaieté et la félicité sociale. Ayant communiqué son idée à plusieurs gentilshommes instruits, d’un caractère vif et badin, et pensant comme lui, ils s’accordèrent ensemble à faire bâtir une petite maison, mais élégante, sur une petite île située au milieu de la Tamise, pas bien éloignée de Hampton ; ce projet fut aussitôt exécuté ; l’habitation était distribuée en un nombre d’appartements convenable qui consistaient en une bibliothèque, une salle de musique et d’instruments, un salon de jeux de cartes et autres pièces, etc. Tout étant ainsi disposé on donna à cette maison le nom de prieuré de Medmenham. Il fut donc résolu d’y venir passer, suivant l’occasion, quelques semaines, dans la saison de l’été ; et là, semblables à un autre Sans-Souci, de donner l’essor à leurs génies. Le contrôle et la gêne étaient bannis de la Société ; excepté les usages établis par les bonnes mœurs et la politesse. Il était permis à chacun de s’amuser, suivant son goût, soit à lire, à écrire, à jouer ou à converser. Cependant ils se trouvaient toujours tous réunis aux heures des repas, et pour qu’ils fussent mieux assaisonnés de l’enjouement, de la plaisanterie et de la gaîté, chaque membre pouvait y introduire une dame d’un caractère vif, badin et agréable. Ils y admettaient aussi d’autres hommes, mais sous la restriction qu’en cette occasion, le maître des cérémonies connaissait parfaitement leur mérite, leur esprit et leur caractère. Après s’être porté quelques santés particulières, il n’y a plus ensuite de gêne pour la circulation du verre. Les dames dans l’intervalle des repas, peuvent choisir entre elles, celles qui leur agréent le plus pour faire leurs parties, et, s’amuser ensemble ou seule, soit à lire, à faire de la musique, à travailler au tambour, etc.

Le sel de ces fêtes est généralement attique, mais on n’y souffre point, sans une peine sévère, indécence ni indélicatesse ; le jeu de mots qui porte agréablement, et d’une manière honnête, le double entendre y est accueilli avec beaucoup d’applaudissements. L’habit de l’ordre de Saint-François est porté très religieusement, tant par les moines réguliers que par les autres visiteurs admis, des deux sexes : ils sont requis de jurer de ne point révéler le secret de l’ordre, qui cependant est plutôt un sujet de forme dont on peut fréquemment se dispenser. La cérémonie de réception se fait dans une chapelle destinée à cet effet, au son d’une cloche qui est accompagnée d’une musique solennelle et plaintive. Le candidat, à son entrée, fait la révérence ; après s’être avancé d’un pas lent vers une table placée à l’extrémité de la chapelle, il fait profession de ses principes, et demande d’être admis en dedans des barrières, le lieu fixé des douze membres juges revêtus de l’habit de l’ordre. Après que la cérémonie d’un candidat est faite, les autres font également leurs professions et exposent leur titre d’admission. Hors les moines juges ayant entendu attentivement les prétentions des compétiteurs, le supérieur procède à recueillir leurs voix, et le candidat qui paraît avoir une majorité en sa faveur est déclaré élu, et en conséquence on lui donne son titre d’admission dans la Société.

Malgré les règles de décence et de décorum qui sont observées dans cette Société, en opposition à ces femelles qui prennent le voile dans les séminaires étrangers, les dames, à leur admission, ne sont point forcées de faire aucun vœu de célibat ; il en est de même des moines ; ces dames se regardant en femmes légitimes des frères tout le temps qu’elles séjournent dans cette maison religieuse. Chaque moine observe très scrupuleusement de ne pas enfreindre la loi de l’union nuptiale de ses autres frères.

Les dames, en particulier, souscrivent au serment du secret ; et, comme il est de leur intérêt réciproque de ne point faire connaître les règles et les cérémonies de cette maison religieuse, il n’y a pas encore eu, depuis la première institution de l’ordre, aucun rapport scandaleux sur leur compte ; ce qui, autrement, aurait pu augmenter le nombre des divorces qui maintenant est si fort en vogue dans ce royaume.

Pour qu’aucune dame ne puisse être surprise, soit par son mari, parent ou connaissance quelconque, elles sont admises en masque, et elles ne se démasquent qu’après que tous les frères les ont passées en revue, afin qu’elles puissent éviter, si elles le jugent convenable, la rencontre de quelque personne fâcheuse. Dans ce cas on n’exige d’elles aucun éclaircissement, mais elles peuvent se retirer sans faire aucune apologie ni confession quelconque à aucun des frères, si ce n’est qu’à leur mari temporaire.

On y admet de temps à autre, les recherches du genre amoureux et platonique, mais, dans ces circonstances, l’entière liberté des discours est permise, pourvu néanmoins qu’elle n’outre passe point le décorum. Alors, si les sujets de la conversation deviennent trop passionnés, les dames employent l’usage de l’éventail, pour ne point montrer la rougeur que produit sur leurs visages de pareils discours : et, fort souvent sous ce prétexte, quelques dames saisissent cette occasion pour faire une retraite temporaire avec leurs amoureux. Le monastère n’est point destitué du secours de la faculté, même des personnes qui professent l’art de la chirurgie aussi bien que celui de l’accouchement et, dans un pareil cas, les dames, si elles le jugent nécessaire, peuvent faire une retraite temporaire du monde, et, à cet égard, augmenter la postérité de la génération présente. Les enfants provenus de cette liaison deviennent les fils et les filles de Saint-François, et sont employés dans les charges et fonctions du séminaire, relativement à leurs différentes capacités, ou au sort que leur assignent leurs parents.

Tels sont, en général, les lois, coutumes et règles de la société des moines de Saint-François, dont la plupart d’entr’eux ont contribué, d’après leurs renseignements, à la production de cet ouvrage.

La première édition de ce curieux ouvrage scandaleux a été donnée à Paris, en l’an IX (1801) chez le libraire Barba, au Palais-Égalité, 4 vol. in-32. Cette édition, illustrée de quatre charmants frontispices, est devenue de la plus grande rareté. C’est, outre l’intérêt de l’ouvrage, une des raisons pour lesquelles nous donnons ici la réédition complète de ce pendant aux Sérails de Paris, petit ouvrage galant devenu aussi classique que recherché par les amateurs et collectionneurs.


LES SÉRAILS DE LONDRES

LES
SÉRAILS DE LONDRES,
OU
LES AMUSEMENS NOCTURNES.
CONTENANT
Les Scènes qui y sont journellement représentées,
les Portraits et la Description
des Courtisannes les plus célèbres,
et les Caractères de ceux qui les fréquentent.
TRADUIT DE L’ANGLAIS.
TOME PREMIER.
A PARIS,
Chez BARBA, Libraire, Palais Egalité, derriére
le Théâtre de la République, No. 51.

an ix. (1801.)
Titre de l’édition originale des Sérails de Londres.

CHAPITRE PREMIER

Naissance et progrès de la galanterie. Description de différents séminaires de divertissements amoureux dans le dernier règne.

Ce siècle d’avancement et de perfection dans les arts, les sciences, le goût, l’élégance, la politesse, le luxe, la débauche, et même le vice, devait être particulièrement distingué par les modes et les cérémonies usitées dans le culte rendu à la déesse de Cypris.

Nos pères connaissaient si peu ce que l’on appelle aujourd’hui le ton, qu’ils regardaient infâme tout homme qui entretenait une maîtresse ; les saillies mêmes de la jeunesse étaient inexcusables ; il fallait avant le vœu matrimonial, observer très religieusement, des deux côtés, le plus parfait célibat. L’adultère était alors jugé un des plus grands crimes que l’on pût commettre ; et lorsqu’une femme s’en rendait coupable, fût-elle de la plus haute noblesse, on la bannissait de la société ; ses parents et ses amis ne la regardaient pas… Aujourd’hui la véritable politesse, établie sur les principes les plus libéraux du savoir-vivre, a pris la place de ces notions gothiques : la galanterie s’est introduite graduellement jusqu’à ce qu’elle ait atteint son présent degré de perfection.

Ce fut sous le règne de Charles II qu’elle commença à prendre naissance. Ce monarque en établit l’exemple dans le choix et le nombre de ses maîtresses pour ses courtisans et ses sujets ; mais dès que Jacques, ce prince moine et bigot (qui, comme l’avait observé Louis XIV, perdit trois royaumes pour une messe), parvint au trône, la galanterie alors fut bannie de ces royaumes.

À l’avènement de George Ier, les dames reprirent leur pouvoir. La gaieté et la familiarité établirent un commerce entre les deux sexes. Il n’y avait pas de partie complète sans les dames ; ces parties devinrent ensuite plus particulières et favorisèrent les desseins des amants. L’intrigue commença alors à éviter les regards de la cour que le palais avait favorisé ; et les courtisans, pour mieux suivre leurs passions, se retirèrent dans les boudoirs. Sous le règne de George II, la galanterie se purifia ; elle devint une science pour ceux qui voulaient intriguer avec dignité. Les femmes eurent alors tout pouvoir à Saint-James. On faisait plus la cour à la maîtresse d’un homme puissant qu’au premier ministre, et les dignitaires de l’Église ne se croyaient pas déshonorés de solliciter ces faveurs d’une laïs favorite.

Le règne présent est celui où la galanterie et l’intrigue sont parvenus au plus haut degré de perfection.

Les divorces ne furent jamais si multipliés qu’ils le sont de nos jours : il ne faut pas s’imaginer qu’ils sont occasionnés par aucune affection réelle de l’une ou l’autre des parties, car si elles sont unies par l’intérêt ou l’alliance, de même elles se désunissent par l’intérêt ou le caprice d’un autre mariage.

Des femmes vertueuses nous passerons à celles que l’on peut se procurer pour une somme stipulée. Avant l’institution moderne des sérails, le théâtre principal des plaisirs lascifs était dans le voisinage de Covent-Garden. Il existe encore quelques libertines de ce temps qui doivent se ressouvenir des amusements nocturnes de Moll-King, au centre du marché de Covent-Garden. Ce rendez-vous était le réceptacle général des prostituées et des libertines de tous les rangs. À cette époque, il y avait sous le marché un jeu public appelé lord Mordington. Plusieurs familles ont dû leur ruine à cette association ; elle était souvent la dernière ressource du négociant gêné qui allait dans cet endroit avec la propriété de ses créanciers, dans l’espérance de s’y enrichir ; mais il était entouré de tant d’escrocs qui, par leurs artifices, le trompaient si adroitement, que c’était un miracle lorsqu’il retournait chez lui avec une guinée dans sa poche. Dans cet établissement infernal, le joueur ruiné qui n’avait pas un schelling pour se procurer un logement, se rendait chez Moll-King pour y passer le reste de la nuit ; si, par hasard, il avait une montre ou une paire de boucles en argent, tandis qu’il dormait, les mains habiles de l’un et l’autre sexe remplissaient les devoirs de leur vocation, et la victime malheureuse de la fortune, devenait alors une victime plus malheureuse de Mercure et de ses disciples.

Lorsque Moll-King quitta ses rendez-vous nocturnes, elle se retira avec une somme très considérable qu’elle avait amassée par les folies, les vices et le libertinage du siècle.

Vers le même temps, la mère Douglas, mieux connue sous le nom de la mère Cole, avait la plus grande réputation. Elle ne recevait dans sa maison que les libertins du premier rang ; les princes et les pairs la fréquentaient, et elle les traitait en proportion de leurs dignités ; les femmes de la première distinction y venaient fréquemment incognito, le plus grand secret était strictement observé, et il arrivait souvent que, tandis que Milord jouissait dans une chambre des embrassements de Chloé, son épouse lui rendait le change dans la pièce adjacente.

Il y avait à cette époque, à l’entour de Covent-Garden, d’autres endroits de marque inférieure. Mme Gould fut la première en vogue après la mère Douglas. Elle jouait la dame de qualité ; elle méprisait les femmes qui juraient ou parlaient indécemment, et elle ne recevait pas celles qui étaient adonnées à la débauche. Ses pratiques consistaient en citoyens riches, qui, sous le prétexte d’aller à la campagne, venaient le samedi soir dans sa maison et y restaient jusqu’au lundi matin ; elle les traitait du mieux qu’il lui était possible ; ses liqueurs étaient excellentes ; ses courtisanes très honnêtes ; ses lits et ses meubles du goût le plus élégant. Elle avait un cher ami dans la personne d’un certain notaire public, d’extraction juive, pour qui elle avait un très grand penchant en raison de ses rares qualités et de ses grandes capacités.

Près de cet endroit était une autre maison de plaisir, tenue par une dame connue sous le nom de Hell-Fisc-Stanhope ; on l’appelait ainsi à cause de la liaison intime qu’elle avait eu avec un gentilhomme à qui on avait donné ce sobriquet parce qu’il avait été président du Club de Hell-Fisc. Mme Stanhope passait pour une femme aimable et spirituelle ; elle avait généralement chez elle les plus belles personnes de Covent-Garden, et elle ne recevait que celles qui avaient le ton de la bonne compagnie.


CHAPITRE II

Description de la maison de Weatherby. Profession des personnes qui s’y rendaient. Caractère de Lucy Cooper et de ses favoris. Quelques traits sur le beau Tracey. Portrait du roi Derick. Bon mot du docteur Smolett. Description des sérails parisiens. Institution de couvents de filles en Angleterre, par Mme Goadby.

Nous commencerons ce chapitre par donner une description de ces deux fameux et infâmes endroits de rendez-vous nocturnes, connus sous le nom de Weatherby et de Margeram.

Le premier de ces endroits où se refugiaient les fripons, les débauchés, les voleurs, les filous et les escrocs, fut, dans l’origine, établi, il y a environ trente ans, par Mme Weatherby, peu de temps après la retraite de Moll-King. Son institution ne fut pas plutôt connue, qu’un grand nombre de filles de Vénus, de tous les rangs et conditions, depuis la maîtresse entretenue jusqu’à la barboteuse, se rendirent dans sa maison. Un méchant déshabillé était un passe-port suffisant pour cet endroit de libertinage et de dissipation. La malheureuse qui mourait de faim tandis qu’elle lavait sa seule et unique chemise, était sûre, en entrant dans cet infâme lieu, d’y rencontrer un jeune apprenti qui la régalait d’une tranche de mouton et d’un pot de bière, et s’il avait un peu d’argent, elle lui faisait payer pour dix-huit sols de punch, et l’engageait à passer le reste de la nuit avec elle.

Lucy Cooper avait coutume de venir fréquemment dans ce séjour de prostitution, non qu’elle eût l’intention de disposer de ses charmes à un prix aussi vil que celui de cet endroit, ni qu’elle y fût conduite par la nécessité, car elle était alors élégamment entretenue par feu le baronnet Orlando Br...n, un vieux débauché qui était si enchanté de ses reparties, qu’il l’aurait épousée, si elle n’avait pas eu la générosité de refuser sa main pour ne point couvrir sa famille de déshonneur. Quoiqu’il ne lui laissât manquer de rien et qu’il eût pour elle tous les soins imaginables, la voiture de Lucy était souvent arrêtée pendant vingt-quatre heures, et quelquefois plus, à la porte de Weatherby. D’après ce récit, le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qui la portait à fréquenter cette maison de débauche, plutôt que de rester dans son hôtel. La dissipation était sa devise ; elle haïssait le baronnet ; et chez Weatherby elle était sûre de rencontrer Palmer, l’acteur, Bet Weyms, Alexandre Stevens, Derrick et autres esprits choisis dont la compagnie lui était agréable. À la retraite du vieux baronnet, les affaires de Lucy prirent une tournure bien différente ; elle ne donna plus de dîners au beau Tracey ni au roi Derrick qui était dans la plus grande misère. Sa Majesté a compté plus d’une fois les arbres du parc pour un repas, mais si quelque connaissance amicale ne prenait pas compassion de lui, et ne l’invitait pas à se rendre à son logis, alors il faisait le tour de la cuisine de Lucy ou de Charlotte Hayes. À cette époque, cette dernière dame était entretenue par Tracey, un des hommes les plus dissipés de ce siècle par rapport au beau sexe. Il avait cinq pieds neuf pouces de haut ; sa taille était celle d’un Hercule et sa contenance tout à fait agréable : l’extravagance de sa parure lui avait fait donner l’étiquette de beau Tracey. Abstraction de ses qualités pour les femmes, c’était un homme au-dessus du médiocre pour le bon sens et l’instruction ; il était un écolier supportable ; il avait une bibliothèque assez bien composée ; il aimait tellement les livres que pendant que son perruquier arrangeait ses cheveux, il lisait constamment quelqu’auteur estimé et il disait en cette occasion : « que tandis qu’on embellissait l’extérieur de sa tête, il polissait toujours la région intérieure ». Il serait à désirer que les jeunes gens du siècle qui affectent le savoir, suivissent la remarque judicieuse d’un homme adonné à la dissipation et à la débauche ; et qui, quoiqu’il fût d’une forte constitution, détruisit, par ses vices, sa santé avant d’avoir atteint sa trentième année ; mais nos élégants du jour n’ont que l’extérieur, ils n’ont pas d’expressions dans leur contenance que celles que leur donnent leurs perruquiers et leurs parures.

La pauvreté de Derrick était quelquefois si grande qu’il n’avait ni souliers ni bas. Se trouvant un jour dans cette situation au café Forrest, à Charing-Cross, il se retira plusieurs fois dans le temple cloacinien pour rajuster ses bas qui, méchamment, déployaient à chaque minute des trous remarquables, ce qui mettait le roi hors de contenance. Le docteur Smollet était présent ; il aperçut son embarras et lui dit : « Il faut, Derrick, que vous soyez bien relâché pour aller si souvent au cabinet. » Comme il n’y avait pas d’étrangers dans le café, Derrick pensa qu’il pourrait tirer avantage de l’observation, et se procurer une bonne paire de bas par une plaisanterie ; exposant alors sa pauvreté : « Il est vrai, docteur, répliqua-t-il, mais le relâchement est dans mes talons, comme vous pouvez aisément le voir ». — « Sur mon honneur, Derrick, reprit Smollet, je l’avais jugé de même, car vos pieds sentent mauvais. » Le malheur fut que l’observation se trouva juste. Cependant le docteur, pour lui faire réparation de la sévérité de la raillerie, l’emmena chez lui, lui donna un bon dîner, et, à son départ, lui remit une guinée pour se procurer des bas et des souliers.

Nous avons donné la description des amis de Lucy Cooper et des autres personnes qui fréquentaient la maison de Weatherby, dans le temps de sa célébrité, afin de poursuivre historicalement[1] notre narration. Bientôt après, elle n’eut plus la même vogue ; les disputes et les rixes qui toutes les nuits avaient lieu dans cet endroit, troublèrent à tel point le voisinage, que la maîtresse de ce logis, conformément aux peines de la loi, fut emprisonnée et exposée sur le tabouret.

La maison de Margeram était dans la même rue, directement opposée à celui de Weatherby ; elle était établie sur le même pied ; on la regardait comme la petite pièce d’un spectacle, ou, pour mieux dire, on s’y rendait comme on passait autrefois du Vauxhall au Ranelagh, c’est-à-dire que dès que l’on se trouvait fatigué des amusements d’un endroit, on allait dans l’autre, et on y restait toute la soirée. Ce rendez-vous ne dura pas longtemps après la suppression de l’autre.

Après avoir parcouru ainsi dès sa naissance les progrès de l’intrigue, de la galanterie et du libertinage dans ses différents établissements, nous arrivons à l’époque où ces amusements nocturnes furent établis à l’extrémité méridionale de la ville, sous une forme plus honnête et plus agréable, sous la dénomination d’institution des sérails.

Mme Goadby fut la première fondatrice de ces sortes de couvents, dans sa maison de Derwick Street Soho. Elle avait voyagé en France, et avait été initiée dans les sérails des boulevards de Paris, sous la direction des dames Pâris et Montigny, deux anciennes abbesses qui connaissaient parfaitement tous les mystères et les secrets de leur profession. Ces deux endroits renfermaient un certain nombre des plus belles prostituées de cette ville ; elles étaient de différents pays et de différentes religions, mais elles étaient toutes unies par la même doctrine que l’on appelait la croyance de Paphos ; elle consistait en peu d’articles. Le premier, la plus grande soumission à la mère abbesse, dont les décrets étaient irrévocables, et la conduite jugée infaillible ; le second, le zèle le plus sincère pour les rites et les cérémonies de la déesse de Cypris, l’attention la plus stricte à satisfaire leurs admirateurs dans leurs fantaisies, leurs caprices et leurs extravagances, et à prévenir, par leurs soins assidus, leurs souhaits et leurs désirs ; enfin, à éviter les excès de la boisson et de la débauche, afin qu’elles pussent toujours avoir un air de modestie et de décence, même au milieu de leurs amusements. Ces articles, et quelques autres, formaient leur constitution. Enfin, c’était un crime impardonnable de cacher à la mère abbesse les présents et autres gratifications pécuniaires qu’elles recevaient au delà des prix fixés du sérail, lesquels étaient très modérés. Une nuit de plaisir avec une sultane, un bon souper, et autres dépenses, se payait un louis d’or, somme qui aurait à peine suffi à défrayer une de nos dames de la perte de son temps, sans compter les rubans et autres ajustements du soir, ni mentionner le souper, le vin de Champagne mousseux et autres dépenses de la maison.

Ces dévotes de Vénus passaient ordinairement leur après-dîner jusqu’au soir dans un grand salon ; quelques-unes pinçaient de la guitare, tandis que d’autres les accompagnaient de la voix ; il y en avait qui brodaient au tambour ou festonnaient ; on leur interdisait l’usage des liqueurs, excepté l’orgeat, le sirop capillaire et autres boissons innocentes, afin que leurs esprits ne fussent point échauffés, et qu’elles observassent le plus strict décorum.

L’amateur des dames se rendait dans ces endroits avant la comédie ou l’opéra, et, semblable au grand seigneur, il jetait le mouchoir à sa sultane favorite de la nuit ; si elle le ramassait, c’était une preuve qu’elle acceptait le défi, et, conformément aux lois du sérail, elle ne voyait personne, et elle lui était fidèle pour cette nuit.

Mme Goadby, à son retour de France, commença à raffiner nos amateurs amoureux, et à les établir d’après le système parisien ; elle meubla une maison dans le goût le plus élégant ; elle engagea des filles de joie de Londres des plus accréditées ; elle prit un chirurgien pour examiner leur salubrité, et n’en recevait aucune, qui, à cet égard, paraissait douteuse. Ayant apporté avec elle une grande quantité d’étoffes de soie et de dentelles des manufactures françaises, elle se trouva en état d’habiller ses vestales dans le goût le plus recherché ; elle y employa donc tous ses soins ; mais, en suivant le plan des sérails parisiens, il y eut deux articles qu’elle n’observa point : l’économie des prix et l’abolition des liqueurs jusqu’au temps du souper. Mme Goadby ne recevait point les bourgeois dans son sérail, mais les personnes de rang et de fortune dont les bourses s’ouvraient largement lorsqu’il s’agissait de satisfaire leurs passions, et à l’extravagance desquelles elle proportionnait toutes ses demandes ; aussi, elle amassa en peu de temps une fortune considérable ; elle acheta des terres, et elle devint par la suite une femme vertueuse de caractère et de réputation.


CHAPITRE III

Charlotte Hayes, imitatrice de Mme Goadby. Sa première apparition dans le monde avec Lucy Cooper et Nancy Jones. Anecdotes sur ces dames. Intimité de Charlotte avec Tracey. Règlement de la maison de Charlotte.

Le succès de Mme Goadby dans sa nouvelle entreprise engagea plusieurs personnes à l’imiter dans son plan.

Charlotte Hayes, femme bien connue par ses galanteries et ses intrigues, suivit son exemple ; elle loua une maison dans King’s Place Pall-mall, elle la meubla magnifiquement, et parut sur les rangs, peu de temps après avec éclat.

Charlotte Hayes, Lucy Cooper et Nancy Jones sortirent vers ce temps de leur obscurité, et se montrèrent avec avantage dans les endroits publics. Nous avons déjà parlé du caractère de Lucy. Quant à la pauvre Nancy Jones, elle fut seulement le météor d’une heure ; elle étoit une des plus jolies grisettes de la ville ; mais ayant eu la petite vérole, cette cruelle maladie défigura tellement ses traits qu’il étoit impossible de la reconnoître. Comme Nancy n’avoit plus alors la moindre prétention de captiver ; que sa figure hideuse lui avoit fait perdre ses connoissances, et l’empêchoit d’entrer dans les séminaires amoureux ; comme elle avoit été obligée de vendre ses meubles pour se faire soigner pendant sa maladie ; qu’elle n’avoit plus ni voiture élégante, ni habillements magnifiques, qu’elle étoit, en un mot, dans la plus grande détresse ; elle se vit donc contrainte à parcourir les rues dans l’espoir de rencontrer quelque citoyen ivre, ou quelqu’apprenti endimanché qui pût lui donner un méchant repas. Dans le cours de cette carrière choquante, elle contracta une certaine maladie qui la força d’aller à l’hôpital où elle paya bientôt la dette de la nature.

Quant à Lucy, ses affaires, après la mort du baronet Orlando, prirent une tournure très désagréable ; elle avoit, par son intempérance et sa débauche, bien affoibli sa constitution ; sa figure vive, et tout à fait agréable, étoit bien changée ; elle n’avoit plus les charmes suffisants pour captiver un homme, au point de la placer dans le même état de splendeur dont elle avoit joui pendant quelque temps. Il est vrai que Fett.....ace la secourut autant qu’il le pût ; mais ses affaires étoient tellement dérangées que, pour éviter l’impertinence de ses créanciers, il fut obligé de partir pour le continent. Lucy, abandonnée de tous côtés, après avoir disposé de sa vaisselle, de ses meubles et hardes pour vivre, fut poursuivie par ses créanciers et enfermée jusqu’au moment, où elle fut mise en liberté par un acte d’insolvabilité.

Après son élargissement, Lucy se vit contrainte de recommencer de nouveau son état, dans un temps où elle auroit dû assurer son sort pour le reste de ses jours. Elle trouva cependant des amis qui l’aidèrent à établir un séminaire à l’extrémité de Bow-Street, où elle fit assez bien ses affaires pendant quelque temps ; mais, en peu de mois, ses débauches la réduisirent au tombeau.

Charlotte avoit pris tant d’empire sur le beau Tracey qu’il faisoit ce qu’elle lui commandoit : nous avons déjà observé qu’il étoit devenu, par la suite de ses débauches, un homme très foible pour les femmes ; aussi Charlotte le trompoit notoirement, il le voyoit et il n’osoit lui en faire des reproches. Quand elle se prenoit d’inclination pour un homme dont elle vouloit jouir, elle lui donnoit rendez-vous à Shakespeare ou à la Rose ; et là elle le régaloit de la manière la plus somptueuse aux dépens de Tracey, car il lui avoit donné crédit dans ses deux maisons ; mais lorsqu’il croyoit que la dépense ne devoit se monter qu’à 4 ou 5 livres sterlings, il étoit étonné de la voir portée à 30 ou 40. Quand Charlotte manquoit d’argent, elle avoit un moyen ingénieux pour s’en procurer ; elle s’habilloit avec élégance et volupté ; elle alloit chez Tracey ; elle prétendoit être dans le plus grand embarras pour aller à la comédie ou aux autres spectacles ; et quand, par des artifices bien connus aux femmes de cette caste, elle avoit émouvé ses sens, elle ne demeuroit pas un moment de plus, à moins qu’il ne lui donna une guinée, ce à quoi il se soumettoit de bonne grâce, pour jouir de sa compagnie. Elle ne restoit pas avec lui plus d’une heure. Mais s’il vouloit jouir une autre heure de la même faveur, encore une autre guinée ; ainsi elle lui faisoit, de cette manière, si bien payer ses courses, qu’il auroit dépensé, en peu de temps, la plus grande fortune de l’Angleterre ; aussi à sa mort, qui arriva quelques mois après, ses affaires se trouvèrent-elles dans le plus grand désordre.

Charlotte avoit, avant cet accident, rompu avec Tracey. Elle tâcha de se procurer d’autres admirateurs, aussi complaisants que lui, ce qui n’étoit pas facile à rencontrer ; mais, après une variété de vicissitudes, elle fut enfermée pour dettes. Pendant sa captivité elle fit la connoissance particulière d’un comte qui, après avoir obtenu sa liberté lui procura la sienne. C’est alors que Charlotte forma son établissement dans King’s-Place ; elle eut soin d’avoir des marchandises choisies (telle étoit son expression). Ses nonnes étoient de la première classe ; elle leur apprenoit les instructions nécessaires pour le culte de la déesse de Cypris ; elle en connaissoit tous les mystères ; elle savoit aussi fixer le prix d’une robe ou autres ajustements, celui d’une montre, d’une paire de boucles d’oreilles, ou autres menus bijoux. Elle l’établissoit en proportion de la nourriture, du logement et du blanchissage des personnes ; en surchargeant ainsi ses nonnes de dettes, elle se les assuroit : lorsque quelques-unes cherchoient à s’échapper elle les renfermoit jusqu’à ce qu’elles se fussent acquittées envers elle ; alors ces malheureuses retournoient à leur devoir, ou cédoient à l’abbesse leurs vêtements, bijoux, etc., en un mot, tout ce qu’elles possédoient, afin d’obtenir leur liberté. Tel étoit le pied sur lequel elle avoit établi sa maison.


CHAPITRE IV

Description des visiteurs de la maison de Charlotte. État curieux de différents prix avec plusieurs de ses pratiques. Visite du capitaine Toper qui jette le couvent dans le plus grand embarras.

Les visiteurs du sérail de Charlotte étoient des pairs débiles, qui comptoient plus sur l’art et les effets des charmes femelles que sur la nature ; ils avoient usés leurs passions régulières, si on peut les appeler telles ; et ils étoient obligés d’avoir recours, non seulement à la pharmacie, mais encore à l’aide factice de l’invention femelle ; des Aldermans impotents, et autres Lévites riches, qui s’imaginoient que leurs capacités amoureuses n’étoient pas en décadence, tandis qu’ils manquoient de force et de zèle pour pouvoir, sans secours, remplir leurs dévotions envers la déesse de Cypris.

Charlotte considéroit de telles pratiques comme des amis choisis, qui, pour posséder des vierges, oublioient la valeur de l’or. Comme ces amoureux visoient à la jeunesse et à la beauté, elle avoit toujours un magasin de vestales qui, par leurs embrassements innocens, leur procuroit un plaisir inexprimable. Kitty Young et Nancy Feathers étoient de nouvelles figures que l’on ne connoissoit pas dans la ville, et qui, avec une certaine préparation, pouvoient aisément passer pour des vierges ; elles jouèrent donc le rôle de vestales, et donnèrent, pendant plusieurs mois, des preuves de leur immaculées virginités.

Voici, à cette occasion, un échantillon de l’état des prix.

Dimanche 9 janvier.
Une jeune fille pour l’Alderman Drybones. Nell Blossom, âgée d’environ dix-neuf ans, qui, depuis quatre jours, n’a fréquenté personne, et est dans son état de virginité.
20 guinées.
Une jeune fille de dix-neuf ans, pas plus âgée, pour le baronet Harry Flagellum. Nell Hardy de Bow-Street-Bet Flourish de Berners Street, ou Miss Birch, elle-même, de Chapel Street.
10 guinées.
Une bonne réjouie pour lord Spasm-Black Moll de Hedge Lane, jouissant d’une santé vigoureuse.
5 guinées.
Colonel Tearall, une femme modeste. La servante de Mme Mitchell, arrivant du pays et n’ayant point encore paru dans le monde.
10 guinées.



Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

Doctor Frettext, après l’office, une jeune personne complaisante, affable, d’une peau blanche et ayant la main douce, Poll Nimblewrist, d’Oxford, Martket ou Jenny Speedyhand de May-fair.
2 guinées.
Lady Loveit, arrivant des eaux de Bath, trompée dans ses amours avec lord Alto, désire se rencontrer mieux, et d’être bien montée cette soirée, avant de se rendre sur la route de la duchesse de Basto.
Le capitaine O’Thunder ou Sawney Rawbone.
50 guinées.
Son excellence le comte Alto, une femme à la mode, pour la bagatelle seulement pendant une heure, Mme O’Smirk arrivant de Dunkerque ou Miss Graeful de Paddington.
10 guinées.
Lady Pyebald, pour jouer une partie de piquet, prendre les tétons et autre chose, sans en venir à d’autre fin qu’à la politesse. Mme Tredrille de Chelsea.
5 guinées.

Cet échantillon de prix donnera une idée de la manière dont Charlotte conduisoit ses affaires. On sera peut-être embarrassé de savoir comment elle s’y prit pour procurer, dans le même temps, à chacune de ses pratiques, un appartement suffisant pour les satisfaire conformément à leurs différents amusemens favoris. Elle étoit trop bonne directrice de sa maison pour que ses amis ne fussent pas assortis relativement à leurs prix. Le Doctor fut donc placé au troisième ; Lady Loveit eut la chambre dans laquelle il y avoit un sopha et un lit de camp ; l’Alderman Drybonnes, la chambre des épreuves qui, quoique petite, étoit élégante, et ne servoit que pour ces sortes de cérémonies ; le baronet Harry Flagellum, la salle des mortifications, qui étoit pourvue de tout ce qui étoit nécessaire à cet effet ; lord Spasm, la chambre française à coucher ; le Colonel passa dans le parloir ; le Comte alla dans le salon de chasteté et lord Pyebald, dans la salle de jeu. Tandis que Charlotte faisoit toutes ses dispositions, elle fut interrompue par l’arrivée d’un jeune gentilhomme qui venoit souvent dans la maison, et à qui elle avoit donné la plus grande satisfaction à ses amusements. Il entra avec sa gaieté ordinaire ; il demanda à Charlotte une bouteille de vin de Champagne ; il la pria de lui faire compagnie et de boire avec lui ; elle y consentit, et lui dit qu’étant, dans ce moment très occupée, elle espéroit qu’il ne la retiendroit pas long-temps. Après avoir porté deux ou trois santés constitutionnelles, conformément à la charte du séminaire, il dit à Charlotte qu’il venoit pour une affaire très importante, dans laquelle elle devoit être le principal agent. « J’allai, la nuit dernière, chez Arthur, et, par un malheur inexprimable, je fus enragé de voir que mon partner étoit mon rival heureux au jeu et au lit. Je gageai avec lui mille guinées que, dans le mois, il attraperoit une certaine maladie à la mode.

Eh bien ! milord, dit Charlotte, comment puis-je vous aider dans cette affaire ?

Je vous dirai, répliqua-t-il, qu’à ma connoissance, mon rival a une liaison criminelle avec ma femme. Procurez-moi donc, pour demain soir, une personne qui ait grandement cette maladie, afin que je sois complètement en état de me venger de l’infidélité de ma femme, et de la bonne fortune de mon rival.

Dieux ! s’écria Charlotte, qui s’imaginoit qu’il vouloit l’insulter et jeter du discrédit sur sa maison. Vous m’étonnez, milord, et me traitez bien mal, moi qui ai toujours pris le plus grand soin de votre santé. Je ne connois point, et je ne reçois point chez moi des femmes de cette espèce.

Il étoit temps pour milord d’en venir à une explication plus particulière, pour la convaincre de la vérité, il tira de sa poche son portefeuille, et lui présenta un billet de banque de trente livres sterling. Cet espèce d’avocat fit sur Charlotte son effet ordinaire ; elle l’écouta avec plus d’attention, et promit de lui procurer un objet conforme à ses souhaits. Le lendemain la consommation heureuse s’ensuivit, et, au bout de quinze jours, le mari injurié fut convaincu que la double inoculation avoit eu tout l’effet qu’il en avoit désiré. Quelque temps après, l’associé de son lit parut en public ; milord lui demanda le prix de la gageure, qu’il paya immédiatement afin de ne pas entrer en discussion sur cette affaire.

Nous voyons dans quelle variété de services, Charlotte étoit obligée de s’engager ; elle étoit nécessitée de produire des vierges qui, depuis longtemps, ne l’étoient plus ; des femelles disposées à satisfaire de toutes les manières possibles le caprice imaginaire de la chaire ; des maîtres de poste pour les dames, capables de donner les leçons les plus sensibles à la garantie d’une minute près.

Vers neuf heures du soir, Charlotte, après avoir arrangé tout son monde, étoit occupé à préparer un bon souper, lorsqu’une des servantes, en allant chercher de la bière, laissa imprudemment la porte de la rue ouverte. Le capitaine Toper, la tête un peu échauffée, sortoit de la taverne ; il entre sans être entendu, il monte, il ouvre la porte de la chambre des postes : le capitaine O’Thunder, par un oubli national, avoit oublié de mettre le verrou, et Lady Loveit étoit trop pressée pour avoir pensé à une pareille bagatelle. Le capitaine Toper apperçoit, sur le sopha, O’Thunder et la dame en défi amoureux ; elle étoit entièrement livrée à ses désirs passionnés, et ressembloit beaucoup à Vénus de Médicis.

Leur surprise fut extrême de voir entrer Toper, qui, au lieu de se retirer, fixoit avec ravissement les charmes de la dame et s’écria avec extase : « C’est un ange, grands Dieux ! » M. O’Thunder, quoique Irlandais, étoit si confondu et si honteux, qu’il ne savoit que dire ni que faire ; à la fin il s’écrie : « Il est impertinent d’interrompre ainsi les gens dans leurs amusements particuliers. » En disant ces mots, il saute en bas du sopha, il saisit Toper par le col, et l’assomme d’une grêle de coups de poing. La dame jette des cris affreux ; chacun, effrayé du bruit, sort avec précipitation de sa retraite ; le doctor Fret-Text court, ou plutôt roule en bas des escaliers avec sa culotte à moitié déboutonnée, et sa chemise à moitié pendante ; Poll Nimblewrits, sans fichu et ses jupons à moitié relevés ; l’Alderman Drybones paroît avec un torrent de tabac qui ruisseloit de son nez dans sa bouche. Le comte Alto exprime sa surprise en disant : « Diantre, quel fracas pour une maison si bien réglée. » Le lord Pyebald vient avec ses cartes dans sa main, grandement mortifié d’avoir perdu son coup quoiqu’il ne joua rien. Le colonel Tearall, avec sa modeste dame, paroissent presque in puris naturalibus, croyant que le feu est dans la maison. Le lord Spasm tremble comme la feuille, et, n’ayant point de force, s’appuie sur Lady Loveit. La pauvre Charlotte s’évanouit, elle craint que sa maison et la réputation de Lady Loveit ne souffrent de ce scandale.

Il fut aussitôt résolu, par toutes les parties, que le capitaine Toper seroit invité de sortir ; et, dans le cas de refus, que l’on l’y forceroit.

O’Thunder se chargea de cet emploi s’il en étoit nécessaire ; mais le capitaine Toper, qui étoit roué de coups, ne balança pas à se retirer.


CHAPITRE V

Moyens qu’emploie Mme Mitchell pour tirer profit de son commerce. Aventures de Miss Palmer. Sa connoissance avec Mme Mitchell. Situation allarmante suivie d’une découverte très extraordinaire. Conséquence agréable de cette affaire en faveur de Miss Palmer.

Pour varier le sujet, nous allons transporter la scène dans la maison de Mme Mitchell ; son principal commerce étoit moins avec la noblesse qu’avec les bourgeois, et souvent avec leurs épouses ; elle avoit le plus grand soin de leur donner des marchandises choisies ; elle considéroit que la réputation de sa maison dépendoit de cette circonstance ; elle étoit constamment à l’affût des jeunes personnes qui se dégoûtoient de la rigueur de leurs parents, ou qui, par un faux pas irréparable, se refugioient chez leurs amies, et abandonnoient le sentier de la chasteté pour prendre le chemin de la destruction.

Miss Palmer étoit la fille d’un gros négociant de Londres ; il était veuf ; voulant établir sa fille avant de se remarier, il avoit trouvé pour elle, comme il se l’imaginoit, un parti très avantageux dans la personne d’un marchand Portugais extrêmement riche. Cette jeune personne entroit dans sa dix-septième année ; elle étoit fort jolie et très grande pour son âge. Elle avoit les yeux d’un beau bleu, qui exprimoient modestement les émotions de son âme, et qui auroient enflammé le cœur d’un hermite, et lui auroient fait oublier sa cellule et ses vœux célibataires ; en un mot, toute sa personne étoit calculée pour inspirer au plus haut degré possible la passion la plus tendre.

Son mari futur avoit près de cinquante ans ; la nature ne l’avoit favorisé ni d’une figure agréable ni d’une tournure satisfaisante : comme il avoit passé le printemps et l’été de sa vie dans les climats brûlants, qui ne sont pas très favorables au teint, le sien étoit bien différent de celui des Européens ; pendant le cours de ses voyages il avoit contracté un genre de caractère dur, qui sembloit être étranger aux passions les plus nobles, et aux sentiments délicats du cœur. Il n’est pas étonnant qu’un tel homme ne plût pas à Lucy ; elle refusa d’obéir aux ordres de son père ; mais ses mandats étoient irrévocables ; les sollicitations et les plus tendres supplications de cette belle fille ne purent le faire changer de résolution ; en vain elle demanda, à genoux, quelques jours de répit pour se préparer à ce terrible sacrifice ; celui de son mariage fut irrévocablement fixé, avec injonction de se tenir prête au jour indiqué : dans cet état embarrassant, elle prit un parti désespéré ; elle résolut de s’échapper, et elle mit son projet à exécution la nuit avant le jour de ses noces.

Sa marchande de modes logeoit à l’extrémité de la ville vers Berkelet-Square. C’étoit une femme qui possédoit ces artifices femelles calculés, pour tromper l’innocence, et qui sacrifioit son sexe pour un petit gain. Elle s’étoit attiré la confiance de Lucy Palmer par sa flatterie, ses assiduités et ses affections apparentes d’attachement : ce fut donc chez cette amie imaginaire qu’elle se rendit ; elle avoit emporté avec elle les hardes et le linge qui lui étoient nécessaires, et l’argent qu’elle avoit amassé de ses épargnes. Mme Crisp (ainsi s’appeloit cette marchande de mode) reçut Lucy très amicalement ; elle la caressa comme si elle eut été son enfant. Dès qu’elle eût appris toutes les circonstances de son aventure, et la cause de sa démarche téméraire, elle approuva fort sa conduite, et lui dit qu’elle auroit agit précisément de la même manière si elle se fût trouvée dans une situation pareille ; « surtout, ajouta-t-elle, si elle eût été assurée de se confier à une amie, telle qu’elle se flattoit d’être à son égard. »

La consolation que Miss Palmer reçut de cette femme artificieuse soulagea beaucoup la fugitive infortunée ; elle reprit bientôt sa gaieté ordinaire.

Peu de jours après son évasion, Mme Crisp l’engagea à venir avec elle rendre une visite à une de ses amies particulières, qu’elle lui représenta comme une femme de bonne société et très aimable.

Lucy se laissa aisément persuader, d’autant plus qu’elle avoit été forcée de garder la maison pendant plusieurs jours, de crainte d’être aperçue ; car son père avoit envoyé son signalement dans les papiers publics, et promettoit une récompense considérable à quiconque la découvriroit.

Mme Crisp fit venir une voiture et dit au cocher de les conduire au Pall-Mall. Mme Mitchell les reçut avec beaucoup de politesse. Cette dame avoit été informée d’avance par son amie Crisp, de l’histoire de Miss Palmer, et elle espéroit d’être bientôt en possession de ce trésor.

Le thé, le café, les confitures, et des rafraîchissements de toute espèce, furent donnés avec la plus grande profusion. Miss Palmer devoit s’en retourner avant le souper. Mme Mitchell les engagea très fort à passer la nuit chez elle ; elle leur objecta, pour raison valable, que le temps étoit extrêmement vilain, et qu’il seroit presqu’impossible de leur procurer une voiture. Lucy refusa d’abord de demeurer, mais elle fut bientôt vaincue par Mme Crisp, qui lui dit que c’étoit pour elles une invitation d’autant plus heureuse qu’elle avoit entièrement oublié que l’on devoit, le lendemain matin, mettre son appartement en couleur. Ce stratagème eut l’effet désiré, c’est-à-dire qu’il décida Lucy à passer la nuit chez la mère Mitchell.

Miss Palmer se disposoit à se lever le lendemain de bonne heure, lorsque Mme Crisp, son compagnon de lit, lui conseilla de rester couchée jusqu’à son retour, vu que la maîtresse de la maison, ne déjeûnoit qu’à onze heures, et qu’elle alloit, pendant cet intervalle de temps, porter plusieurs ajustements à la duchesse de A...s. Lucy demeura donc dans l’appartement jusqu’au moment où Mme Mitchell la fit prier de passer dans sa chambre, où le déjeûner étoit servi. Le tems de ce repas fut long. Mme Mitchell pressa Lucy de prendre des liqueurs, mais elle s’en excusa poliment.

À la fin, le moment du dîner arriva, et Mme Crisp n’étoit pas encore venue. Lucy commença alors à devenir pensive, sans avoir le moindre soupçon du piège qu’on tendoit à sa vertu. Mme Mitchell reçut dans ce moment une lettre de Mme Crisp, qui l’informoit qu’elle s’étoit trouvée très mal chez Madame la duchesse, qu’il lui étoit impossible de venir reprendre la jeune personne, et qu’elle lui demandoit, comme une faveur particulière, de la garder chez elle, et d’en avoir le plus grand soin jusqu’à ce qu’elle fût en état d’être transportée chez elle. Mme Mitchell n’eût pas plutôt fait la lecture de cette lettre à Miss Palmer, qu’elle but à la meilleure santé de Mme Crisp, et engagea Lucy de suivre son exemple. Cette jeune personne accepta avec une sorte de répugnance la proposition ; elle n’eut pas plutôt avalé la liqueur, qu’elle s’aperçut que c’étoit un verre d’eau-de-vie, qui lui fit un si prompt effet sur ses sens, que ses yeux s’appesantirent aussitôt de sommeil, et qu’elle ne s’éveilla que lorsque Mme Mitchell vint la prévenir qu’un de ses amis particuliers étoit en bas, et désiroit de lui parler. Miss Palmer ne fut pas plutôt revenue à elle, qu’elle s’imagina que c’étoit Mme Crisp qui la faisoit demander.

Dès que Mme Crisp se vit en possession de la personne de Miss Palmer, elle se transporta, sur-le-champ, chez la mère Mitchell, pour l’informer de l’hôte aimable qu’elle avoit chez elle, dont elle lui fit la parfaite description de sa beauté et de ses perfections. Mme Mitchell remarqua immédiatement l’avantage précieux qu’elle pourroit retirer de cette intéressante demoiselle. Elle répondit qu’elle avoit dans la ville un ami intime, négociant très riche, qui, désirant depuis longtemps posséder un pareil objet, lui avoit, à ce sujet, donné carte blanche : que si elle vouloit se prêter à la circonstance, elle lui donneroit, outre son droit de courtage, un beau présent. Les conditions furent agréées, le plan exposé et mis, comme on le voit, à exécution. Mme Mitchell avoit donc écrit dès le matin au négociant, qui lui avoit répondu qu’il se rendroit ponctuellement le soir chez elle, pour voir la belle inconnue.

Dans cette crise, on jugea nécessaire d’amener de loin la fourberie. Afin de prévenir les soupçons et les rougeurs de la modestie, on conduisit Lucy dans une chambre sombre, où le négociant ne pouvoit pas être aperçu. Miss Palmer en y entrant s’écria : « Bon Dieu ! Madame Crisp, que vous avez été long-tems à revenir… que je suis aise de vous voir. » — « Et moi aussi », répliqua le négociant qui, saisissant la belle innocente par la main, la jetta sur un sopha, et prit avec elle des libertés qui, bientôt, convainquirent Lucy de sa situation réelle, et de son danger imminent ; elle se débattit et appela en vain au secours ; à la fin ses forces lui manquèrent, et elle dit d’une voix balbutiante : « Sauvez-moi… Oh ! sauvez-moi… Si vous êtes un homme, un chrétien, ou un parent ! » La mère Mitchell croyant que le sacrifice étoit suffisamment fait, parut avec des lumières ; le sourire d’approbation et de désapprobation étoit peint sur sa figure ; le cruel spoliateur se précipita en bas de la couche de l’incest… c’étoit son père !

Quelle situation extraordinaire, critique et terrible. M. Palmer tomba aux genoux de sa fille, et, les larmes aux yeux, la supplia de lui pardonner ce traitement barbare et inattendu, l’étonnement d’une pareille découverte, confondit tellement la raison de Lucy, qu’elle perdit l’usage de tout sentiment. On la transporta, sans connaissance, dans la maison de son père. Lorsqu’elle revint à elle, elle trouva, sur une chaise qui étoit près de son lit, une lettre cachetée, dont voici la teneur :

« Ma chère, douce, innocente et trop injuriée fille,

« Quelle apologie puis-je faire pour les injures et les insultes répétées que vous avez reçues de moi ? Vous étiez, en effet, sur le bord de l’abîme, et peu s’en est fallu que votre père n’ait été le destructeur de sa fille. Combien je suis heureux de découvrir, par ces différentes circonstances, et d’après mes plus strictes recherches, que vous êtes toujours vertueuse !… Puissiez-vous toujours l’être est ma prière la plus fervente !

« Pour l’expiation de mes fautes, de mes erreurs, de mes crimes, et de mes vices, vous trouverez inclus des billets de banque pour la somme de six mille livres sterlings : disposez-en à votre gré. Épousez l’homme que votre cœur aura choisi ; qu’il puisse apprécier votre mérite et vos vertus ! Alors je doublerai cette somme pour votre dot. Vous voir parfaitement heureuse est tout mon espoir.

« Je suis, plus que les mots ne peuvent l’exprimer, etc. »


CHAPITRE VI

Préparation de Kitty Nelson pour faire une attaque régulière sur la personne d’un certain ambassadeur. Catastrophe malheureuse. Sa connaissance avec M. O’Flity.

Kitty Nelson avoit été pendant quelque temps chez Mme Goadby ; elle s’étoit établie à son compte. Son excellence le comte S… A… lui avoit rendu plusieurs visites et fait des petits présents ; il lui avoit communiqué qu’il l’établiroit avantageusement si elle vouloit embrasser la religion ; mais malheureusement, elle ne répondit point à ses sollicitations. Ayant donc appris que l’ambassadeur venoit de rompre avec Lady C...n, elle résolut de reconquérir son ancien admirateur ; alors s’habiller le plus avantageusement possible ; se rendre dans la chapelle de son excellence, et s’y placer de manière à attirer son attention ; enfin y paroître aussi dévote qu’une Madeleine : tel fut son plan.

En conséquence, elle se leva de bon matin ; elle envoya chercher son coiffeur, et commença les opérations de sa toilette vers les huit heures.

Tandis que le perruquier étoit occupé à arranger ses cheveux, elle consultoit attentivement son miroir fidèle.

Désirant surpasser toutes les beautés dévotes, en fait de teint, elle n’épargna point la collection de rouge et autres couleurs employées dans de pareilles circonstances. Vers les onze heures, elle paroissoit, suivant son opinion, une Vénus parfaite. Elle étoit entièrement assurée de subjuguer son excellence. Elle avoit, pour cet effet, étudié les sourires, minauderies et agaceries qu’elle se proposoit de mettre en usage pendant ses œillades religieuses.

Elle partit enfin ; elle s’apperçut en chemin qu’elle avoit oublié son livre de prières, qui étoit la seule marque religieuse qu’elle eût dans le monde : il étoit cependant important pour elle de l’avoir ; elle retourna promptement chez elle, et arriva justement au moment où la messe alloit commencer. Comme elle entroit dans la chapelle, avec un air très décent, elle fut reçue d’une manière à laquelle elle ne s’attendoit pas ; une dévote, très-zélée, ayant observé qu’elle n’avoit pas pris d’eau bénite, lui en offrit honnêtement, mais en une si grande quantité, que la dose la fit évanouir en apparence ; car dans cet instant, l’eau avoit fait

La rapide et amoureuse entrevue.
(D’après une peinture contemporaine.)

sur elle un effet bien différent de celui qu’il auroit occasionnée par les déprédations que cette inondation inattendue sur sa figure avoit opéré sur ses charmes. Le rouge couloit d’un côté, le blanc de l’autre, ce qui formoit deux petits fleuves de rouge et de blanc qui ruisseloient le long de son col. Les grâces furent aussi-tôt abolies ; la Vénus fut détruite ; et la malheureuse Kitty qui, quelques instants auparavant, paroissoit plus belle qu’un ange, redevint, par ce saint déluge, une femme ordinaire.

Cette aventure produisit dans le premier moment un peu de bruit dans la chapelle. On reconduisit Kitty à sa voiture, qui, de retour chez elle, envoya chercher son chirurgien ; elle reprit peu à peu l’usage des sens ; mais malheureusement elle se regarda dans la glace ; elle fut si épouvantée du dérangement de sa figure, qu’elle tomba dans ces accès violents, dont on ne put la faire revenir que par la saignée.

Cet accident dérangea beaucoup le plan religieux de Kitty qui se proposoit de ne point l’abandonner, et espéroit d’être plus heureuse dans une autre attaque. Malgré le désordre et la confusion que son évanouissement apparent avoit produit sur ses sens, elle avoit cependant reconnu dans l’aumônier de son excellence, un gentilhomme irlandais, nommé O’Fty, qui venoit la voir très fréquemment ; ce qui lui donna quelqu’espoir de réussite ; effectivement il vint, quelques jours après, lui faire visite ; dans le cours de la conversation, il lui parla de l’aventure arrivée dans la chapelle de l’ambassadeur ; il ne savoit pas qu’il s’adressoit à l’héroïne du sujet. Kitty lui avoua naturellement qu’elle étoit la dame en question, et lui confessa le motif qui l’avoit déterminée à se rendre à la chapelle de son excellence ; elle le conjura de lui être favorable dans sa nouvelle entreprise, il le lui promit. Nous donnerons dans un autre chapitre la suite de cette aventure.


CHAPITRE VII

Trio de génies au café de Saint-James. M. Chace Price lit une relation curieuse et spirituelle du couvent de Charlotte Hayes, contenant les miracles opérés par cette dame, ainsi que les lois et constitutions de ce séminaire. Résolution prise de visiter ce couvent.

Sam Foote (le fameux comédien), Chace Price et Georges Sel...n, étant au café de Saint-James, M. Price leur dit qu’il venoit de lui tomber entre les mains une relation curieuse du couvent de Charlotte Hayes, et que s’ils vouloient, il leur en feroit la lecture : volontiers, s’écrièrent Samuel et Georges. Il lut comme il suit :

RELATION AUTHENTIQUE DU MONASTÈRE DE
SAINTE-CHARLOTTE

« Plusieurs institutions importantes et louables sont ignorées par l’effet d’une timidité qui accompagne toujours la vertu et la modestie, tandis que des entreprises de moindre importance sont recommandées à l’attention du public par l’impudence et la présomption du mérite supposé des candidats que l’on en impose.

« Il est de mon devoir de devenir le défenseur d’une institution qui a ses avantages politiques et civils. Les parents et les tuteurs ne seront plus en peine d’envoyer leurs filles ou leurs pupilles dans les couvents de Saint-Omer ou de Lille, lorsqu’ils seront assurés de trouver ici tous les avantages de leur éducation, en les plaçant dans un séminaire fondé par une de nos compatriotes, dans la partie la plus agréable de la capitale. On n’y adopte point des préjugés ni des erreurs étrangères ; et, tandis que l’on inspirera à ce sexe aimable les sentiments de la liberté anglaise, nos trésors alors ne sortiront point de notre île, et ne passeront point dans d’autres royaumes. Cette institution est actuellement en activité et est située près de Pall-Mall.

« Cet établissement fut fondé par une sainte qui existe encore, et dont il porte le nom. À en juger par les miracles qu’elle a déjà opérés, et qu’elle fait journellement, il n’y a point de doute qu’elle ne soit incessamment canonisée, et que son nom ne soit inséré dans le calendrier ; ce dont le lecteur conviendra d’après la lecture suivante :

« Liste des miracles opérés et faits journellement par sainte Charlotte.

« Elle change en un instant les guinées en vins de Champagne, de Bourgogne ou punch.

« Elle guérit le mal d’amour, et par sa touche apprivoise le cœur le plus sauvage.

« Elle fait passer la beauté des femmes, et donne de la beauté et des grâces à celles qui n’en ont point.

« Elle donne aux vieillards qui se croyent gais, la vigueur de la jeunesse ; et elle change les jeunes en vieillards.

« Elle a un spécific particulier pour porter une femme à haïr son mari, et à faire un prompt divorce.

« Elle administre l’absolution dans les cas les plus désespérés, sans confession.

« Elle possède la pierre philosophale, et, au grand étonnement de ses visiteurs, elle change la forme la plus grossière en l’or le plus pur, par un procédé aussi vif qu’inexprimable ; lequel a échappé à la découverte de tous nos chymistes alchymistes, etc.

« Ayant ainsi démontré ses pouvoirs miraculeux qui lui donnent tant de droits pour être rangé au nombre des saints modernes, nous allons maintenant parler des lois, constitution, règlements, et mœurs de ce séminaire.

« Toute sœur qui prend le voile doit être ou jeune ou belle ; si elle réunit ces deux qualités, le sacrifice de sa personne en est mieux considéré par la déesse Vénus, à qui cette institution est dédiée. Elle ne doit pas beaucoup connoître le monde ; et si elle n’y a pas eu de grande intimité, l’abbesse la juge digne d’être admise au rang des candidats.

« Elle ne doit pas être mariée, ni avoir aucun amant favori, si par hasard il lui restoit dans le cœur quelque tendre attachement, elle doit aussitôt se soumettre à la touche miraculeuse, afin d’en obtenir une parfaite guérison.

« Comme les frères des séminaires adjacents viennent visiter leurs sœurs de la manière amicale qui convient à leurs caractères, dans le dessein de les convertir et d’apporter du soulagement à leur âme ; de même les sœurs, en pareilles occasions, doivent ouvrir leurs seins et ne rien cacher à ces dignes frères. Comme les richesses de ce monde sont au-dessous de l’attention des dévotes qui se sont séquestrées dans ce cloître, la digne patronne, sainte Charlotte, s’approprie, à cet effet, tous les présents, dons et possession des sœurs, d’une manière tout à fait édifiante, afin de ne point exciter en elles la vanité ou l’ambition.

« Sainte Charlotte, en formant cet établissement glorieux et vertueux, ayant en horreur les infidèles et leurs lois, n’en admet aucuns dans le couvent ; elle n’aime point les coutumes des Turcs qui défendent de boire du vin ; elle en permet au contraire l’usage, sur-tout dans les instants où l’on sacrifie à la déesse ; ces moments, devant être regardés, par la communauté comme des jours de fêtes qui doivent être distingués en lettres rouges dans le calendrier du séminaire.

« Sa sévérité ne s’étend point à priver les sœurs de la jouissance des plaisirs raisonnables et innocents : sous ce rapport, elle considère les représentations dramatiques de tout espèce ; elle leur permet de visiter souvent les théâtres, et même l’opéra. Elle a loué à cet effet, dans chacun de ces endroits, une loge particulière sous la dénomination de séminaire de sainte Charlotte. Comme les jésuites irlandais et autres prêtres de ce pays, sont en grand nombre dans cette capitale ; et que ces prêtres sont connus pour être pauvres et dans le besoin, elle avertit particulièrement les sœurs de ne point se confesser à aucun des frères de ce royaume, excepté le prieur du monastère qui, quoique natif d’Irlande, vient souvent pour des raisons particulières, faire l’instruction dans son couvent.

« Comme la dévotion fervente des nonnes est un objet de la plus grande attention, elles ne doivent, sous aucun prétexte quelconque, en être détournées par leurs autres sœurs, ni par les domestiques de la maison.

« Si quelque frère essayoit d’enlever quelque sœur du couvent, il doit aussi-tôt subir sur le pupitre le châtiment le plus exemplaire, et être chassé à perpétuité du séminaire.

« Il est jugé convenable pour le bon ordre et règlement de la société, que les sœurs ne communiquent point avec celles des autres communautés.

« Aucune femme ou demoiselle ne peut être admise dans la communauté sans avoir des lettres de recommandation sur leur chaste moralité, et leurs vertueuses dispositions ; ces lettres doivent être écrites par les personnes qui ont donné des preuves incontestables de leur attachement à ce séminaire.

« Sainte Charlotte, qui considère l’exercice très nécessaire à la santé, visite fréquemment les endroits publics, et se promène fort souvent dans les rues de la capitale avec deux ou trois de ses nonnes. Ces exemples de beauté naissante, dévouée à la vertu et à la vie monastique ; la satisfaction et la gaieté exprimées dans leur aimable contenance, lui procure un grand nombre de jeunes personnes qui, édifiées de ses bons principes, se sacrifient à la déesse dont elle est la prêtresse.

« Lorsque le temps ne permet pas les promenades à pied, alors elle sort toujours accompagnée de quelques-unes de ses vestales, dans un brillant équipage appartenant au couvent, afin d’attirer constamment l’attention des passants.

« Les heures des sœurs pour le coucher et le lever sont différentes ; elles sont relatives aux vigiles qu’elles doivent observer, et au nombre des saints qu’elles doivent fêter, car, à cet égard, sainte Charlotte est très rigide, et dans le cas de quelque manque, ne leur fait pas de rémission. Dans les jours non fêtés, la plus grande régularité et le décorum le plus strict, sont observés ; alors les nonnes se trouvent toutes réunies aux heures réglées du couvent.

« Ces vigiles et ces prières étant considérées comme le principal établissement de cette institution, rien ne peut donner de plus grande satisfaction à sainte Charlotte que de trouver cette ferveur et dévotion qui caractérisent particulièrement cet ordre ; mais comme l’approbation de leurs confesseurs est, dans ces occasions, généralement témoignée par une croix en diamants, ou quelques autres présents de prix, alors, il est permis à chacune des nonnes, tant qu’elle reste dans le séminaire, de porter ces croix, en forme de collier, sur leur sein.

« Comme cette institution n’est pas trop rigide, et qu’on n’y envisage que l’éducation agréable du sexe, on n’y interdit point la musique et la danse ; au contraire, il y a des maîtres attachés au couvent qui enseignent ces deux arts, dont la plupart des sœurs ont tiré le plus grand avantage : on y joue à chaque instant de la guitare, et on y exécute des cotillons, et même le menuet de la cour, avec une réputation sans pareille.

« Il y a un docteur attaché au monastère qui, suivant l’occasion, agit doublement comme médecin et confesseur ; il ne prend point d’honoraires.

« En un mot, tous les plaisirs innocents d’une vie agréable, et la félicité sociale, règnent, sans mélange ; dans ce séminaire qui n’a rien de cette austérité, ni rigueur monacale des couvents étrangers. »

Dès que M. Price eut fini sa lecture, toute la compagnie le croyant l’auteur de cette composition facétieuse, le remercia du plaisir qu’il lui avoit procuré. Il fut ensuite résolu d’aller, le soir même faire une visite à sainte Charlotte et à ses nonnes : et nous ne manquerons pas d’accompagner les trois Génies dans le séminaire.


CHAPITRE VIII

MM. Foote, Chacy et S...l…yn visitent le couvent de Charlotte Hayes. Leur réception. Description des nonnes qu’ils y trouvent, et de leur conversation. Abrégé des mémoires de la comtesse de Médine. Ses aventures extraordinaires et son héroïsme. Miss H...y…d prouve qu’elle est cantatrice et actrice ; elle est beaucoup applaudie. Foote l’engage pour son théâtre.

Les trois Génies se rendirent donc au temps prescrit dans la maison de Charlotte qui les reçut avec beaucoup de politesse. Après les compliments de part et d’autre, Samuel Foote dit à Mme Hayes que ses amis et lui étoient venus, d’après la lecture qu’on leur avoit faite des règles et lois de son séminaire, qui lui paroissoient extrêmement judicieuses, et heureusement calculées pour l’avancement de la décence, du décorum et du bon ordre.

L’abbesse le remercia poliment de son honnêteté. Samuel Foote lui ayant demandé à voir quelques-unes de ses nonnes, elle lui dit que Clara Ha.w.d finissoit sa toilette, et alloit paroître dans le moment ; que Miss Sh.....ly avoit prié avec tant d’ardeur ce matin, que pour rétablir ses sens agités, elle prenoit du repos ; que Miss S...d.m étoit en ce moment confessée par un vieux baronet qui constamment la visitoit deux fois par semaine ; et que Miss W...lls et Miss Sc...tt étoient allées à la comédie ; mais que si elles n’y rencontroient pas quelques frères, elles reviendroient aussi-tôt que la pièce seroit achevée. Pendant cette conférence, la cloche sonna, et on annonça la visite de la célèbre comtesse de Médine. M. Price qui avoit beaucoup entendu parler de cette dame, comme un phénomène de la galanterie femelle, pria l’abbesse de la leur présenter, ce qu’elle lui promit ; deux secondes après la comtesse parut : après les salutations usitées, Samuel Foote lui présenta un verre de vin de Champagne qu’elle accepta sans cérémonie. M. Price qui bruloit d’apprendre quelques particularités de sa vie, la pressa sur cet article, et elle lui fit la courte narration de ses aventures, de la manière suivante :

« Mon origine est d’une ancienne et illustre maison de Castille, descendante en ligne directe de la famille royale. Je reçus dans ma jeunesse une éducation conforme à ma naissance ; outre les talents que l’on donne à notre sexe, j’appris à faire des armes ; et j’étois regardée une des meilleures lames de Tolède. Cet art, que je possédois au suprême degré, donna à mon esprit le goût de la chevalerie, qui fut bientôt encouragé par la lecture des ouvrages de ce genre. J’avois déjà un grand nombre d’adorateurs : découvrant donc en moi la forte passion de satisfaire des désirs amoureux, je résolus, quoique ce fut contraire à l’usage ordinaire des héroïnes, de me marier ; non pas tant pour contracter une haute alliance, avoir des titres et des liaisons de famille, que pour épouser un homme à qui je pensois que je serois fidèle en raison de sa vigueur. Enfin le comte de Médine parut être à mes yeux entièrement l’unique souhait de mon cœur ; il étoit grand et taillé comme un athlète ; il avoit une contenance engageante ; j’avois remarqué en lui quelque chose de plus attrayant que tout le reste. Le mariage eut lieu ; je m’imaginois dans ce moment être la femme la plus heureuse du monde ; je me figurois dans ses couleurs les plus attrayantes, les félicités du lien conjugal. Le jour de notre hymen, quoique le plus fortuné, me parut le plus long de ma vie : enfin la nuit arriva ; et après les cérémonies usitées en pareilles occasions, nous nous mîmes au lit. Mais, hélas ! quel fut mon mécontentement, mon chagrin, ma mortification de trouver que ce que j’avois tant remarqué d’attrayant, en sa personne, que ce qui m’avoit promis tant de plaisir, n’étoit ni plus ni moins qu’une violente rupture. »

À cette expression toute l’assemblée ne pût s’empêcher de rire : et, après une petite pause, Samuel Foote dit, qu’il supposoit qu’une rupture en produisoit bientôt une autre.

La comtesse répondit dans l’affirmatif ; elle reprit, que se trouvant ainsi trompée et imposée, elle ne voulut jamais habiter avec le comte ; qu’elle en déduisa les raisons à ses parents femelles qui approuvèrent sa conduite. Qu’elle fit bientôt après une connoissance particulière avec un jeune officier, qui, fatigué de l’état d’une vie inactive, avoit résolu de se rendre, comme volontaire, dans l’armée française, qui alors étoit en Flandre ; qu’elle l’accompagna de la même manière et que, pour cet effet, elle s’habilla en militaire, et partit pour cette expédition héroïque.

« Je fus, continua-t-elle, à la plus grande partie des batailles et sièges qui terminèrent les guerres de Flandre, et je m’acquittai si bien de mon devoir, comme volontaire, que je fus honoré d’un grade. Mon attachement étoit si grand pour l’idole de mon cœur, pour dom Pedro del Cuiso, l’associé de ma fortune et de mon bonheur, que j’envisageois d’un œil jaloux, toutes les personnes de mon sexe avec lesquelles il parloit. Étant à Lille, il forma une liaison avec la femme d’un colonel. J’avois de trop fortes raisons pour ne pas soupçonner la fidélité de mon amant, car je le surpris dans une position avec Mme la T...che, qui ne me laissa plus de doute sur son inconstance ; je le sommai de me rendre raison de l’injure qu’il m’avoit faite ; il me railla pendant quelque temps, et me dit qu’il ne pouvoit se battre contre une femme. Je tirai mon épée et je lui ordonnai de se défendre : les suites du combat furent terribles, il me blessa au sein ; mais, hélas ! je lui portai un coup fatal qui le jetta à terre. J’allai chercher du secours, et je lui envoyai sur-le-champ un chirurgien. Quant à ma blessure (en disant ceci elle ouvrit son sein, et nous la montra) je n’y fis point attention, quoique mon chirurgien appréhenda beaucoup pour mes jours. Étant rétablie, et la campagne étant achevée avec la guerre, je passai en Angleterre. Comme je possédois une somme considérable en argent, je pris équipage ; je donnai un libre essort à mes désirs amoureux avec tous les beaux chevaliers qui se présentoient à ma vue ; je fournissois, dans l’occasion, à leur entretien, jusqu’à ce qu’enfin je commençai à m’appervoir qu’il ne me restoit plus rien.

« Il étoit temps alors de penser à lever des contributions avec mes charmes. J’avois à peine formé cette pieuse résolution, que le lord Pyebald se présenta : il s’introduisit chez moi sous un nom supposé, et passoit pour un négociant. Je ne connaissois ni sa personne, ni son caractère ; mais je découvris bientôt qui il étoit, car, à la première rencontre il me manqua. »

George S...l…n observa que c’étoit bien là son caractère, et que le lord avoit manqué plus de femmes que tout le pairage d’Angleterre ensemble sans en excepter le lord Pumble de Stable-Yard.

Alors Clara entra ; et comme M. Price avoit suffisamment satisfait sa curiosité, la conversation changea. On pria donc miss H...Yw..d de chanter, ce qu’elle fit à la satisfaction générale de toute la compagnie. Mme Hayes dit que Clara étoit une excellente actrice ; Foote la pria de lui réciter quelques morceaux ; après quelque hésitation, elle déclama avec tant d’art une scène de la Belle Pénitente, que Samuel, surpris et enchanté de son talent, jura qu’elle joueroit sur son théâtre, si cette proposition lui paroissoit agréable. Clara crut que c’étoit une pure raillerie de sa part, et elle ne lui répondit que par une révérence ; mais, peu de tems après, elle fut engagée au théâtre de Hay-Market, où elle eut le plus grand succès, et passa ensuite, à la recommandation de Foote, à celui de Drury-Lane où elle obtint les applaudissements les plus avantageux.

Miss Sh...td..m descendit : on la pria de chanter ; elle répondit qu’elle étoit si fatiguée de son

La toilette de la demoiselle de sérail.
(D’après un tableau du XVIIIe siècle.)

opération avec sir Harry Flagellum, qu’elle demandoit un petit moment de répit pour remettre ses esprits. « J’ai été, dit-elle, deux grandes heures avec lui, et j’ai eu plus de peine à faire passer dans ses veines la ferveur que nous avons vouée à la Déesse que nous servons, que si j’eusse fouetté la plus obstinée de toutes les mules des Alpes. »

Chace Price dit qu’il s’étonnoit que la fertile imagination de Charlotte n’eût pas encore inventé une machine propice à ces sortes d’œuvres pieuses ; qu’il lui étoit venu dans l’idée d’en construire une dans le genre de celle qui fut inventée, il y a quelques années, pour raser cent personnages à la fois ; et que d’après un pareil procédé, on pourroit satisfaire, dans le même temps, les souhaits ardents de quarante Flagellums.

Foote fut de cet avis ; puis tournant à l’avantage national, il pensa que ces machines devroient être construites par autorisation de patentes ; et, qu’attendu le rapport énorme qu’en retireroit les propriétaires, il jugeoit nécessaire que le parlement mit un droit considérable sur chacune de ces machines.

Georges S...l…n s’informa ensuite de la virginité des nonnes. L’Alderman Portsoken l’avoit assuré hier, à la taverne de Londres, qu’il avoit passé la nuit d’auparavant au couvent de Charlotte, avec une nonne véritablement vierge ; mais qu’il ne pouvoit pas concevoir comment l’hymen pouvoit être préservé des assauts perpétuels auxquels il étoit continuellement livré.

Charlotte parut un peu déconcertée ; mais le champagne agissant en ce moment avec beaucoup de force sur sa personne, elle crut convenable de soutenir la dignité de sa maison, et elle lui répliqua très-injudicieusement : « Que son opinion était qu’une femme pouvoit perdre sa virginité cinq cent fois, et paroître toujours vierge ; que le Dr. O’Patrick l’avoit assuré, que la virginité pouvoit être rétablie de la même manière que l’on fait le boudin ; qu’elle l’avoit éprouvé elle-même, et que, quoiqu’elle eut perdu la sienne mille fois, et qu’elle eut été ce matin même sous la direction du docteur, elle se croyoit une vierge aussi bonne qu’une vestale. Que, quand à l’hymen, elle avoit toujours entendu dire que c’étoit un dieu, et que par conséquent, il ne faisoit point partie de la formation de la femme ; qu’elle hasardoit donc de dire, qu’elle avoit maintenant dans son séminaire autant de virginités qu’il en falloit pour contenter toute la cour des Aldermans, et la Chambre des Communes par-dessus le marché ; qu’elle avoit une personne nommée Miss Sn...y, arrivant justement de la Comédie avec le conseiller Pliant, qui, dans une semaine, avoit fait trente-trois éditions de virginalité ; que Miss Sn...y, étant la fille d’un libraire, et ayant travaillé sous l’inspection de son père, connoissoit la valeur des éditions nouvelles. »

Charlotte ayant ainsi conclu cette narration curieuse qui étoit un composé d’ignorance, de sophismes irlandais et de faux esprit, but un verre de Champagne afin de remettre ses esprits. Foote proposa à ses amis de se retirer ; il paya le mémoire qui étoit assez bien chargé ; il donna un rendez-vous pour le lendemain matin à Clara H...y…d, afin de l’engager pour son théâtre ; ensuite les trois Génies prirent congé de Mme Charlotte, et se rendirent joyeusement à Bedford-arms.


CHAPITRE IX

Quelques notions sur le séminaire de Mme Mitchell. Devise extraordinaire sur la porte de son couvent, et l’effet qu’elle produit. Histoire de Miss Emilie C.lth.st. Lord L...s en devient amoureux. Son valet de chambre entreprend de la lui procurer ; ses stratagèmes et sa réussite. Elle devient la maîtresse du lord L...s qui raffole de ses charmes. Description de sa personne : son accident à la comédie ; sa conduite exemplaire dans sa communauté.

Nous avons rendu une assez longue visite à Charlotte, et avons parlé assez avantageusement de son couvent : nous allons maintenant donner quelques notions sur celui de sa voisine.

Mme Mitchell qui demeuroit à côté de Charlotte, fut probablement la première abbesse qui, pour s’attirer des chalans, en leur recommandant la bonté de ses marchandises, mit une devise latine au-dessus de sa porte : sur une plaque de cuivre étoit inscrit :

In Medio Tulissimus.

La nouveauté de la pensée lui attira un nombre prodigieux de pratiques ; elle ne manquoit pas de leur procurer les meilleures marchandises, et de leur prouver la vérité de sa devise. Elle avoit parmi ses nonnes, Miss Emilie C...lth..st. Comme cette dame a fait, et fait toujours beaucoup de bruit dans le monde, nous allons donner quelques notions sur sa personne et sa vie.

Son père tient un magasin considérable dans Piccadilly ; elle étoit un jour dans la boutique, lorsque le comte de L...n y vint pour acheter différentes marchandises : le lord fut grandement frappé des charmes d’Émilie. De retour chez lui, il pensa aux moyens de la posséder ; il informa son valet de chambre, qui étoit son confident et son mercure, de l’impression que cette jeune personne avoit faite sur lui ; il lui promit une récompense considérable s’il pouvoit la lui procurer : l’appas étoit très séduisant ; il lui répondit qu’il alloit tout employer pour l’accomplissement de ses souhaits ; il commença son attaque par lui adresser une lettre dans laquelle il lui marquoit : « Qu’il avoit souvent contemplé ses charmes avec ravissement ; qu’il s’étoit flatté de pouvoir vaincre sa passion, mais qu’il s’appercevoit qu’il lui étoit impossible de lui cacher plus long-tems son amour ; qu’il se jettoit à ses pieds, et imploroit sa miséricorde ; que son destin étoit entre ses mains, et qu’il la conjuroit de décider, à son gré, de son sort ; qu’il préféroit la mort à une vie de tourments perpétuels, que la belle main de l’aimable Émilie pouvoit seule adoucir. » La jeune personne lut cette épître avec émotion ; d’un côté, sa vanité étoit en quelque sorte satisfaite d’avoir fait la conquête d’un beau jeune homme qu’elle savoit venir dans le magasin de son père ; de l’autre part, sa pitié et sa compassion la portoit à plaindre son tourment : elle consulta donc une dame en qui elle avoit confiance, pour savoir comment elle devoit agir dans une pareille circonstance. Le valet de chambre du lord L...n n’étoit pas à mépriser ; il étoit le grand favori de son maître ; rien ne se faisoit dans la maison que par ses ordres ; il dirigeoit tout, et même milord, par dessus le marché. Comme milord avoit beaucoup de crédit à la cour, Émilie ne doutoit point qu’il ne procura un fort bon emploi à son valet de chambre : dans tous les événements, elle seroit bien mariée, et c’étoit la principale chose qu’elle désiroit depuis long-tems. Elle lui fit, en conséquence, une réponse qui, quoique équivoque, lui donnoit assez d’espérance pour poursuivre cette affaire avec succès, ce qu’il ne manqua d’exécuter ; il introduisit auprès d’elle une femme qu’il faisoit passer pour sa sœur, et qu’Émilie regardoit déjà comme la sienne propre ; elle lui ouvrit donc les secrets de son cœur, qui furent aussitôt rapportés au frère supposé. Il lui proposa d’aller à la comédie ; et comme la sœur, en apparence, devoit être de la partie, Emilie ne vit point de danger d’accepter la proposition. Chacun fut très-satisfait du spectacle jusqu’à la conclusion du drame, lorsque malheureusement, ou plutôt heureusement pour le valet de chambre de milord, la pluie tomba avec une force si prodigieuse, qu’il lui fut impossible d’avoir une voiture : il falloit cependant prendre une résolution ; son avis fut de se rendre dans une taverne voisine et d’y souper jusqu’à ce que la pluie cessa, où que l’on put se procurer une voiture. Emilie frémit d’abord au nom de taverne, mais elle n’eut plus de scrupule lorsque sa compagne lui représenta, qu’en pareille circonstance, sa délicatesse étoit hors de saison, surtout, étant en leur compagnie. On fit venir une bouteille de vin de Madère, et, en attendant que le souper fut prêt, on but à la ronde. Le valet de chambre n’avoit pas oublié de préparer son hameçon, ni d’introduire une bouteille de vin de Champagne bien renforcé d’eau-de-vie. La soirée étoit très humide, et, comme on sortoit d’un endroit extrêmement chaud, un autre verre de vin ne pouvoit point faire de mal, telle étoit la doctrine du valet de chambre ; et du second, on passa au troisième, et ainsi de suite. Pendant ce temps, les yeux d’Émilie étoient plus animés que jamais ; cette agréable boisson ajoutoit à ses charmes et à sa gaieté.

Le souper achevé, il pleuvoit toujours, et point de voiture. Le temps parut alors favorable pour le grand coup du valet de chambre. Il avoit apporté avec lui de l’opium, qu’il infusa adroitement dans un verre de vin, et qu’Émilie but. L’effet n’en fut pas long, car Morphée s’empara aussitôt de ses sens. Émilie étant ainsi livrée au sommeil, le valet de chambre et la sœur prétendue se retirèrent, lorsque milord, qui attendoit dans une chambre voisine l’issu de l’affaire, entra, et se livra sans beaucoup de difficultés à ses désirs brûlants. Émilie s’éveilla, et s’apperçut trop sensiblement de sa situation : elle connoissoit milord ; elle vit qu’elle étoit perdue. Milord s’efforça de l’appaiser ; il lui dit que sa passion pour elle étoit si forte qu’il n’étoit plus le maître de sa raison ; qu’il l’adoroit, l’idolatroit ; qu’il lui donnoit carte blanche sur les conditions qu’elle lui imposeroit pour vivre avec lui : une voiture, une maison élégante, cinq cent livres sterlings, etc., étoient des tentations auxquelles peu de femmes ne résistent pas. Ces propositions plaidèrent tellement en sa faveur, qu’elle s’abandonna donc entièrement à sa discrétion. Il la mit aussi-tôt en possession de ce qu’il lui avoit promis. Mais, hélas ! la satiété des complaisances répétées du même objet, fort souvent nous ennuie. Après la révolution de plusieurs mois, milord s’apperçut que sa passion étoit bien diminuée ; sous le prétexte de la jalousie, il lui chercha donc une querelle qui rompit leur liaison.

Une jeune personne âgée tout au plus de vingt ans, et ayant les charmes d’Émilie, a rarement la prudence suffisante pour profiter du présent, et amasser pour l’avenir. Imaginez-vous une taille majestueuse, une figure aimable et remplie de grâces, les traits les plus réguliers, les yeux les plus séduisants, des lèvres qui appellent le baiser, une belle bouche ornée de deux rangées d’ivoire qui, par leur régularité et leur blancheur, enchantent la vue : imaginez-vous, dis-je, une telle personne, et ne vous étonnez pas si le miroir fidèle d’Émilie lui disoit qu’elle avoit de justes prétentions à la conquête universelle ; que si milord l’avoit adoré, les autres devoient par conséquent rendre hommage à ses charmes ! avec de pareils sentiments, pouvoit-elle se former l’idée d’un besoin avenir ; mais les vicissitudes de cette vie sont si extraordinaires, et si peu attendues, qu’elle se trouva, en peu de temps, dans cette situation. Elle se vit contrainte, pour vivre, de vendre ses bijoux, ses bagues, ses diamants et la plus grande partie de ses ajustements ; elle ne trouva plus d’admirateurs ; elle se trouva enfin forcée de se soumettre à ces moyens infâmes, auxquelles la nécessité contraint souvent le sexe ; enfin Mme Mitchell, ayant appris sa situation, l’invita à venir demeurer chez elle, et la persuada qu’elle y seroit regardée comme une amie. Émilie avoit parut avec éclat dans le grand monde, et elle étoit appelée le Phaéton femelle, par rapport à un accident qui lui arriva au spectacle : un jour qu’elle se trouvoit au théâtre de Hay-Market, la hauteur de son chapeau n’étant pas calculé à celles des girandoles, le feu y prit avec tant de violence, que cet accident lui seroit devenu funeste, ainsi qu’aux dames qui étoient dans la même loge, et qui craignoient le même événement pour leurs têtes, si M. Gl....n ne fût venu galamment à son secours, et n’eût éteint le feu. Il préserva, au risque de sa personne, les charmes et les ajustemens d’Émilie de la proie des flammes, elle se rendit ensuite dans King’s-Place.

Émilie est en une si haute estime pour sa beauté et la douceur de son caractère, qu’elle peut exiger la somme qu’elle désire, elle a refusé plus d’une fois un billet de banque de vingt livres sterlings, parce qu’elle n’aimoit point les personnes qui les lui offroient. Un certain Juif très riche, qui étoit très passionné de la chaire chrétienne, lui proposa de l’entretenir et de l’établir très avantageusement, mais comme elle avoit la plus grande aversion pour la circoncision, elle rejetta sa demande. Un certain lieutenant de marine, qui n’est pas très délicat dans ses attachements pour le sexe, et qui avoit déjà vendu sa femme à un riche baronet, offrit à Émilie de l’épouser ; mais soit qu’elle soupçonnât que sa première femme étoit encore vivante, soit qu’elle craignit qu’il eût l’intention de la traiter comme sa première épouse, elle refusa le mariage, quoique la personne du capitaine lui convint beaucoup. En général, Émilie est une fille de joie, mais elle n’en a point les sentiments ; elle peut servir d’exemple aux sœurs de la communauté, et leur inspirer de la dignité dans l’exercice de leur profession.


CHAPITRE X

Histoire d’une jeune dame innocente qui, par la ruse d’une certaine abbesse, fut amenée dans son couvent. Projet de la séduire. Un gentilhomme promet mille guinées si le plan est exécuté. Moyens employés pour débaucher ses mœurs, mais inutilement. Le jour et l’heure de son sacrifice fixés. La voiture du lord est à la porte ; tandis que ce vil ravisseur se saisit de la belle victime, elle est miraculeusement arrachée de ses bras.

Je ne puis quitter King’s Place sans rapporter une histoire qui doit faire frémir l’humanité, à faire trembler la jeunesse innocente. C’est le stratagème le plus noir, inventé par une certaine abbesse, pour procurer une jeune personne de quinze ans, à un gentilhomme libertin, très connu par ses exploits de ce genre. Son excellence se promenant un jour à cheval du côté de Chelsea, observa, dans un groupe de jeunes demoiselles qui étoient pensionnaires d’une école célèbre de ce voisinage, une personne dont la beauté surpassoit de beaucoup celle de ses compagnes ; elle étoit grande, gentille et agréable, et quoique très jeune, son port et ses manières sembloient entidater son âge. Il fut à l’instant frappé de ses charmes innocents ; il ordonna à son domestique de descendre de cheval, de suivre, sans être remarqué, ces jeunes personnes, afin de connoître précisément le lieu de leur demeure : le domestique revint promptement retrouver son maître ; il lui donna les renseignements qu’il désiroit tant de savoir, et lui apprit le nom de la demoiselle qui avoit fixé son attention.

De retour chez lui, il ne songea uniquement qu’aux moyens de pouvoir satisfaire ses désirs lascifs ; son esprit n’étoit occupé que de mille projets différents, qui heureusement se détruisoient tous ; à la fin, il en conçut un qui lui parut être le plus avantageux à ses desseins.

Les sens énivrés des charmes de l’aimable Miss M....e, il se rendit chez une certaine abbesse, dans King’s Place pour lui communiquer son plan, et la prier de l’aider de ses avis pour son exécution.

Elle écouta le lord avec beaucoup d’attention, et lui répondit qu’elle n’approuvoit pas son projet, d’autant qu’il s’agissoit de l’enlever par force : « Je prie votre excellence, lui dit-elle, de m’accorder quelques heures, pour penser à cette affaire qui, étant un sujet de la plus grande importance, exige infiniment d’adresse pour en assurer le succès. » Il approuva la justesse de son observation, et lui répliqua qu’il ne pouvoit pas lui accorder beaucoup de délai ; que chaque heure étoit un siècle de tourments, tant qu’il ne posséderoit pas l’idole de son cœur ; cependant il consentit à lui donner jusqu’au soir, dans l’espérance qu’à son retour, elle auroit pleinement satisfait son attente.

Pendant ce temps, la mère abbesse s’étoit procuré une jeune fille qui ressembloit à Miss M...e, autant qu’elle pouvoit le conjecturer d’après la description que le lord lui avoit fait de sa personne ; elle s’imaginoit qu’elle seroit assez heureuse pour que cette personne fit sur lui la même impression ; elle étoit la fille d’une blanchisseuse du voisinage qui l’avoit vendu à un riche baronet, qui la visitoit par occasion ; mais elle pouvoit toujours passer pour vierge, d’autant que sir John étoit supposé ne pas avoir la capacité de la dévestaliser. Le lord revint à l’heure dite ; l’abbesse lui présenta Betsy Collins qui, quoiqu’elle lui procura un plaisir vif, étoit incapable de chasser de son imagination la figure enchanteresse de Miss M...e, qui étoit toujours la maîtresse souveraine de ses affections.

La rusée matrone découvrant que son projet n’avoit pas répondu à son attente, lui parla alors d’un nouveau stratagème : « Vous voyez, Milord, dit-elle, que cette fille est belle et agréable ; qu’elle a du sentiment et l’esprit pénétrant ; elle est entièrement à mes ordres. Son ami le baronet est à la campagne, et ne reviendra que dans quelques semaines ; je vais lui faire donner quelques leçons de danse afin de rendre sa contenance moins rustique ; ensuite je la placerai, sous le titre de ma nièce, dans la pension de Miss M...e. Je me ferai passer pour la veuve d’un négociant ; et, afin de donner plus de croyance à ce conte, je vais prendre un logement dans le voisinage, pour me trouver à même de saisir les occasions favorables qui se présenteront. Betsy, du moment qu’elle sera dans cette école, s’efforcera de s’attirer les bonnes grâces de Miss M...e, elle s’étudiera par son attention, ses égards et son assiduité, à gagner son amitié et à devenir sa confidente. Ces premières démarches faites, j’irai de temps à autre dans la pension. Betsy ne la quittant point, j’aurai alors l’occasion de la voir et de lui parler : je m’efforcerai, à mon tour, d’obtenir son estime par des présents que je jugerai lui être agréables, sans offenser sa délicatesse ; en même temps je tâcherai de découvrir son penchant dominant ; si c’est celui de monter à cheval, je lui procurerai tous les jours, avec Betsy, cet agrément ; et, lorsque je jugerai le moment favorable, sous le prétexte d’une partie de plaisir et d’agrément je la conduis dans la ville : une fois dans ma maison, il n’y a point de doute que je ne la décide, par quelques moyens, de répondre à vos ardents désirs. »

Le lord fut étonné de l’imagination fertile de cette judicieuse abbesse : il éleva son projet jusqu’aux cieux, et dit qu’il surpassoit toute la politique de Machiavel, qu’il étoit merveilleux, et qu’il ne doutoit point de son plein succès. En parlant ainsi, il tira son porte-feuille de sa poche, et lui remit un billet de banque de cinq cent livres sterlings, pour l’aider dans l’exécution de son projet ; ensuite il ajouta qu’il doubleroit cette somme aussi-tôt ses souhaits accomplis.

L’abbesse ne perdit point de temps à mettre en pratique la théorie de son plan infâme. Dès le lendemain Betsy eut un maître de danse, et en peu de jours elle faisoit bien ses pas de menuet : s’étant, pendant ce temps, débarrassée de sa contenance rustique, sa tante supposée jugea qu’il étoit temps de la conduire à la pension où elle ne la plaçoit pas pour commencer son noviciat, mais pour s’acquitter avec la dextérité la plus subtile du rôle dont l’avoit chargé cette maîtresse expérimentée.

La tante et la nièce se rendirent donc à la pension. L’abbesse complimenta Mme ..... sur la grande réputation que son école avoit. On parla du prix et du genre de l’éducation que l’on vouloit donner à la jeune personne.

La tante dit que Miss Collins désiroit apprendre le français (que son père, qui étoit un anti-Anglais déterminé, ne voulut jamais, de son vivant, lui permettre d’apprendre cette langue) à pincer de la harpe et à jouer de la guitare. L’abbesse ayant adhéré au prix demandé pour ces objets d’utilité et d’agrément. Miss Betsy fut alors présenté par la maîtresse à ses nouvelles camarades. La tante remarqua bientôt, parmi elle Miss M...e, elle ne put s’empêcher d’approuver le choix du lord ; sa figure étoit si belle et son port si majestueux qu’il lui vint aussitôt dans l’idée qu’elle seroit pour elle une acquisition de grande valeur. Outre les mille guinées qu’elle devoit avoir du lord, elle s’imaginoit que cette jeune personne lui en vaudroit par la suite dix mille.

Betsy Collins fut d’abord, en quelque sorte, hors de son élément dans cette pension, qui lui paroissoit bien différente du séminaire qu’elle venoit de quitter dans King’s Place : elle jugea qu’il étoit important pour elle de retenir sa langue, et de ne pas se servir de ces expressions indécentes qu’elle avoit apprises dans son dernier couvent : elle avoit des confitures en grande quantité, et elle ne manquoit d’en donner constamment à Miss M...e. Cette dernière remarquoit, avec une sorte de satisfaction, l’éventail, les rubans et autres petites bagatelles de ce genre, appartenant à Betsy, qui les lui donnoit aussi-tôt. En un mot, cette politesse et cet attachement apparent produisirent des miracles en faveur de Miss Collins, au point qu’elles étoient si intimement liées, qu’elles ne pouvoient plus se quitter, et qu’elles trouvèrent les moyens de devenir camarades de lit.

Betsy communiqua aussi-tôt cette heureuse nouvelle à sa tante supposée, qui l’apprit avec la plus grande satisfaction, et courut immédiatement faire une visite à sa nièce, afin de lui donner les instructions utiles pour avancer cette importante affaire. Ces avis tendoient à corrompre les mœurs de Miss M...e, en lui enseignant ces diverses pratiques lascives, trop souvent employées dans les pensions des jeunes demoiselles, qui, néanmoins, se croyent complètement vertueuses : mais les efforts de Betsy, à cet égard, furent vains. Miss M...e fut choquée de ses propositions et de ses essais ; elle la menaça de ne jamais coucher avec elle, si elle lui parloit davantage de ses opérations infâmes, dans lesquelles elle auroit désiré voir Miss M...e suivre son exemple.

Betsy pensa qu’il étoit important d’abandonner ses manœuvres, si elle ne vouloit point perdre l’estime de Miss M...e, ni nuire à son projet ; en conséquence, l’adroite hypocrite, non seulement discontinua ces essais, mais elle eut l’air de se repentir, et d’écouter les remontrances morales de son amie ; elle la remercia de ses sages conseils, et lui dit qu’elle s’estimoit heureuse d’avoir trouvé une personne aimable qui la détournoit de ces voies pernicieuses qui, comme elle en étoit maintenant convaincue, l’auroient égaré du chemin de la vertu. Par ces moyens artificieux, elle regagna les bonnes grâces de Miss M...e ; et, par des attentions et assiduités nouvelles, des présents répétés, des compliments placés à propos, elle prit un grand empire sur les affections de cette jeune personne innocente et confiante.

Il paroîtra sans doute étonnant que le lord, brûlant de cette ardeur violente, dont nous avons parlé, resta aussi long-tems dans un état de parfaite tranquillité, sans presser son négociateur femelle de terminer promptement cette grande affaire. Au contraire, il ne décessoit de l’engager à compléter la catastrophe de ce drame affreux ; mais elle l’appaisoit en l’entretenant des progrès qu’elle faisoit, et en lui promettant que, sous quelques jours, l’occasion lui seroit parfaitement favorable.

Le jour de la naissance du roi fut désigné pour exécuter le grand complot. Dans la matinée, la digne abbesse, dans un superbe équipage et des domestiques à grandes livrées, se rendit à la pension : elle demanda sa nièce pour la mener à la ville et lui faire voir la noblesse de la cour ; elle demanda à Miss M...e si elle ne seroit pas satisfaite d’être témoin de cette cérémonie ; elle l’engagea vivement d’être de la partie ; la maîtresse [qui] crut ne pas devoir s’opposer au vif désir que montroit cette jeune personne d’aller avec sa Betsy favorite, consentit qu’elle l’accompagnât.

Après qu’elles eurent vu les cérémonies du jour, la digne tante de Betsy se rappela qu’elle avoit une connoissance particulière dans le voisinage, avec laquelle elle étoit assez libre pour aller lui demander à dîner : il étoit près de quatre heures, et celle du repas des jeunes personnes étoit à deux ; on se rendit donc… où ?… à King’s Place, dans le propre couvent de l’abbesse ; on y avoit préparé un splendide repas, et Miss M...e donna son approbation à la bonté et à la délicatesse des mets ; on servit ensuite les vins les plus exquis ; on but successivement à la santé du roi ; ces agréables liqueurs donnèrent beaucoup de vivacité à Miss M...e ; au milieu de l’enjouement de son caractère, que l’on animoit par la musique, le chant, et autres moyens employés pour l’empêcher de réfléchir à sa situation, elle céda à toutes les invitations, à tel point, que le vin de Champagne lui fit perdre l’usage de sa raison.

L’heure de l’arrivée du lord approchoit, et chaque circonstance sembloit couvrir de fleurs son entrée triomphante ; mais la Providence paroissoit veiller au moment le plus critique de la vie de Miss M...e.

Elle avoit un cousin qui étoit enseigne dans les Gardes, et qui, comme la plupart des jeunes militaires, donnent, par circonstance, dans les foiblesses et la dissipation ; en un mot, il visita, ce jour-là, les séminaires de King’s Place ; il avoit bû extraordinairement à la santé de son souverain ; et, le vin généreux, avoit tellement opéré sur ses facultés, qu’il avoit excité ses sens aux désirs amoureux, et que, guidé par ce motif, il étoit venu dans la maison même où se trouvoit sa parente ; il fut donc introduit, par bévue, dans le parloir où Miss M...e dormoit sur un sopha ; il ne l’eût pas plutôt envisagée qu’il s’écria : « Dieux ! que vois-je ! mon aimable et douce cousine… Ma chere Miss M...e dans un pareil lieu !… » La familiarité de sa voix la réveilla ; en le reconnoissant, elle sauta en sursaut et s’évanouit ; mais elle revint bientôt à elle. « Ma chère amie, continua-t-il, ce n’est pas ici que nous devons entrer en explications, vous devez à l’instant venir avec moi. » En proférant ces mots, il l’enveloppe aussitôt dans ses ajustements, la prend dans ses bras, la transporte ainsi dans une voiture, et la conduit chez son père qui demeuroit dans Bond-Street : comme il passoit le seuil de la porte, la voiture du milord venoit justement de s’arrêter, et un de ses domestiques étoit sur le point de sonner.

Cette histoire, qui est très vraie, et peut être attestée, n’a pas besoin de commentaires ; elle doit servir de leçon aux maîtresses de pension, aux gouvernantes et à tout le beau sexe en général, et les convaincre qu’elles ne doivent point confier leurs pupilles ni les introduire dans aucune compagnie quelconque, sans préalablement avoir pris les renseignements les plus rigides sur les caractères, les attachements, les liaisons et les mœurs des personnes qui la fréquentent.


CHAPITRE XI

Détail du couvent dans Curzon-Street, May-Fair. Description de Mme B...nks ; de ses différentes nonnes ; et de quelques-uns de ses visiteurs. Histoire de Marie Br...n.

Nous sommes restés assez long-temps dans les alentours de King’s Place, et nous allons maintenant faire une petite excursion à Curzon-Street, May-Fair. Dans cet endroit demeuroit Mme B...nks, femme intelligente, assidue et polie, qui, ayant assez de bon sens pour se convaincre qu’elle n’avoit plus de charmes suffisants pour captiver les adorateurs, résolut de tourner à son avantage les talents que la nature lui avoit accordés, en bénéficiant sur la beauté et les attraits des jeunes personnes de son sexe.

Dans cette vue, elle rechercha la connoissance des belles voluptueuses de la ville. Les femmes galantes qui ne désiroient que satisfaire leur passion amoureuse, étoient sûres, par son agence, de trouver chez elle des coureurs forts et nerveux, qui ne manquoient jamais de donner les preuves les plus convaincantes de leur connoissance et habileté. Quant à celles qui étoient dans l’indigence, et qui se trouvoient forcées de faire un métier de leurs charmes, elle avoit toujours pour elle un magasin constant des meilleurs marchands des alentours de Saint-James et autres endroits. Charlotte Hayes avoit été long-tems sa directrice ; elle avoit fait chez elle un apprentissage régulier ; et, aidée de ses conseils, elle parvint à acquérir les connoissances qui sont nécessaires dans cet état critique et important ; en un mot, Mme B...nks ayant amassé une somme d’argent dans sa louable vocation, pensa qu’il étoit temps pour elle de fonder, à son tour, une abbaye ; en conséquence, elle prit une maison fort agréable dans Curson-Street. Clara H...d fit son premier noviciat public dans ce séminaire, quoiqu’elle alla dans la suite dans celui de Charlotte. Miss M...d...s fut la seconde qui fut enregistrée sur la liste de ses nonnes ; elle se rendit célèbre par ses charmes transcendants qui étoient si puissants, qu’ils captivèrent le savant Dr B...kns. Miss Sally H...ds.n étoit la troisième en date ; elle fut si prudente et si économe, qu’elle amassât deux cents livres sterlings, et devint bientôt une abbesse. La turbulente Mme C...x étoit aussi inscrite sur la liste de Mme B...ks. Ses liaisons avec un jeune Écossais, fils de Mars, lui donne le droit, sous d’autres rapports, de choisir sa compagnie ; mais elle n’écoute point les propositions de tout homme qui lui offre moins de cinq guinées. Il vint constamment dans ce séminaire un autre gentilhomme Calédonien qui, par des questions politiques, s’est distingué dans le monde littéraire. On crut d’abord que Mme C...x étoit l’objet de ses attentions ; mais cette erreur fut bientôt rectifiée, lorsque l’on vit clairement que Mme B...nks occupoit seule ses pensées, et régnoit en impératrice sur son cœur, malgré son visage hommasse et sa figure commune ; il disoit à cette occasion, qu’elle avoit ce je ne sais quoi, auquel tout homme sensible ne peut résister. Miss Betsey St..n..s.n exerce la fonction d’une nonne lorsqu’il y a un trop grand courant d’affaires, et que toutes les autres sœurs se trouvent en exercice, et ce, dans la vue de ne point mécontenter un visiteur, et de ne pas le forcer d’aller dans un autre séminaire ; mais sa vocation générale est celle d’assister Mme B...ks ; et dans cette circonstance, elle déploie la plus grande connoissance et industrie. La fatigue de l’action, dans ce double emploi, l’oblige généralement à prendre les eaux dans la saison du printemps, afin de donner, du relâchement à sa constitution. Mme W..ls..n a un embonpoint désagréable que les plaisirs de la table lui ont donné ; mais ses jolis yeux et sa bouche ravissante commandent toujours l’admiration. Mme Br...n généralement connue sous la dénomination de The constable, étant un excellent moule pour les grenadiers, devroit être pensionnée par le gouvernement pour recruter les forces de sa majesté. Mme F...gs..n, la dernière sur la liste, à une main très utile, et est de bon accord avec tout le monde ; soyez chrétien ou payen, brun ou blond, court ou long, de travers ou droit, elle ne s’en met pas en peine, pourvu que l’argent ne soit pas léger, mais, pour ne pas être trompée, elle porte constamment avec elle une paire de balance pour peser l’or ; malgré le grand nombre d’admirateurs de différentes complexions et nations que cette dame a eu, ses passions amoureuses ne sont pas encore absorbées, comme peut l’attester un certain gentilhomme Irlandois, grand et à larges épaules, qui, il est vrai, est forcé de faire avec elle un devoir très dur, ce dont ne peuvent disconvenir les personnes qui connoissent Mme F...gs..n, qui (pour me servir de ses propres expressions) lorsqu’elle tient dans ses bras l’homme qu’elle aime, elle s’abandonne tout à fait. Marie Br...n a été pareillement engagé dans ce séminaire. Comme il y a quelque chose de curieux dans sa vie, le lecteur ne sera probablement pas mécontent d’en trouver ici la relation. Cette dame étoit la fille d’un architecte, proche Mary-bone, dont la fortune se montoit à dix mille livres sterlings. Marie étoit une fille grande et gentille, qui avoit reçu une assez bonne éducation, dont elle avoit sû profiter. Elle n’eût pas plutôt l’âge qui inspire au jeune sexe les pensées de connaître les hommes, qu’elle se montra dans tous les endroits publics, avec un cœur enclin à l’amour et aux désirs les plus vifs ; elle se trouvoit très embarrassé de répondre aux attaques qui lui étoient faites ; ajoutez à cela, qu’elle avoit fait la connoissance d’une de ces femmes qui, sous les apparences de chasteté, s’introduisent dans les compagnies décentes. On fit donc une partie à Windsor, dans laquelle étoit un certain homme de rang, dont Marie recevoit les hommages, parce qu’elle s’imaginoit que ses intentions étoient pures et honnêtes ; mais le jeune homme ayant appris par la dame dont elle avoit fait la connoissance, et que Marie regardoit comme son amie, que le père ne donneroit rien à sa fille de son vivant, prit une autre résolution ; il changea ses batteries ; et, au lieu d’attaquer le cœur, il dirigea ses coups contre la vertu de la jeune personne. Marie fut donc trahie par son amie, qui la railloit des craintes qu’elle avoit de ce qu’elle la laissoit seule avec l’homme qu’elle devoit bientôt appeler son mari ; trompée dans cette opinion, elle l’écouta favorablement et céda à ses sollicitations, s’imaginant que sa condescension n’étoit que le prélude de ses noces ; mais, hélas ! elle fut peu de temps après convaincue de son erreur ; avec qu’elle agitation d’esprit, qu’elle mortification, quels remords, elle apprit, par les papiers publics, la nouvelle du mariage de son séducteur avec une autre personne.

Il se passa du temps avant qu’elle pût surmonter son chagrin ; mais voyant qu’il ne restoit aucune trace de sa foiblesse, elle se consola d’avoir découvert la perfidie de cette femme artificieuse, en qui elle avoit mis la confiance la plus aveugle.

M. W...ms, gentilhomme, jouissant d’une fortune honnête, lui fit peu de temps après, la cour, et l’auroit sincèrement épousé, si son père eut voulut donner une somme proportionnée à la fortune qu’il possédoit ; mais à l’instant de terminer cette négociation, M. Br...n fit banqueroute, et toute sa fortune imaginaire devint à zéro. M. W...ms avoit mis tant d’empressement à solliciter la main de Marie, que la prudence ne lui permettoit pas, d’après ce triste événement, de poursuivre cette affaire d’une manière honorable ; il lui étoit cependant impossible de vaincre la passion brûlante que cette jeune personne lui avoit inspiré, ni s’empêcher de céder à l’idée tentative qui s’offroit à son imagination, celle de lui faire des propositions d’un genre moins délicat ; et il se flattoit que sa situation présente la lui feroit accepter.

Dans cette ferme persuasion, après l’avoir entretenu de l’empêchement qui s’opposoit à leur union, il lui communiqua ses intentions. À cette proposition, Marie s’emporta avec chaleur, lui reprocha sa perfidie ; il s’étoit préparé à cette attaque, ainsi sa colère ni ses reproches ne le détournèrent point de son dessein ; à la fin la nécessité la força de se rendre à sa discrétion ; elle devint grosse et accoucha d’un fils.

Dès ce moment, la tendresse de M. Williams, au lieu de diminuer, augmenta.

Dès que Marie fut rétablie, elle parut en public avec plus d’éclat, d’autant mieux que ses couches s’étoient faites secrètement. Le baronet Charles B...y la joignit un soir au Ranelagh : ayant découvert que sa femme lui étoit infidèle, il pensa qu’une femme aussi belle et aussi agréable que Mme Br...wn (car nous ne lui donnerons plus que ce nom), pour laquelle il ressentoit le plus vif attachement, pourroit infiniment lui faire oublier la perte de sa perfide épouse : il lui déclara en conséquence sa passion ; Mme Br...wn l’écouta favorablement, son orgueil fut enchanté d’avoir fait une telle conquête, car elle pensoit qu’elle devoit se venger de l’outrage de M. Williams, qui avoit profité de sa détresse pour en venir à ses fins : elle céda donc aux instances du baronet Charles qui, pendant quelque temps, lui témoigna sa tendresse et sa générosité. M. Williams découvrit bientôt son infidélité et l’abandonna : l’attachement du baronet ne fut pas de longue durée ; ainsi donc Mme Br...wn, abandonnée, se vit en peu de temps, réduite à la nécessité de se défaire insensiblement de tout ce qu’elle avoit pour vivre. Mme B...ks en fit la connoissance à cette époque critique, et l’engagea aisément à venir demeurer dans sa maison : tel étoit la situation de ce séminaire lorsque nous le visitâmes.

Nous donnerons dans un autre chapitre les révolutions qu’il a subi.


CHAPITRE XII

Le pouvoir de l’amour sur un prédicateur chrétien
et un juif amoureux.

Un célèbre auteur nous dit que la vanité est la passion prédominante dans les deux sexes ; cependant, d’après la véritable et triste relation suivante, l’amour semble avoir l’ascendant sur toutes les autres passions.

Nous allons donc rapporter les circonstances de la catastrophe terrible qui termina la vie de l’infortunée Miss Ray, et la carrière du malheureux M. Hackman.

M. Hackman avoit pour Miss Ray la passion la plus violente ; se croyant méprisé, il commit l’action horrible dont il a été la victime ; il n’est cependant pas prouvé qu’il ait considéré M. M...a comme son rival ; il pensoit sincèrement que Miss Ray ne le traitoit avec froideur et indifférence, que parce qu’elle avoit donné la préférence à un autre admirateur : voici ce qui donna naissance à cette jalousie, soupçon et ressentiment. Le lord S… avoit banni de sa maison M. Hackman qui venoit le voir très fréquemment, et ce, d’après les découvertes qu’il avoit faites par le ministère d’une certaine femme Italienne, qui, comme Janus, paroissoit à double face.

La signora G… avoit un grand penchant pour M. Hackman ; d’après les présents fréquents qu’elle recevoit de lui, elle se flattoit que leur inclination étoit mutuelle ; mais lorsqu’elle découvrit qu’il ne remarquoit pas les ouvertures indirectes qu’elle lui faisoit, et qu’il étoit question d’un traité de mariage entre M. Hackman et Miss Ray, alors elle s’abandonna à sa rage et à son ressentiment ; n’écoutant plus que sa colère et sa vengeance, elle révéla au lord S... la tendresse de ces deux amants. La suite de cette découverte fut une sévère remontrance à Miss Ray sur sa conduite, la perspective et la description véritable de ce qu’elle devoit s’attendre de rencontrer dans une union conjugale avec M. Hackman. La peinture étoit si alarmante, qu’elle résolut, s’il lui étoit possible, de vaincre les tendres sentiments qu’elle entretenoit pour cet homme infortuné. M. Hackman n’avoit pas reçu de ses nouvelles, et ne l’avoit pas vu depuis quelques jours. Le matin de la catastrophe terrible, il lui adressa, par la médiation de la signora G......, une lettre remplie des



I. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La campagnarde emmenée par une tenancière de sérail.
(Gravure de William Hogarth.)

expressions les plus tendres de son amour et attachement pour elle ; son épître étoit accompagné d’un panier de vin de Madère, qu’il venoit de recevoir d’un de ses amis qui arrivoit de la Jamaïque. La signora G..... qui aimoit passionnément le vin de Madère le garda ; mais elle renvoya la lettre après l’avoir lue et recachetée, par le même messager. Cette circonstance que M. Hackman attribua à la direction et instruction à Miss Ray, irrita ses esprits jusqu’à un tel point de frénésie, qu’elle occasionna l’événement terrible qui lui arriva à Covent-Garden.

Nous allons abandonner cette relation mélancolique, pour parler de la signora G....., de Mme P...ps, de la signora F.....i. Ce fut par l’agence de ces femmes que Miss Ray fut d’abord introduite chez le Lord S.... La signora G..... avoit été, pendant plus de trente ans, cantatrice à l’Oratorio et à l’Opéra. C’étoit une grande et agréable femme ; elle avoit eu de beaux yeux noirs, une bouche ravissante, les dents régulières et blanches, et un teint varié, selon la mode du jour, par l’assistance de MM. Warsen et Bailey, et leurs prédécesseurs : elle avoit été une femme d’intrigue depuis l’âge de puberté, et elle avoit eu une succession aussi nombreuses d’amants que quelques femmes titrés de l’Europe… Lady H.... etc., sans en excepter la C.z....ne.

Parmi le nombre de ses adorateurs, qu’elle avoit eû l’honneur de ruiner, étoit l’infortuné, en plus d’un sens, le petit juif Mend...z. Ce petit personnage extraordinaire, âgé de trente ans environ, figuroit dans le grand monde ; il avoit à peine trois pieds de hauteur ; c’étoit un paragon de faterie ; s’il eu eû le moyen de faire, à chaque instant du jour, de nouvelles toilettes, il auroit été regardé le plus grand et le plus petit fat de l’Europe ; il étoit de plus l’amoureux de toutes les belles femmes du bon ton : au nombre de ces dames étoit la présente Mme Donaldson, alors Miss Falkner, qui, à cette époque, chantoit à Marybone-Gardens, et la signora Galli qui, alors, étoit la principale cantatrice de l’opéra.

Mend...z étoit à ce moment, un négociant très-opulent, qui, par son attachement pour la signora Galli, négligea entièrement son commerce, et la poursuivit dans une grande partie de l’Europe. Il lui avoit d’abord déclaré sa passion à Londres ; il lui avoit fait de beaux présents, (et nous savons par expérience, que cette dame a une concupiscence particulière pour les présents aussi bien que les bons coureurs, soit qu’ils soient juifs ou d’autres nations) ce qui lui faisoit croire qu’elle tourneroit le petit lévite plus religieusement à l’avantage d’une femme chrétienne qui alloit à la messe, dans le dessein de se faire, par ses œillades, des conquêtes.

Elle commença donc ses voyages par la France, elle resta peu de jours à Paris. M...z la suivit aussi-tôt ; elle n’eut pas plutôt appris qu’il étoit sur ses pas (car elle avoit ses émissaires affidés) qu’elle se rendit à Lyon ; il y fut dans vingt-quatre heures. Presto étoit le mot, et elle partit ; il la suivit jusqu’à Venise, dans une grande partie de l’Allemagne, et, enfin, il arriva en même-temps qu’elle à la Haye ; heureux de l’avoir attrappé, il employa les moyens les plus expéditifs pour la voir.

Il obtint une entrevue ; la manière adroite dont la signora lui parle, est trop plaisante, pour ne pas rendre compte de leur conversation.

Signora G..... Dieux ! M. Men...z, qui a pu vous amener ici ?

M. Men...z. Oh ! Madame ne me faites point cette question, c’est le comble de la cruauté.

Signora G..... Au nom du ciel, comment avez-vous pu deviner que j’étois ici ?

M. Men...z. J’en avois la certitude, Madame. Je sais exactement tous les endroits où vous avez été depuis trois mois que vous avez quitté l’Angleterre.

Signora G..... Vous m’étonnez réellement. Comment-il possible que vous ayez pu vous procurer des renseignements aussi fidèles ? — Si vous eussiez été un ministre d’état, où si vous eussiez mis des espions de poste en poste, je ne douterois point de votre véracité.

M. Men...z. Je vous assure donc, Madame, que je vous ai suivi de poste en poste depuis l’instant que vous avez quitté Londres jusqu’à ce moment.

Signora G..... Vous me surprenez !

Permettez-moi M. Men...z de vous faire une autre demande. Qui a pu, je vous prie, vous déterminer à courir ainsi le monde pour me voir ?

M. Men...z. Je vous suivrois jusqu’au bout de l’univers ; et s’il étoit possible que vous puissiez monter dans quelques-unes des planètes, je supplierois les dieux de me transporter dans celle de Vénus, car ce seroit assurément là votre demeure.

Signora G..... Vous êtes, en vérité, romanesque. Je vous prie d’être un peu plus intelligible.

M. Men...z. J’entends par les cieux, tout ce qui est véritablement passionné et amoureux.

Signora G..... Ce que vous me dites me surprend plus que tout le reste.

Au nom du sens commun, à quoi tend ce discours ?

M. Men...z. Puisque vous ne le devinez pas, je vais donc vous en donner l’explication. Venez, mon ange, volez dans mes bras, venez recevoir les derniers soupirs d’un amant qui brûle de mourir sur votre sein délectable.

Signora G..... Ha ! ha ! ha ! maintenant vous me faites rire réellement. Il est impossible de résister. Mais vous êtes certainement devenu fou.

M. Men...z. Si je le suis, madame, ne vous en prenez qu’à vous.

Signora G..... Je suis fâchée d’en être la cause. Mais je pense que le meilleur conseil que je puisse vous donner, est d’écrire à quelques-uns de vos amis, de vous envoyer un des aides du docteur Mouro, pour aviser à votre prompte guérison.

M. Men...z. Oh ! Madame, si vous connaissiez les tourments que je ressens en ce moment, vous me traiteriez avec plus de compassion. — Il tombe à ses genoux, et saisit sa main qu’il couvre de baisers.

Signora G..... Justes dieux ! vous m’effrayez réellement ! — Vous avez une folie canine, je le proteste ! Je craignois que vous ne me mordiez le petit doigt.

M. Men...z. Oh ! non, Madame, je ne veux point blesser la plus petite partie de ce qui vous appartient ; mais l’amour, le puissant amour, doit enfin parler en ma faveur.

Signora G..... L’amour, dites-vous. Avant de vous répondre, M. Men...z, regardez-vous dans la glace ; consultez, pendant un moment, votre douce, jolie, petite et chère personne, pas plus haute qu’une canne, avec ses yeux perçans, et ses dents enchanteresses ; dites-moi, si l’ensemble de tant de perfections peut possiblement inspirer une tendre passion.

(M. Men...z fut tout à fait étonné de cette demande).

M. Men...z Eh bien ! Madame, permettez-moi de vous rappeler le proverbe vulgaire, mais véritable, que les petits chiens ont de longues queues.

Signora G..... De longues queues !

Oh ! cela est ridicule de longues queues ! Ha ! ha ! ha ! Eh bien ! M. Men...z, fussiez-vous toute queue, elle ne seroit pas moitié assez longue pour moi.


CHAPITRE XIII

Suite de l’histoire de la signora G..... et de Monsieur Men...z. Mémoires de Mme P...pe… Description de sa personne. Son mari, par une acte, la vend au juge H… Son introduction chez lord S… Genre d’amusements dans une certaine coterie femelle.

Nous avons laissé à la Haye le pauvre monsieur Men...z, suppliant une beauté tyrannique de daigner lui accorder un sourire pour soulagement de ses peines et tourments ; mais lorsque nous ajouterons qu’il lui présenta le plus puissant de tous les avocats, un billet de banque de mille livres sterlings, on sera tenté de croire que l’amant en miniature fut complètement heureux. — Point du tout. — Elle prit le billet qu’elle mit dans sa poche, et lui dit, d’un ton moitié plaisant et moitié sérieux, que c’étoit, par pur égard pour sa personne, qu’elle ne favorisoit pas ses désirs, parce qu’elle étoit entièrement convaincue, que la gratification d’une seule nuit anéantiroit sa petite masse, et qu’il ne resteroit rien de son individu, que le pur caput mortuum de sa passion extravagante, et de sa concupiscence imaginaire.

Nous conclurons cette histoire en ajoutant seulement que la signora G.... circoncisa une fois de plus le petit juif d’une manière peu chrétienne, en l’écorchant tout vif, par la soustraction du billet qu’elle n’avoit pas gagné, et en ne lui laissant d’autre fortune que ses os.

Nous allons maintenant parler de Mme P...pe.

Cette dame qui avoit épousé un sous-officier, auroit pu, par rapport à la beauté, disputer le pas avec Heidegger : elle étoit, peut-être, une des plus belles femmes de l’Angleterre ; ses traits étoient très réguliers ; son port si majestueux, qu’il y a vingt ans, que le chevalier Josué Reynolds l’auroit supplié de lui faire la faveur de lui servir de modèle pour une Vénus de Médicis : ajoutez à cela, que son teint étoit véritablement le sien ; elle ne se servoit point de ces secours factices pour augmenter l’incarnat de ses joues ni le vermillon de ses lèvres attrayantes qui cachoient deux rangs de dents dont la blancheur surpassoit l’ivoire ; sa taille étoit svelte et déliée ; son maintien agréable ; en un mot, elle représentoit, sous tous les rapports possibles, la déesse de Paphos.

La continence n’étoit pas au nombre de ses vertus ; et, quoiqu’elle fût très passionnée des chiens, elle n’avoit point de justes prétentions à la parentée de Diane : en effet, le dur traitement de son mari, joint au désagrément de sa personne, pouvoit bien servir d’apologie excusable à son infidélité conjugale ; mais lorsqu’on ajoute à la conduite de son époux, le marché régulier qu’il a fait de sa femme, il semble alors qu’on ne doit point lui imputer les fragilités dont elle a été accusée.

Son mari la vendit trois cent livres sterlings au juge H....d ; elle lui fut transférée d’une manière légale ou illégale (nous ne prétendons pas le dire) à Shakespeare-Tavern. Malgré le mauvais traitement que madame P...pe avoit reçu de son époux, elle ne voulut pas le quitter à ces conditions, et elle lui dit, en pleurant : « Pouvez-vous vous séparer de moi aussi facilement ? »

« À quoi il lui répliqua les expressions du lord Lace, dans la Farce de The Lottery. — Vous quitter aussi facilement !… J’abandonnerois tout votre sexe pour la moitié de la somme. »

Étant ainsi séparée, elle resta néanmoins constante au juge H....d pendant presqu’une année : il faut avouer que, pendant ce temps, elle ne pensa pas que trois cent livres sterlings, fussent un prix suffisant pour ses charmes, tandis qu’elle dépensoit six fois davantage avec Monsieur H....d. En effet, la volupté et l’extravagance sembloient être sa devise. Parmi d’autres témoignages en évidence de cette opinion, nous allons rapporter une anecdote que nous croyons véritable. Elle se promenoit, un après-dîner, dans un jardin, vers la fin d’avril ou au commencement de mai ; elle épia une seule cerise sur un arbre, de laquelle elle devint si passionnée, qu’elle dit au juge qu’elle mourroit, si elle ne l’avoit pas, lui donnant, en même temps, à entendre, qu’elle croyoit que c’étoit une fantaisie de grossesse, Monsieur H...d, dont la passion pour elle étoit incroyable, n’apprit pas plutôt cette nouvelle, qu’il appella le jardinier, et lui demanda le prix qu’il vouloit de cette cerise. Le jardinier refusa d’abord de l’entendre ; mais à la longue, étant informé que la dame étoit enceinte, que c’étoit une fantaisie provenant de cet état, il consentit de laisser à Mme P...pe la simple cerise à moitié mûre, pour le prix modéré d’une guinée.

Elle quitta après M. H...d, pour des raisons qu’elle jugea prudentes, car il ne pouvoit pas réellement lui offrir à chaque instant des cerises mûres ou non mûres, au prix d’une guinée chaque. Elle eut une variété d’amants, au nombre desquels étoit le lord S....h, à qui elle fut présenté par Mme C....ns, qui depuis quelque temps, tient un hôtel dans Suffolk-Street ; et nous apprenons que cette dame avoit non-seulement le courage suffisant pour engager occasionnellement un premier lord de l’amirauté, mais tour-à-tour, tous les officiers de Coldstream, et même tout le Corps diplomatique.

Mmes P...pe et C...ce avec la signora G...i composèrent une coterie dans laquelle Miss Ray venoit souvent. Un certain marin avoit coutume d’assister fréquemment à leur bruit particulier, quoiqu’il les rendit ordinairement assez public par le battement des timballes, du prix, au moins, de trois faveurs par heure.


CHAPITRE XIV

Abrégé des mémoires de la signora Fr...si. Sa connaissance avec le lord S… Son affection pour le capitaine B....p. Les fatals effets de sa générosité ; elle est enfermée pour dette ; elle trouve le signor Tend...ci dans la même situation. Histoire d’un auteur ; elle lui rend service. Préparation d’un duel : événement risible.

Nous ferons injustice à la signora Fr...i, si nous oublions de la placer au rang des personnes dont nous avons parlé ; elle avoit environ vingt ans, lorsqu’elle fut regardé par les connoisseurs comme une des plus belle brune de l’Europe. Elle chantoit à l’Opéra dans les oratorios et les concerts particuliers, et elle étoit jugée une des premières cantatrices ; elle avoit un avantage sur la plupart des Italiens, c’est qu’elle prononçoit l’anglais avec la plus grande pureté que nous ayons jamais entendu dans aucun chanteur étranger : en effet, une prononciation vicieuse, ne peut jamais en musique produire des sons véritablement harmonieux. Cette remarque fut justement faite par un gentilhomme dans un concert où l’on exécuta le Carmen Seculare ; les chanteurs, dont la plus grande partie étoit des étrangers, y écorchèrent la langue anglaise sans miséricorde.

Le but de la signora Fr...si, étoit de se recommander, par son talent, au lord S....h, qui étoit un amateur reconnu aussi bien que professeur. La signora Fr...si n’eut jamais aucune prétention extraordinaire à la chasteté ; et les douceurs qu’elle recevoit de son lord étoient, outre son bon sens et sa politesse, des témoignages additionnels qui plaidoient en sa faveur ; aussi, peu de mois après leur connoissance, elle mit au monde un beau garçon ; ce qui prouve que le lord et la signora, dans leur exécution, avoient toujours été de l’accord le plus parfait. Il fut certainement très heureux pour milord que ses talents aient été aussi étendus ; autrement le duo auroit été très dissonant, et n’auroit pas produit le moindre effet. En un mot, la signora Fr...si étoit si parfaitement habile dans sa partie, qu’il lui falloit nécessairement, pour bien l’accompagner, un amant doué de qualités très rares.

Ce fils fut employé dans la marine, et nous croyons qu’il vit encore, car nous ne voyons point son nom sur la liste mortuaire des officiers marins.

Quoique la signora Fr...si céda aux demandes du lord S...h, il avoit trop d’occupation pour la visiter aussi souvent qu’elle y étoit disposée, pour exécuter les hymnes de Paphos ; en conséquence, elle admit pour le seconder le capitaine B...r, qui étoit un beau gentilhomme, et tout à fait de son goût. Comme le capitaine n’avoit pas d’autres moyens pour se soutenir, lui et une nombreuse famille, que sa paye, la signora lui transferoit souvent les dons que le lord lui faisoit ; et quelquefois sa bourse particulière étoit, dans des temps d’urgence, mise à contribution ; car les huissiers qui connoissoient la liaison du capitaine avec la signora, ne l’épargnoient pas, lorsque son tailleur ou son boucher avoient de la difficulté à obtenir le paiement de leurs mémoires. D’après ces exemples de générosité, Fr...si se trouvoit sans cesse dans le besoin, quoiqu’elle gagna des sommes considérables à chanter dans différents concerts particuliers. Elle fit connoissance avec un certain libraire, pas bien éloigné de Ludgate-Hill, qui fournit avec profusion à ses besoins ; mais elle continua toujours de se trouver dans la gêne, au point qu’elle se vit enfermée pour dettes. Elle passa, dans sa retraite, le temps assez agréablement ; comme Tend...ci se trouvoit pour le même sujet dans cet endroit, ils furent fréquemment visités par tous les artistes de l’Opéra, et ils faisoient de petits concerts dans leurs appartements respectifs.

Elle fit, dans sa prison, la connoissance d’un malheureux auteur, qui, après avoir joué pendant deux ans à cache-cache, fut, conformément au jugement des baillis, enfin attrapé. Pendant plusieurs mois, il avoit renversé l’ordre du temps, c’est-à-dire, qu’il faisoit de la nuit le jour ; il se levoit ordinairement vers les six heures du soir, se rendoit au café, où il prenoit son déjeûner sous la dénomination de thé de l’après-dîner : dès qu’il avoit lu les papiers, il alloit se promener jusqu’à près de minuit ; il se transportoit ensuite chez Juppe, où on lui servoit à dîner au lieu du souper ; il y restoit tant que la maison étoit ouverte, et il y buvoit deux ou trois pintes de bierre. Si l’on fermoit avant le temps fixe de son coucher, il visitoit Brown-Bear, où d’autres maisons de nuit, afin de compléter le reste de sa soirée. Il est remarquable que, pendant près d’un an, un bailli, qui constamment avoit un ordre contre lui, ne pût jamais le découvrir, quoiqu’ils fussent si proches voisins, qu’ils demeuroient sur le même plancher, et occupassent les chambres adjacentes ; mais le poëte avoit changé son nom, et c’étoit si bien déguisé par sa mise, qu’il eut été impossible de le reconnoître d’après la description de sa première splendeur. De sorte qu’ils se rencontroient souvent ensemble dans l’escalier, et que M. S...r et M. Sm...th se faisoient, en passant, des compliments de civilité. L’indigence de M. S...r étoit si grande, que tout son linge ne consistoit qu’en une chemise, ou plutôt en un lambeau de chemise, ce qui le réduisoit à la nécessité d’être lui-même son blanchisseur. À la fin, il composa un ouvrage qui lui produisit une somme considérable ; et l’on peut dire que sa bonne fortune causa sa ruine ; car s’étant alors proprement habillé, et paroissant dans son premier éclat, M. Sm..th, qui avoit eu connaissance de ses démarches, le suivit bientôt au café de Bedford, et là, il le salua, pas tout à fait aussi honnêtement qu’il avoit coutume de le faire lorsqu’ils se rencontroient dans l’escalier de leur logement, quoique, par son apparence, il sembla avoir plus de titre à une conduite plus polie, que celle qu’il lui faisoit auparavant, lors de sa médiocrité.

L’entrevue fut surprenante, lorsque M. Sm..th découvrit que son ancien voisin étoit justement la personne qu’il cherchoit ; et S....r ne fut pas moins étonné de se trouver son prisonnier après avoir été aussi longtemps en son pouvoir, sans le moindre trouble ou poursuite, au point qu’il se croyoit, pour ainsi dire, tout à fait débarrassé de ses recherches.

La générosité de la signora Fr...si se montra en cette occasion, et elle invita M. S...r de manger avec elle pendant tout le temps de sa détention ; cette invitation lui fut d’un grand secours, car il ne possédoit, pour exister pendant quelques mois, qu’une pièce de quatre sols.

Tend...ci, qui se croyoit un potentat dans la

Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

prison, s’introduisit un après-dîner dans l’appartement de la signora Fr...si ; et quoique relativement à la règle des prisonniers, le couteau arrêta la porte, ce qui étoit la marque que le devoir conjugal avec ou sans licence, ne devoit pas être interrompu, il enfonça la porte, il entra dans la chambre à coucher, et surprit M. S...r dans les bras de sa bienfaitrice et de sa dulcinée. M. S...r ressentit sur-le-champ une telle insulte, et il appella Tend...ci un j... f.... ; cette expression mortifia plus le demi-eunuque, que toute autre phrase que S...r auroit prononcé ; il en appella au jugement de la signora, qui lui répliqua malicieusement : « Non, non, vous chantez comme un ange, aussi bien couché que levé ; » il ne fut cependant pas content de cette réponse, et il insista pour en voir satisfaction. S...r consentit de la lui donner ; alors Tend...ci apporta une paire de pistolets chargés. Fr...si voyant que l’affaire devenoit trop sérieuse, et ne voulant pas perdre aucun de ses amants, parce qu’ils avoient tous les deux, suivant elle, leurs agréments respectifs, appella à son aide toute sa rhétorique pour les dissuader de l’action téméraire qu’ils alloient entreprendre ; mais ce fut en vain ; ils étoient trop résolus de se venger l’un et l’autre. En conséquence, Tend...ci, qui étoit de la croyance romaine, se retira dans son appartement, pour dire quelques Ave maria, afin que ses bottes fussent bien graissées pour le voyage qu’il alloit vraisemblablement faire, et M. S...r, de son côté, qui étoit un homme d’une propriété considérable, malgré qu’il fut enfermé dans un séjour misérable, et qu’il attendit un acte d’insolvabilité pour en sortir, se rendit dans sa chambre pour faire son testament en faveur d’un enfant naturel qui étoit alors dans l’hôpital des Enfants-Trouvés. Il est bon cependant de remarquer que ses legs consistoient en quelques manuscrits précieux qu’il avoit composé pendant sa retraite.

Les champions, en se retirant, avoient laissés les pistolets sur la table de la signora Fr...si. En les voyant, elle pensa que le seul moyen d’empêcher l’effusion du sang, étoit de les décharger, ce qu’elle fit avant le retour des combattants ; cependant elle laissa l’amorce, parce qu’il ne pouvoit s’ensuivre aucun accident fâcheux.

Tend..ci et S...r de retour, saisirent avec empressement leurs pistolets dans le dessein de vider leur différend. La signora Fr...si étoit présente pour voir leur jeu. Ils tirèrent ensemble, mais aucun des pistolets ne partit ; alors la signora jetta des éclats de rire, en leur disant : « Je vois que vous êtes tous les deux dans la même situation ; malgré votre bravade, vous trembliez furieusement l’un et l’autre dans votre peau. »


CHAPITRE XV

Histoire d’un personnage noir qui a fait quelque bruit dans le monde : son origine. Pourquoi un prince l’adopte et lui donne son nom. Sa grande fortune en Angleterre : il est fêté par une certaine duchesse qui lui donne une éducation polie : son succès avec le beau sexe : Aventure très curieuse à Greenwich.

Tous ceux qui, il y a quelques années, ont fréquenté les gens de ton, doivent se rappeler un personnage très extraordinaire, qui parcouroit les rues de cette capitale dans un élégant équipage, traîné par de beaux chevaux bruns, et ayant derrière des laquais avec de superbes livrées. Qui est-ce ? s’écrie, monsieur Julep, qui, en voyant son teint, s’imaginoit qu’il pourroit trouver quelques moyens de s’introduire au moins comme un apothicaire, s’il ne le pouvoit comme chirurgien. « Eh bien, Monsieur, reprit M. E...d, je vous dirai qui il est : ce n’est point Omaï ; non, ni le prince de… Oronoko qui étoit ici il y a quelques années ; il est prince de Ana-Anamabo ; il vient ici pour faire la paix ou la guerre avec le premier et le reste des hommes, pour n’avoir pas convenablement protégé les forts et dominations de son père. Rappellez-vous l’histoire de Zanga, et nous devons trembler… » — « Je ne connois rien de l’histoire de Zanga, dit M. Julep, mais je n’aime point sa visite ici, dans un temps aussi critique. Tous les étrangers devroient donner un récit très particulier d’eux-mêmes, surtout, quand leur teint est si différent du nôtre. Je ne vois jamais un homme très basanné, qu’il ne me paroisse un étranger, et que je ne m’imagine qu’il a des desseins sinistres. Que dois-je donc penser d’un noir, prince ou non prince, si bien habillé, et roulant dans un équipage aussi brillant ? — Je puis vous assurer que ses desseins sont très amicaux, et qu’il est de notre intérêt de cultiver, par son moyen, l’amitié de son père ; le seul danger est, que si nous refusions ses offres, nous l’exciterions, par vengeance, à suivre l’exemple des Américains, et à se joindre aux Français ». Le sujet fut ainsi terminé à la satisfaction mutuelle.

Mais que penserez-vous, lecteur, si, après ce débat, il étoit un prince noir Européen, et ce qu’il y a de plus extraordinaire un prince français. Le nom de S...se est connu de tout le monde ; il se brûla le sang dans les guerres de Flandres ; et, si nous ne sommes pas mal informés, il a, dans cette capitale, terni en quelque sorte sa réputation, si ce n’est pas son teint dans les guerres de Vénus.

À parler sérieusement, ce personnage extraordinaire n’est ni plus ni moins que le fils d’un domestique du prince de S...se, qui, par égard pour la fidélité de son domestique nègre, fut, par procuration, le parrain de son fils et lui donna son nom. Ils passèrent en Angleterre pour s’introduire dans les nobles familles. Le jeune S...se qui, à ce temps, n’avoit pas de plus hautes prétentions que la servitude commune, s’adonna au cocuage comme la recommandation la plus favorable en sa faveur. Cependant son père obtint, par un caprice étrange, une place dans la maison d’une certaine duchesse, à présent morte, qui prit un soin particulier de son enfant, et qui, au lieu de le laisser dans sa basse extraction, le plaça dans une école célèbre, proche Soho-Square, où il apprit à danser, à faire des armes et à monter à cheval. Il étoit alors dans l’âge de virilité ; mais ayant fait des progrès considérables dans ses études, il commença à croire qu’il étoit supérieur à ses camarades, et les traitoit en conséquence avec mépris. Quelques-uns ressentirent ces injures personnelles ; mais ayant entendu parler de son habileté à faire des armes d’où il sortoit toujours triomphant, ils refusèrent d’en venir aux extrémités. Ajoutez à cette supériorité qu’il avoit sur les enfants de son âge, que ses talents et son génie lui avoient tellement obtenu les bonnes graces de la duchesse, qu’elle ne le laissa pas manquer d’argent, et lui donna même une voiture pour son usage.

Mungo alors se livra sans réserve aux plaisirs et extravagances que lui offroit la capitale. Sa figure étoit très bien connue dans les maisons de divertissements qui sont aux alentours des spectacles ; il fréquentoit constamment les mascarades du Panthéon et Cornélie, où il jouoit si naturellement le rôle de Mungo, que l’on ne l’appela plus, par la suite, que par ce nom ; il fut bientôt initié dans les couvents de King’s-Place et dans les nouveaux séminaires, les abbesses lui ayant fréquemment fait l’honneur de se promener avec sa voiture dans Hyde-Park, ou autres endroits ; d’après cela, on peut aisément conclure que ses visites n’étoient pas purement du genre platonicien. — Non, son âme étoit remplie de feu, et il étoit un des Enfants du Soleil.

Sa personne étoit aussi embrâsée que son teint ; et les Annales de King’s-Place disent qu’il se réjouissoit beaucoup au milieu des charmes de la beauté bigarrée ; cependant, malgré son teint, toutes les nonnes des différents séminaires se trouvoient très honorées d’être distinguées du prince de S...se. Mme L.w.ot.n, Miss B..t..n Miss K...g, Miss H..ph..ys, Miss K...y, et même Miss Emily C..lth..st, ne regardoient point comme un déshonneur de céder aux instances de sa hautesse : ses poches étoient toujours remplies d’or, sa voiture étoit à leur service, et ces dames lui donnoient des preuves de leur attachement pour ses qualités et ses capacités : de telles partialités ne pouvoient manquer de le recommander puissamment sur-tout à ces Filles de joie, dont les seules vues sont concentrées dans le gain, et qui ne considèrent jamais la constitution, le teint, l’âge ou les infirmités de leurs adorateurs ; d’ailleurs, si Mungo n’avoit pas la beauté, il étoit jeune, vigoureux et fort bien fait : est-il donc surprenant, qu’en imitation de Desdemona, elles donnassent la préférence à un autre Othello, sur plusieurs autres amants insipides et énervés ?

L’âme ambitieuse de Mungo ne se fixoit pas seulement aux simples grisettes, elle prit un vol plus élevé. On rapporte de lui une histoire que nous ne prétendons pas vérifier, quoiqu’elle ait été répandue avec beaucoup de profusion ; mais pour illustrer son caractère, nous allons raconter cette aventure qui arriva, dit-on, dans les jours de Pâques, près de Blackheath. Miss S..., dame bien connue dans les alentours de Greenwich, accompagnée de sa femme de chambre, étoit, ainsi que sa confidente, déguisée ; elles se promenoient toutes les deux dans Greenwich-Parc et prenoient part aux divertissements innocents de la fête ; elles y rencontrèrent Mungo et un de ses amis qui passoient pour des officiers marins, et qui leur dit qu’ils revenoient d’un long voyage qui leur avoit été très avantageux, qu’ils apportoient avec eux beaucoup d’or et les témoignages les plus authentiques de la virilité la plus robuste. Miss S... désiroit pousser la folie aussi loin qu’elle le pourroit avec décence, et satisfaire sa curiosité et son inclination avec une personne du teint de Mungo : la suivante qui avoit aussi prit fantaisie pour le compagnon du prince qui étoit dans la fleur de son printemps, persuada sa maîtresse de se rendre à Greyhound, où elles trouveroient un repas froid, qui seroit bientôt après suivi d’un plus chaud, ce qui fut approuvé sur-le-champ de toute la compagnie, de sorte que les belles, satisfaites de l’assaisonnement du repas, pensèrent qu’un second et même un troisième service ne surchargeroient pas trop leurs estomacs. Les héros ne sachant pas qu’elles étoient leurs aimables associées, ouvrirent leurs bourses et leur offrirent une forte somme qu’elles refusèrent absolument ; mais quel fut leur étonnement, lorsqu’ayant demandé la carte, on leur dit que les dames avoient tout payé. Dès que ces deux jeunes personnes furent parties, Mungo et son ami désirèrent beaucoup de savoir en quelle compagnie ils avoient été ; ils appellèrent, à cet effet, le garçon, et ils ne furent pas moins surpris lorsqu’ils apprirent que c’étoient Miss S...r et sa suivante. Cette aventure fit beaucoup de bruit dans Greenwich.


CHAPITRE XVI

S...se prend la résolution de rendre ses hommages, en forme, à une dame de rang, de fortune et d’une grande beauté ; il tâche d’augmenter sa fortune d’une manière extraordinaire : son succès apparent. Lettre très curieuse : son effet ; réponse encore plus curieuse ; la conséquence ; elle se termine par une scène très gaie à la mascarade du Panthéon.

Cette aventure avoit tellement enflé la vanité de Mungo, qu’il commença à croire qu’il avoit le mérite et les accomplissements suffisants pour le recommander d’une manière honorable à une dame de fortune et de ton. Il convenoit cependant, malgré sa dernière et bonne aventure dans King’s-Place et à Greenwich, que son teint étoit d’une couleur trop noir ; ayant donc lu dans les nouveaux papiers des annonces de remèdes, pour renouveller non seulement la beauté, mais pour la créer, ainsi que le teint, il commença à se persuader qu’il avoit trop négligé d’augmenter ses charmes, d’autant qu’il pensoit sérieusement qu’il pourroit secundum artem, de noir qu’il étoit devenir blanc : en conséquence, il lut avec beaucoup d’attention tous les papiers dans lesquels il étoit question de ces remèdes, car il avoit pris la ferme résolution de ne rien épargner pour devenir un joli garçon tout à la fois.

Il fit donc une ample provision de pommade, d’eau et autres remèdes pour la beauté ; il commença sérieusement à s’occuper de cette affaire pénible. La première semaine il eut les plus grandes espérances de succès ; mais la composition du remède, étant d’une nature très corrosive, répandit sur sa peau une espèce de teigne qui lui fit imaginer que c’étoit le premier pas vers la beauté ; il fut si fier de cette attente, qu’il n’hésita pus un moment d’écrire une lettre très curieuse à Miss G...., femme très célèbre par sa beauté et jouissant de 30.000 livres sterlings. Il y a tout à la fois dans cette lettre une naïveté et une impudence qui excitera la curiosité du lecteur.

Chère Miss,

Je vous ai souvent regardé en public avec ravissement ; en effet, il est impossible de vous voir sans éprouver des émotions qui doivent animer le sentiment de tout homme. En un mot, Madame, vous avez saisi mon cœur, et j’ose vous dire que je suis votre esclave nègre. Vous vous étonnerez, Madame, de cette expression, mais j’aime à être sincère. Je suis de cette race basannée d’Adam que quelques personnes méprisent par rapport à la couleur de leur teint ; mais je commence à découvrir d’après l’expérience, que cette épreuve de notre patience ne doit durer que pendant un temps, attendu que la Providence a donné à l’homme des connoissances pour remédier à tous les maux de cette vie ; il n’est point, sous le soleil, d’infirmités qui, par l’industrie et l’habileté de l’homme instruit, ne puissent être guéries ; de même je trouve d’après de semblables exemples dans les recherches de la médecine, des découvertes ingénieuses pour détruire la couleur basannée de tout teint quelconque, sur-tout si ces remèdes sont employés avec habileté et persévérance. Je suis maintenant, ma chère Miss, dans ces médicaments, et j’espère, dans peu de semaines, être en état de me jeter à vos pieds, et vous montrer une figure aussi agréable que vous pouvez la désirer ; en même temps, croyez-moi avec la plus grande sincérité, mon aimable ange, votre très dévoué serviteur,

S...se.

Cette épître extraordinaire produisit un effet risible et bizarre sur la personne de Miss G.... : elle étoit à prendre le thé avec une de ses intimes amies lorsqu’elle la reçut : à peine en avoit-elle lu la moitié, qu’elle se mit à rire d’une si grande force, que son amie, involontairement, fit de même, sans en savoir le sujet, et que le domestique qui attendoit la réponse, fut saisi de la même convulsion risible, malgré qu’il mordit ses lèvres de mécontentement. Lorsque cette convulsion contagieuse, qui souvent se communique comme le bâillement, fut passée, Miss W...ms demanda à Miss G.... le motif de son rire ; elle lui présenta la lettre en lui disant : « Empêchez-vous de rire, si vous pouvez ». Après la lecture, le rire fut dix fois plus fort, et le domestique fut forcé de quitter la chambre de crainte d’accident urinaire.

Dès qu’il ne fut plus en leur pouvoir de rire, elles commencèrent à se consulter sur la manière de ridiculiser complètement un noir, dans tous les sens du mot, aussi impertinent, aussi vain et aussi présomptueux : « Allons, dit Miss W...ms, donnez-moi une plume, de l’encre et du papier. Je veux avoir la première touche du Prince-More, et je ne doute point que vous ne soyez capable de la perfectionner. » En disant ces paroles, elle se mit à une table où tout étoit disposé pour écrire, et elle fit la réponse suivante.

Monseigneur,

J’étois loin de penser à l’honneur inattendu que vous daignez me faire ; et je trouve que la vanité femelle, qui est si prédominante en nous, ne peut pas résister à la première impulsion de me reconnoître si transportée de cette faveur, pour vous écrire avec cette froideur que je désirerois. En effet, votre Grandeur doit être aveugle (pardonnez-moi l’expression) de m’avoir envisagée dans un point de vue favorable ; cependant j’en veux chérir la pensée ; mon ambition y est trop fortement intéressée, et je vous avoue franchement que votre altesse ne peut trop promptement venir s’emparer de la main, lorsqu’il a déjà fait la conquête du cœur. Je me flatte que la présente trouvera votre teint entièrement réconcilié avec vos désirs. Quant à moi, je confesse qu’un homme noir fut toujours le favori de mes affections, et que je ne vis jamais soit Oroonoko ou Othello sans ravissement ; mais de crainte que vous n’imaginiez que je n’aie point, à cet égard, vos souhaits les plus ardents à cœur ; je vous envoi inclus un petit paquet[2] (dont je fais moi-même usage lorsque je vais à une mascarade) qui produira l’effet désiré dans le cas où vous ne seriez pas satisfait de vos remèdes. Servez-vous-en à l’instant, je vous en supplie, afin que je puisse avoir le plaisir de vous voir le plutôt possible, car je languis après le bonheur de vous dire, de vive voix, combien je vous adore. Croyez-moi votre très dévouée servante.

G...


Miss W...ms n’eut pas plutôt écrit ce billet, qu’elle en fit la lecture à Miss G..., qui ne put s’empêcher d’admirer la vivacité de son imagination et le sel de l’ironie ; elle craignit que Mungo n’eut pas assez de pénétration pour l’envisager de cette manière ; et que prenant la chose au sérieux, il ne vint la tourmenter de ses visites ridicules et impertinentes. Miss W...ms la rassura en lui disant qu’elle prenoit tout sur elle, et qu’elle le recevroit masquée, en son lieu et place. Miss G... consentit donc à envoyer le billet avec le petit paquet. Cette pensée en fit naître une autre, qui étoit d’aller le lendemain masquées au Panthéon, et de tirer une vengeance plus complète de la personne du prince.

L’infortuné prince S...se n’eut pas plutôt reçu cette réponse qu’il ressentit jusqu’au fond de l’âme le piquant de cette satire ; ce qui le fâcha davantage fut qu’étant alors en compagnie avec son ami Greenwich, à qui il n’avoit pas encore communiqué le changement qu’il se flattoit d’opérer sur son teint, et que lui ayant, sans précaution, montré la lettre de Miss W...ms, son ami confident fut si réjoui de la folie et impertinence de S...se, d’un côté, et de la réplique amère de la jeune personne, qu’il sembla avoir attrapé la même impulsion des dames, et ne put s’empêcher de rire aux éclats.

Cette conduite, dans son ami, jeta S...se dans des convulsions inexprimables ; il brûla la lettre et le paquet qui lui étoit tant recommandé ; alors cherchant ses pommades et autres remèdes, il les jetta pareillement dans le feu ; tombant ensuite sur un sopha, il se livra au plus grand désespoir, maudissant tout le sexe, et ajoutant qu’il n’y avoit plus d’amitié dans le monde.

Greenwich fut choqué de cette expression pour deux raisons, la première, parce qu’il n’avoit pas eu l’intention de l’offenser ; la seconde, parce qu’il dépendoit, en quelque sorte de lui. Il jugea donc prudent de tâcher de lui donner quelque consolation dans sa douleur présente : sachant que rien ne pouvoit lui procurer de plus grande satisfaction qu’une mascarade, il informa S...se qu’il devoit y en avoir une le lendemain soir au Panthéon, et que si cela lui étoit agréable, ils s’y rendroient ensemble de bonne heure, afin d’avoir le choix des habillements et masques. La mention d’une mascarade porta la joie dans son cœur, et chassa de son âme toutes les idées désagréables qui l’assiégeoient peu d’instants auparavant.

Les deux amis allèrent donc le lendemain au Panthéon. Il est bon de mentionner que Miss G.... et Miss W...ms n’avoient pas manqué de s’y rendre. S...se prit l’habillement d’un sultan, et, par le même hasard, Miss G.... choisit celui d’une sultane. Ces habillements étoient si riches, qu’ils fixèrent l’attention de toute la compagnie. Mis G.... n’eut pas plutôt jetté les yeux sur S...se, qu’elle le reconnut à travers les ouvertures de son masque. S...se, enchanté de l’élégante tournure de cette dame et de la richesse de son accoutrement, l’aborda dès qu’il l’apperçut, comme sa sultane favorite de la nuit.

Rien ne pouvoit fournir à Miss G.... d’occasion plus heureuse pour le railler S...se lui fit mille compliments et lui dit, entre autres choses, qu’il lui avoit réservé le mouchoir. Miss G.... lui ordonna de se retirer, en lui répliquant qu’il étoit un imposteur ; qu’elle s’appercevoit qu’il n’étoit qu’un Eunuque noir déguisé, et qu’elle informeroit le Grand Seigneur de l’outrage qu’il faisoit à sa sublime Grandeur en paroissant ainsi sous son nom ; qu’il seroit dépouillé de sa peau, afin, ajouta-t-elle d’un autre ton de voix : « De vous épargner les épreuves que vous aviez déjà commencées sur vous-même, pour vous procurer un déguisement plus avantageux ; et, pour que vous ne paroissiez pas si horrible lorsque vous paroitrez dans le sérail, je vous enverrai quelques-uns de mes remèdes ».

S...se ne put en entendre davantage ; chaque mot étoit des coups de poignard qui lui perçoient l’âme, il se retira précipitamment, et il n’a jamais eu depuis le moindre goût pour les mascarades.


CHAPITRE XVII

Réflexions sur l’utilité et l’avantage des séminaires publics relation historique du traitement, des honneurs et hommages des courtisanes d’Athènes.

L’état présent de la galanterie étant maintenant mis au jour, nous allons considérer quels avantages ou quels maux peuvent en résulter dans les pays les plus policés ; la police veille sans relâche sur toutes les maisons d’intrigues. Sous le règne d’Élisabeth, les séminaires étoient soufferts dans différents endroits de la capitale. En France, qui est universellement regardé le royaume le plus policé du monde, les sérails, comme nous l’avons déjà mentionné, y sont non seulement maintenus, mais même protégés. Dans les principales villes de la Hollande, on a assigné plusieurs endroits particuliers pour la résidence des courtisanes, et elles ne doivent paraître que dans ces demeures ; à Venise, elles sont souffertes sous la condition de porter des bas de deux couleurs différentes. Enfin, la prostitution femelle a été considérée par tous les sages législateurs comme un mal nécessaire, afin d’en éviter un plus grand que l’on peut facilement supposer. Les hommes, dans les différentes situations de la vie, sont si sujets aux événements, qu’il seroit quelquefois très imprudent pour eux d’entrer dans l’état du mariage ; les alliances de famille semblent les avoir destinés pour une union particulière ; mais l’indigence peut leur faire envisager les difficultés qui, naturellement, proviennent d’une union conjugale. D’ailleurs, aucun objet femelle peut ne pas avoir assez suffisamment fixé leur attention, pour créer en eux une passion permanente ou solide, ni assez forte pour les engager à former un lien aussi important et aussi indissoluble que celui du mariage. Enfin, par une variété de causes et de circonstances, il peut paroître raisonnable à plusieurs hommes de garder le célibat, quoiqu’ils puissent être animés par les passions amoureuses les plus violentes. Dans l’état de mariage même, il arrive souvent qu’un homme, qui a pour sa femme l’estime la plus sincère, peut être privé de la jouissance des plaisirs de l’hymen, par la maladie, l’absence, et une variété d’autres causes temporaires que l’on peut facilement concevoir. Si dans quelques-unes de ces situations un homme ne pouvoit pas trouver un soulagement temporaire dans les bras d’une prostituée, la paix de la société seroit beaucoup plus troublée qu’elle ne l’est. Le brutal ravisseur, rompant alors tous les liens du bon ordre, et semblable aux animaux féroces, exerceroit, sans aucun égard, la violence de sa passion ; la femme de l’homme, la sœur ou la fille ne seroient plus en sûreté ni respectées ; la scène de l’enlèvement des Sabines seroit chaque jour exécutée ; et l’anarchie et la confusion s’ensuivroient. Sous ce rapport, la prostitution femelle doit du moins être tolérée, si elle n’est pas protégée ; et, quoiqu’elle soit regardée un mal moral, certainement elle est un bien politique.

Arrêtons-nous, pour un moment, à l’opinion qu’avoit à ce sujet le peuple sage d’Athènes. Les courtisanes y figuroient avec grand éclat ; et le lecteur peut satisfaire sa curiosité en recherchant par quels moyens cette classe de femmes, qui avilissoit leur propre sexe, et en quelque sorte faisoit horreur au nôtre, obtenoit, dans un pays où les femmes en général se distinguoient par leurs mœurs rigides, l’estime et souvent le plus haut degré de félicité. D’après les recherches, on peut y assigner différentes raisons ; la première, que les courtisanes faisoient partie des cérémonies religieuses. La déesse de la Beauté, qui avoit des autels consacrés à son culte, et que les Athéniens adoroient, étoit regardée comme leur patronne. Le peuple invoquoit Vénus dans les temps du plus grand péril. La grande réputation de Miltiade et de Thémistocle fut généralement due aux Laïs qui, après leurs batailles, chantoient des hymnes en l’honneur de la Déesse, et célébroient de cette manière leurs victoires. Les courtisanes furent également liées à la religion par le rapport des arts : elles s’offroient pour servir de modèles aux statues de Vénus qui, ensuite, étoient adorées dans les temples. Phryné servit de modèle à Praxitèle pour la Vénus qui lui fit tant de réputation ; et, durant les fêtes de Neptune à Eleusis, Appelle, ayant vu cette même courtisane courir le long des bords de la rivière, fut si frappé de sa beauté, que d’après l’idée de ses charmes il fit Vénus sortant des flots.

Elles étoient ainsi de la plus grande utilité aux peintres et aux sculpteurs à qui elles fournissoient les idées de la beauté la plus transcendante, et elles contribuoient beaucoup à embellir leurs ouvrages ; elles étoient, en outre, de grandes musiciennes, tant pour la voix que pour les instruments. L’art de la musique, qui étoit en si grande estime dans la Grèce, communiquoit des charmes additionnels à leurs qualités personnelles.

L’enthousiasme des Athéniens pour la beauté étoit si grande, que leur imagination exaltée étoit poussée jusqu’à l’idolâtrie dans leurs temples qu’ils ornoient des chefs-d’œuvre des artistes ; elle faisoit le principal objet de leur contemplation dans leurs jeux et exercices ; ils lui décernoient des prix dans leurs fêtes publiques, et elle étoit la fin dernière de leurs cérémonies matrimoniales. Cependant il convient d’observer que quant à ce qui regarde la partie immaculée du sexe, la beauté solitaire étoit nécessairement ignorée et cachée de l’œil général, tandis que les charmes des courtisanes étoient exposés aux regards des spectateurs et attiroient l’hommage général.

Le commerce de la société peut seul développer les charmes enchanteurs de l’esprit. Le sexe étoit exclu de ce privilège. Les courtisanes seules avoient le droit de vivre publiquement dans Athènes ; elles entendoient involontairement les disputes philosophiques, les débats politiques et la lecture des ouvrages poétiques ; elles prenoient pour ainsi dire imperceptiblement du goût pour la science ; il s’ensuivoit nécessairement que leur esprit se perfectionnoit, et que leur conversation devenoit plus brillante. Leurs maisons, par la suite, furent des Académies de passe-temps classique, où les poètes se rendoient pour y trouver les Muses et les Grâces. On y voyoit fréquemment la satire accompagnée de son véritable sel attique, pour donner du goût au repas littéraire : les plus grands philosophes mêmes ne regardèrent pas au-dessous de leur dignité rigide de s’y trouver. Socrate et Périclès se rencontrèrent souvent dans la maison d’Aspasie ; et nous avons vu, de nos jours, un exemple semblable dans la personne de Saint-Evremont qui rendoit de fréquentes visites à la célèbre Ninon de l’Enclos. Cette délicatesse d’expression, ce raffinement de goût que possède seul le beau sexe y étoient saisis avec rapidité ; en retour, la réputation d’un demi-savant recevoit un lustre emprunté de ces hôtes distingués.

La Grèce étoit gouvernée par des hommes d’élocution, des orateurs et des rhétoriciens habiles. Les courtisanes ayant un ascendant puissant sur les plus célèbres logiciens, avoient fréquemment une influence considérable dans le gouvernement de l’état. Démosthène, la terreur même des tyrans, fut forcé de se soumettre à l’impulsion de leurs charmes, et à la tyrannie de la beauté ; et on a dit de lui, avec une vérité juste et piquante : « Que l’étude des années fut énervée dans la conversation d’une heure avec une jolie femme. »

À Delphe, on éleva à la mémoire de Phrynie une statue d’or entre les mausolées de deux rois. La mort de plusieurs courtisanes fut suivie de monuments magnifiques pour en rappeler le souvenir, tandis que plusieurs héros qui moururent pour la défense de leur pays, furent en un instant oubliés, sans qu’on leur érigea une seule pierre pour attester l’endroit où ils furent enterrés.

Enfin les lois et institutions en autorisant la solitude du sexe féminin, imprima au mariage l’idée d’un trésor inestimable. Mais dans Athènes, l’imagination, le goût des beaux-arts, la soif insatiable des plaisirs de tout genre, semblèrent se révolter contre les lois ; et les courtisanes furent appelées, pour ainsi dire, pour être les protectrices des mœurs et caractères du temps. Le vice, banni de la vie domestique, ne troubla plus le bonheur des familles ; mais le vice, sous le toit paternel, fut toujours regardé criminel. Par une bizarrerie étrange et inexprimable, le sexe masculin étoit véritablement corrompu, tandis que les mœurs domestiques étoient extraordinairement rigides. Les courtisanes étoient estimées selon leurs attractions, ce que les Français ont heureusement appelé agréments, tandis que les autres femmes n’avoient d’autre droit au mérite que celui auquel elles prétendoient par leur vertu. D’après ces différentes circonstances, nous pouvons calculer les honneurs que les courtisanes ont si fréquemment reçus dans la Grèce ; autrement, il auroit été difficile de concevoir comment six ou sept auteurs ont consacré leur plume à les célébrer ; comment trois des peintres les plus célèbres ont dévoué leurs pinceaux pour en représenter les traits ; comment plusieurs poètes Grecs ont invoqué leurs muses pour les chanter ; en un mot, il seroit très difficile autrement, d’assigner la cause, pour laquelle les plus grands hommes, avec l’avidité la plus subtile, visoient à s’introduire dans leur compagnie ; pourquoi Aspasie étoit le seul hérault de la paix ou de la guerre ; pourquoi Phrynie avoit une statue d’or élevée à sa mémoire. Le voyageur mal instruit qui s’approche des murs d’Athènes, et qui dans l’éloignement, apperçoit ce monument, s’imagine que c’est la tombe de Miltiade, de Périclès, ou de quelqu’autre héros également renommé ; mais lorsqu’il s’en approche de près, il est surpris de voir que c’est le mausolée d’une courtisane Athénienne, dont la mémoire est si pompeusement blasonnée. De tous les guerriers renommés qui ont combattus pour leur pays dans l’Asie, il n’y en a pas un dont les actions glorieuses soient représentées par un monument, ou dont les cendres aient été jugées dignes d’un panégyrique futur. Ainsi donc, tels étoient les honneurs rendus par ce peuple enthousiaste, voluptueux et sensuel à l’éclat de la beauté.


CHAPITRE XVIII

Projets avantageux de Charlotte pour faire une nouvelle recrue de nonnes fraîches : ses succès : son invitation à un grand banquet doucereux, dans lequel elle se personnifie la reine Oberea. Ses augmentations sur les rites de Vénus tels qu’ils sont exécutés à Otaïti. Description d’une scène lubrique fondée sur la philosophie la plus orthodoxe.

Nous allons rendre une dernière visite à Charlotte Hayes, avant qu’elle ne quitte King’s-Place ; cependant comme elle étoit résolue avant de se retirer du commerce de faire quelques coups d’éclat, elle commença d’abord par recruter de deux manières différentes de nouvelles nonnes toutes fraîches pour son séminaire ; la première, par la visite des registres d’offices ; la seconde, par les avertissements insérés dans les papiers publics. Nous allons donner une idée de ces deux opérations.

Charlotte s’habilla d’une manière simple ; et ressemblant, par sa mise et son maintien, à la femme d’un honnête négociant, elle alla dans les différents bureaux des registres d’offices, aux alentours de la ville, demandant une jeune personne âgée de vingt ans, pleine de santé, dont le principal emploi seroit de servir une dame qui demeuroit chez elle au premier étage ; quelquefois elle jugeoit convenable de rendre sa locataire malade au point de garder le lit ; d’autrefois, elle la rendoit vaporeuse ; mais les gages étoient forts, et bien au-dessus du prix ordinaire ; afin d’amener son plan à exécution, elle prit des logements et même de petites maisons agréablement meublées dans les différents quartiers de la ville, de crainte que le caractère de son séminaire, si on fut venu prendre des renseignements dans le voisinage, n’eût donné de l’alarme, et n’eût empêché l’accomplissement de son dessein. Lorsque quelque fille honnête, d’une figure jolie et annonçant la santé, se présentoit à elle, elle la retenoit toujours pour la dame qui demeuroit au premier étage, qui étoit très mal et qu’elle ne pouvoit pas voir ; mais elle lui disoit qu’il falloit que la servante couchât auprès d’elle, parce que ses infirmités étoient si grandes, qu’il étoit important qu’elle eût, pendant toute la nuit, une personne pour la veiller.

Les préliminaires furent ainsi établis ; comme les servantes vont généralement le soir prendre possession de leurs places, la fille innocente, qui s’étoit présentée à elle, fut conduite dans une chambre très sombre, parce que les yeux de la dame étoient dans un si triste état, qu’ils ne pouvoient pas supporter la lumière. À dix heures toute la maison étoit tranquille, et chacun paroissoit être livré au sommeil ; mais avant de se livrer au repos, on avoit eu un bon souper. On accorda à la fille, qui avoit un fort bon appétit, la permission de souper avec Mme Charlotte ; on lui donna de la forte bière, et, pour lui montrer qu’elle seroit bien traitée, on la favorisa d’un verre de vin ; les esprits de Nancy étant ainsi animés, elle se coucha dans le lit qui étoit dressé auprès de celui de sa vieille maîtresse supposée. Quand, hélas ! la pauvre innocente fille se trouve dans son premier sommeil entre les bras du lord C...n, du lord B...ke ou du colonel L...., elle se plaint de la supercherie ; les cris qu’elle jette n’apportent aucun soulagement à sa situation, et, voyant qu’il lui est inévitable d’échapper à son sort, elle cède probablement. Le lendemain matin, elle se trouve seule avec quelques guinées, et la perspective d’avoir une nouvelle robe, une paire de boucle d’argent et un mantelet de soie noire. Ainsi trompée, il n’y a plus de grandes difficultés de l’engager à quitter cette maison, et de se rendre dans le séminaire établi dans King’s-Place ; afin de faire place à une autre victime qui doit être sacrifiée de la même manière.

Quand ces ressources ne remplissoient pas suffisamment les projets de Charlotte, elle avoit recours aux avertissements qu’elle faisoit insérer dans les papiers du jour, qui souvent lui produisoient l’effet désiré, et lui procuroient, pour la prostitution, un grand nombre de jolies nonnes innocentes et confiantes. La plupart de ces avertissements étoient d’une nature sérieuse, et portoient avec eux, pour toutes les jeunes personnes qui se proposoient d’entrer en service, toutes les apparences de la vérité, de la sincérité, et le témoignage de la bonté du lieu ; quelquefois Charlotte enjolivoit son style en donnant à entendre que l’on seroit chez elle sur le pied d’amie, et par ces publications badines, elle trompoit ainsi l’innocence confiante. Voici un avertissement qu’elle fit paraître il y a quelque temps et qu’elle adressa à George S...n.


On a besoin d’une jeune personne de vingt ans, tout au plus, d’une bonne famille, qui ait eu la petite vérole, et qui n’ait, en aucune manière, servi dans la capitale ; elle doit savoir tourner ses mains à toute chose, vu qu’on se propose de la mettre sous un cuisinier habile et très expérimenté ; elle doit entendre le repassage et connoître la boulangerie, ou du moins en savoir assez pour faire soulever la pâte ; elle doit avoir également assez de connoissance pour conserver le fruit. On lui donnera de bons gages et de grands encouragements si elle devient habile et si elle conçoit facilement et profite des instructions qui lui seront faites pour son avantage.

Tel badin que puisse paraître cet avertissement, il produisit néanmoins son effet, et il procura au moins une demi-douzaine de jeunes personnes qui, en conséquence, se présentèrent pour entrer au service, et qui profitèrent bientôt des instructions qui leurs étoient données.

Charlotte, par ces ruses, avoit initié dans les secrets de son séminaire une douzaine de jeunes filles, belles, florissantes et saines ; elle commença d’abord par leur faire apprendre un nouveau genre d’amusement pour divertir ses nobles et honorables convives ; et, après leur avoir fait subir, deux fois par jour, et pendant une quinzaine leurs exercices, elle envoya, après ce laps de temps, une circulaire à ses meilleures pratiques, dont voici le contenu :

Mme Hayes présente ses compliments respectueux au lord… elle prend la liberté de l’informer que demain soir, à sept heures précises, une douzaine de belles nymphes, vierges et sans taches, ne respirant que la santé et la nature, exécuteront les célèbres cérémonies de Vénus, telles qu’elles sont pratiquées à Otaïti, d’après l’instruction et sous la conduite de la reine Oberea, dans lequel rôle Mme Hayes paroîtra.

Afin que le lecteur puisse se former une idée compétente de leurs exercices, nous allons donner la citation suivante, tirée du voyage de Cook, et écrite par le célèbre docteur Hawkesworth :

« Telles étoient nos matines,… » en parlant des cérémonies religieuses exécutées dans la matinée par les Indiens, il dit :

Nos Indiens jugeoient convenable de célébrer leurs vêpres d’une manière toute différente. Un jeune homme de six pieds de haut et une petite fille d’environ onze à douze ans faisoient un sacrifice à Vénus, devant plusieurs personnes de notre pays et un grand nombre de leur nation, sans se douter nullement de leur conduite indécente, comme il paroissoit d’après la conformité parfaite de la coutume de leur endroit. Au nombre des spectateurs se trouvoient plusieurs femmes d’un rang supérieur, particulièrement Oberea, qui, l’on peut dire, avoit assisté à toutes leurs cérémonies ; car les Indiens lui donnèrent à ce sujet les instructions nécessaires pour bien exécuter sa partie dans un temps où elle étoit trop jeune pour connoître les importances de ce culte.

Le lecteur ne sera certainement pas mécontent du commentaire du docteur Hawkesworth sur l’exécution de ces cérémonies, d’autant qu’elles sont plus curieuses et vraiment philosophiques. Il dit :

« Cet événement n’est pas mentionné comme un objet de curiosité oisive, mais il mérite au contraire d’être considéré et de déterminer ce qui a été long-tems débattu en Philosophie, si la honte qui accompagne certaines actions, qui, de tous les côtés sont reconnues être en elles-mêmes innocentes, est imprimée par la nature ou cachée par la coutume : si elle a son origine dans la coutume, quelque générale qu’elle soit, il sera peut-être difficile de remonter jusqu’à sa source ; si c’est dans l’instinct, il ne sera pas moins difficile de découvrir pour quel sujet elle fut surmontée par ce peuple dans les mœurs duquel on n’en trouve pas la moindre trace. (Voyage de Hawkesworth, vol. II, P. 128.)


Mme Hayes avoit certainement consulté ce passage avec une attention toute particulière, et elle conclua que la honte en pareilles occasions « étoit seulement cachée par la coutume ». Ayant donc assez de philosophie naturelle pour surmonter tous les préjugés, elle résolut non seulement d’apprendre à ses nonnes toutes les cérémonies de Vénus telles qu’elles sont observées à Otaïti, mais aussi de les augmenter de l’invention, imagination et caprice de l’Arétin. C’étoit donc à cet effet, que dans les répétitions qu’elle avoit fait faire à ses nouvelles actrices, elle avoit enseigné à chacune d’elles les gestes et postures dans lesquelles elles étoient déjà très expérimentées.

Il se trouva à cette fête lubrique vingt-trois visiteurs, de la première noblesse, des baronets et cinq personnages de la Chambre des Communes.

L’horloge n’eut pas plutôt sonné sept heures, que la fête commença. Mme Hayes avoit engagé douze jeunes gens les mieux taillés dans la forme

Les demoiselles de sérail en galante partie.
(École française du XVIIIe siècle.)

athlétique qu’elle avoit pu se procurer : quelques-uns d’eux servoient de modèle dans l’Académie royale, et les autres avoient les mêmes qualités requises pour le divertissement. On avoit étendu sur le carreau un beau et large tapis, et on avoit orné la scène des meubles nécessaires pour les différentes attitudes dans lesquelles les acteurs et actrices dévoués à Vénus devoient paroître, conformément au système de l’Arétin. Après que les hommes eurent présentés à chacune de leur maîtresse un clou au moins de douze pouces de longueur, en imitation des présents reçus, en pareilles occasions par les dames d’Otaïti qui donnoient à un long clou la préférence à toute autre chose, ils commencèrent leurs dévotions, et passèrent avec la plus grande dextérité par toutes les différentes évolutions des rites, relativement au mot d’ordre de santa Charlotta, en conservant le temps le plus régulier au contentement universel des spectateurs lascifs, dont l’imagination de quelques-uns d’eux fut si tellement transportée, qu’ils ne purent attendre la fin de la scène pour exécuter à leur tour leur partie dans cette fête Cyprienne, qui dura près de deux heures, et obtint les plus vifs applaudissements de l’assemblée. Mme Hayes avoit si bien dirigée sa troupe, qu’il n’y eut pas une manœuvre qui ne fut exécutée avec la plus grande exactitude et la plus grande habilité.

Les cérémonies achevées, on servit une belle collation, et on fit une souscription en faveur des acteurs et actrices qui avoient si bien joués leurs rôles. Les acteurs étant partis, les actrices restèrent ; la plupart d’elles répétèrent la partie qu’elles avoient si habilement exécutée avec plusieurs des spectateurs. Avant que l’on se sépara, le vin de Champagne ruissela en abondance. Les présents faits par les spectateurs, et l’allégresse des actrices, ajoutèrent à la gaieté de la soirée.

Vers les quatre heures du matin, chaque actrice, accompagnée d’un sacrificateur, se retira dans sa chambre. Bientôt après, Charlotte se jetta dans les bras du comte… pour mettre en pratique une partie de ce dont elle étoit si grande maîtresse en théorie.

Nous allons les laisser jusqu’à midi, l’heure du déjeûner, attendu que les fatigues de la soirée doivent leur avoir imposé la taxe nécessaire du sommeil jusqu’à ce moment.


CHAPITRE XIX

Notre dernière visite et notre adieu à Charlotte Hayes. Histoire d’une Laïs célèbre. Aventure de trois sœurs. Les amours de Nelly Elliot : sa connoissance avec M. D...n ; sa liaison avec un joueur ; changement de sa fortune.

Nous avons laissé sancta Charlotta dans les bras du comte… célébrant particulièrement les cérémonies de Vénus. Ne voulant point troubler son repos, nous allons prendre congé d’elle, d’autant plus qu’à cette époque elle se retira du monde, c’est-à-dire qu’elle se démit de son abbaye. Cette dame par ses ruses à tromper les jeunes filles innocentes, et par sa fertile imagination à tirer avantage des charmes de ces victimes confiantes, avoit réalisé plus de vingt mille livres sterlings ; elle résolut donc de se retirer du commerce.

Nous allons maintenant rendre notre visite à un Dame dans Newman-Street, pas bien éloigné de Middlesex-Hospital.

La dame en question est Mise Nelly Elliot, autrement Mme Hamilton (nom adopté pour des raisons dont nous rendrons compte dans la suite). Miss Nelly est la fille d’un officier de marque dans l’armée ; elle et deux autres de ses sœurs plus âgées qu’elle, reçurent une éducation conforme à leur rang ; elles passèrent leur jeunesse à Chelsea où les deux sœurs de Nelly brillèrent dans les assemblées les plus distinguées de l’endroit ; ces deux sœurs étoient belles et éclatantes ; grandes et pleines de grâces ; et comme elles s’habilloient suivant le ton de leur état, elles avoient un grand nombre de soupirants et d’admirateurs. Mais lorsqu’il fut question de leur fortune, il y eut alors un doute constant.

Les Demoiselles Elliot sont des filles adroites… Mais il n’y a point d’argent disoit l’un… Diable, elles n’en ont point, observoit l’autre ! Quelles prétentions ont-elles donc pour épouser ? dans ce cas, elles doivent changer de plan et chercher un établissement ; les hommes maintenant ne sont plus attrapés par les palpitations séduisantes d’une belle gorge, ni le fichu de gaze à moitié fermé… Vous savez, Jacques, que nous pouvons avoir d’aussi belles personnes dans la ville pour une guinée ; et la variété est ma devise. — Vous avez raison Will, comme les Demoiselles Elliot n’ont point de fortune, je vais proposer à l’une d’elles de l’entretenir… Parbleu, je m’adressai à l’autre, reprit Jacques.

Le sort des deux belles sœurs fut donc ainsi déterminé.

Il n’étoit point alors question de Nelly l’héroïne de cette histoire ; elle n’avoit jamais paru dans les assemblées, et à peine à l’église ; en voici la raison. La sœur aînée, pendant l’absence de leur père, qui étoit en voyage, étoit chargée de la dépense de la maison ; elle employoit presque tout l’argent à l’embellissement de sa chère personne ; mais comme il lui étoit nécessaire d’avoir une compagne, elle permettoit à sa seconde sœur de l’accompagner en public, mais dans un habillement inférieur au sien, portant en grande partie ceux que sa sœur aînée rejettoit. Que devenoit alors la pauvre Nelly ? elle restoit seule à la maison. Sa garde-robe n’étoit pas choisie ; elle consistoit dans la troisième et dernière édition des robes et autres ajustements que sa sœur aînée dédaignoit de porter, et que la seconde lui repassoit ensuite. Ainsi cette malheureuse fille mortifiée et méprisée, avoit médité, pendant quelque temps, le projet de s’échapper, et elle n’attendoit qu’une occasion favorable pour s’en aller d’une manière décente ; ses sœurs alors devinrent si extrêmement bourrues et tyranniques envers elle, ce qui étoit en partie occasionné par la méchanceté naturelle de leur caractère, et par le mauvais succès des agaceries de leurs charmes qu’elles avoient montrés en public, pendant près de deux ans, sans produire d’autre effet que l’offre d’être entretenues, qu’elle résolut de ne pas différer plus long-tems à s’échapper du logis. Un soir, que ses sœurs étoient allées au Ranelagh, elle se para des meilleures guenilles de sa sœur aînée ; elle s’ajusta du mieux possible, depuis la tête jusqu’aux pieds, et ensuite partit à la sourdine. Elle se rendit donc à la maison d’une domestique, qui autrefois avoit servi chez eux, et avoit épousé un ouvrier honnête. Cette personne avoit souvent plaint la triste situation de Nelly, et désiroit qu’il fût en son pouvoir d’apporter quelques adoucissements à ses souffrances. Elle reçut donc Nelly avec les marques du plus sincère attachement, et lui offrit généreusement un asile, où elle demeura quelques semaines. Il y avoit dans la même maison une autre locataire qui passoit pour une femme modeste ; on avoit cependant quelques raisons de soupçonner qu’elle étoit entretenue par un gentilhomme qui venoit la voir souvent, et qui passoit pour un parent.

Nelly alla un soir avec cette dame à Marybone Gardens, où elles furent jointes aussi-tôt par le parent supposé et un autre gentilhomme. Ce dernier rendit son hommage à Nelly ; lui dit mille choses honnêtes ; lui fit même quelques ouvertures indirectes d’un genre amoureux. Nelly ne fut point du tout mécontente de ses compliments ; de retour à la maison, elle demanda à la Dame qui étoit ce gentilhomme ; elle lui apprit qu’il étoit un homme très riche et très généreux avec les femmes. Cette information la satisfit beaucoup et chassa la mélancolie à laquelle elle se livroit depuis quelques jours, et qui étoit occasionnée par l’avenir malheureux de sa situation qui s’offroit perpétuellement à son imagination, et par l’observation de cette dame, qui lui répétoit sans cesse qu’il étoit temps pour elle de penser à chercher un autre logement.

Le lendemain, les deux gentilhommes vinrent rendre une visite à Nelly, et l’engagèrent d’être de la partie qu’ils venoient de former avec son aimable voisine ; rien ne pouvoit lui donner plus de satisfaction, d’autant qu’il étoit question d’aller le soir au Vauxhall ; elle s’habilla donc et on partit. Dans le cours d’un tête à tête que Nelly eut avec son admirateur, il lui dit :

Qu’il se flattoit de n’être point coupable envers elle d’aucun tort, en ayant pris la liberté d’arrêter aujourd’hui, pour elle, un logement dans le quartier le plus aéré de la ville, et qu’il la supplioit de vouloir bien en prendre demain possession.

À ce coup inattendu, Nelly fut frappée d’étonnement, et promit, sans hésitation, de s’y rendre. Cette démarche une fois prise, elle avoit pour ainsi dire ratifié tous les préliminaires des souhaits amoureux de son adorateur.

La nuit se passa avec beaucoup de gaieté. Le vin de Champagne fut distribué avec profusion ; les esprits de Nelly étoient animés au-delà de l’expression : cette scène agréable dura jusqu’à trois heures passées du matin ; alors, comme il fut reconnu que les dames ne pouvoient plus rentrer chez elles, et que la matinée étoit une des plus agréables que l’on eût vu, on prononça, d’un général accord, que dormir seroit pécher ; on résolut donc d’aller à Windsor : on fit venir deux chaises de poste. Nelly tomba nécessairement au lot de M. D...n, comme son associé, et il ne manqua pas, pendant la route, de cultiver avec elle une connoissance plus intime ; en un mot, tout avoit répondu à ses souhaits, hors la finale du roman ; une retraite convenable sembloit manquer pour compléter le bonheur de M. D...n.

On n’eut pas plutôt mis pied à terre à Windsor et ordonné le déjeûner, que M. D...n, qui connoissoit parfaitement l’endroit, conduisit son amoureuse dans un agréable cabinet de verdure à l’extrémité du jardin, qui paroissoit consacré à l’amour et au bonheur.

Nous les y laisserons pendant quelques temps occupés de leurs dévotions à la déesse de Cypris, qui, des deux côtés, furent très ferventes. Le déjeûner ayant été annoncé, ils revinrent ; les rougeurs de Nelly indiquèrent trop clairement le bouleversement de ses sens, l’agitation de son cœur et l’influence de la modestie ; pendant le déjeûner on ne tint aucun propos qui put la déconcerter, la conversation ne roula que sur les observations usées de la beauté du temps, et sur la destination future de l’endroit où ils dîneroient.

À leur retour à la ville, M. D...n conduisit Nelly dans son nouveau logement ; il lui fit présent d’une bourse remplie d’or pour s’acheter ce dont elle avoit besoin, et il lui dit qu’il lui donneroit chaque semaine cinq guinées pour son entretien.

Nelly resta dans cette situation pendant près de trois mois ; elle s’étoit, pendant ce temps, procuré une belle garde-robe, des bijoux de toutes espèces, et avoit, par son économie, amassé cinquante guinées. Malgré le mauvais traitement qu’elle avoit reçu de sa sœur aînée, elle pensa qu’il étoit juste de lui envoyer, en retour des guenilles et autres choses qu’elle lui avoit prises, une pièce de soie, de la dentelle et autres ajustements.

M. D...n fatigué, à cette époque, des caresses répétées de Nelly, la quitta, et lui donna un billet de banque, sans s’informer de la situation de ses affaires et si elle avoit besoin d’une plus forte somme. Nelly fut grandement affligée de cette désertion ; elle se consola cependant en pensant que n’étant point grosse, elle étoit placée au-dessus du besoin, car son miroir flatteur lui disoit que sa jolie personne devoit lui procurer un nombre considérable d’adorateurs.

Dans cette opinion, elle fréquenta tous les endroits publics, et mit tout en œuvre pour s’assurer un autre amoureux qui, au moins, pût l’entretenir aussi élégamment que M. D...n. Elle fit la connoissance de M. S...n, qui passoit pour un homme de fortune ; il l’étoit certainement en un sens du mot, car il comptoit entièrement sur la Déesse aveugle pour son entretien : il figuroit dans le monde sur le ton de plus de mille livres sterlings par an ; mais sa fortune étoit extraite de deux os cubiques, vulgairement appelés dés. Ces dés étoient quelquefois si insensibles, qu’ils devenoient sourds à toutes ses supplications, ses vœux, ses serments, et que cette expression critique, « sept est le principal, » l’a souvent renvoyé chez lui sans le sou.

Cependant lorsque la chance du bonheur lui étoit favorable, il n’y avoit pas d’homme plus généreux que lui. Nelly se trouva, dans un même temps, tout à la fois en possession de sept cent livres sterlings, d’une belle vaisselle d’argent, et de plusieurs bijoux d’un prix considérable ; mais, hélas ! cette Élysée disparut bientôt ; la scène changea et ne présenta plus qu’une vie triste et affreuse ; des rochers et des montagnes inaccessibles formoient la route à travers laquelle Nelly devoit alors passer ; sans métaphore, en une semaine tout l’argent, les bijoux, la vaisselle furent transportés sur la table du hasard, et S...n ne fut plus maître d’un shelling : l’ameublement de la malheureuse Nelly prit bientôt la même route ; sa garde-robe suivit, et pour compléter la catastrophe, S...n fut, peu de temps après, mis en prison, à la poursuite de son traiteur qui avoit obtenu contre lui une sentence du Tribunal de Justice.

Malgré les infortunes de S...n, Nelly avoit toujours du penchant pour lui, comme s’il eût été fortuné ; elle ne l’abandonna pas dans sa détresse ; et, quoiqu’elle se trouva dans la situation la plus affligeante au point de rechercher la compagnie du premier venu pour vivre, néanmoins elle partagea avec lui les dépouilles de ses charmes, et le soutint pendant quelques mois dans sa prison, non pas splendidement, mais du moins d’une manière décente. À la fin, hélas ! ses différentes amours attestèrent en elle une maladie qui la força d’avoir recours aux grands remèdes.


CHAPITRE XX

Situation affreuse de Nelly Elliot ; elle écrit à sa sœur et la prie de la soulager dans sa détresse ; réponse qu’elle en reçoit. Elle reparoît dans le monde ; elle fait la connoissance d’un gentilhomme. Sa carrière future et son plan présent.

Nous avons laissé l’infortunée Nelly Elliot dans la condition la plus déplorable, sans amis, sans argent, sans santé, dépourvue de tous les secours de la vie ; privée du seul homme qu’elle estimoit et qui étoit enfermé dans une affreuse prison ; quelle peinture compliquée de calamités ! et cependant Nelly étoit une femme avouée de plaisir… Rien d’extraordinaire : tel est, dans toute l’Europe, le sort des jeunes personnes de dix-huit ans qui deviennent femmes de plaisir.

Nelly avoit, dans sa lamentable situation, écrit à M. D...n une lettre très touchante, dans laquelle elle lui dépeignoit l’état de détresse où elle se trouvoit ; il est probable qu’il lui auroit rendu quelques légers services s’il eût été dans la ville, mais malheureusement il étoit à sa campagne dans Derbyshire, à une grande distance de la capitale. Ses besoins devenoient si alarmants que la garde qui la servoit par pure charité, et qui, pour soulager notre malheureuse héroïne, avoit mis en gage tout ce qu’elle possédoit, à l’exception des hardes qui la couvroient, appréhendoit très fort de se trouver également la victime des besoins de première nécessité… Dans ce cruel embarras, la vieille Samaritaine engagea Nelly d’écrire à sa sœur, et de la prier de la secourir, ce qu’elle fit ; mais sa lettre ne produisit autre chose que la réponse curieuse suivante :

Étonnée, comme je le suis, de votre insolence à m’apprendre la situation infâme dans laquelle vous vous trouvez par les justes calamités du ciel, que vous vous êtes attirées sur votre tête ; je pense néanmoins qu’il est de mon devoir, comme autrefois votre sœur, — réflexion mortifiante, — de vous donner quelques avis qui, par le repentir, puissent sauver votre âme de la damnation éternelle. Quant à votre partie mortelle, plutôt elle payera la dette inévitable de la nature, le mieux pour vous-même, le mieux pour le monde ; des êtres exécrables comme vous, rampant sur la surface de la terre, sont nuisibles à la vue, criminelles envers la société, et font la honte du genre humain. Vous avez encore assez de loisir pour réfléchir à votre état malheureux, et vous considérer comme la seule cause de votre misère. Qui a pu vous porter à suivre un tel genre de vie ? Avez-vous vu l’exemple d’une pareille conduite dans vos parents ?… Non, grâces au ciel ! nous sommes vertueuses et sans taches ; vous seule avez flétri la chasteté de la réputation de notre famille : en vous le crime, le vicieux crime, est moins excusable que dans la plupart de ces femelles infortunées qui ont été aveuglées par l’amour, ou séduites par des hommes artificieux ; mais vous n’avez point à opposer en votre faveur une pareille apologie ; vous n’avez point d’objet de tendre passion ni de séduction à prouver ; vous avez sacrifié gaiement votre pureté virginale à la débauche la plus abominable. D’après un tel procédé vous vous êtes placée au-dessous des bêtes-brutes ; elles n’ont point la raison pour leur guide, l’instinct seul les dirige. Voyez maintenant, malheureuse que vous êtes, l’énormité de votre chûte. Vous avez détruit tous les liens de la parenté, et brisé ceux de l’amitié. Je vous abandonne à vos remords, si vous n’avez pas encore perdu tout sentiment de honte. Je suis furieuse contre vous ; par conséquent ne me troublez pas davantage de vos épîtres désagréables, dégoûtantes, j’allois presque dire souillées de votre bassesse ; car vous n’entendrez plus désormais parler de celle qui autrefois étoit votre sœur.


La réception de cette lettre au lieu de soulager la détresse de la pauvre Nelly, ne fit qu’augmenter son chagrin et ses inquiétudes sur ses nécessités alarmantes.

Cependant un voisin prit pitié de sa triste condition, et lui procura, par pure humanité, tous les secours que son état exigeoit.

Nelly ne fut pas plutôt rétablie, qu’elle reparut dans le monde agréable, avec son élégance et sa vivacité accoutumées, elle forma bientôt après une alliance avec un gentilhomme très bien connu dans le cercle poli, et remarquable par la noirceur de sa peau. Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’il étoit un Soubise ; non, il étoit créole : ses traits étoient très réguliers, sa personne bien proportionnée, grande et athlétique ; il s’appeloit M. H...n dont elle a toujours depuis adopté le nom. Leur liaison ne fut pas plutôt formée, que M. H...n invita Nelly à venir demeurer dans sa maison Salisburg-Street, dans le Strand, où elle présida et fit les honneurs de la table d’une manière si polie qu’elle se distingua des autres dames.

Nelly, ainsi placée dans un genre de vie élégant, crut qu’aucune femme ne méritoit plus qu’elle les attentions et les assiduités d’un homme de goût et de jugement, tel que l’étoit M. H...n. Il jouissoit d’une grande fortune, sur laquelle il avoit fixé, en faveur de Nelly, une rente de cinquante livres sterlings par an ; il n’étoit point coupable d’aucune extravagance qui eut fait tort à son bien ; elle n’avoit point le défaut de porter la dépense au-delà des règles de la prudence ; mais malheureusement M. H...n étoit enclin au jeu, et il tomba entre les mains d’une compagnie d’escrocs, qui s’intitulent gentilhommes, et qui, en effet, sont de plus grands videurs de poches que ces malheureux que l’on condamne pour avoir pris illégitimement un mouchoir ou une montre ; ces fripons infâmes, sous le masque de l’amitié et le titre supposé d’hommes de rang et de fortune, attrapent, par leurs ruses, les personnes confiantes, et, par une variété de stratagèmes et d’artifices adroitement conduits, pillent et ruinent quiconque tombe dans leurs filets. Telle fut la fatale situation de M. H...n, qui, dans le cours de peu de mois, fut forcé d’engager son bien, d’abandonner sa maison, et d’aller au dehors mener une vie très retirée, tandis que sa fortune étoit en tutelle ; par suite de ce désastre, la pauvre Nelly se trouva encore une fois expulsée du monde, et obligée de recommencer de nouveau son commerce, lorsqu’elle s’imaginoit l’avoir abandonné pour toujours.

Nelly, pendant quelque temps, soutint son importance ; elle ne vouloit point se soumettre à retourner, comme on dit, en compagnie, mais le puissant mot nécessité l’y contraignit bientôt.

Nelly ne fut cependant pas long-temps dans cet état humiliant ; elle trouva des amis qui la secoururent, particulièrement un très digne et jeune gentilhomme qui lui meubla, dans le goût le plus élégant, la maison qu’elle occupe maintenant.

Nous allons à présent dire de quelle manière elle se soutient dans la situation agréable dans laquelle elle se trouve actuellement. La maison

II. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle entretenue se moque de son amant.
(Gravure de William Hogarth.)

de Mme  Hainstrun (le lecteur doit se rappeler que nous l’avons prévenu au commencement du chapitre précédent que Nelly avoit adopté ce nom) peut proprement être regardée plutôt une maison d’intrigue qu’un séminaire. Les plus belles femmes galantes de cette capitale la fréquentent très souvent. Mme  Hainstrun n’avoit point le caractère mercenaire des autres mères abbesses ; elle aimoit mieux traiter d’une partie joyeuse, agréable et amusante, que de recevoir des personnes tristes, flegmatiques et ennuyantes, qui chassent la bonne humeur en proportion de l’argent qu’ils dépensent. Les hommes instruits, gais, divertissants et aimables se rassembloient dans sa maison, moins pour satisfaire aucune passion lascive, que pour jouir du plaisir d’être dans une bonne compagnie, et pour passer quelques heures dans une agréable société.

D’après ce genre d’amis et de connoissances de Mme  Hainstrun, le lecteur est en état de se former une idée du motif qui attiroit les visiteurs dans sa maison : en parlant ainsi, nous ne prétendons point dire qu’elle est la région de l’amour platonique. Non, il n’est point de femmes plus sensuelles dans la passion amoureuse que Nelly. Il est vrai qu’elle a un homme qu’elle aime, ou plutôt qu’elle est la favorite d’un homme de grands moyens, et qui a des liaisons avec les théâtres, mais nous ne voulons pas assurer que pendant son absence elle est aussi chaste que Pénélope : non, Nelly est trop sincère pour prétendre à la parenté de Diane ; elle vise seulement à garder les apparences et à soutenir la dignité d’une femme honnête.

Nous allons parler dans le chapitre suivant des femmes qui la visitent, afin que nos lecteurs puissent établir leur jugement sur le plan entier de la maison de Mme Hamilton, que l’on doit regarder une des plus distinguées en ce genre.


CHAPITRE XXI

Histoire de Mme Br..dl..y ; son mariage ; son début au théâtre ; ses liaisons avec les lords M...h et B....b ; elle fait une alliance avec le duc de D....t ; raison de leur rupture. Histoire de l’aimable Charlotte S...rs ; tricherie de son tuteur, et les effets de sa condescendance.

La première des femmes moitié entretenues qui se trouvent inscrites sur la liste de Nelly, et qui fréquentent ses rendez-vous joyeux, s’appelle Mme Br.dl.y. Cette dame est grande, gentille, blonde, ayant de beaux yeux bleus ; avant sa dernière maladie, elle étoit généralement reconnue pour une beauté rare ; cependant à mesure que sa santé se rétablit, ses charmes se renouvellent ; elle fit dans sa jeunesse une alliance folle, sans consulter son cœur ou son jugement. Le mariage avoit tant d’attraits à ses yeux, qu’elle oublia de fixer son attention sur le choix d’un mari, et qu’elle épousa M. Tweedledum. Cependant, quoique la musique ait des charmes pour adoucir le cœur sauvage, elle n’avoit point de pouvoirs suffisants pour enchanter une jeune personne plus qu’Angélique. M. Tweedledum bourdonnoit sans aucun motif et son épouse pensoit que ses notes se disputoient, et étoient hors de ton. Mme Br.dl.y découvrit bientôt que ce mariage d’enfantillage n’étoit en aucune manière consonnant à sa façon de penser ; ses idées étoient raffinées ; ses notions brillantes, et son caractère directement opposé au vulgaire. M. Tweedledum, au contraire, ne se trouvoit heureux que dans les tripots, s’associant avec les bas acteurs, et sur tout avec les petits artistes : comment pouvoit-on donc s’attendre qu’ils vécussent long-temps ensemble sur un pied amical ? la vérité est que Mme Br.dl.y avoit pris un dégoût si complet pour son cher époux, qu’elle n’attendoit qu’une occasion favorable pour jeter les filets du mariage. Il étoit cependant prudent, avant d’en venir à une pareille démarche, d’établir un plan pour son entretien futur ; elle avoit du goût pour le théâtre, et chantoit agréablement ; elle s’imagina que ses talents lui obtiendroient au moins des appointements suffisants pour la maintenir dans une aisance honnête ; elle s’adressa en conséquence à feu M. Foote qui, soit qu’il fut prévenu en sa faveur par l’agrément de sa personne, ou par ses capacités théâtrales, ce qui paroît le plus probable, l’engagea à des conditions avantageuses, et la fit premièrement débuter dans l’opéra du Gueux, par le rôle de Lucy : soit qu’elle fut intimidée de paraître pour la première fois, devant une assemblée aussi brillante et aussi nombreuse, soit qu’elle craignit la censure de la critique sévère, elle ne s’acquitta point de son rôle aussi bien qu’il auroit été à désirer ; néanmoins elle chanta les airs avec beaucoup de goût, et fut généralement applaudie. Si ce début ne la fit pas regarder d’abord comme une actrice parfaite, il lui attira l’attention des spectateurs, car, en peu de jours, elle reçut des propositions d’un nombre considérable d’adorateurs de ses charmes. Les lords M...h et B...ke se trouvèrent rivaux en cette occasion ; et si l’on doit ajouter foi à la trompette de la Renommée, elle ne fut insensible ni à l’un, ni à l’autre ; mais ces amours ne furent que passagers ; elle succéda bientôt à Nancy Par..ons dans les bras du duc de D....t, et elle ne resta pas long-tems avec lui.

Foote, vers la fin de la saison, lui fit la cour ; mais elle refusa ses hommages, dans la crainte d’amener au monde un enfant avec une jambe de bois ; la conséquence fut que frappée des talents des acteurs de la troupe dans laquelle elle étoit engagée, elle ne voulut plus, dans la suite, reparaître sur le théâtre.

Une variété d’amants se présentèrent alors à elle, et dans cette époque, elle fit la connoissance de Mme Hamilton. Ce fut dans sa maison qu’elle vit l’architecte M.... La franchise de sa conduite, l’agrément de sa figure, sa taille d’hercule et sa générosité plaidoient fortement en sa faveur dans le cœur de Mme Br.dl.y : aussi écouta-t-elle les propositions d’un homme pour qui elle avoit déjà le plus grand penchant ; en un mot, peu de jours après, elle consentit de vivre avec lui, et lui promit de ne jamais écouter les promesses d’un autre tant qu’il se comporteroit à son égard de la même manière à laquelle elle avoit les plus grandes raisons de s’attendre. Depuis ce moment, cet attachement a toujours subsisté ; et il y a tout lieu de croire que sa fidélité est égale à la tendresse qu’il a pour elle.

L’aimable Charlotte S...rs peut convenablement paroître ensuite sur la liste de Nelly. Si son bon sens égaloit sa beauté, elle seroit le modèle parfait de l’excellence, mais le nature semble en quelque degré répandre ses dons, afin de faire aller de pair le genre humain. Dans notre sexe, généralement parlant, la force d’Hercule est rarement accompagnée de la sagesse de Salomon, ou de la philosophie de Socrate. Xantippe avoit certainement quelques charmes secrets, ou autrement la providence étoit bien cruelle de la former si grondeuse, et de ne pas, en quelque sorte, contrebalancer ce défaut presqu’insupportable. Socrate négligea peut-être le devoir de famille… Il visita certainement les Laïs les plus célèbres d’Athènes, et cela suffit pour rendre toute femme grondeuse de voir un mari s’égarer, et négliger ses charmes réels ou imaginaires. Mais pourquoi cette digression ? il y a plus de sept ans que je n’ai lu Tristram Shandy, il fut l’auteur le plus à la mode qui ait jamais écrit, mais semblablement à toutes les autres nouveautés, la lecture de Shandy a passé de mode comme celle de la Bible, ou bien comme plusieurs séminaires de Saint-James, de Marybone ou de Piccadilly. Je ne crois pas cependant avoir attrapé la contagion épisodique, c’est pourquoi je vais encore entretenir le lecteur de l’aimable Charlotte S....rs, jusqu’à ce qu’il en soit fatigué.

Miss Charlotte S....rs étoit la fille d’un gentilhomme de campagne, qui mourut lorsqu’elle étoit dans son enfance. Sa mère avoit payé sa dette à la nature quelques années auparavant. On lui donna un tuteur qui, sous le manteau de la religion, s’étoit si bien insinué dans les bonnes grâces de Miss Charlotte, qu’elle le regardoit comme un saint. Quant à M. Rawl..ns, (ainsi s’appeloit son tuteur) une jeune sainte étoit tout ce qu’il adoroit ; il avoit dissipé la plus grande partie de sa fortune qui étoit très considérable ; mais comme ses extravagances furent commises dans la capitale, et comme il n’avoit point engagé son bien, quoiqu’il eut emprunté, pendant sa minorité, des sommes considérables, à des intérêts très usuraires, en en faisant la rente, ses folies étoient ignorées dans le voisinage de M. S...rs. Il ne fut pas plutôt devenu le tuteur de Miss Charlotte S...rs, qu’il remboursa avec sa fortune la rente de ses extravagances, et qu’il la tint constamment dans la plus parfaite ignorance au sujet de l’état de ses affaires. Cependant comme elle approchoit de sa majorité, il jugea convenable de gagner doublement, Miss S....rs croyoit aveuglément tout ce que M. R...s lui disoit :

Il est temps, lui déclara-t-il un jour, de vous révéler les dernières paroles de votre père ; les derniers mots qu’il prononça avec énergie furent : Servez non seulement de père à ma fille, mais devenez son époux, personne n’est plus digne de la posséder que vous.

Elle ajouta foi à cette assertion, et comme elle n’avoit point de prédilection pour aucun autre homme, innocemment ou plutôt par enfantillage, elle consentit à lui donner sa main. M. R...s l’ayant donc amené à ses fins, crut qu’il n’y avoit plus de difficulté à terminer promptement cette affaire ; en conséquence, il saisit un moment où elle n’étoit point sur ses gardes, et, se jettant à ses pieds, il lui déclara que :

Sa passion pour elle étoit si grande, qu’il ne pouvoit plus long-temps vivre sans elle, et qu’il vouloit en ce moment l’épouser. — Mais que dira le monde, allez-vous me répliquer, ma chère Charlotte ? — Il dira malicieusement que j’ai pris avantage de votre jeunesse et de votre inexpérience pour me rendre le maître de votre aimable personne et de votre fortune : pensez à ce que je sens dans un pareil embarras. Considérez-moi donc comme votre tuteur, votre ami sincère, et comme votre époux le plus tendre, et alors refusez-moi, si vous le pouvez, les droits que je demande.

En disant ces mots, il l’accabloit de baisers. Miss Charlotte, ainsi surprise, n’eut pas la force de résister, et elle céda à sa passion brutale sans connoître la faute dont elle se rendoit coupable.

Ils vécurent deux ans sur ce pied clandestin. Au bout de ce temps M. R...s fut emporté par une fièvre putride. Comme il étoit mort sans tester, son frère prit possession de son bien, et s’empara par conséquent des fragmens de la fortune de Miss Charlotte S...rs que le défunt s’étoit approprié long-temps auparavant.

Quelle route devoit prendre cette innocente et confiante fille qui se trouvoit ainsi jetée dans le monde sans amis, sans connoissance et sans argent ; elle devint bientôt la proie de Mme Pendergast, qui, avant qu’elle fût entretenue par le lord C..sf..t, tira un parti avantageux de sa personne ; elle étoit toujours avec le lord lorsqu’elle rendit ses visites à Nelly Elliot. Malgré que cette dame soit une compagnie très agréable et très amusante, nous allons pour le moment prendre congé d’elle.


CHAPITRE XXII

Aventures de Mme Nelson. Ses projets d’établir, conjointement avec M. Nelson, un séminaire dans Wardour-Street. Progrès de son entreprise. Plans de séduction. Coup de maîtresse dans un genre original. Projets de ruiner deux jeunes et belles demoiselles. Événement à ce sujet : conséquence de cette procédure.

Mme Nelson est une dame qui, dans les premières années de sa vie, fut considérée comme une beauté du plus grand mérite ; elle céda à la fin à l’influence de ses passions et se jetta dans les bras du capitaine W...n qui lui fut constant pendant quelque temps, mais qui, ayant rencontré une autre personne agréable, abandonna cette dame et lui laissa prendre son essor ; elle se livra bientôt au premier venu ; mais lorsqu’elle s’aperçut que ses charmes déclinoient, que sa constitution étoit en quelque sorte dérangée par les irrégularités de sa conduite, et par les visites trop fréquentes auxquelles elle se livroit ; elle écouta alors les avis de M. Nelson, qui lui donna à entendre qu’il seroit prudent pour elle de se retirer de la vie publique, de prendre son nom, et de devenir mère abbesse. Il ajouta qu’il avoit quelque crédit chez un tapissier, et qu’il jugeoit d’après la connoissance et expérience qu’elle avoit obtenues dans le cours régulier de sa profession, et d’après l’étude et le jugement approfondi qu’il avoit fait de la vie réelle et d’une variété de vocations qu’il avoit poursuivi, que le plan étoit non seulement très praticable, mais pouvoit avoir la plus grande réussite.

Mme Nelson admira son plan et y donna sa sanction ; en conséquence, ils louèrent une maison agréable dans Wardour-Street, Soho, au coin de Holland-Street, qu’ils arrangèrent en très peu de temps et qu’ils meublèrent de la manière la plus élégante. Il étoit préalablement nécessaire de se procurer un assortiment de nonnes qui furent aussi-tôt pris dans les différents quartiers de la capitale, et nous vîmes bientôt que Nancy Br...n, Maria S...s, Lucy F...sher et Charlotte M..rtin s’étoient aussi-tôt engagées dans ce séminaire : elles étoient toutes des filles très agréables, quoique quelques-unes d’elles eussent paru dans la ville pendant un assez long-temps ; il étoit alors urgent de se pourvoir de religieuses pour le service présent ; mais comme Mme Nelson se proposoit d’être délicate dans le choix, en attendant elle saisissoit toutes les jeunes personnes qui se présentoient.

Son secrétaire et mari nominal étoit employé à écrire des lettres circulaires aux nobles et aux riches qui étoient connus pour visiter le séminaire de Mme Goadby, etc., ce qui procura à Mme Nelson un nombre considérable de visiteurs. Le lord M...h, le lord D...ne, le lord B...ke, le duc de D...t, le comte H...g, le lord F...th, le lord H...n, et une quantité estimable de membres des Communes vinrent la voir ; mais en général ils se plaignirent tous que les marchandises n’étoient pas de fraîche date, de sorte qu’elle étoit fréquemment obligée d’envoyer chercher d’autres dames, afin de satisfaire ses pratiques, ce qui diminuoit beaucoup ses profits, et faisoit perdre à sa maison le crédit et la réputation dont elle paroissoit jouir. Mme Nelson voulant donc rétablir la renommée de son séminaire, se servit de son génie, qui étoit fertile dans l’art de la séduction, pour obtenir de véritables vierges dont elle pourroit demander un prix considérable ; elle alla donc visiter constamment tous les registres-d’offices ; elle se rendit dans les auberges où les diligences, les carosses et autres voitures publiques étoient attendus, et là, par ses insinuations adroites et sous le prétexte de procurer des places aux jeunes filles de campagne et autres jeunes demoiselles qui se proposoient de servir, elle obtint bientôt un joli assortiment des marchandises les plus fraîches que l’on ait pu trouver dans Londres.

Mme Nelson triompha alors de ses rivales. Mme Goadby, en son particulier, devint si jalouse d’elle, que dans le dessein d’établir son séminaire sur le même pied que celui de Mme Nelson, elle fit le tour de l’Angleterre, et fut assez heureuse pour amener avec elle une jolie provision de nouvelles marchandises, qu’elle se proposa de présenter à ses convives lors de la rentrée du parlement.

Mme Nelson n’eut pas plutôt appris le but du départ de sa rivale, que cette nouvelle, loin de la décourager, excita dans son cœur l’émulation la plus forte de surpasser les projets de Mme Goadby ; elle mit une fois de plus son génie imaginatif en marche ; elle avoit une légère connoissance de la langue française, elle avoit appris dans sa jeunesse à travailler à l’aiguille ; ayant donc lu dans les papiers un avertissement pour être gouvernante dans une école de jeunes filles, elle fit en conséquence les démarches nécessaires pour avoir cet emploi, et fit tant que par son habileté elle en obtint la place. Comme son dessein n’étoit pas d’exercer long-tems cette fonction, elle n’essaya point d’améliorer l’éducation des jeunes demoiselles en leur enseignant les bonnes mœurs ; au contraire, elle s’efforça de corrompre leur esprit en leur parlant des plaisirs agréables que l’on goûtoit dans les caresses d’un beau jeune homme, et en leur donnant à entendre que c’étoit folie et préjugé de croire qu’il y avoit du crime à céder à leurs passions sensuelles. Dans cette vue, elle leur mit entre les mains tous les livres qu’elle jugea convenable à éveiller leur inclination lascive, et à leur faire naître les idées les plus impudiques. Les Mémoires d’une fille de joie, et autres productions du même genre leur furent secrètement communiqués ; elles les lisoient avec avidité. Quand elle vit qu’elle avoit suffisamment animé leurs passions, et qu’elle avoit fait passer dans leurs sens le désir invincible de la flamme amoureuse ; un jour, sous le prétexte de prendre l’air, elle se rendit avec deux des plus belles filles de l’école, dans sa maison située dans Wardour-Street. Ces deux jeunes demoiselles, qui s’appeloient Miss W...ms et Miss J..nes, étoient âgées d’environ seize à dix-sept ans et appartenoient à de très bonnes familles.

Mme Nelson avoit antérieurement prévenu le lord B... et M. G... de se tenir prêt à recevoir ces aimables personnes. Elles ne furent pas plutôt entrées dans cette maison, qu’elles trouvèrent une collation servie ; il y avoit des fruits et des confitures en abondance. Mme Nelson informa les jeunes demoiselles qu’elles étoient chez une de ses parentes et qu’elle les prioit d’agir librement et sans cérémonie ; en conséquence Miss W...ms et Miss J...nes se livrèrent à leur appétit avec beaucoup de satisfaction ; on les engagea à boire un ou deux verres de vin, ce qui anima leur esprit. Mme Nelson jugea alors qu’il étoit temps d’introduire les gentilshommes ; et quoiqu’ils fussent déjà dans la maison, un coup à la porte annonça leur arrivée ; en entrant dans l’appartement, ils demandèrent excuses du trouble qu’ils causoient ; les jeunes demoiselles furent d’abord allarmées, mais la politesse des gentilhommes dissipa bientôt leurs craintes ; et on parla agréablement de différentes choses.

Il commençoit déjà à se faire tard, et les jeunes personnes étoient en quelque sorte inquiètes de savoir comment elles pourroient regagner la pension qui étoit au-delà de Kensington, lorsque l’on fit entrer la musique, et que l’on proposa de danser ; elles étoient si passionnées de la danse, qu’elles oublièrent aussi-tôt leurs craintes, et même le temps qui s’écouloit tandis qu’elles se divertissoient ; en un mot, elles continuèrent de danser jusqu’à minuit ; pendant ce temps, on leur fit boire différentes liqueurs pour augmenter l’effervescence de leur passion. Les assiduités de leurs danseurs leur empêcha de prévoir leur danger, et presque leur destruction prochaine.

Il étoit deux heures du matin, lorsqu’elles se retirèrent pour se coucher ; tandis qu’elles se déshabilloient, elles ne purent s’empêcher de parler de la tournure, de l’élégance, de la conduite honnête de leurs danseurs. Miss W...ms avoua qu’elle désireroit posséder pendant toute la nuit le lord B... dans ses bras ; et Miss J...nes déclara qu’elle se croiroit complètement heureuse si M. G.... étoit dans son lit avec elle : les amants qui étoient aux écoutes, entrèrent sur-le-champ dans leur chambre, en disant qu’il étoit impossible de refuser des invitations aussi tendres, et qu’ils se croiroient plus que des mortels, si après avoir entendu de pareilles déclarations, ils n’offroient pas leurs services.

Les jeunes demoiselles étoient toutes les deux sur le point de se mettre au lit ; et elles n’avoient en ce moment d’autres vêtements que leur chemise, lorsque M. G... prenant Miss J...nes dans ses bras, la porta sur un lit qui étoit dans une chambre adjacente, et laissa le lord B... maître de la personne de Miss W..ms. Elles s’étoient trop avancées pour reculer, et leur destin devint alors inévitable.

Nous supposons que les amants et les belles nymphes furent aussi heureux que leur situation l’exigeoit, et qu’ils goûtèrent jusqu’au lendemain un bonheur sans mélange.

Mais le lendemain, comment retourner à leur école ; comment excuser leur absence ? Elles prièrent Mme Nelson de les reconduire à leur maîtresse, et de donner elle-même quelque raison plausible en leur faveur ; elles la supplièrent, les larmes aux yeux, de les accompagner, mais le jeu de Mme Nelson étoit trop beau ; elle avoit entièrement les cartes entre les mains ; elle en avoit déjà joué un sans perdre, et avoit gagné deux cent guinées ; elle espéroit avec de telles dames, en avoir encore quelques mille. Mais en peu du temps, les parents des jeunes demoiselles apprirent l’endroit où elles étoient retenues ; ils obtinrent du juge voisin un ordre de les rendre, et intentèrent un procès contre Mme Nelson.


CHAPITRE XXIII

Suite de l’aventure de Mme Nelson. Son abdication dans Wardour-Street : elle reprend un autre séminaire dans Bolton-Street. Description de ses nonnes et de ses visiteurs. Portrait d’un caractère bizarre et hypocrite. Manière dont Mme Nelson satisfaisoit ses pratiques conformément à leurs différentes dispositions.

Les démarches rigoureuses que les parents de Miss W...ms et de Miss J..nes prirent envers Mme Nelson pour la citer en justice, la força de décamper : le bruit que cette affaire fit dans le voisinage, engagea plusieurs voisins à former plainte contre cette maison de débauche ; et si Mme Nelson eût continué plus long-tems son commerce, elle auroit probablement monté à la tribune, non pas pour prêcher, mais pour prier la populace de ne pas la régaler d’œufs durs.

Au bout de quelques mois, Mme Nelson ayant vu qu’il n’y avoit point de poursuite contre elle, prit un autre séminaire dans Bolton-Street Piccadilly. Elle résolut de jouer à un jeu plus assuré que celui qu’elle avoit joué dans Wardour-Street ; dans cet endroit, elle avoit été trop loin, avoit trop risqué, et avoit presque tout perdu ; elle jugea alors qu’il étoit prudent de ne pas s’élever au-dessus des filles de joie sur le haut ton.

Au nombre de ses nonnes, dans la dernière classe, étoient Mme Marsh..l, Mme Sm...th, Mme B...ker, Mlle F...sher et Mlle H...met.

La première de ces dames étoit la fille d’un chapelain qui lui donna une bonne éducation, et qui s’efforça de fortifier son esprit par les sentiments de la religion et de la morale. Elle est d’une figure agréable et bien faite. Se trouvant par la mort de son père dans la plus grande détresse, elle écouta les sollicitations du colonel W...n, et elle résigna sa vertu et non pas son cœur à ses propositions ; au colonel, succéda un homme qu’elle aimoit sincèrement, mais elle découvrit trop tard qu’il étoit engagé dans le mariage, et peu de semaines après, il la quitta ; elle fut donc alors forcée de rôder pour pourvoir à ses besoins, et maintenant, suivant les occasions, elle rend des visites à Mme W...ston, à Mme Nelson et dans les autres séminaires.

Mme Sm..th est une femme fort jolie, quoique pas remarquablement belle ; elle est très ignorante, et elle fut trompée par un acteur ambulant, dont elle a adopté le nom. Pour ne point mourir de faim avec lui dans un grenier, où pour ne pas être envoyée à la maison de correction comme une vagabonde (car elle est très impétueuse quoique toute sa science se borne à lire une chanson et à prononcer les mots tout de travers) elle se fit inscrire sur la liste des grisettes ; étant donc entrée chez Mme Nelson comme une nouvelle figure, elle y a gagné une somme considérable d’argent, et maintenant elle figure avec éclat au Ranelagh, à Carlisle-House et au Panthéon.

Mme B...ker est une dame qui, pendant longtems, a été très connue au théâtre. Quoiqu’elle ait paru souvent ici dans le caractère d’une déesse, nous ne pensons pas qu’elle ait quitté les planches ; elle a de justes prétentions à ce titre ; elle vécut pendant deux ans avec le comte H...g ; mais le comte, au bout de ce temps, ayant remarqué que ses affaires étoient très embarrassées, et ayant donc en conséquence refusé de satisfaire aux demandes pécunières de Mme B..ker, elle visite maintenant les séminaires pour y rencontrer un admirateur temporaire, et pour se mettre au-dessus du besoin ; elle va également dans les mascarades et autres endroits publics.

Miss Fisher a adopté ce nom, parce qu’elle s’imagine ressembler beaucoup à la célèbre Kitty Fisher, qui étoit, il y a quelques années, la Laïs du bon ton la plus admirée ; on ne peut refuser qu’il y ait beaucoup de rapport entre elles ; mais en vérité, nous ne pouvons pas dire que la présente Fisher possède les qualités personnelles et spirituelles de Kitty ; néanmoins, elle est une fille très agréable ; elle a plusieurs admirateurs, au nombre desquels se trouvent des personnes du premier rang.

Miss H..met a la prétention de se croire petite parente de Mme Les..ham, mais nous croyons que la consanguinité est imaginaire ; il est certain qu’il y a quelque légère ressemblance de traits entre elles ; elle imite cette dame, autant qu’elle le peut, dans son jeu ; et comme Miss H..met est très vive, elle se flatte d’être engagée l’année prochaine à un des théâtres.

Nous allons maintenant parler d’une dame qui unit le jeûne et la débauche, la religion et le vice, dans un degré d’hypocrisie, dont il y a peu d’exemples. Madame P... est, ou prétend être, la femme d’un prédicateur ambulant qui, depuis quelque tems, est enfermé par ordre de la justice : elle est si extrêmement dévote, qu’elle considère comme un péché mortel de mettre le moindre morceau de chair dans sa bouche ; mais nous ne dirons pas qu’elle l’abhorre aussi complètement que de ne jamais en goûter d’une autre manière, et aussi abondamment et aussi voluptueusement qu’il est possible ; elle a, par sa rigide pénitence, obtenu le titre de système végétal… Sa dévotion est égale à son péché. Si elle doit se coucher à cinq heures avec l’amant le plus athlétique que l’on puisse décrire, elle n’a aucune sorte d’objection pour ne pas éprouver la vigueur de son camarade de lit ; mais aussi-tôt qu’elle entend la cloche de sept heures, qui appelle à la prière, elle se jette alors à bas du lit, elle s’habille promptement et elle vole à l’Église ou à la chapelle pour faire ses dévotions ; l’office achevé, elle revient à son cher amoureux, elle se déshabille, et elle se remet au lit pour achever les cérémonies de Vénus qu’elle avoit auparavant commencées ; cette conduite exemplaire, jointe à sa stricte abstinence de la chair dans un sens ou à son système végétal, doit certainement la placer dans le vrai chemin du ciel dans lequel elle ne doit pas trouver d’obstacles pour empêcher le progrès de son voyage céleste.

Par ces secours agréables et religieux, Madame Nelson trouve les moyens de satisfaire le goût et les dispositions de chacun de ses visiteurs. Est-il Philosophe, Casuiste ou Métaphysicien ? Madame M...rshall peut disputer des sciences occultes avec le logicien le plus subtil des écoles. Le vrai sensualiste trouvera une ample gratification dans la personne de Madame Sm..th, d’autant que l’unique étude à laquelle elle s’est toujours appliquée, est celle d’une agréable courtisane. Madame B...ker peut ravir par son chant, et vous faire croire qu’elle est presque une Déesse, comme elle l’étoit autrefois sur le théâtre. Si la pompe et l’affection doivent avoir quelques charmes aux yeux d’un adorateur, Miss F...sker peut prendre tous les airs coquets d’une femme de qualité du plus haut ton. Si un amoureux désire entendre Desdemona, ou autres personnages furieux, Miss H...met peut en remplir le caractère avec autant de grâces que Othello lui-même. Si le puritain fanatique paroît animé de l’esprit de la chaire, Madame P... jeûnera et priera avec lui aussi long-temps qu’il le désirera, excepté au lit.

Il n’est donc point surprenant que les visiteurs de Madame Nelson fussent de tous les rangs et dénominations, depuis le duc jusqu’au méthodiste qui accable ses paroissiens d’une abondance de damnation pour l’autre monde, afin de pouvoir jouir, sans trouble, des douceurs et félicités de cette sphère mondaine dans les bras de sa Laïs.

Ayant, comme nous le présumons, rendu un juste hommage à Madame Nelson, nous jugeons qu’il est temps de renouveller nos visites à nos anciennes amis de King’s-Place.


CHAPITRE XXIV

État présent des séminaires de King’s-Place. Histoire de la négresse Harriot ; sa première liaison dans la Jamaïque ; son arrivée en Angleterre ; sa conduite envers son maître ; elle paroît en public ; ses succès ; elle devient mère abbesse ; les causes de son infortune. Anecdotes sur Emily… Ph...y et Coleb...ke.

Nous revenons maintenant au grand endroit d’amour, de plaisir et de bonheur au célèbre sanctum sanctorum, ou King’s-Place. Pendant nos dernières excursions à May-Fair et à Newman-Street, il arriva une révolution très-considérable dans ces séminaires. Charlotte Hayes se retira du commerce. Madame Mitchell ruina un gentilhomme Irlandais, extrêmement riche, et la négresse Harriot fut volée et pillée par ses domestiques. Mais comme nous rencontrons cette dame chez Madame Dubery, nous allons présentement parler d’elle comme d’un caractère très-extraordinaire.

État présent et exact des séminaires dans King’s-Place, donné d’après les meilleures autorités.

Madame Adams.
Madame Dubery.
Madame Pendergast.
Madame Windsor.
Madame Mathews.

Avant de parler des belles nonnes de ces séminaires, nous allons donner une petite description de la négresse Harriott tandis qu’elle demeure encore dans un de ces endroits voluptueux.

Harriot habitoit les côtes de la Guinée ; elle étoit extrêmement jeune lorsqu’elle fut conduite avec d’autres esclaves à la Jamaïque. Arrivée là, elle fut exposée en vente, suivant la coutume ordinaire, et achetée par un riche colon de Kingston. À mesure qu’elle avança en âge, on découvrit en elle un génie vif, et une intelligence supérieure à la classe ordinaire des Européens, dont les esprits ont été cultivés par l’instruction. Son maître la distingua bientôt de ses camarades ; il prit en elle une confiance particulière, et il la fit l’intendante de ses négresses ; il lui fit apprendre à lire, à écrire, à compter, afin de tenir ses registres, et régler ses comptes domestiques. Comme il étoit veuf, il l’admettoit très-souvent dans son lit ; cet honneur étoit toujours accompagné de présents, qui bientôt attestèrent qu’elle étoit sa favorite ; resta dans cet état près de trois années, pendant lequel temps elle eut deux enfants. Ses affaires l’appellèrent alors en Angleterre, Harriot l’y accompagna. Malgré les beautés qui, dans cette île, fixoient son attention, elle demeura constamment et sans rivalité l’objet chéri de ses désirs ; et cela n’étoit pas en quelque sorte extraordinaire, car, quoique son teint ne fut pas aussi engageant que celui des belles filles d’Albion, elle possédoit plusieurs charmes qui ne sont pas ordinairement rencontrés dans le monde femelle qui s’adonne à la prostitution. Harriot étoit fidèle à son maître, soigneuse de ses intérêts domestiques, exacte dans ses comptes, et elle n’auroit point souffert que personne ne le trompât ; et, à cet égard, elle lui épargnoit par an quelque centaines de livres sterlings. La personne d’Harriot étoit très-attrayante ; elle étoit grande, bien faite et gentille. Pendant son séjour en Angleterre, elle avoit orné son esprit par la lecture de bons ouvrages, et à la recommandation de son maître, elle avoit acheté plusieurs livres utiles, agréables et convenables aux femmes. Elle avoit par là considérablement perfectionné son jugement, et avoit acquis un degré de politesse qui se trouve à peine chez les Africaines.

Telle fut sa situation pendant plusieurs mois ; mais malheureusement pour elle, son maître, ou plutôt son ami, qui n’avoit jamais eu la petite vérole, attrapa cette maladie, qui lui devint si fatale, qu’il paya le tribut de la nature. Harriot possédoit une assez belle garde-robe, et quelques bijoux ; elle avoit toujours agi d’une manière si généreuse et si équitable, qu’à la mort de son maître, elle n’avoit pas amassé en argent une somme de cinq livres sterlings, quoiqu’elle eût pu aisément, et sans mystère, devenir la maîtresse de mille louis.

La scène fut bientôt changée ; de surintendante d’une table splendide, elle se trouva réduite à une très-mince pitance, et même cette pitance n’auroit pas duré long-tems, si elle n’eût pas avisé aux moyens de venir promptement au secours de ses finances presqu’épuisées.

Nous ne pouvons pas supposer que Harriot eut quelques-uns de ces scrupules délicats et consciencieux qui constituent ce que l’on appelle ordinairement la chasteté, et ce que d’autres nomment la vertu. Les filles de l’Europe, aussi bien que celles de l’Afrique, en connoissent rarement la signification dans leur état naturel. La nature dirigea toujours Harriot quoiqu’elle eut lu des livres pieux et remplis de morale ; elle trouva qu’il étoit nécessaire de tirer un parti avantageux de ses charmes, et, à cet effet, elle s’adressa à Lovejoy, pour qu’il la produisît convenablement en compagnie. Elle étoit, dans le vrai sens du mot, une figure tout à fait nouvelle pour la ville, et un parfait phénomène de son espèce. Lovejoy dépêcha immédiatement un messager au lord S..., qui s’arracha aussi-tôt des bras de Miss R...y pour voler dans ceux de la beauté maure. Le lord fut tellement frappé de la nouveauté des talents supérieurs de Harriot, auxquels il ne s’attendoit pas, qu’il la visita plusieurs jours de suite, et ne manqua jamais de lui donner chaque fois un billet de banque de vingt livres sterlings.

Harriot roula alors dans l’or ; trouvant donc qu’elle avoit des attraits suffisants pour s’attirer la recommandation et l’applaudissement d’un connoisseur aussi profond que l’étoit milord dans le mérite femelle, elle résolut de vendre ses charmes au plus haut taux possible ; et elle conclut que le caprice du monde étoit si grand, que la nouveauté pouvoit toujours commander le prix.

Dans le cours de peu de mois, elle pouvoit classer sur la liste de ses admirateurs, quarante pairs, et cinquante membres de la Commune qui ne se présentoient jamais chez elle qu’avec un doux papier appelé communément billet de banque. Elle avoit déjà réalisé près de mille livres sterling ; outre le linge, la garde-robe immense, la vaisselle d’argent, les beaux ameublements et bijoux qu’elle s’étoit achetés. Un de ses amis lui conseilla alors de saisir l’occasion favorable qui se présentoit à elle, de succéder à Madame Johnson, dans King’s-Place ; elle écouta cet avis, et employa presque sa petite fortune à ce nouvel établissement.

Harriot eut pendant quelque temps, un succès prodigieux, mais ayant pris un caprice pour un certain officier des gardes qui n’avoit que sa paye pour se soutenir, elle refusa d’accepter les offres de tout autre adorateur ; étant donc, pendant ce temps, obligée de délier les cordons de sa bourse, en faveur de ce fils de Mars, elle trouva bientôt un grand déficit dans l’état de ses recettes. Elle alla la saison dernière avec une partie de ses nonnes, à Brightelmstone ; les domestiques à qui elle avoit laissé la charge et la conduite de sa maison, profitèrent de son absence ; ils augmentèrent non seulement le montant de ses dettes en prenant à crédit dans toutes les boutiques du voisinage, mais ils lui dérobèrent plusieurs choses de valeur, qu’elle ne put pas ravoir. Elle ne voulut pas les poursuivre en justice, quoiqu’ils terminèrent la scène de sa ruine, car Harriot fut et est encore enfermée pour dette.

Nous allons donc la laisser ou elle est pour rendre visite aux autres abbesses. Nous commencerons par Madame Adams, à l’extrémité septentrionale de la constellation des séminaires, chez qui nous trouvons l’aimable Emily, les beaux yeux de Ph...y et la jolie Coleb...ke.

Cette Emily n’est point Emily C..l..th..st, dont nous avons déjà parlé, mais Emily R..berts qui descendoit d’une famille toute différente. Son père étoit un rémouleur très-fameux, et peu d’artistes dans ce genre ont eu autant de réputation que lui ; cependant, malgré son état et la considération dont il jouissoit, il ne pouvoit pas donner à son Emily aucune fortune capitale, ce qui la contraignit d’entrer au service ; elle se plaça donc chez un marchand respectable et y vécut pendant quelque temps dans l’état de l’innocence. À la fin, le fils de son maître la débaucha, les fruits de leur correspondance devinrent bientôt visibles, et elle se vit forcée d’abandonner la maison. Dès qu’elle eut donné au monde le gage de son indiscrétion, elle n’eut plus d’inclination pour le service.

Le panneau de sa chasteté étant donc démoli, il lui fut aisé de se persuader que ses charmes la maintiendroient dans cet état d’aisance, de dissipation et de plaisir pour lequel elle étoit si naturellement portée. Il faut avouer qu’Emily étoit, dans le sens du mot reçu de King’s-Place, une très-bonne marchandise. Il est impossible d’être plus aimable et plus agréable qu’elle… Son frère travaille toujours dans l’humble état d’un rémouleur ambulant, comme successeur de son père. Mais si Emily n’a pas avancé son frère dans quelqu’autre dignité, elle a du moins augmenté son petit commerce en lui procurant la pratique de tous les séminaires de King’s-Place, où il travaille presque tous les jours dans sa vocation.

Miss Ph...y est célèbre et remarquable par le brillant et la vivacité de ses yeux ; elle est, à d’autres égards, une fille fort gentille et très-agréable ; elle fut mise en apprentissage chez une lingère dans Bond-Street, et elle fut séduite par le lord P... qui bien-tôt l’abandonna, et la mit dans la nécessité d’aller exposer ses charmes dans ce marché générale de la beauté.

Miss Coleb...ke est fort jolie et se distingue par sa vivacité et ses reparties. M. R... l’acteur eut l’honneur d’être le premier sur la liste de ses adorateurs ; elle fut la dupe d’un avertissement qu’il lui adressa au sujet de sa belle figure théâtrale ; en conséquence de cet avertissement elle eut un rendez-vous avec lui. M. R... lui promit de lui enseigner l’art dramatique et de la présenter au directeur du théâtre ; il lui dit qu’il ne doutoit point qu’elle ne devint, en peu de temps, l’ornement de la scène, et qu’elle n’obtint un traitement considérable : il lui donna donc quelques leçons dramatiques ; mais, dans une des scènes tendres, il joua si bien son rôle, qu’elle fut forcée de reconnoître ses talents et de céder à ses conseils, et qu’elle réalisa les descriptions les plus amoureuses de nos poètes.


CHAPITRE XXV

Description du séminaire de Madame Dubery ; caractère de cette dame ; ses visiteurs. Dialogue platonique et bizarre ; caractère de Monsieur le comte de P...y ; quelques notions sur les passions de Madame P...y.

Après avoir pris congé de Madame Adams, nous approchâmes de l’équinoxe et nous fîmes voile vers le midi, ou, après avoir touché le port suivant, nous entrâmes dans la baie Dubery, où nous sommes assurés d’être bien ravitaillés et d’y être pourvus des vins et autres liqueurs nécessaires pour poursuivre notre voyage à travers les détroits du King’s-Place.

Madame Dubery est une femme du monde, et quoiqu’elle n’ait jamais lu les lettres de Chersterfield, elle peut découper une pièce avec autant d’adresse et de dextérité que milord lui-même. En effet, aucune femme ne fait les honneurs de la table avec autant de propreté et d’élégance qu’elle. Quoiqu’elle ait reçue une éducation d’école et que ses mœurs furent un peu viciées par de mauvais exemples, et par la lecture des Bijoux indiscrets, ses manières sont si polies qu’elle paroît en quelque sorte une femme de ton ; elle abhorre tout ce qui est vulgaire, et ne se sert jamais d’expressions qui choquent la bienséance ; elle a quelque teinture de la langue française ; elle parle un peu italien ; et, par le secours de ces langues, elle peut accommoder les seigneurs étrangers aussi bien que les sénateurs anglais : c’est, pour cette raison, que les ministres étrangers visitent souvent son séminaire, et y trouvent toute la satisfaction qu’ils désirent. Le comte de B... Monsieur de M..p..n, le baron de ..., M. de D..., le comte de M..., et le comte H... conviennent tous que les traités de cette maison sont dignes du Corps Diplomatique. En un mot, tout le département du Nord vient, suivant l’occasion, y faire sa visite ; et Madame Dubery n’est pas sans les plus grandes espérances que le département méridional suivra bientôt leur exemple.

Il ne faut cependant pas s’imaginer que les visiteurs de Mme Dubery étoient tous des membres du Corps Diplomatique ; non assurément ; nous allons à ce sujet rapporter une anecdote qui, comme nous l’espérons, le prouvera d’une manière satisfaisante.

Le comte P...y ne fut pas plutôt de retour de l’Amérique, qu’il visita les séminaires de Saint-James et de Northumberland. Ne songeant point, pendant ce temps, à son acte de divorce, et oubliant que Monsieur B...d étoit son rival, il alla dans la maison de Madame Dubery qui lui présenta Lucy Williams comme une fille d’une grande bonté, de sentiment et de bon jugement. Voici la conversation qui eut lieu entre eux deux.

Lucy. Milord, à peine êtes-vous de retour de l’Amérique que je me trouve honorée de votre visite. Je me flatte que les fatigues de la campagne n’ont été nullement préjudiciables à votre santé.

Le comte P...y. En aucune manière, Madame. Jaloux de me distinguer pour l’intérêt et la gloire de mon pays, j’ai regardé les périls comme un plaisir satisfaisant pour mon cœur, et chaque difficulté que j’ai surmonté, au lieu d’altérer ma santé, y a ajouté au contraire de nouvelles forces.

Lucy. Vous tenez, milord, le vrai langage d’un héros ; et vous devenez à la fois le défenseur de votre pays et le favori du beau sexe ; car, comme dit le Poète : « Personne ne mérite mieux l’attachement du sexe que le héros. »

Le comte P...y. Je vois que Madame Dubery ne m’a point trompé, et que vous êtes la personne sensible dont elle m’a parlé. J’ai la vanité de croire que je puis distinguer la femme bien élevée, de bon goût et de jugement, quoiqu’elle ne soit point dans la situation la plus brillante, de la pure grisette qui ne respire que la prostitution et la débauche. Vanité à part, je me considère comme un homme de discernement et de sentiment, mais lorsque par une suite de santés portées aux amis de mon pays, je me trouve entraîné dans quelques irrégularités de conduite, et disposé à jouir des embrassades d’une personne de votre sexe, c’est toujours la femme aimable, la compagne sentimentale à laquelle je m’adresse et à laquelle je m’associe.

Lucy. Vous êtes, milord, un homme de bon sens, et vos idées lumineuses vous élèvent bien au-dessus de ces personnes qui se livrent continuellement à la passion sensuelle ; dont la création brute joint en un degré supérieur à celui de l’être raisonnable qui se croit parfait et s’imagine être le maître de l’Univers.

Le comte P...y. Eh bien ! je suis étonné de la justesse et de la profondeur de vos réflexions. Vous possédez l’essence de la logique des écoles. Vous feriez honneur à leur professeur. Je resterois avec vous un siècle, mais malheureusement j’ai un engagement particulier pour une affaire importante avec le lord Georges G... ce qui m’oblige de vous quitter si brusquement.

En disant ces mots, il lui remit un billet de banque de vingt livres sterlings, et lui proposa de poursuivre la conversation à la première occasion.

Le lord ne fut pas plutôt parti que Madame Dubery entra dans l’instant chez Lucy, qui ne pouvoit plus se contenir, se mit à éclater de rire d’une force prodigieuse, et pendant ce tems déployoit le billet de banque.

Ce comte P...y, dit-elle à Madame Dubery, est un être plus ridicule, s’il est possible que le lord H... Il visite notre séminaire dans le dessein d’avoir une conversation sentimentale avec une nonne d’un genre sentimental ; et pour avoir eu le plaisir et la purification puritanique d’entendre un discours moral contre la sensualité, il la complimente d’un billet de banque de vingt livres sterlings.

Madame Dubery lui répliqua : Je suis fort surprise qu’une fille comme vous, qui avez été répandue dans la ville, et qui connaissez les anecdotes et les caractères de la plupart des femmes de votre sphère, ignoriez l’histoire et les infirmités du comte P...y. Le fait est, que quand milord fut au collège, il imita la plupart de ses camarades, et, par la masturbation, s’énerva au point de ne pouvoir jamais remplir les devoirs du mariage ; néanmoins, guidé par les liens de l’intérêt, et par alliance de famille, il épousa une jeune dame très belle, douée de tous les goûts luxurieux de la concupiscence orientale ; car on dit qu’elle descend en ligne directe d’un monarque sublime. Le monde, il est vrai, est très malicieux, ainsi je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. — (Lady W...m étoit certainement parfaitement initiée dans tous les mystères du sérail). Quant à cet article, lady P...y fut grandement mécontente, car la nuit nuptiale et les suivantes, lui apprirent que ses espérances et ses souhaits matrimoniaux étoient frustrés. Le lord, de son côté, mortifié au plus haut point de ses essais impotents, se livre pour se procurer un soulagement temporaire, à la boisson, à la table et à toutes sortes de débauches ; mais dans sa folie libertine, il est trompé dans l’opinion imaginaire qu’il se forme de se croire capable de recevoir dans les bras d’une prostituée, cette satisfaction que la délectable lady P...y ne peut pas lui procurer. Mais l’illusion cesse bientôt : car, quoique flatté et animé par sa Laïs, il est convaincu, d’après la plus légère réflexion, que ses pouvoirs sont sans efforts, comme ils le sont véritablement ; d’un autre côté, lorsque la coupe de Bacchus n’a pas opéré sur ses sens, et qu’il reconnoît parfaitement son incapacité de commander dans le champ de Vénus, quoiqu’il soit un général expérimenté par celui de Mars, il attribue alors son impotence à la vertu, et prend le caractère d’un autre Scipion ; mais il fait seulement une vertu de la nécessité, et pour éviter d’exposer son incapacité dans ses essais d’attachement charnel, il devient le panégyriste de la société sentimentale avec le beau sexe. Je suis persuadée que s’il visitoit tous les séminaires de la ville, il ne trouveroit pas, à cet égard, une fille plus en état de remplir son but que vous ; et si vous voulez convenablement jouer votre jeu, vous pourrez, avec lui seul, faire votre fortune. Conservez votre santé, et restez immaculée, sans faire attention à ce qui s’est passé. Je ne puis cependant terminer ce portrait, sans mentionner un trait ou deux qui m’a échappé. Son épouse dont le sang lubrique des Messalines circuloit dans ses veines, étant par ainsi, femme vierge, ne put pas résister aux importunités d’un capitaine des gardes, nommé F...k...ner, un beau jeune homme taillé comme un hercule, âgé de vingt-deux ans, et renommé par ses exploits Cypriens ; il se présenta donc à Madame P...y, et fut aussitôt vainqueur. Leur amour ne fut point un secret ; tout le monde en parla ; le bruit s’en répandit dans les cafés, et parvint bientôt aux oreilles du lord qui, mortifié au vif, et n’ayant point de preuves suffisantes pour établir cette insulte matrimoniale, résolut de sortir du royaume, et d’aller gagner des lauriers militaires pour en couvrir son front outragé. En conséquence, il passa en Amérique, où il obtint la réputation d’un général habile. La mort de sa mère le rappela en Angleterre, d’autant plus, que par son décès, il étoit élevé à la dignité de pair, droit appartenant à sa maison. Il ne fut pas plutôt de ce titre honorable, qu’il intenta un procès d’habitation [contre] Monsieur B...d avec son épouse ; le jugement fut en sa faveur ; et il est maintenant sur le point d’être divorcé par un acte du parlement. Je finis, ce récit, parce que j’entends une voiture s’arrêter à la porte (et regardant par la fenêtre) c’est, dit-elle, son Excellence, Monsieur de M...p...n.


CHAPITRE XXVI

Voyage à Pétersbourg par manière de prologue, touchant les exploits amoureux de M...p...n. Description des ambassadeurs et ministres les plus propres pour être envoyés à cette cour, d’après les exemples et conduites de Monsieur Guy D...us, et le baron Ha...b.y W...ms. Passe-partout impérial. Exercices lubriques de deux nymphes interrompues par un certain gentilhomme. Artifices d’un juif ambulant. Prudence d’une célèbre Laïs ; sa conduite judicieuse ; son succès.

Il sera peut-être difficile à quelques personnes de penser que Vénus ait jamais pu fixer son séjour dans les climats glacials de la Russie ; il paroîtra incroyable qu’elle ait quitté une île délicieuse de Paphos, sa capitale chérie, pour venir visiter cette triste région ; mais les faits sont véridiques. — Nous la trouvons avec toutes ses voluptés dans la personne de la C...ne. Cette dame impériale est bien connue sur la terre pour être une des plus grandes religieuses entièrement dévouée au culte de la déesse de Cypris. Les officiers de sa maison sont tous choisis parmi les plus beaux hommes de son royaume ; et, si l’on doit ajouter foi au bruit accrédité, elle a un passe-partout, par le moyen duquel, elle peut s’introduire chez ses amants endormis ; et lorsqu’ils attestent leurs songes par l’étendart élevé d’un bonheur imaginaire, alors elle réalise aussi-tôt leurs rêveries amoureuses et les ramène à leurs sens éveillés.

Les politiques de l’Europe sont si bien informés de la passion parfaite de cette dame pour le plaisir cyprien, qu’il n’y a pas une cour qui ne soit en liaison d’amitié avec elle, qui ne consulte plutôt les forces herculéennes des ambassadeurs et ministres qu’elle envoye à Pétersbourg, que leurs capacités politiques. Un envoyé, pour y négocier avec succès, doit avoir plutôt étudié l’Arétin que Machiavel. Si l’orgueil et l’insolence du Grand Seigneur lui eut permis d’avoir des ambassadeurs dans les cours étrangères, et qu’il eut envoyé à la Russie un pacha à trois queues, il n’y auroit probablement jamais eu de rupture entre lui et la C...ne. La mésintelligence entre l’Impératrice et la France antérieurement avant la dernière guerre, est entièrement due au sang-froid de l’ambassadeur Français à Pétersbourg ; mais nous devons attribuer le bon accord qui a si longtems subsisté entre notre cour et celle de la Russie, aux capacités ardentes de Monsieur Guy D.k..us et au baron Hanburg W...ms ; et nous espérons, pour l’honneur et l’avantage de ce pays, que le baron et James H... prouvera à sa Majesté impériale, par des preuves également convainquantes, combien il a à cœur de satisfaire les désirs les plus fervents de la Cz...ne ; et pour preuve du mérite et capacité que sa majesté a reconnu dans ce gentilhomme, nous allons citer le discours sensible qu’elle lui tint en lui conférant l’honneur de la chevalerie.

Lorsqu’elle l’eut revêtu de l’ordre de chevalerie, la cérémonie se termina de la manière suivante : « Prenant alors sur une table une épée d’or, richement travaillée, et ornée de diamans fins, l’Impératrice lui frappa trois fois l’épaule gauche de cette épée, et lui dit : soyez bon, et honorable chevalier, au nom de Dieu. Alors, il se leva, et embrassa la main de sa majesté impériale, qui ajouta : et pour vous prouver combien je suis contente de vous, je vous fais présent de l’épée avec laquelle je vous ai fait chevalier. »

L’anecdote suivante de Monsieur de M...p…, à laquelle on peut ajouter foi, prouvera aisément, qu’il fut un des plus grands favoris de l’impératrice qu’il y ait eu à la cour de sa majesté.

À la conclusion du dernier chapitre, nous avons annoncé la visite de M...p, chez Madame Dubery. Nous pensons qu’il est temps de suivre ce gentilhomme dans le salon où cette dame lui présenta Laure C...ns et Sophie Lée, deux jeunes personnes de dix-huit ans, qui étoient tombées dans les filets de la judicieuse Madame Dubery. Les pouvoirs de ce gentilhomme avoient été très-bien établis dans les séminaires de Saint-James ; et Lady H...n l’avoit dignifié du titre de son excellence à quatorze, dans la présente occasion, il soutint le même caractère avec Laure et Sophie qui se trouvèrent extraordinairement fatiguées d’avoir chacune, pendant le cours d’une heure et demie, soutenues sept différentes attaques sans que son excellence fût nullement hors d’haleine ; il se retira avec le plus grand sang-froid, étant en état de recommencer une demi-douzaine de sièges, si l’occasion s’en présentoit.

Il donna à chacune de ces nymphes cinq guinées, en leur disant, qu’elles étoient totalement ignorantes de leur profession, et qu’avant la fin de la semaine, il leur donneroit une autre leçon. Le fait est que, dans le cours de leurs évolutions amoureuses, il avoit mis en scène la majeure partie des postures de l’Arétin, et pour parler dans le genre marin, elles n’avoient jamais été accoutumées à d’autres manœuvres qu’à voiler en pleine mer. Elles lui promirent donc de se perfectionner dans ces exercices la première fois que son excellence leur feroit l’honneur de les visiter.

Le lendemain, Laure et Sophie voulant se perfectionner dans la leçon que leur avoit donné Monsieur de M...p, se déshabillèrent toutes nues dans le salon d’amour ; elles passèrent par toutes les évolutions de l’Arétin, ayant sans cesse sous les yeux ce grand chef-d’œuvre des voluptés ; elles avoient déjà fait une première répétition, et elles en recommençoient une seconde, lorsque le lord Del...aine entra : il fut si émerveillé de leurs charmes, qu’il les pria, pour que la représentation eut plus de caractère et de naturel, de lui permettre d’exécuter la partie de l’homme. Après leur avoir exposé que son excellence M. de M...p avoit passé toute la nuit à la table de hasard, où il avoit perdu jusqu’à sa dernière guinée, une circonstance suffisante pour décourager tout homme, il le remplaça dans les différentes évolutions et exercices avec une dextérité merveilleuse. Madame Dubery savoit que le lord Del...aine étoit un homme d’honneur, quant à ce qui regarde les engagements amoureux : il donna donc à chacune des pupilles de la nature un couple de guinées, en échange du plaisir, amusement et satisfaction qu’il avoit reçu.

Milord partit bientôt après, pour aller remonter ses finances par le secours d’un fils usurier de Lévi ; il n’eut pas plutôt pris congé des dames, qu’un autre fils de Lévi vint faire sa visite ; ce n’étoit autre que le joallier ambulant, Monsieur L...z..rus, qui se présentoit chez ces dames pour recevoir leurs ordres ; ou pour mieux s’expliquer, qui venoit disposer de sa cargaison, autant qu’il pourroit les persuader d’en acheter. Par ce négoce, Monsieur L...s a amassé une fortune très-considérable, et il continue encore de tirer annuellement un profit très-avantageux de la vente des bijoux et autres petits joyaux qu’il vend aux filles ignorantes des différents séminaires de la ville, ainsi qu’aux femmes entretenues qui, profitant de l’occasion de sa visite lorsque leurs adorateurs sont présents, rafollent quelquefois de la moitié de ses marchandises : mais quand leurs amis généreux refusent, ce qui arrive rarement, de donner à ces belles avocates, ces ornements attrayants, alors Monsieur L...s, qui a une parfaite connoissance de leurs liaisons, leur fait crédit pour la somme qu’il les croit en état de payer ; mais, dès la moindre manque de leur promesse, Monsieur L...s paroît et leur rappelle bientôt qu’il y a un moyen légal de recouvrir sa dette. On dit que ce joaillier ambulant est une des meilleures pratiques de la justice. Il occupe à lui seul un avoué qui, par les sommes qu’il retire des chalans de M. L...z..us, roule voiture et entretient une fille.

Le joaillier ambulant persuada aisément Laure d’employer le gain de ces deux derniers jours, savoir le don de son Excellence à quatorze, et celui du lord Del...ne à s’acheter une paire de boucles à diamants, et une paire de boucles d’oreilles en or ; mais la jeune personne ayant besoin, sous peu de temps, d’argent, ne put lui donner à compte qu’une demi-guinée. Sophie fut plus prudente ; comme elle avoit l’espoir d’être entretenue et de passer pour une femme mariée, elle ne prit au joaillier qu’une simple bague d’or, que cependant elle paya très-cher.

Lucie qui avoit plus de discernement que ces jeunesses de quinze ans, leur fit, après le départ du juif une juste réprimande sur leur folie ou extravagance ; elle leur dit, comme il y parut dans la suite, qu’elles avoient payé ces marchandises plus du double de ce qu’elles auroient dû les acheter. Quant à elle, au lieu de dépenser son argent de cette manière ridicule, elle avoit réalisé une somme assez considérable avec laquelle elle se proposoit bientôt de prendre une maison à son compte, et de s’établir mère abbesse. Comme l’argent qu’elle avoit amassé à cet effet, suffisoit à peine pour accomplir son dessein, elle résolut de se faire un ami véritable du comte P...y : elle jugea également important, avant de quitter la maison de Madame Dubery, et afin d’éviter la jalousie et la vengeance que son établissement lui attireroit nécessairement de la part de cette dame, de régler d’avance, et d’une manière amicable, leurs comptes respectifs, ce qu’elle exécuta promptement ; ayant donc reçu d’elle un écrit qui l’acquittoit entièrement envers elle, elle se trouva, par ce moyen, hors de sa tutelle.

Trois jours après le comte P...y vint rendre sa visite à Lucie, qui prit toutes les peines imaginables pour s’insinuer dans ses bonnes grâces. Comme le comte étoit plutôt animé par les liqueurs, ce qui lui arriveroit toujours en pareille occasion, que, livré à la lubricité, Lucie appela à son secours tous les arts méritoires, qui lui procurèrent, même dans son état énervé, de tels ravissements dont il n’avoit jamais auparavant connu les avantages, qu’il jura qu’elle étoit l’unique femme qui savoit parfaitement le satisfaire, et qu’il ne penseroit jamais à aucune autre personne si elle vouloit lui promettre de lui être fidèle. Rien ne pouvoit être plus favorable aux souhaits ardents de Lucie qui lui dit, qu’elle avoit depuis quelque temps en vue d’abandonner le genre de vie qu’elle menoit, et de fixer entièrement toutes ses affections sur un seul homme ; qu’il étoit le parfait objet de ses désirs et de son ambition ; qu’elle se proposoit donc de prendre à son compte une maison agréable, et de la meubler d’une manière convenable ; mais que malheureusement elle manquoit d’argent : « Que si, ajouta-t-elle, elle pouvoit assez compter sur la générosité de milord, pour lui avancer, pendant quelque mois, une petite somme, elle ne doutoit point d’être en état ; à l’expiration de ce temps, de la lui rendre, avec les intérêts, si il les exigeoit. » Le lord l’arrêta avant qu’elle poursuivit, et demandant une plume, de l’encre et du papier, il lui fit un bon de cinq cent livres sterlings à prendre sur son banquier. Le point capital étant terminé, Lucie ne s’occupa plus qu’à chercher une maison dans une situation agréable, et de la meubler d’une manière simple mais élégante ; elle en prit une dans les environs de Brook-Street, Grosvenor-Square ; elle suivit les ventes pour y acheter, s’il étoit possible, et à meilleur compte que dans les boutiques, les ameublements dont elle avoit besoin.

Madame Dubery découvrit bientôt le dessein de Lucie par ses fréquentes absences du logis et par son refus de ne vouloir pas passer en d’autre compagnie que dans celle du comte P...y qui lui rendoit de fréquentes visites, l’entretenoit pendant une heure et demie, s’informoit de ses affaires et du progrès de son nouveau plan d’opération. Madame Dubery fut grandement mortifiée de voir qu’elle avoit été la cause indirecte de la perte d’une aussi bonne pratique que celle du comte P...y. Cependant elle cacha prudemment son ressentiment et feignit la plus intime amitié pour Lucie ; elle lui dit que son plan n’étoit plus un secret ; elle lui demanda qu’il existât entre elles deux la plus parfaite cordialité, et que si elles agissoient ensemble de bonne intelligence, elles pourroient s’assurer, sinon la totalité, au moins la plus grande partie des meilleures pratiques de la capitale. Lucie fut aise de voir Madame Dubery établir entre elles une correspondance amicale ; elle souscrit volontiers à la proposition de cette dame. Nous aurons occasion de visiter Lucie dans sa nouvelle habitation, en attendant nous pensons que l’historiette suivante ne sera pas désagréable à nos lecteurs.


CHAPITRE XXVII

Historiette ou mémoires du lord Del...ne, contenant ses amours, son mariage, ses galanteries, ses divertissements et dissipations de jeunesse ; ses liaisons avec la célèbre Miss Hermitage. Intrigue bizarre entre Monsieur et Madame Chateau...r...y avec Miss H...lland ; ses malheurs ; il épousa Madame Kn...ght pour réparer sa fortune. Fuite de Miss H...lland ; elle revient. Retraite de Madame Chateau...r...y dans un couvent ; indigence de son époux.

Un caractère aussi remarquable que celui du lord Del...ne qui a figuré sur l’horizon de la gaieté et de la dissipation pendant plus de vingt ans, doit nécessairement fournir une variété de situations plaisantes, intéressantes, bizarres, capricieuses et visibles. Nous pensons donc qu’en l’introduisant à nos lecteurs, in propria persona, nous leur procurerons une agréable disgression dans cet ouvrage. Après cette courte préface, nous allons donner la description de sa personne et de son caractère.

Le lord D...l...ne descendoit d’une famille noble et illustre d’Écosse, il étoit l’héritier d’un duc, ce qui engagea plusieurs dames du premier rang et de fortune à le regarder d’un œil favorable dans le désir d’en faire l’associé de leur existence. Outre que sa personne étoit agréable et bien faite, il avoit un goût particulier pour s’habiller au meilleur avantage ; mais il étoit résolu, aussi long-tems qu’il le pourroit convenablement, de jouir de sa liberté. Dès ses plus jeunes ans il rechercha la compagnie des belles ; les dépenses qu’il fit pour elles, et qui constamment accompagnent l’intrigue, un fort penchant à l’extravagance, et un désir insurmontable, pour le jeu, le mirent bientôt dans la détresse ; de sorte qu’il trouva sa fortune dissipée presque aussi-tôt qu’il en devint le possesseur. La première Laïs remarquable que nous trouvons sur la liste de ses amours, étoit la célèbre Miss Hermitage avec qui il tint une correspondance pendant plusieurs mois ; mais la disposition luxurieuse et extravagante de cette dame, le força de rompre sa liaison avec elle. Miss Hermitage trouva un successeur dans la personne de l’ambassadeur de Tripoli qui avoit établi sa réputation pour ses capacités amoureuses, aussi bien que sa générosité, et avec lequel elle vécut d’une manière brillante pendant tout le reste de sa résidence à cette cour.

La seconde liaison remarquable du lord Del... ne fut Madame Chateau...r...y qui n’avoit pas long-temps célébré ses noces avec un maître de langue française ; car son caro sponso, avant l’échéance du premier mois de mariage, la traita avec une telle indifférence… il la laissa si fréquemment sans lui donner les secours ordinaires de la vie, qu’elle résolut de disposer avec avantage de ses charmes, afin de pouvoir exister avec aisance. Elle avoit à peine formé cette pieuse résolution, qu’une duègne, expérimentée dans les négociations de ce genre l’introduisit auprès du lord Del...ne, qui la conduisit dans sa maison dans Conduit-Street. Le petit maître de langue se trouva très-satisfait d’être débarrassé de sa femme, vu qu’il pouvoit retirer une somme considérable en les poursuivant pour crime de concubinage. Le lord Del...ne n’eut pas plutôt appris son dessein, qu’il fit à Monsieur Ch...y des ouvertures d’accommodement pour arranger cette affaire, par un compromis, à l’amiable. On entama une négociation qui se termina bientôt par l’accord du côté du mari de céder tous ses droits sur sa femme, et d’abandonner toute poursuite, à la condition que l’on lui paieroit une somme de deux cents livres sterlings. Les préliminaires étant ainsi établis, le lord se rendit à une taverne près de Soho, lieu de leur rendez-vous, et lui remit la somme convenue. Ils dînèrent ensemble : après avoir bu une bouteille, le lord lui proposa une partie de piquet, le maître de langue qui se fioit à son habileté et à son adresse dans son jeu, accepta de bon cœur le défi ; mais la déesse aveugle ne daigna pas le traiter en ami ; il eut, outre le courage, le malheur de disposer de sa femme, et de perdre, en peu de d’heures, tout l’argent de la vente qu’il en avoit fait faite. Le lord, de retour auprès de sa dulcinée, lui dit, en riant de tout son cœur, qu’il avoit terminé avec son mari de toutes les manières possibles, tirant ensuite l’argent de sa poche, il le lui remit, en disant : « Voici le prix de votre personne ; voyez si vous ne pouvez pas en faire un meilleur usage que votre insensé époux. »

Malgré cet achat fait dans toutes les règles, le lord D...l..ne ne demeura pas long-tems avec elle ; la cause de leur rupture fut véritablement visible quoique très véridique. Madame Ch...y et la duègne, qui alors vivoient ensemble, étoient à dîner avec un gentilhomme qui attendoit milord pour lui parler d’une affaire importante, dans le cours de la conversation, elle l’entretinrent des folies, foiblesses et caprices du lord. Madame Ch...y poussa l’indiscrétion jusqu’à lui révéler les mystères de l’intérieur du temple Cyprien, et à lui communiquer qu’il avoit recours aux cantharides ainsi qu’au bouleau. Mais comme le gentilhomme paroissoit ne point ajouter foi à ce qu’elle lui disoit, et qu’il s’imaginoit qu’elle vouloit purement plaisanter, elle ajouta, pour fortifier son assertion : « Eh bien ! Monsieur, vous croyez, peut-être, en voyant la jambe bien faite de milord, qu’il est un homme courageux (ouvrant alors un tiroir, et lui montrant un bas de peau de veau artistement travaillé pour suppléer au déficit) c’est à cet artifice, Monsieur, qu’il doit la simétrie et l’apparence athlétique de sa jambe. » Le gentilhomme fut surpris de ce qu’il voyoit, et ne put s’empêcher d’éclater de rire ; cependant il ne parla jamais à milord du secret qui lui avoit été confié ; mais le valet-de-chambre de Monsieur D...ne qui étoit présent à cet entretien, et qui avoit une pique particulière contre la duègne, désirant regagner la confiance de son maître et pouvoir entièrement le dépouiller, comme il le faisoit avant le séjour de ces dames dans la maison, ne le vit pas plutôt rentrer, qu’il le suivit dans son cabinet, et lui rendit compte de ce qui s’étoit passé pendant son absence, en ayant soin d’en aggraver les circonstances ; il fut si transporté de fureur, que, pour éviter les embrassements de Madame Chateau...y qui alors étoit au lit, il se rendit dans un séminaire, et s’accommoda de la première nonne qui lui fut recommandé ; avant de sortir, il laissa un mot d’écrit portant, que pendant son absence, il dispensoit Madame Château...y, ainsi que la duègne, de demeurer dans sa maison, en conséquence de cet avertissement, elles jugèrent convenable de se retirer le lendemain matin avant le déjeûner, d’autant plus que le valet-de-chambre avoit reçu les ordres positifs de ne leur rien donner.

Elles ne furent pas plutôt parties, que le lord amena chez lui Miss H...lland, Madame Gunst...n, cette fameuse et infâme belle dame antique fut la négociatrice en cette occasion. Miss H...lland étoit la fille d’un perruquier ; elle étoit très-belle et fort jolie et n’avoit pas plus de dix-huit ans, elle fut, dans l’origine, séduite par Madame Gunst...n, qui alors lui assura que le lord Del...ne lui avoit dit, de la manière la plus solennelle, qu’il se proposoit de l’épouser, mais qu’il ne pouvoit prendre cette résolution, qu’après la mort d’un proche parent, dont il dépendoit en quelque sorte, et dont il étoit de son intérêt de ne pas mécontenter ; mais qu’il y avoit certainement toutes les probabilités qu’elle deviendroit, non seulement une pairesse, mais une duchesse, si elle ne rejettoit point ses propositions. L’idée d’une couronne ducale étoit un appas irrésistible ; elle céda donc aux insinuations perfide de lady G...n, et aux sollicitations de milord.

Miss H...lland ne se fut pas plutôt engagée dans cette alliance, que les affaires du lord Del...ne se trouvèrent dans un état si misérable, qu’il ne lui restoit d’autre ressource, pour se retirer de sa situation pénible, que de contracter un mariage. Son rang et ses espérances lui donnoient depuis long-tems le droit d’épouser une personne de la fortune la plus brillante ; mais le mot mariage l’avoit toujours épouvanté, et il avoit, jusqu’ici, préféré la liberté à l’abondance des richesses : maintenant il envisageoit sa détresse ; son crédit étoit entièrement perdu ; ses ressources étoient épuisées ; en un mot, la nécessité le pressa de poursuivre cette démarche téméraire : il trouva donc les moyens de s’insinuer dans les bonnes grâces de Madame Kn...ght une veuve jouissant d’une fortune considérable ; l’ambition seule fut le motif qui engagea cette dame dans cette alliance, tandis que celui du lord n’étoit autre que le besoin et la misère. Leurs mains furent unies, mais leurs cœurs restèrent désunis ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’il n’habita qu’une seule nuit avec elle ; se trouvant donc dans la matinée du lendemain de ses noces en possession de tout ce que sa femme pouvoit disposer, il prit, vers le midi, congé d’elle, et ne la visita jamais depuis : il lui écrivit un billet laconique dans les termes suivants :

Milady,

Vous n’ignorez point que la nature vous a été assez défavorable pour vous avoir refusé les moyens de propager votre semblable. Par conséquent. Madame, ce seroit en vain pour moi de me tantaliser, et il en seroit de même à votre égard, pour avoir ce que vous ne pouvez m’accorder ni ce que je ne puis obtenir ; cependant je ferai toujours pour vous les souhaits les plus heureux ; et, en reconnoissance de l’honneur que j’ai reçu de votre main, je me considérerai à jamais,

Votre très obligé ami et mari,
Del...ne.

Le lecteur doutera probablement si cette accusation étoit mal fondée, ou si le défaut dont il se plaignoit ne pouvoit pas venir de son côté. Tout ce que nous pouvons hasarder de décider en cette occasion, est que Madame Kn...ght n’eut jamais d’enfants de son premier mari, quoiqu’il soit généralement reconnu que son époux en a eu plusieurs avec d’autres femmes. Nous laisserons au lecteur porter lui-même son jugement sur cette affaire, afin de poursuivre cette historiette.

Miss H...lland, à qui le lord Del...ne n’avoit point confié son dessein, n’eut pas plutôt lu la proclamation de son mariage dans les papiers publics, qu’elle fût affligée au suprême degré de voir que toutes ses espérances de devenir lady Del...ne étoient entièrement évanouies ; elle quitta sa maison le lendemain du jour de ses noces, avant qu’il y revint ; elle emporta dans une voiture toutes ses hardes et lui laissa le billet suivant :

Homme perfide ! je laisse aux remords de votre conscience, l’injure que vous m’avez faite. Quant à cette infâme Madame Gunst...n, s’il y a une justice sur la terre ou dans les cieux, puisse la colère de cette puissance divine qui dirige les feux nitreux du ciel, la punir de son forfait.

Adieu pour jamais,

La plus injuriée de son sexe.

Le lord Del...ne devint presque fou à la lecture de ce billet ; il parcourut tout le jour les différents quartiers de la ville pour découvrir sa chère H...lland ; mais ses recherches furent vaines. Le lendemain, son valet-de-chambre reconnut heureusement le cocher dont elle s’étoit servi, et qui l’avoit conduit à un logement obscur, près le Minories, où demeuroit une de ses tantes qui tenoit une petite boutique d’herbes et de légumes. Le lord, enchanté de cette découverte, dit au cocher de le mener dans le même endroit. Arrivé auprès de Miss H...lland, il ne manqua pas d’employer toute son éloquence pour l’engager à retourner dans sa maison de Conduit-Street ; il fit valoir en sa faveur la détresse où il se trouvoit ; il lui dit le contenu de la lettre qu’il avoit écrite à sa femme ; il l’assura de sa constance et de sa fidélité inviolable, comme étant la seule femme qu’il estimoit sur la terre : cette logique avec l’éloquence persuasive d’un billet de banque de mille livres sterlings, fit tant d’effets sur son âme, qu’elle revint avec lui.

Le lord Del...ne se trouva alors au plus haut degré de la félicité mondaine ; en possession de l’objet qui captivoit son âme, roulant dans l’or, il défia ses créanciers après avoir exorcisé deux suppôts de bailli qui s’étoient emparés de son patrimoine ; il se livra sans borne au libertinage et à la table qui étoient les deux idoles de sa constante dévotion.

Quant à Lady Del...ne qui, par sa générosité envers son mari, se trouvoit réduite à une fortune très-médiocre, elle se retira dans un couvent en Flandre, où elle a, depuis quelque temps, fini sa vie ; la réflexion sur sa folie de s’être remarié, et la mortification d’avoir sacrifié tout ce qui lui étoit le plus cher pour l’ambition d’un vain titre, n’ont pas peu contribué à terminer ses jours.

Le lord Del...ne ne manqua pas de prouver son goût pour la gaieté et les extravagances en tous genres ; en suivant ses fantaisies il se débarrassa bientôt de la fortune qu’il avoit reçu de Madame Kn...ght. Il fut pendant bien du tems, pour pouvoir vivre, réduit à la nécessité de faire preuve de son adresse, ou plutôt de profiter de la folie des autres. Nous terminerons ce chapitre par une sentence de La Fontaine, mais nous ne prétendons pas en faire l’application à personne. On commence par être dupe, et l’on finit par être fripon.


CHAPITRE XXVIII

Visite à la célèbre Madame W...rs. Description de son séminaire et de sa compagnie. Visiteurs inattendus. Anecdote du colonel B...den à cette occasion. Scène critique dans laquelle un célèbre chanteur joue le principal rôle. Peinture satirique de la métempsycose dans la transmigration des âmes de Mesdames H..., P..., la marquise de C..., Madame G..., Miss H... et Mesdames J..., par le lord P...

Avant de rendre une visite en forme au séminaire de Madame Pendergast qui, après la maison de Madame Dubery, est le plus voisin dans King’s-Place, nous ne pouvons refuser l’invitation que nous avons reçu de nous rendre chez la célèbre Madame W...r ; une dame entièrement sur le haut ton, qui tient une maison de rendez-vous pour les femmes galantes et les beaux garçons de classe supérieure, et qui s’est acquise une grande réputation par sa capacité à accoupler les deux sexes ; aussi, par ces moyens honorables et industrieux, elle roule dans un brillant équipage et soutient une maison considérable, consistant en personnes de presque chaque dénomination.

Nous y trouvâmes des beaux et des belles, des auteurs, des artistes, des musiciens et des chanteurs. À notre première entrée, le groupe consistoit du lord P...y, du colonel Bo...den, de Monsieur A...ns...d, et de Monsieur C...b...d. Les dames étoient Madame H...n, Madame P...y, la marquise de C...n, Madame Gr...r et Mesdames J...s... Il vint bientôt après d’autres visiteurs des deux sexes. Nous goûtâmes dans cette respectable compagnie le plaisir le plus agréable, d’autant que l’esprit et la beauté y régnoient à plus d’un titre. Comme il est ordinaire dans les compagnies mélangées de jouer aux cartes, on fit deux cadrilles. Pendant ce temps, lady H... adressa la parole à lady P...y, et lui dit en chuchotant si haut, qu’elle fut entendue de tout le monde :

Avez-vous ouï parler de l’affaire de lady J... et de Monsieur W...n ? — Quel est ce Monsieur W...n ? répliqua la marquise. — Je n’ai pu le savoir, reprit lady H..., il paroit qu’il étoit officier d’un certain régiment, qui avoit coutume de se retirer ou d’avancer quand son lord étoit hors de la ville : je serois bien trompée, si ce n’est pas lui. — Lady L...r s’informa quelle sorte d’homme étoit cet officier ? à quoi la marquise répliqua, qu’elle n’avoit jamais vu sa figure ; mais qu’à en juger par ses larges épaules et par ses jambes, il sembloit être vigoureux et fort comme un Hercule. — Oh ! reprit lady L...r, je ne remarque jamais un homme qu’au nez ; et plus il est long c’est le meilleur ; c’est, suivant moi, l’index le plus sûre qu’il est fort et bien taillé.

La conversation alloit s’engager plus avant, quand on annonça Miss H...x. Plusieurs personnes furent étonnées de voir, dans une pareille coterie femelle, une jeune personne de dix-huit ans qui avoit des droits à la plus grande fortune, et dont la contenance annonçoit l’apparence de l’innocence ; elles le furent bien davantage en voyant entrer Monsieur L...ni, le chanteur, accompagné d’un autre musicien. Le colonel Bow...en nous tira alors à part, et nous informa, avec un bégaiement insupportable :

Que M. L...ni étant présenté à Madame D...n, la mère de la jeune personne, en raison de la beauté de ses roulades, cette dame, qui étoit très passionnée de la musique, surtout lorsqu’elle se trouvoit accompagnée d’une manière mâle, fut si transportée du chant de ce fils de Lévi, qu’en dépit de quelque petite perte qu’il avoit subi par la circoncision, elle se trouva forcée de lui faire des ouvertures telles qu’il lui étoit impossible de ne pas les comprendre ; elle avoit la vanité de croire que ces charmes personnels et la fortune dont elle jouissoit, et qui étoit considérable, étoient des motifs suffisants pour captiver un homme qui n’avoit d’autre espérance ou attente pour exister qu’une demi-croche, qui pouvoit lui manquer, d’autant que cet accident étoit arrivé à plusieurs autres chanteurs d’un mérite supérieur (donnant à entendre qu’elle se trouvoit comprise dans le nombre malgré qu’elle eut la cinquantaine) ; mais comme elle se persuadoit que c’étoit un secret pour tout le monde, excepté pour sa confidente, elle ne se donnoit judicieusement que quarante ans.

Le colonel, après avoir prononcé cette sentence avec quelque difficulté, s’arrêta un instant, et il poursuivit ensuite :

Si nous devons donc ajouter foi au bruit public il est rapporté que sa confidente blâmant sa conduite indiscrette, elle s’emporta contre elle, et ne put s’empêcher de lui dire, d’une voix forte, qui fut entendue des domestiques : « — Ne savez-vous pas vieille folle que vous êtes, que je suis au-dessus du scandale ? D’ailleurs quel risque ai-je à courir ? ne suis-je pas, quoique je ne veuille pas en informer le monde, dans la saison de ne plus avoir d’enfant ! J’étois résolue d’examiner avant de faire le saut ! Je n’ai jamais aimé à acheter chat en poche ! je suis donc déterminée à connoître mon homme avant de m’engager pour la vie ! » Après avoir prononcé ces mots, elle s’élança hors de la chambre, et elle se rendit, sans y être attendue, à l’appartement de sa fille ; elle la découvrit lisant une lettre ; elle s’approcha doucement d’elle, elle regarda, elle crut reconnoître l’écriture de celui qui l’avoit écrite, ce qui excita tellement sa jalousie, qu’elle fondit avec précipitation sur sa fille, et la lui arracha des mains. Après en avoir pris lecture, elle vit, comme elle l’avoit conjecturé, qu’elle étoit adressée par Monsieur L...ni, qu’elle contenoit les déclarations les plus tendres et les plus passionnées, ainsi que quelques communications indirectes de la passion de sa mère pour lui, qui lui étoient tout à fait à charge et désagréables.

Madame D...n, furieuse de cette découverte, déchira la lettre en mille morceaux, elle réprimanda sa fille de la manière la plus forte ; elle étoit sur le point de demander sa voiture pour aller trouver l’insolent et infidèle

La demoiselle de sérail au bal.
(Cabinet des estampes.)

chanteur (qui, en cette occasion, n’étoit pas enchanteur) mais, avant qu’elle eut fait sa toilette, le malheureux amoureux frappa à la porte ; il fut introduit comme de coutume. La tempête ne commença pas plutôt à éclater, qu’il se disposoit à faire une retraite précipitée, mais on l’avoit prévu, et, pour l’en empêcher, on avoit fermé la porte à la clef. Madame D...n lui expliqua le motif de sa conduite infâme envers elle ; M. L...ni prit alors un ton d’assurance honnête, et nia constamment d’être l’auteur de la lettre qui, heureusement pour lui, n’existoit plus. Sa hardiesse à ne pas convenir de sa faute, ou plutôt la vanité de Madame D...n, la décida à ajouter foi à ce qu’il disoit. Après avoir marmotté entre ses dents d’un côté, et L...ni, après en avoir fait de même de l’autre, marmota ensuite un air favori par lequel il lui voua et lui protesta si bien, par tous les dieux et les déesses la sincérité de sa passion pour elle, qu’elle fut en quelque sorte apaisée ; alors la scène changea ; leur silence et le craquement du sopha firent augurer que, dans leur présente situation, la passion de l’amour, avoit pris bientôt la place de celle de la colère.

Quoique Monsieur L...ni se fut heureusement retiré, par ses assurances positives, de l’embarras inattendu dans lequel il s’étoit trouvé, il craignit néanmoins de risquer une seconde tentative ; pour éviter une pareille situation, il ne reparut plus depuis ce moment dans la maison de Madame D...n. Son absence convainquit bientôt cette dame de la perfidie et de la trahison de Monsieur L...ni : elle ne put alors s’empêcher d’en venir à une rupture ouverte avec sa fille qui, étant incapable de supporter le ressentiment et la jalousie de sa mère, abandonna la maison, et vint se réfugier sous les auspices de notre respectable hôtesse, dans sa demeure enchanteresse. L’arrivée ici de Monsieur L...ni, dans cette conjoncture, indique clairement que les affaires, par la médiation de Madame W...t...rs, s’avancent avec succès ; et je ne doute point que, sous peu de jours, le monde ne soit convaincu que les amants sont unis par les nœuds du mariage, malgré les efforts de la mère de la jeune personne qui s’est adressée à la chancelerie pour empêcher leur union.

On pria Monsieur L...ni de chanter ; il se rendit de la manière la plus agréable au désir de la compagnie : son ami l’accompagna de la flûte, et ils reçurent les applaudissements qu’ils méritoient.

Le lord P.f.t ayant tiré à part notre petit cercle du reste de la compagnie, ne put s’empêcher de donner carrière à sa veine sarcastique ; il nous dit :

Je suis disciple de Pythagoras, et je crois fermement à la métempsicose. Tandis que Monsieur L...ni chantoit, je ruminois quelle seroit la transmigration la plus probable des âmes des dames présentes ; je pensois que celle de lady H...s passeroit dans le corps d’une chèvre de l’espèce la plus vicieuse ; que celle de Madame P...y animeroit peut-être un hoche-queue ; que celle de la marquise de C... ? ? et replier dans la figure d’un B...h orgueilleux ; que celle de Madame Gr..., occuperoit certainement le corps petit, mais chaud, d’une grenouille, d’autant que l’on assure que cet animal est de toutes les créatures vivantes, le plus long dans l’acte de coition ; que celle de la pauvre Madame H...x que je plains de tout mon cœur, se réfugieroit dans celui d’une brebis innocente, comme étant jugée une victime ; quant à celles de Mesdames J..., je pense que rien ne pourroit mieux leur convenir que les corps d’une vipère, d’un crapaud, ou d’un serpent à sonnettes.

Le lord, après avoir ainsi donné un libre essor à son imagination sur la transmigration des âmes des dames, fut interrompu par Monsieur L...ni qui chanta un air favori auquel chacun prêta la plus sérieuse attention, et pour lequel il reçut les applaudissements réitérés de toute la compagnie.


CHAPITRE XXIX

Description du caractère de Madame Br..dshaw, et de ses visiteurs des deux sexes. Audience de quelques membres du Corps diplomatique du département méridional. Introduction du lord Champêtre. Portrait de lady Champêtre ; ses amours et ses conséquences.

Maintenant que nous nous éloignons de King’s-Place, nous allons rendre une visite amicale à une ancienne connoissance dans Queen Anne’s-Street. Nous serions en effet inexcusables de ne pas nous trouver à un rendez-vous aussi important que celui qui nous est assigné par Madame Br...dshaw. Nous aurions dû, à la vérité, nous présenter chez elle plutôt, mais le fait est, que nous n’étions pas informé, du moins en partie, des anecdotes suivantes.

Nous ne prétendons pas tracer avec une exactitude biographique la généalogie de Miss Fanny Herbert. Cette dame que nous avons rencontré d’abord dans un séminaire, dans Bow… Street, commença bientôt après cette époque à travailler pour son compte, et tint une maison très-renommée au coin du passage de la comédie, dans la même rue, où elle demeura long-temps.

C’étoit une belle femme, grande et bien faite, ayant un beau teint, des yeux vifs et expressifs, et les dents très-blanches et très-régulières. Nous croyons qu’elle n’avoit point recours à l’art supplémentaire qu’employent presque toutes les nymphes du jardin. Sa maison étoit élégamment meublée ; une bonne table servie en vaisselle d’argent, séduisoit l’œil de ses visiteurs : ses nymphes, en général, étoient des marchandises supportables. Un riche citoyen étoit son ami le plus assidu, et peut-être le principal soutien de sa maison ; mais quoiqu’elle ne fut pas prodigue de ses faveurs, elle n’étoit pas cependant insensible à la rhétorique persuasive d’un beau jeune homme de vingt deux ans, à larges épaules, et très-bien taillé. Le capitaine H..., Monsieur B..., Monsieur W..., et plusieurs autres personnes qui vinrent se ranger sous son étendard furent, en divers occasions, très-bien accueillis dans sa compagnie particulière ; il faut cependant avouer qu’elle n’avoit point l’âme mercenaire : par conséquent ces Messieurs qui étoient tous beaux garçons de profession, au lieu d’augmenter ses revenus, contribuoient plutôt à les diminuer d’autant que la plus grande partie d’entre eux se trouvoient ruinés.

À la fin, elle trouva un gentilhomme d’une fortune considérable, qui fut si passionné de ses charmes, qu’il pensa, que le seul moyen de la posséder, à lui tout seul, étoit de l’épouser ; il lui offrit donc sa main, dans une intention honorable : et pour la convaincre que sa proposition étoit sérieuse, il prit une maison agréable dans Queen Anne’s-Street ; (où elle demeure actuellement) ; il la fit meubler d’une manière élégante, et fixa le jour de leurs noces ; mais il tomba subitement malade ; ses médecins lui conseillèrent, pour le rétablissement de sa santé, de se rendre aux eaux de Bath ; il n’y fut pas plutôt rendu, qu’il y paya, avant la célébration de leurs épousailles, la grande dette de la nature. Miss Fanny Herbert, en entrant dans la maison qu’il lui avoit meublé dans Queen Anne’s-Street, y ayant pris son nom, l’a toujours porté depuis.

Miss Fanny Herbert se trouvant par cette mort inattendue dans un embarras extrême, ne sut, pendant quelque temps, quel parti prendre. Comme elle n’avoit point entièrement abandonné sa maison dans Bow… Street, elle continua toujours son ancien train de prostitution variée ; bientôt après, elle suivit une route plus honnête, elle quitta sa maison de Covent-Garden, et se retira entièrement dans celle de Queen-Anne’s-Street.

Sa maison devint alors un des séminaires les plus policés pour l’intrigue élégante ; car aucune femme, quand elle le vouloit, ne se comportoit avec plus d’honnêteté que Fanny ; elle a l’esprit enjoué, et emploie à propos l’équivoque ; à cet égard, on peut la regarder une seconde Lucy Cooper ; en effet, Fanny l’imite trop, et quelquefois sans succès, mais en général, elle est une compagne vive et agréable ; et, quoiqu’elle ne soit plus dans son printemps, elle n’en est pas moins une personne digne encore de recherches.

Miss Fanny Butler, reçoit souvent dans sa maison l’agréable Miss M...n ; la capricieuse Madame W...n et l’aimable Miss T...h. Ces dames fréquentent alternativement King’s-Place et les autres séminaires. Mais elles ne trouvent dans aucun de ses endroits de compagnie plus conforme à leur esprit que dans Queen-Anne’s-Street.

La première de ces dames est beaucoup courtisée par le chevalier P...o, et Monsieur M...r, Portugais. Monsieur Piz...ni, résident Vénitien, a pris un caprice pour Madame W...n. Quant à Miss T...h, elle est devenue l’intime amie de Monsieur d’Ag...o, ministre de Genève.

Nous pouvons pareillement introduire dans la maison de Madame Br...dshaw, tout le Corps Diplomatique du département Méridional, à l’exception de l’ambassadeur Espagnol ; nous allons prendre congé de ces Messieurs, pour parler d’un nouveau visiteur, le lord Champêtre.

Nous pensons que c’est ici l’occasion de tracer le caractère du lord Champêtre, et d’assigner la raison pour laquelle il est ainsi appelé. Il y a quelque temps qu’il épousa une dame d’une beauté rare, dont il étoit amoureux fou. Cette dame l’engagea de donner un nouveau genre de divertissement le jour de la célébration de leurs noces ; il consista en un festin champêtre ou l’art, combiné avec la nature, le rendit un des amusements les plus agréables que l’on ait jamais vu dans ce pays ; la première noblesse et presque toutes les personnes de rang furent invitées à prendre part à cette fête, qui surpassa l’attente des assistants. Feu Monsieur Garrick fut si frappé de la scène enchanteresse, qu’il en emprunta l’idée pour le théâtre.

Lady Champêtre, pendant quelque temps, imita toutes les vertus de son aimable mère ; mais nous sommes fâchés d’ajouter que depuis elle s’est très matériellement écartée d’un exemple aussi respectable. Il paroit que le noble Cr...keter fut, pendant quelque temps, soupçonné d’une liaison très-intime avec cette dame. Son frère revint, sans être attendu de ses voyages, pour s’informer si les bruits que l’on répandoit sur sa sœur, et qui étoient déshonorants pour sa famille, avoient quelques fondements ; il s’adressa au noble Cr...keter qui nia positivement d’avoir souillé en la moindre chose la réputation de cette dame, ou de lui avoir donné aucun juste sujet à l’occasion des bruits injurieux répandus à son désavantage. Le D... de H... parut en quelque sorte satisfait de la justification du noble Cr...keter : il résolut cependant de veiller soigneusement la conduite de sa sœur, mais l’indiscrétion de cette dame devint bientôt si manifeste, que les cercles policés de Saint-James prononcèrent que le noble Cr...keter étoit l’homme heureux : dans le même temps on parla aussi librement du lord C...e, de Monsieur T...d, et du capitaine S...n.

Elle fit une course l’été dernier à Brightelmstone, et y développa tout le mystère de ses intrigues. Le lord Champêtre ouvrit à la fin les yeux ; ayant donc des témoignages authentiques de ses infidélités, on dit qu’il lui écrivit le billet suivant :

Madame,

À la réception du présent écrit, je vous prie de quitter ma maison, et d’emporter tout ce qui vous appartient. Votre conduite infâme, dont j’ai la preuve la plus convainquante, est trop notoire pour que j’habite dorénavant avec vous.

Elle trouva ce billet sur sa toilette, à son retour d’une promenade avec un de ses adorateurs ; elle jugea qu’il seroit inutile de faire des remontrances à son cher époux injurié ; elle pensa qu’elle pourroit s’assurer une amie dans sa mère qui l’aimoit tendrement ; mais elle fut trompée à cet égard ; car cette respectable dame ayant été informée d’avance des infidélités de sa fille envers son époux, eut trop de raison de croire que les bruits publics étoient fondés sur la vérité, en un mot, la réception qu’elle rencontra chez la duchesse de A...le, malgré qu’elle se fut attendue à une réprimande sévère sur sa conduite, la convainquit qu’il ne lui restoit d’autre ressource que d’aller cacher sa honte dans les pays étrangers ; en conséquence, elle partit bientôt après pour la France ou la Flandre, où nous croyons qu’elle réside maintenant. Nous ne pouvons point déterminer quel sera le résultat de cette affaire. Quelques personnes assurent que le noble Cr...keter est si amoureux de Lady Champêtre, qu’il a promis de lui donner la main d’une manière honorable, aussi-tôt qu’elle seroit séparée légalement de son mari. Nous allons maintenant laisser ce sujet en suspens pour accompagner le lord Champêtre chez Madame Bradshaw, où nous l’avons laissé impoliment après l’avoir introduit régulièrement.


CHAPITRE XXX

Grands soupçons d’un attachement entre le lord Champêtre et Madame Br...dsh...w. Sa première entrevue avec Madame Armst...d ; ses propositions à cette dame qui sont acceptées. Le lord est toujours soupçonné d’avoir un penchant pour Fanny. Description des autres visiteurs du séminaire de Madame Br...dsh..w. Anecdote bizarre, mais véritable.

Ce fut chez Madame Br...dsh...w que le lord Champêtre vit d’abord Madame Armst...d. C’est l’opinion générale que le lord eut un tendre penchant pour Fanny, et qu’il passa dans ses bras de doux moments ; mais il est certain qu’il rendoit de fréquentes visites particulières à Madame Br...dhs...w, toutes les fois qu’il n’avoit point d’autre objet ostensible d’attachement ; et que l’on a vu cette dame se promener dans sa voiture dans les environs de la ville, et sur les différents chemins qui conduisent à Richmond, Putney et Hampstead. Il dirigea bientôt sa chaude artillerie sur Madame Armst...d qui venoit souvent chez Madame Br...dsh...w ; il la pressa de si près, qu’elle céda bientôt, d’après une carte blanche qui lui fut offerte par manière de capitulation. Il lui accorda tous les honneurs de la guerre amoureuse, et elle céda tambour battant mèche allumée.

Nous prions le lecteur de ne pas mal interpréter cette dernière expression, et de croire qu’il n’y avoit point la moindre raison de soupçonner un tison de l’un ou de l’autre côté.

Plusieurs personnes pensent que le lord continue toujours d’avoir un tendre penchant pour Fanny, quoiqu’elle ait presque cinquante ans, et qu’il partage ses affections entre elle et Madame Armst...d. Que ce soit assuré ou non, il n’en est pas moins vrai que les dames vivent dans le plus parfait accord, et qu’il ne paroît pas y avoir entre elles la moindre apparence de jalousie.

Comme nous avons donné un détail particulier de la conduite de Fanny, jusques et compris sa situation présente, nous allons avoir la même attention pour Madame Armst...d.

Nous sommes informés que Madame Armst...d n’est point d’une famille illustre, et qu’elle est la fille d’un cordonnier ; qu’étant abandonnée de ses parents, et que n’ayant aucun moyen de vivre, elle jugea prudent de mettre ses charmes à prix ; et que l’excellente négociatrice Madame Goadby, ayant entrepris d’en faire la vente, en informa un marchand juif. Il paroit, qu’à cette époque, elle avoit tout au plus quinze ans ; elle étoit bien faite, ses traits étoient parfaits, et sa physionomie étoit tout-à-fait agréable. Il est prouvé que le lord L...n fut, après le juif, le second admirateur à qui Madame Goadby la présenta : mais comme les finances du lord n’étoient pas à ce temps dans un état aussi florissant qu’il auroit pu le désirer, Madame Armst...d trouva que ses moyens pécuniers n’étoient pas pour elle une connoissance avantageuse, et elle crut alors convenable d’accorder sa compagnie au duc de A..., mais leur correspondance ne dura que quelques mois, parce qu’il découvrit bientôt son infidélité : quelque temps après, elle passa dans les bras du noble Cr...kter, cela paroîtra singulier, en considérant sa liaison future avec lady Champêtre ; mais on peut dire, en cette occasion, que le duc et le lord changèrent de danseuses dans le même cotillon.

Bientôt après, le lord Champêtre forma cette correspondance avec Madame Armst.d ; il lui loua une petite maison de campagne près de Hampstead ; cette dame et Fanny passèrent la plus grande partie de l’été dernier dans cette retraite champêtre, allant dans la voiture du lord se promener dans les endroits voisins.

Cette liaison est maintenant si bien établie, et le lord garde si peu le moindre secret de son attachement pour ces deux dames, qu’il y a raison de croire qu’elle durera long-temps ; il est successivement occupé à satisfaire ses passions amoureuses dans les bras de Fanny He...be...t et de Madame Armst...d. Fanny, outre les visites du lord Champêtre, est fréquemment favorisée de la compagnie du colonel B..., du baronet Thomas L..., du lord B..., et de plusieurs des membres de chez Arthur et de Bootle. Les dames qui fréquentoient ordinairement la maison de Madame Br...dsh...w étoient Charlotte Sp...r, qui prit ce nom de sa liaison avec le lord Sp...r H...n, Miss G...lle, Miss Mas...n, Madame T...r et Madame L...ne.

La première de ces dames a pendant quelques années figurée sur la liste des courtisanes du haut ton, quoiqu’elle soit toujours dans son printemps, et qu’elle soit de la figure la plus agréable ; elle est très-difficile dans le choix de ses amants : et, quoiqu’elle en ait plusieurs, elle préfère toujours ses anciennes connoissances aux nouvelles. Le lord B... est très-amoureux de Charlotte, malgré qu’il la connoisse depuis six ans passés. Le lord n’est plus actuellement le gai, le beau garçon de vingt-deux ans, comme l’étoit Ned H..., quand il fit la conquête d’une certaine duchesse à Tunbridge ; il trouve qu’il y a plus de peine à attaquer un friand morceau, que d’en venir à une action avec une dame d’expérience qui est libre d’accès, et disposée à soutenir le siège, quoiqu’il ne soit peut-être pas aussi vigoureux que si c’étoit une attaque de jeunesse.

Comme l’aventure du lord B... à Tunbridge fut à la fois heureuse et bizarre, nous pensons que le lecteur ne sera pas fâché d’en trouver ici le détail.

À cette époque, les appartements, dans cet endroit, étoient loués par Monsieur Toy, qui, sur le récit d’une hésitation dans sa voix, et commençant tous ces mots par Tit Tit (n’importe l’interprétation que l’on donne à ce premier mot, fut surnommé Tit Tit). Madame la duchesse de M... étoit dans cette saison à prendre les eaux : se promenant un jour dans les jardins, elle aperçut, à travers un buisson, une plante sensitive qui lui parut si extraordinaire, qu’après l’avoir bien remarquée, elle la reconnut pour être celle d’un Tit Tit. Elle fut si frappée de sa longueur et de sa grosseur, qu’elle résolut d’en avoir la possession ; dans ce dessein, elle alla jusqu’à offrir sa main au Toy ; mais malheureusement il se trouvoit engagé et ne pouvoit pas accepter l’honneur qui lui étoit proposé : cependant Toy s’intéressant au vif désir de son altesse, et s’étant aperçu aussi-tôt qu’elle avoit envisagé avec transport la plante sensitive ; voulant en outre rendre service à son ami Ned, il informa Madame la duchesse de M... que ce gentilhomme possédoit une plante encore plus belle et plus sensitive que lui. Son altesse fut tellement enchantée de cet avis, qu’en peu de tems Ned fut en pleine possession de sa… fortune.

Miss G...lle, la seconde personne sur la liste des visiteurs femelles de Madame Br...dsh...w, est grande et d’une figure agréable ; elle a tout au plus dix-huit ans ; sa contenance douce et expressive indique la bonté naturelle de son caractère : elle est la fille d’un chapelain qui mourut qu’elle étoit très-jeune, et qui ne lui laissa d’autre soutien qu’une fondation faite au profit, soulagement, entretien et éducation des fils et des filles des ecclésiastiques ; elle fut donc, par les fonds de cet établissement placée apprentie chez une couturière ; elle demeura chez cette dame une partie de son apprentissage ; mais le clerc d’un avocat lui fit la cour ; elle l’écouta favorablement, s’imaginant que ses desseins étoient honorables ; elle consentit de passer avec lui en Écosse. Lorsqu’il furent en route, le clerc employa si bien la rhétorique amoureuse, qu’il lui persuada d’antidater la cérémonie. Après deux nuits de pleine satisfaction, il la quitta : elle se vit alors obligée de revenir comme elle put, se trouvant grandement mortifiée d’avoir été abusée. La nécessité où elle se trouvoit

Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

la contraignit de gagner sa vie. Ayant donc cédée toutes ses prétentions à la chasteté, et étant présentée chez Madame Nelson, on lui persuada aisément de suivre les avis de cette dame ; elle commença alors un nouvel apprentissage dans cette maison.

Miss Mas..n descend d’une famille qui vivoit au-delà de ses revenus, et qui s’imaginoit qu’il n’étoit point nécessaire de lui amasser une dot, d’autant qu’elle avoit, aux yeux de ses parents, des charmes suffisants pour se procurer un mari de rang et de fortune ; mais, hélas ! les hommes de ce siècle pensent que la beauté doit toujours être achetée quand elle est accompagnée de la pauvreté ; et cette jeune personne est un exemple frappant de la vérité de cette observation.

Madame Tur...r est la fille d’un gros marchand de drap qui, à sa mort, lui laissa une fortune assez considérable ; elle vécut pendant quelque temps dans l’abondance ; mais malheureusement elle fit la connaissance de Monsieur Tur...r (qui étoit un des chasseurs les plus accrédités de fortune, et qui avoit déjà trompé plusieurs femmes crédules de la même manière qu’il en usa envers cette dame qui lui offrit de l’épouser) ; elle céda en peu de temps à ses tendres sollicitations : les noces se firent. À peine le premier mois du mariage étoit-il écoulé, que Monsieur Tur...r décampa après s’être emparé de l’argent comptant, des billets de banque et effets précieux de sa femme, en un mot de tout ce qu’elle possédoit, elle apprit, mais trop tard, qu’avant de l’épouser, il avoit au moins une demi-douzaine de femmes existantes qu’il avoit également traitées. Dans son désespoir elle résolut d’user de représailles envers tout le sexe masculin, et de lever des contributions sur toutes les personnes qui s’adresseroient à elle ; elle a si bien réussie à cet égard, qu’après avoir travaillée dans sa vocation présente pendant dix-huit mois consécutifs, elle a réalisé une somme de 1500 livres sterlings.

Madame L...ne est une fort jolie petite femme, elle a des yeux noirs très-expressifs et de superbes cheveux ; elle est âgée d’environ vingt-cinq ans ; elle a demeuré pendant quelque tems dans New Compton Street, no 10. Nous avouons que nous n’avons pas eu de renseignements sur sa vie, mais nous croyons qu’elle a été pendant quelque temps chez une marchande de modes, près de Leicester-Fields. Elle n’a point l’âme mercenaire, mais elle est très-voluptueuse et très-agréable.

Tels sont les principales personnes qui viennent chez Madame Bradshaw, de laquelle nous prenons congé, après lui avoir fait une aussi longue visite.


CHAPITRE XXXI

Visite à Madame Pendergast. Récit d’un amour capricieux dans lequel le lord Fumble joue le principal rôle : conséquences inattendues et très alarmantes arrivées à ce lord ; démarches judicieuses prises pour prévenir de plus grands effets désagréables ; leur succès ; feu de joie ; réjouissances et illuminations à l’occasion d’un sujet très extraordinaire.

La maison de Madame Pendergast est située dans le centre de King’s-Place, et a, jusqu’à présent, conservée sa dignité, d’après les règlements de cette abbesse judicieuse. La plupart des belles nymphes, sous la dénomination de filles de joie, ont figurées dans ce séminaire et ont contribuées aux plaisirs de la première noblesse ; mais, peu s’en fallut, qu’une affaire malheureuse, qui arriva il y a quelques mois dans cette maison, ne détruisit la juste réputation qu’elle s’étoit acquise. En voici le sujet. Le vieux lord Fumble avoit coutume de visiter constamment cette maison trois fois par semaine, depuis la mort de Madame Johnson de St-James’s-Place qui savoit, à plus d’un titre, comment satisfaire les caprices de son lord. Il se passa quelque temps avant que le lord Fumble découvrit une abbesse qui put, comme la mère Johnson, deviner ses fantaisies et ses caprices. Cependant le baronet Robert Allpop ayant recommandé au lord Madame Pendergast, il accompagna un soir le baronet dans ce séminaire de la beauté prostituée. Madame Pendergast lui présenta Madame D..e..Id, ensuite la jolie Nancy-Amb..se, qui fut bientôt suivie de l’éclatante Amélia Coz..ns ; malgré toutes les peines qui prit Madame Pendergast pour contenter le lord, il lui dit que ces dames n’étoient pas de son goût : d’après cet aveu, cette abbesse dépêcha aussi-tôt un messager à Madame Butler qui demeuroit dans Westminster, et qui ordinairement avoient de jeunes filles campagnardes âgées de quinze ans, qui, lorsque l’occasion l’exigeoit, venoient faire un service immédiat dans la maison de Madame Pendergast. Madame Butler lui envoya aussi-tôt deux de ses nonnes que le lord Fumble accueillit avec transport : il ordonna à ces deux jeunesses de se déshabiller, et commença ses opérations manuelles ; les deux nonnes de leur côté suivirent l’exemple du lord, qui enfin, au bout d’une bonne heure, s’imagina qu’il avoit été grandement satisfait, et leur donna à chacune trois guinées pour les récompenser de leurs peines et complaisances. Ces deux jeunes personnes s’appeloient la campagnarde Bet et la brune Suzanne, mais elles avoient, comme il parut dans la suite, une diversité de noms. Bet et Suzanne, d’après le récit qu’on leur avoit fait de la générosité du lord Fumble, s’attendoient à un présent plus considérable ; elles pensoient qu’elles avoient bien gagnés leurs présents d’après leur grand et long travail, et leurs difficultés à amener le lord au zest de son amoureuse passion.

Dès que Bet et Suzanne furent de retour dans leur séminaire, la mère Butler leur demanda ce qu’elle appeloit le droit de courtage, en d’autres mots quinze schelings par chaque nonne. La brune et folle Suzanne les lui remit aussi-tôt, mais la campagnarde Bet qui connoissoit trop bien la valeur de quinze schelings, refusa de les lui donner : elle espéroit user de ruse, et elle se préparoit à reprendre ses vêtements pour quitter ceux du séminaire ; mais malheureusement durant la contestation, la mère Butler avoit mis un embargo sur ses hardes. La campagnarde Bet fut si courroucée de ce procédé, qu’elle se rendit le même soir à la Chambre de justice dans Litch-Field-Street, et obtint un ordre de poursuite contre Madame Butler. Ce plaidoyer curieux a été donné dans les papiers publics par une personne qui y assista, et nous ne pouvons mieux illustrer l’aventure, qu’en en donnant verbalement la relation.

Lundi, 10 novembre 1778, à la Chambre de Justice de Litch-Field-Street, comparut devant les magistrats, Elisabeth Clumpet, autrement dite Cummings, s’appelant encore la campagnarde Bet ; elle accusa Madame Butler, qui tient une maison de réputation infâme dans Westminster, de lui avoir retenu une robe, un mouchoir, etc., qu’elle avoit laissée chez elle, en place d’habillements que ladite dame Butler lui avoit fournis pour aller en compagnie avec une autre dame de classe inférieure comme elle rendre une visite au comte de H... dans la maison de Madame Pendergast, qui tient un sérail dans Kings-Place ; qu’à son retour, après avoir rendu à Madame Butler les hardes qu’elle lui avoit prêtées, cette dame ne voulut pas lui remettre les siennes qu’elle ne lui eut payé le droit usité de courtage prélevé sur ses gages d’iniquité. Spencer Smith, sergent au premier régiment des grenadiers, parut dans cette cause pour Madame Butler ; il s’efforça de détruire l’évidence portée contre elle. Cependant la campagnarde Bet étant interrogée par les juges, déclara que la femme du sergent fournissoit fréquemment le sérail de King’s-Place des dames qu’elle attiroit chez elle par des ruses ; qu’elle les habilloit comme des demoiselles, et qu’elle les envoyoit dans l’endroit ci-dessus désigné ; que le comte de H... se trouvoit dans cette maison les Dimanche, Lundi, Mercredi et Vendredi, et qu’il y fut la semaine dernière, chacun desdits jours dénommés ; que Madame Butler l’instruisit, ainsi que sa compagne (le lord désirant dans ce moment avoir deux jeunes demoiselles avec lui) comment elles devoient agir avec le comte de H..., et qu’elle les habilla à la mode pour paroître devant lui ; elle ajouta ainsi que le noble comte, avec qui elles furent une bonne heure en compagnie, avoit donné à chacune d’elles trois guinées ; que Smith étoit aussi infâme que sa femme dans cette affaire inique ; que ce fut lui qui, dès qu’elles furent proprement ajustées, alla chercher la voiture pour les conduire auprès du lord. Étant donc prouvé, à la satisfaction des Magistrats, que Madame Butler, autrement dite Smith, tient une maison infâme, les juges ajournèrent à l’audience suivante la cause de la campagnarde Bet.

Cette aventure ne fut pas plutôt annoncée dans les nouveaux papiers publics ; que le lord H..., autrement Fumble, vola, sur les ailes de la colère, chez Madame Pendergast ; arrivé chez elle, il s’emporta, jura, cria, frappa de sa canne jusqu’à ce qu’il ne put plus respirer, avant que cette dame innocente lui eut dit une seule parole ; à la fin, n’en pouvant plus, il se jeta sur un sopha, et il fut alors forcé d’entendre la défense de Madame Pendergast qui tâchoit, mais en vain, de lui parler.

En effet, mon bon et noble lord lui dit-elle, vous me surprenez étrangement. La petite malheureuse ! refuser de payer le droit de courtage ; aller porter plainte à la Chambre de Justice ; exposer la réputation de ma maison ; et, ce qui est pis encore, divulguer vos fantaisies et caprices, que tous les gentilhommes ont, comme vous, le droit de satisfaire, surtout, lorsqu’on les paye d’une manière aussi généreuse que vous le faites. Cette petite sotte, tant que je vivrai, n’entrera jamais dans ma maison. Je lui apprendrai à révéler de pareils secrets, et sur serment encore, devant une poignée de juges insensés qui pensent, comme des machines, qu’aucun homme, pas même un pair du royaume, n’a le droit de jouir d’une femme autre que son épouse ; et cela dans le sens du vieux John Troot comme Adam et Eve faisoient dans le paradis ; mais…

Mais, reprit le lord Fumble, retenez votre langue maudite, et dites-moi plutôt ce qu’il faut faire ; car, si nous n’arrêtons pas les cris de cette fille, je serai sur les épines de me voir citer en justice ; je deviendrai la risée du monde entier… Oui ! je n’oserai plus me montrer à la cour, ni même paroître devant mes domestiques.

Laissez-moi, milord, répliqua Madame Pendergast, le soin d’arranger cette affaire ; je vais, sur-le-champ, m’occuper de découvrir la demeure de cette sotte et imprudente fille, et je lui arrêterai ses cris d’une manière si efficace, qu’elle n’aura pas l’envie de poursuivre sa procédure.

Fort bien, dit le lord, mais il y a aussi une autre démarche à prendre, et qui est très importante, pour empêcher que cette maudite affaire ne soit point répandue.

Qu’elle est-elle, milord ?

Il faut que vous envoyez des émissaires dans tous les quartiers de la ville pour y acheter tous les papiers qui donneront quelque récit de cette affaire de Litch Field-Street. Il faut également en dépêcher d’autres dans tous les cafés où ils prennent de ces papiers. Ces différents émissaires doivent exactement les prendre tous, les déchirer ou les brûler, n’importe leur risque, pourvu qu’ils ne paroissent pas. Les ordres de milord, reprit Madame Pendergast, seront ponctuellement et à l’instant exécutés.

En moins d’une demi-heure elle dépêcha une demi-douzaine de messagers qui, en peu d’heures, revinrent chez elle avec des rames de papiers publics qu’ils avoient achetés ou dérobés. Madame Pendergast, de son côté se rendit immédiatement au séminaire de Madame Butler, et en peu de temps, elle découvrit la demeure de la campagnarde Bet ; elle alla chez elle ; elle lui parla, et, après une courte conférence, Bet consentit à abandonner la poursuite de cette affaire moyennant cinq guinées. Bet n’eut pas plutôt signé son désistement, que Madame Pendergast revint chez elle, et envoya aussi-tôt un messager au lord pour les heureuses nouvelles de son succès. Le comte de H... étoit, pendant ce temps, retiré tristement dans son cabinet ; il pensoit à la figure ridicule qu’il avoit faite aujourd’hui, ce qui l’avoit empêché de se présenter à la cour, et d’aller dans les cafés : il n’eût pas plutôt reçu cette dépêche, qu’il demanda sa voiture, et se fit conduire dans King’s-Place, afin d’avoir, à ce sujet, une conférence avec Madame Pendergast ; il fut grandement satisfait de voir que Madame Butler étoit entièrement déchargée de la poursuite de Bet ; il fut encore plus réjoui de voir un immense paquet de papiers publics (recueilli en partie par stratagème) dans lesquels sa folie ou plutôt son infamie étoit mentionnée. Dans son abondance de cœur, il ordonna, sur-le-champ, que l’on tira dans la cour un feu de joie, et que l’on distribua de la bière à la populace. Plusieurs personnes crurent qu’il étoit arrivé quelques heureuses nouvelles importantes ; que nous avions complètement défait l’armée de Washington ; ou que nous nous étions emparés de la flotte entière de d’Orvilliers. Si ce jour eût été celui qui termina la procès de l’amiral Keppel, il auroit probablement produit l’effet aussi rapide que fit le moment où Parker, l’imprimeur, illumina sa maison à l’arrivée du courrier qui apporta la nouvelle que l’amiral étoit acquitté. Mais tel que ce jour étoit, il tourna à l’avantage du chancelier, car d’après l’illumination du couvent de Madame Pendergast, plusieurs maisons suivirent le même exemple, principalement tous les séminaires de King’s-Place.


CHAPITRE XXXII

Mesures prises par Madame Pendergast pour rétablir la réputation de son séminaire ; son succès. Souscription pour un nouveau genre d’amusement dans lequel sont compris les jeux de Vénus et les cérémonies de Bacchus. Le lord Fumble souscrit noblement en conséquence de son dernier bonheur. Relation du Bal d’Amour. Description des dames et leur caractère. Rencontre bizarre entre les lords G... et L... Situation mortifiante du lord Pyebald, etc.

Malgré le feu de joie et les illuminations dont nous avons parlé dans le dernier chapitre, Madame Pendergast étoit loin d’être réconciliée avec le malheur qui y avoit donné lieu ; elle prévit clairement qu’il seroit très-préjudiciable à sa maison d’autant que les nobles et les gentilhommes appréhendoient d’y venir dans la crainte de se trouver compromis de la même manière que le lord Fumble. Elle jugea convenable d’envoyer une lettre circulaire à toutes ses pratiques pour les assurer qu’à l’avenir un pareil accident seroit soigneusement prévenu, que la fille qui avoit donné lieu à cet événement étoit bannie à perpétuité de sa maison ; et que Madame Butler, en raison de son imprudence pour n’avoir pas apaisé cette affaire dans son origine, ne seroit plus désormais employée comme procuratrice députée de son séminaire ; qu’elle leur donnoit en même temps avis, que mercredi prochain, au soir, il y auroit un divertissement, tout à fait différent de la routine ordinaire, sous le titre de Bal d’Amour, dans lequel plusieurs des plus belles femmes de l’Europe paroitroient masquées en effet, mais à d’autres égards, in puris naturalibus. Cette fête étoit à la vérité dans le même genre de celle de Charlotte Hayes pour les cérémonies de Vénus, telles qu’elles sont exécutées à Otaïti, mais le génie inventif de Madame Pendergast y avoit fait des augmentations qui eurent l’effet le plus heureux. Ayant pris d’avance cette démarche, elle dépêcha alors des messagers à chaque belle femme et jolie fille sur lesquelles elle pouvoit compter ; plusieurs d’entr’elles se rendirent à l’invitation ; de ce nombre étoient lady Ad...ms, de Litch Frield-Street, une belle femme brune ; Miss St.ton, de Red-lion-Street, Helborn qui étoit gentille, belle et engageante ; Miss M...lls, de New-Street, une belle fille, ayant une voix très-harmonieuse ; Miss G...ldsmith de Castle-Court, une personne élégante et extrêmement enjouée ; Miss M...tchell, de Crown-Court, Bon-Street, elle est petite, mais gentille ; ses traits sont très-réguliers ; Miss L...mbert, de St-Martin’s-Street, une belle fille, d’une moyenne grandeur, ayant de beaux yeux bleus enchanteurs, et étant d’une élégance rare dans son ajustement ; Miss Oliv...e, de Frith-Street, Soho, elle unit l’innocence à la douceur et à la simplicité ; Miss L.dg.r, de May-Fair, somptueuse dans son habillement, mais d’un genre agréable ; Miss W..k..nson, de Prince’s Court, George-Street, entretenue par l’ambassadeur de Suède ; elle est passable, mais elle a un certain je ne sais quoi auquel il n’est pas possible de résister.

Madame Pendergast s’étant assurée de la parole d’honneur de ces dames, alla, en personne, faire visite à tous ses amis et visiteurs, soit chez eux, où s’ils ne se trouvoient pas, dans leur café de rendez-vous. Chaque personne qui consentit de se trouver au bal d’amour, souscrivit au moins pour cinq guinées : quelques-uns lui donnèrent un billet de banque, d’autres un rouleau ; le lord Fumble, en son particulier, lui donna cinquante guinées. Par ce moyen, elle eut en sa possession plus de sept cent guinées, et elle se trouva en état de faire les préparatifs convenables pour la fête. Elle se procura un grand nombre de musiciens d’un mérite supérieur, qui devoient fournir leur secours harmonieux ; et elle avoit préparée une superbe collation froide où les vins les plus renommés et les liqueurs les plus exquises régnoient en abondance.

Le soir de ce gala, Pall-Mall fut rempli de voitures plus élégantes les unes que les autres. Chaque personne paroissoit empressée d’entrer la première dans le temple de Paphos. Outre les Laïs dont nous avons déjà parlé et donné la description, lady G...r et lady L...r y vinrent déguisées ; nous devons rendre justice à ces dames, et il faut avouer qu’elles conservèrent plus de décence que les autres personnes dévouées au culte de Vénus, car elles parurent comme notre grande-mère Ève, et elles avoient couvert la distinction de leur sexe d’une large feuille de figue. Ces deux dames ne furent pas plutôt entrées, qu’il s’éleva une petite rumeur au sujet des feuilles de figue ; on jugea qu’il étoit nécessaire d’en envoyer chercher une cargaison au marché de Covent-Garden. L’oiseau de paradis étoit aussi présent à la fête ; il avoit, pour déguisement, un bonnet d’une étoffe extrêmement fine et curieuse ; mais il étoit si plaisamment arrangé, qu’il produisoit l’effet le plus agréable ; les figures et les devises dont il étoit orné, répondoient emblématiquement au sujet ; il pouvoit exécuter chaque office au naturel sans se déranger. Ce bonnet étoit judicieusement percé dans le centre, afin de prévenir les moindres empêchements qui auroient pu nuire à l’exécution de la danse. Il y eut cependant une circonstance qui déplût au baron N...n. C’étoit, en ces sortes d’occasion, sa passion particulière et bizarre, de parcourir, pendant la pause des danseurs et danseuses, le salon avec des lumières, afin de déterminer à qui appartenoit chaque cheveu particulier qui, par le mouvement et l’exercice de la danse, étoit tombé du siège du bonheur.

Après que l’on eut dansé une bonne couple d’heures, on annonça une collation froide ; alors chaque gentilhomme conduisit sa compagne dans la salle du festin. On se régala amplement, et on porta une demi-douzaine de toasts en l’honneur de la déesse de Cypris et de ses cérémonies… Ensuite, la scène changea, et présenta une camera obscura dans laquelle il y avoit un nombre convenable de saphos, à dessein de réaliser les mêmes cérémonies et rites qui, quelques heures auparavant, avoient été célébrées seulement en théorie.

La ferveur de la dévotion, en cette circonstance, peut à peine être mise en comparaison ; et il est en quelque sorte extraordinaire, que lord G..r et le lord L...r, y avaient joui de leurs propres femmes sans le savoir ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est de leur avoir entendu dire que leurs Laïs imaginaires étoient les personnes les plus aimables et les plus engageantes qu’ils aient rencontrées jusqu’alors. À la découverte des époux respectifs, qui fut faite le lendemain, chacun pensa que cette rencontre inattendue seroit les moyens d’amener une réconciliation entre les parties. En effet, le bruit se répandit par toute la ville qu’il n’y avoit plus de mésintelligence entre le lord G...r et sa femme, et qu’ils habitoient actuellement ensemble. Quant au lord L...r et à son épouse, cette attente n’eut pas lieu, parce que cette dame lui avoit (innocemment, nous le supposons) dans ce défi amoureux, une fois de plus donné une certaine maladie napolitaine ; une faveur qu’elle avoit reçue, peu de jours auparavant, d’un ministre étranger beaucoup estimé parmi les dames, en raison de ses rares qualités et capacités amoureuses.

En général, cette fête sans pareille procura une satisfaction si parfaite à toute l’assemblée, qu’à la demande générale de tous les assistants, elle devoit être répétée au bout de quinze jours, d’autant qu’on s’attendoit que cette assemblée seroit plus nombreuse que la première. Chaque dame, de moyenne vertu fut complimentée de trois guinées, outre les frais de leur voiture. Quelques-unes d’elles refusèrent la gratification pécuniaire, et, par ce moyen, se distinguèrent des grisettes qui furent forcées de céder à la nécessité. Lady G...r,

III. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle d’amour dans un pauvre sérail de Drury-Lane.
(Gravure de William Hogarth.)

lady L...r, et l’Oiseau de paradis, surtout, ne voulurent point recevoir l’argent qui leur étoit offert ; mais elles prièrent honnêtement Madame Pendergast de le distribuer aux domestiques. Lady Ad...ms dit qu’elle empochoit l’affront, ce qui excita un rire général, parce que l’on pensa qu’elle vouloit, en cette occasion, faire une certaine niche au duc de Q...y, qui, au lieu de donner trois cents guinées qu’il avoit promis, n’en remis que cent ; mais la compagnie fut trompée à cet égard, car elle glissa l’argent dans son gant. Le duc de A...r présenta très-généreusement à Miss Ol..ver un billet de banque de vingt livres sterlings, en lui disant qu’il croyoit que la marquise de C...n avoit étudié sous Miss Ol..ver, ou bien elle sous la marquise, parce que leurs mouvemens voluptueux et leurs expressions étoient si conformes, qu’il s’étoit imaginé, pendant tout le tems de leur débat amoureux, être dans les bras de sa chère marquise, qu’il croyoit rencontrer ici ; mais que Miss Ol..ver avoit si bien remplie sa place, qu’elle lui avoit rendu le manque de sa personne tout-à-fait supportable.

Le comte H...g fit une figure très-respectable, mais il n’en vint pas à l’action, disant à Miss St..ton en français : « Que de baiser trop étoit très pernicieux à la santé. » Ce ne fut pas peu mortifiant pour le lord Pyebald d’être assis après le comte, d’autant que le contraste de leurs parties étoient très-frappantes. Lady L...r demanda à ce lord : « S’il étoit toujours aussi bien monté pour ses divertissements amoureux. » Cette question maligne réduisit presque à rien la plante sensitive ; car cette demande occasionna dans l’assemblée un rire si insupportable que le lord Pyebald fut obligé de se retirer.

Cette fête bien concertée par Madame Pendergast, non-seulement rétablit la dignité de sa maison ; mais elle lui produisit, avec le second bal d’amour qu’elle donna, près de mille livres sterlings de bénéfice ; et on la jugea digne de succéder à Madame Com...lys, comme l’impératrice du goût et de la volupté.

Nous allons laisser Madame Pendergast jouir du fruit de son génie, en dépit de Madame Butler et de la campagnarde Bet, des Magistrats de Litch-Field-Street, ou de la disgrâce du lord Fumble, et nous allons rendre une visite à Madame Windsor, qui, par suite d’ordre et d’étiquette, s’est acquise quelque réputation après Madame Pendergast.


CHAPITRE XXXIII

Visite à Madame Windsor : réputation de sa maison : erreur par rapport à l’identité de la personne de Madame Windsor ; son effet pernicieux ; description des nonnes de ce séminaire dans les personnes de Miss Betsy K...ng, de Miss Neswh...m, de Miss Mereth...th et de Madame Will...ms ; anecdotes curieuses de cette dame et d’un certain chevalier amoureux de Hackney ; cause de son mariage et ses conséquences.

Une ressemblance de nom entre Madame Windsor et une autre dame qui ne demeure pas à un mille de Wadour-Street, Soho, a empêché plusieurs de ses amis, bien pensant, de venir dans son séminaire, d’après les bruits qui avoient courus de toutes parts que cette dernière dame étoit enclin à un vice qui révolte la nature humaine, et dont l’idée seule fait frémir. Madame Windsor feroit bien de changer de nom, afin que ses amis et ses visiteurs n’imputassent plus à sa maison un pareil genre d’amusement.

Nous trouvons chez Madame Windsor plusieurs belles personnes, au nombre desquelles Betsy K...g, une belle et rayonnante fille de dix-neuf ans, que l’on peut regarder comme la Laïs la plus attrayante qui soit dans tous les séminaires aux alentours de King’s-Place. On peut comparer sa personne à son caractère qui est complètement aimable, et si l’on pouvoit, pour un moment, oublier qu’elle est forcée par la nécessité de prostituer sa douce personne, on s’imagineroit voir en elle un ange. Betsy K...g fut séduite, étant à l’école, par la négresse Harriot qui étoit dans ce temps dans toute sa gloire ; mais il faut avouer qu’elle n’employa pas, envers elle, les mêmes artifices dont Santa Charlotta se servit à l’égard de Miss M...e, de B... L..., ou Madame Nelson à l’égard de Miss W...ms et Miss J...nes. Il est vrai que la négresse Harriot fut la négociatrice du traité entre Betsy K...g et le lord B...e ; mais il faut convenir aussi que Betsy fit presque la moitié des avances, car elle déclara qu’elle étoit fatiguée d’être à moitié innocente, puisque, d’après les pratiques de ses camarades d’école, elle avoit acquis une telle connoissance dans l’art de la masturbation, qu’elle satisfaisoit ses passions presque à l’excès ; mais ce moyen, au lieu de lui faire négliger les pensées du bonheur réel, la portoit au contraire à désirer avec plus d’empressement la véritable jouissance d’un bon compagnon. Le lord B...e lui fut présenté dans ce point de vue ; comme il possédoit de toutes les manières tout ce qu’il faut pour rendre une femme complètement heureuse, elle céda à la première entrevue à ses embrassements. Sa fuite jeta l’alarme dans l’école. Lorsque son oncle, qui étoit son plus proche parent existant, découvrit qu’elle étoit débauchée, et qu’elle résidoit dans un des séminaires de King’s-Place (pour nous servir d’une phrase vulgaire), il se lava les mains, et dit qu’elle ne lui étoit plus rien. La passion du lord B...e n’ayant pas duré long-temps, elle se trouva dans la nécessité de prostituer ses charmes, et d’admettre en sa compagnie une variété d’amants.

Miss N...w.m est une autre Laïs favorite du séminaire de Madame Windsor. Cette jeune dame est grande et gentille, ses yeux sont très-expressifs : elle a les plus beaux cheveux du monde qui n’exigent d’autre art que de les arranger à son avantage. Un marchand dans Lothbury la visite fréquemment, et lui donne un assez joli revenu qui peut lui procurer une aisance honnête ; mais l’ambition de briller, et un goût insatiable pour la parure et les amusements à la mode, la jettent dans une compagnie qu’elle méprise, et qui quelquefois lui devient à charge : mais comme l’argent est, pour Madame N...w.m, un argument tout puissant, elle ne peut résister aux charmes de sa tentation toutes les fois qu’il se trouve dans son chemin ; il est de même lorsqu’elle rencontre dans sa route un Soubise ou le petit Isaac de St-Mary Axe, elle se rend aussi-tôt à leur apparition, et elle dit, qu’elle ne voit pas plus de péché à céder à un Maure ou à un Juif qu’à un Chrétien, ou à toute autre personne n’importe sa croyance.

Madame Windsor a fait dernièrement une très-grande perte dans la personne de Miss Mere...th, une jeune dame Gauloise qui attiroit chez elle le baronet W...th.ns, le baronet W...w, le lord B...y et la plupart des gentilhommes Gaulois qui venoient passer quelques temps à Londres ; elle étoit entièrement fondée dans le genre des anciennes Bretonnes ; et il est généralement reconnu que les dames de ce pays sont modelées différemment des dames Anglaises, et qu’elles vous procurent un degré supérieur de jouissances auxquelles nos compatriotes femelles n’ont encore pu atteindre. Un certain baronet qui demeure dans le nord de l’Angleterre, ayant jeté les yeux sur Miss Mere...th, conçut aussi-tôt l’idée qu’elle étoit exactement faite pour accomplir ses projets. La fortune du baronet étoit un peu endommagée, et, à dessein de la réparer, il étoit à la poursuite d’un emploi. Un certain grand’homme en puissance devoit, sous peu de jours, lui rendre une visite dans le pays ; il connoissoit le côté foible du ministre qui ne pouvoit pas résister à la tentation des femmes ; il lui avoit fait la description d’une fille Gauloise qui lui avoit procuré les jouissances les plus agréables et les plus vives que l’on puisse goûter dans son sexe, et, d’après le portrait qu’il lui avoit fait de sa personne, elle ressembloit, à s’y méprendre, à Miss Mere...th. Le baronet, en conséquence, entra en négociation avec cette dame, et en vint promptement à une conclusion. Il lui proposa de la prendre avec lui, de la constituer la maîtresse et la gouvernante de sa maison ; et lui assura que dans le cas où il mourroit avant elle, il lui laisseroit un joli revenu annuel ; l’amorce étoit séduisante, elle ne put pas résister à son influence. L’existence d’une prostitution variée lui avoit donné une sorte de dégoût pour les séminaires modernes, et la proposition qu’il lui faisoit étoit entièrement agréable à ses sentiments ; elle accepta donc son offre et elle partit avec le baron et, dans sa chaise de poste, pour Yorhshire, et elle arriva dans sa maison deux jours après. Tout en Miss Mere..th correspondoit à la description qu’il avoit faite au ministre, et tous les agréments de cette jeune personne étoient parfaitement consonnants à ses promesses.

Trois jours après leur arrivée, le grand homme vint ; il fut tout-à-fait enchanté des charmes de Miss Mere..th. Le baronet alors jette le masque, et lui dit qu’il lui avoit fait sa fortune en la recommandant au ministre, qui, immédiatement, la nomma gardienne d’un établissement d’office-publique, dont le revenu annuel étoit, pour elle, de près de trois cents livres sterlings. Miss Mere..th fut étonnée du rôle infâme que le baronet avoit joué en cette occasion ; mais en parcourant, peu de jours après, les papiers, elle vit que le baronet étoit nommé à un emploi important et d’une valeur considérable. Le mystère lui fut aussi-tôt révélé ; alors Miss Mere..th se trouva bien satisfaite de ce changement inattendu qui étoit, pour elle, beaucoup plus avantageux que tout ce qu’elle pouvoit attendre du baronet, dont les affaires, comme elle en fut informée ensuite, étoient dans une situation critique, et à qui cette manœuvre devint nécessaire pour rétablir sa fortune.

Cependant Madame C... W...ms resta toujours avec Madame Windsor ; elle étoit un objet digne d’attention ; elle n’avoit pas paru long-temps dans la ville, et on pouvoit la regarder comme une nouvelle novice. Elle avoit été la servante du célèbre M. T... de Hackney, si fameux pour ses amours variés et ses combats de galanterie, par le secours de son pendard et rusé domestique, qui, selon la renommée, possède, mieux que toutes les mères abbesses de l’Angleterre, l’art de persuader et de corrompre l’innocence femelle F... (c’étoit son nom) rencontra un jour Madame W...ms dans Smithfield ; s’apercevant qu’elle étoit une jeune fille de campagne, belle, fraîche, et d’une figure tout-à-fait agréable, il pensa qu’elle conviendroit beaucoup à son maître par la délicatesse et la gentillesse de sa personne ; il l’accosta donc en conséquence, et, trouvant qu’elle étoit venue à Londres pour se placer, il lui dit qu’il pouvoit la recommander à une des meilleures maisons du monde, et que, si elle vouloit venir avec lui dans la première auberge, il lui en donneroit l’adresse. L’innocente fille, voyant un homme d’un âge mûr et d’une apparence honnête et bien couvert, que tout en lui correspondoit à la notion d’un gentilhomme, n’hésita point à le suivre et à partager une pinte de vin. F... avant que la bouteille fût vide, apprit qu’elle étoit arrivée ce jour même à la ville, et qu’elle n’étoit pas encore pourvue d’un logement. Cette découverte lui parut très-favorable à son dessein, il en profita donc pour lui dire que le meilleur conseil qu’il pouvoit lui donner, étoit de se rendre avec lui dans l’auberge voisine, où il avoit sa voiture, et qu’il la conduiroit lui-même dans Hachney où logeoit la personne chez qui il vouloit la placer ; Madame W...ms, grandement satisfaite (comme tout sembloit le prouver) de se voir si bien pourvue, accepta, avec joie, l’offre de F... : ils se rendirent à l’auberge, ils montèrent dans la chaise, et en trois tours de roue ils se rendirent dans Hackney.

Le chevalier n’étoit pas chez lui lorsqu’ils arrivèrent dans sa maison. F... connoissant la taverne qu’il fréquentoit, l’envoya chercher sur-le-champ ; pendant ce temps, il apprêta une collation de viandes froides, par manière de rafraîchissement, pour lui et sa compagne de voyage. Monsieur T..., à son retour, fut si content de la tournure et de l’agrément de Madame W...ms, qu’il la prit, sur-le-champ, à son service, et lui donna plus de gages qu’elle n’en demandoit.

Monsieur T... engagea bientôt Madame W...ms de répondre à ses désirs amoureux, lui donnant à entendre qu’il vouloit assurément l’épouser. Il employa tant de discours persuasifs, qu’il accompagna si bien, suivant l’occasion, de présents, que l’innocente fille se trouva tout-à-fait embarrassée. À la fin, s’imaginant qu’elle seroit bientôt en réalité Madame T..., elle céda à ses vives sollicitations. Quelques mois après, elle devint grosse : T..., n’ayant plus alors de tendre attachement pour elle, trouva le moyen de s’en débarrasser en la mariant à son palfrenier, et en leur procurant un petit établissement dans le voisinage. Mais W...ms, son mari, devint bientôt paresseux et buveur, et, en peu de temps, trouva le moyen de se faire enfermer pour dettes. On vint donc, d’après une sentence, saisir ses meubles, ce qui força sa femme de quitter la maison et d’aller chercher fortune ailleurs. Madame Windsor, ayant appris par ses messagers la situation de Madame W...ms, lui envoya une invitation de se rendre dans King’s-Place ; elle consentit à cette offre qui eut tout l’effet qu’en désiroit la mère abbesse, car Madame W...ms fut promptement initiée dans tous les secrets de son séminaire, où elle réside encore ; et elle est, en ce moment, un des meilleurs soutiens de la maison de Madame Windsor.


CHAPITRE XXXIV

Description du séminaire de Madame R...ds..n. Caractère de ses principaux visiteurs. Visite inattendue d’un certain duc valeureux. Échelle très curieuse de la continence et incontinence femelle, approuvée par une société de gens instruits. Arrivée du baronet W...B... et du lord S...

Nous croyons devoir entretenir nos lecteurs du séminaire de Madame R...ds..n, près de Bolton-Street, Piccadilly. Cette dame joue le bon ton au suprême degré ; elle n’admet point dans sa maison, les femmes qui fréquentent les séminaires, ni celles que l’on peut se procurer à la minute, par un messager de Bebford Arms, ou de Maltby. Ses amies femelles sont des dames grandement entretenues, ou des femmes mariées, qui viennent, incognito, s’amuser avec un beau garçon, et gagner, par leurs exploits multipliés, des couronnes de laurier, pour en ceindre le front de leurs chers, doux et impotents maris. À cet effet, nous trouvons, en ce moment, dans sa maison, Madame T...s, dont la connoissance intime avec le feu maire de la ville étoit bien connue. Cette dame est toujours agitée des passions amoureuses, quoiqu’elle ne soit plus dans son printemps : elle a, depuis la mort de son ami le baronet R... L..., cédé aux impulsions de ses inclinations ; et elle est disposée à employer le reste de ses beaux jours dans les exploits amoureux. Le lord P...y la vit dans ce séminaire, un jour qu’il étoit pris de vin. Sur ce qu’on lui dit que Madame T...s étoit une très-belle femme, et qu’elle avoit été superbe dans sa grande jeunesse, se croyant abusé dans la dernière partie de l’assertion, il dit rudement à Madame T...s : « Veuillez, je vous prie, Madame, m’informer à quelle époque de la vie, les passions amoureuses d’une femme doivent s’arrêter ? — Vous devriez, milord, lui répliqua-t-elle, faire cette question à une femme beaucoup plus âgée que moi ; mais, ce que je puis vous répondre en cette occasion, et ce qui arrive fréquemment, c’est que les capacités amoureuses de l’homme lui manquent souvent avant qu’il ait atteint sa quinzième année. »

Madame M...s, une dame que le lord Pyebald a entretenu pendant plusieurs années, rend de fréquentes visites à Madame R... ds.n pour y jouir de ses plaisirs que son lord a oublié, pendant un temps considérable, de lui procurer ; et elle pense qu’un rouleau, quoiqu’il soit pour elle l’entretien d’un mois entier, n’est pas trop pour gratifier une soirée de l’enseigne Pat...n.

Miss Ken...dy est une autre dame qui fréquente ce rendez-vous ; elle est si bien connue par ses amours, et par l’intérêt qu’elle prit à sauver ses frères d’une fin prématurée, qu’il n’est pas nécessaire de donner un long récit de son caractère ; il suffit seulement de dire qu’elle ne vient pas ici, comme Madame M...sh, disposer de ses rouleaux, mais pour en gagner s’il est possible. Cependant, comme ses charmes sont plutôt sur le déclin que dans leur aurore, elle pense qu’il est prudent pour elle de ne pas refuser cinq guinées lorsqu’on les lui offre. Cette femme est si accoutumée, depuis long-temps, à tenir des propos libres et obscènes, que ses expressions blessent souvent les oreilles chastes de Madame R... ds..n. La vérité est, que rien ne chatouille plus l’imagination de cette dame, qu’un mot double, ou même le simple entendre.

Nous allons donner, pour preuve de cette assertion, l’anecdote suivante qui la concerne. Se trouvant, il y a quelque temps, dans la salle de Old-Bailey, au moment où l’on plaidoit une cause pour viol, le juge, après avoir dit qu’il alloit produire quelques scènes indélicates, engagea les dames de se retirer, de crainte que les expressions, dont il étoit obligé de se servir, ne les fissent rougir. « Ne vous mettez pas en peine pour moi, s’écria Madame R..ds.n, j’en prendrai ma part. »

Miss H...d, dont nous avons déjà eu occasion de parler comme la dulcinée du lord Del..., et pour le portrait de laquelle nous renvoyons le lecteur à l’historiette, où il est question de cette liaison, fréquente souvent ce séminaire ; il est vrai que depuis les malheurs de ce gentilhomme, elle s’est vu contrainte d’adoucir ses regards pour se procurer une aisance agréable ; elle s’efforce de thésauriser pour l’avenir, d’autant qu’elle ne se dissimule point que ses charmes sont sur leur déclin, et qu’elle sait qu’une belle antique, au lieu d’être dans la passe de fixer un prix pour ses charmes, doit au contraire, si elle veut donner carrière à ses désirs amoureux, payer, à son tour, pour les satisfaire.

Ces dames, et plusieurs autres du même rang et de la même disposition, viennent souvent visiter cette maison. Madame R.ds.n prend ordinairement soin de rassembler chez elle des parties suivant qu’elle les juge satisfaisantes aux deux sexes, mais elle a été quelquefois fautive d’erreur dans son jugement (comme il est arrivé à l’infortuné Byng) et quoiqu’elle ait reçu mille compliments avantageux du côté mâle, et une multiplicité de réprimandes et d’abus de la part des dames, elle a toujours eu le bonheur de s’en retirer avec avantage, malgré les fréquentes et sévères mortifications que ses erreurs lui ont attiré, et lui font essuyer journellement.

Le duc de A... vint un soir avec plusieurs de ses amis dans ce séminaire ; ils pensèrent que les dames devoient être contraintes de capituler sur leurs conditions ; ils se trouvèrent tous trompés dans leur attente ; ils se retirèrent, à l’exception d’un seul qui crut, qu’en leur absence, il pourroit vaincre Miss L...n qui passoit pour une prude, et qui, au rapport de plusieurs personnes, n’avoit jamais cédé à aucun homme, malgré qu’elle fréquenta la maison de Mad. R...ds.n. Il commença d’abord par railler sa prétendue modestie, et lui dit qu’il vouloit la convaincre qu’il n’y avoit rien de moins réel dans le monde femelle que la chasteté ; il l’assura qu’il avoit scrupuleusement étudié le sexe, pendant plusieurs années, leur artifices, ruses, stratagèmes, affectations, hypocrisie et dissimulation ; il ajouta, qu’à la fin de raisonner avec précision sur ce sujet, il avoit avec beaucoup de travail et d’assiduité, formé une échelle des passions amoureuses du sexe femelle, et de leur continence prétendue, laquelle il se proposoit de présenter à la Société royale, et pour laquelle il recevroit, comme il n’en doutoit point, son approbation et ses remerciments : en disant cela, il tira de sa poche un papier qui étoit intitulé :

Le vieux libertin et la demoiselle de qualité.
(Gravure du Cabinet des estampes.)

ÉCHELLE D’INCONTINENCE ET DE CONTINENCE
FEMELLE

Nous supposerons le plus haut degré être trente et un, et lorsque le jeu est avec certitude porté avec une couverture, le calcul doit être ainsi trouvé :

01 Furor uterinus 31 2 en 100
02 Un pouce au-dessous de Furor 30 4 en 100
03 Pour être complètement satisfaite 29 6 en 40
04 Passions extravagantes 28 10 en 50
05 Désirs insurmontables 27 12 en 60
06 Palpitations enchanteresses 26 6 en 20
07 Chatouillement déréglé 25 8 en 30
08 Frénésies d’occasion 24 9 en 17
09 Langueurs perpétuelles 23 5 en 18
10 Affections violentes 22 3 en 12
11 Appétits incontestables 21 6 en 25
12 Démangeaisons lubriques 20 1 en 3
13 Désirs déréglés 19 3 en 4
14 Sensations voluptueuses 18 1 en 1
15 Caprices vicieux et opiniâtres 17 4 en 11
16 Idées séduisantes 16 4 en 5
17 Émissions involontaires et secrettes 15 2 en 30
18 Jeunes filles frustrées et agitées de pâles couleurs 14 1 en 100
19 Masturbation dans les écoles 13 12 en 13
20 Jouissances en perspective 12 12 toutes
21 Sur le bord de la consommation 11 14 en 15
22 Lenteur fatale 10 1 en 11
23 Espérances séduisantes 9 1 en 2
24 Mûre pour la jouissance 8 toutes au-dessus de 14
25 Penchant de jeunesse 7 toute demoiselle à tout âge.
26 Plaisirs antidatés 6 4 en 5
27 Espérances flatteuses et attentes agitées 5 3 en 9
28 Lubricité temporaire 4 3 en 4
29 Pruderie judicieuse 3 1 en 2
30 Chasteté à contrôler 2 4 en 1000
31 Insensibilité glaciale et froide[3] 1 1 en 10000

Vous voyez, Madame, dit le calculateur à Miss L...n, combien il y a, au tressaillement, d’impair contre vous ; et je suppose, en ce moment, qu’au lieu de cent mille, il y a contre vous, plus d’un million à un. En un mot, le calculateur parla si bien comme orateur, amant ou calculateur, que Miss L...n, tomba agréablement dans ses bras, et avoua qu’elle ne devoit plus soutenir le caractère d’une prude, puisqu’il y avoit tant d’impairs contre elle.

Cette échelle d’incontinence nous a un peu figurativement conduit au-delà des bornes que nous nous sommes prescrites ; mais comme on nous annonce la fugitive Clara et la belle Madame W...n, nous allons baisser le rideau calculatif, en supposant que le calculateur aura profité de ce moment pour convaincre Miss L...n qu’il est un aussi bon juge tant en pratique qu’en théorie. Quant à ce qui regarde les passions du beau sexe, nous allons nous retirer pour faire place au baronet William B... et au lord S... qui est très-affligé de la perte de sa chère syrène, et de la triste situation des affaires de l’Hôpital Greenwich, et encore plus de l’état inquiétant où se trouve la grande nation. On attend, à chaque heure, le retour du duc de A..., et de crainte d’un tourbillon, comme il n’est pas impossible que le baronet Hugues n’allume une ou deux chandelles en réjouissances de son acquit honorable, nous allons quitter d’avance les préliminaires à la sourdine.


CHAPITRE XXXV

Description du séminaire de Madame Matthew et de plusieurs Laïs célèbres. Introduction du lord L...n ; caractère de ce lord, ses amours ; sa connoissance avec la fameuse ou l’infâme Madame R...dd, par l’entremise de Madame A...r. Dispute extraordinaire provenant d’un accès de jalousie. Sa conséquence. Quelques traits sur la conduite du conseiller Bailey.

Nous nous supposons annoncés et introduits chez Madame Matthew, femme très-instruite dans tous les mystères de sa profession ; elle étoit assise dans le salon avec une jeune fille, dont elle s’étoit pourvue, ce soir même, et à qui elle enseignoit de quelle manière elle devoit être employée par un riche marchand juif.

Miss S...mth (étoit le nom de cette personne) avoit environ seize ans ; elle étoit très-jolie ; elle avoit une robe blanche et une ceinture couleur d’œillet ; tout annonçoit en elle l’innocence et la jeunesse ; elle sembloit très-épouvantée de voir qu’elle devoit être sacrifiée à un juif : un torrent de larmes inondoit ses beaux yeux lorsque nous entrâmes. Mad. Matthew, pour lui remettre les sens, eut recours à la bouteille de ratafia, et elle l’excita à en boire un grand verre ; alors Miss V..nce..t et Miss Ar...ld, étant introduites, la bouteille circula, et la conversation devint générale. La première de ces dames avoit une bonne figure et étoit très-grasse ; elle paraissoit être grosse, ce qui fut vérifié par la suite ; l’autre étoit presque le contraire, elle étoit très-délicate, et sembloit être sur son déclin.

On vint annoncer le lord L... Ce gentilhomme sortoit de la Chambre des Pairs où il avoit prononcé un discours florissant en défense de l’administration ; et il étoit si fier de l’applaudissement qu’il avoit reçu de la première commission d’un certain bord, qu’il ne put s’empêcher de nous donner la substance de la harangue, et le compliment que lui avoit fait le lord S... « Parbleu, milord, vous vous êtes surpassé ; vous vous êtes exprimé comme un Démosthène, un Cicéron ; vous les avez rendus aussi plats qu’un carrelet ; ils n’ont pas pu vous répondre : R...d étoit muet et R...m avoit perdu la parole. Continuez, mon enfant, et vous pouvez compter sur le plus grand encouragement. » Tel fut, nous dit le lord L..., l’éloge qu’il avoit reçu.

La célébrité bien connue du lord L... pour l’intrigue et la dissipation, ont grandement endommagé son bien. Les arbres de son habitation ont été élagués et les terres engagées ; malgré cela, son penchant pour les femmes et le jeu l’entraînent dans l’abîme ; il ne peut point voir une belle personne que l’on peut avoir par adresse ou par argent, sans sacrifier toute sorte de considération pour contenter sa passion ; et il ne peut pas également entendre remuer les dés sans être entraîné par leur écho séduisant : mais, quoiqu’il ait pu emprunter ce matin cent guinées cent pour cent, pour empêcher l’exécution d’une saisie dans sa maison, il oublie son inquiétude et ses besoins à l’harmonie irrésistible de sept est le principal, et ce son attrayant semblable à la voix d’une sirène, l’enchante à tel point, qu’il sacrifie jusqu’à sa dernière guinée. Il n’est donc point étonnant que le lord soit sans cesse tourmenté de se procurer de l’argent, sur-tout quand il faut considérer que l’extravagante Madame A...r est sur la liste de ses maîtresses, et que la fameuse ou l’infâme Madame R...dd est sa compagne et constante confidente. Qu’elle est maintenant sa ressource ? il doit, dans le dessein d’obtenir une place ou une pension, déclamer dans le sénat contre la malversation ministérielle. On ne peut lui contester qu’il a les talents oratoires : la nature l’a favorisé de ceux de l’esprit qui, joints à l’éducation qu’il a reçu, ne peuvent manquer de lui attirer la plus grande considération : sa voix est très-harmonieuse, sa personne grande et agréable, et son maintien plein de grâces : ajoutez à ces qualités qu’il a une mémoire imperturbable ; et qu’il est doué de cette effronterie heureuse qui préserve un homme des traits de la raillerie, ou de la confusion d’une réplique dure ou inattendue. Avec de telles armes d’éloquence, on ne doit point douter qu’il ne fasse la plus grande figure dans les débats de la plus grande importance. En un mot, il est pour l’administration un adversaire trop formidable pour ne point le comprendre : elle connoît sa triste situation. Elle doit bien nourrir Cerbère pour prévenir son embarquement, quant à ce qui regarde le côté de cette question. On a parlé d’accommodement. Combien la transition étoit facile ! Le lord L... s’aperçut immédiatement de son erreur. Une poignée d’hommes qui visoit à la destruction de leur pays et qui élevoit contre lui le poignard de la plus abominable malversation, lui parut être, en un moment, des ministres sans reproche, sensibles, droits et judicieux. Nous sommes tous sujets à erreur, mais nous ne sommes pas tous également capables de découvrir nos bévues d’un œil aussi favorable, ni de reconnaître nos fautes[4].

Ce trait donnera suffisamment une idée de ce noble pair. Madame A...r avoit su se concilier un membre très-respectable qu’elle employoit comme un mirmidon pour surveiller les actions du lord L... qui venoit alors de se rendre chez Madame Matthew. Après l’avoir attendu à dîner près de trois heures, elle vola, sur les ailes de la jalousie, à King’s-Place, accompagnée de Madame R...ldd et du conseiller Bailey, son ancien avocat, et maintenant son grand admirateur. Ils ne furent pas plutôt introduits dans le séminaire de Madame Matthew, qu’il s’ensuivit une scène très-violente. Aussitôt Madame A... r dit un tas d’injures à Madame Matthew, qui lui répondit sur le même ton ; la dispute s’échauffa à un tel point, qu’elles se prirent par les cheveux. Le combat devint violent, les cheveux étoient par pelotons répandus sur le plancher. Chacun alors s’efforça de séparer les combattants ; mais le conseiller, dans son essai, qui étoit, suivant sa coutume, très-enchanté de cette aventure, fut frappé sans dessein et reçut de Mad. A...r un coup dans le nez qui le fit saigner. À la fin, la paix fut rétablie, à l’exception des paroles et injures que proféra cette dernière dame dans le genre de Billingsgate.

Le lord L... crut qu’il devoit parler à son tour, et dans un discours florissant (pensant qu’il étoit toujours dans certaine assemblée où le langage de Madame A...r est souvent entendu) fit une apologie de la dame de la maison pour le trouble que la visite de Madame A...r avoit occasionné ; et il assura cette dame qu’elle devoit à Madame Matthew des réparations pour les dommages faits tant à sa tête qu’à ses habillements. Le sang du conseiller étant arrêté et son visage étant lavé, le parti belligérant retourna paisiblement dans la voiture qui l’avoit amené.

Ayant donc introduit le conseiller Bailey, nous présumons que le lecteur ne sera pas mécontent de connoître un caractère aussi extraordinaire. Ce gentilhomme est né en Irlande ; il vint à Londres il y a plus de quinze ans pour étudier en droit ; et, après le temps usité, il fut admis à la barre. On ne peut pas dire qu’il y fit une figure capitale, mais il fut principalement employé à Huks’s Hall et Old-Bailey : il avoit un petit patrimoine qui lui procura, pendant quelque temps, une aisance agréable ; mais il tomba dans la compagnie de certains filoux qui bientôt le dépouillèrent de sa petite fortune. Cette perte irréparable le précipita dans une suite de débauches qui détruisit sa constitution, et le réduisit dans un état si énervé, qu’il y a des temps où il est incapable de traverser les rues. En voici un exemple ; il y a quelque temps que passant d’un côté à un autre, il se trouva entraîné par la roue d’une voiture et en danger de perdre la vie ; il fut plusieurs mois à se rétablir des contusions qu’il avoit reçues.

Quand le procès fameux de Madame R...dd se plaida à Old-Bailey, il fut employé comme son conseil ; cependant, quoiqu’il ne lui rendit aucun service, il lui demanda des droits très-considérables ; mais comme elle se trouvoit à cette époque très-réduite, et qu’elle ne pouvoit pas le payer en espèces, il consentit à terminer le compte par le transport de sa personne à son profit. Par cet accord, ils vécurent pendant quelque temps ensemble ; mais le conseiller Bailey étant d’une humeur jalouse et s’imaginant qu’elle donnoit la préférence à un rival, il se coupa la gorge dans un moment de désespoir, non pas cependant d’une manière à rendre la blessure mortelle. Cette affaire créa une rupture entre eux : n’ayant plus alors la table de Madame R...dd, ni la cuisine du lord L..., il se trouva dans la plus grande détresse ; il disposa pour vivre de tous ses meubles et de sa garde-robe, à l’exception d’un mauvais habit ; pour terminer sa fin misérable, il fut contraint de se réfugier dans un atelier où il acheva, en peu de temps, sa carrière mortelle. Puisse cet exemple servir de leçon aux extravagants et aux fats du siècle qui dissipent leurs fortunes dans les séminaires avec des prostituées, ou dans les jeux avec des escrocs. Puissent-ils avoir sans cesse sous les yeux la fin malheureuse du conseiller Bailey, toutes les fois qu’ils vont commettre un acte d’extravagance, et se rappeler qu’il y a d’autres ateliers que celui de S. Martin des Champs.


CHAPITRE XXXVI

Relation de la vie de Kitty Fr.d.r.ck ; sa fausse ambition mise au jour ; elle consent à avoir une entrevue avec le duc de ... dans le séminaire de Matthew. Dialogue curieux et spirituel entre un noble joueur et son tailleur.

La célèbre Kitty Fr..dr.ck est une dame si bien connue parmi le nombre des Laïs du haut ton, que mentionner son nom est presque suffisant pour la dépeindre à nos lecteurs ; mais, de crainte que quelques-uns d’entre eux ne croyent pas avoir tous les renseignements qu’ils désirent sur son compte, nous allons donner une petite esquisse de sa personne. Kitty étoit la fille d’un commerçant industrieux ; elle étoit l’enfant unique, et, comme on dit ordinairement, tout le portrait de sa mère ; elle étoit regardée comme la fille la plus belle ; il est vrai qu’elle avoit des attraits, et qu’elle étoit en général fort jolie. Ses chers parents croyant qu’elle avoit des droits à faire fortune et à rouler voiture, lui donnèrent, à cet effet, une éducation conforme au rang qu’ils s’imaginoient qu’elle devoit tenir ; ils la mirent, en conséquence, dans une école distinguée où elle apprit le français, la musique et la danse. Sa vanité naturelle étant beaucoup enflée par l’exemple et les opinions de ses camarades d’école qui ne parloient d’autre chose que de pairs et de ducs, elle commença à croire qu’elle avoit autant que chacune d’elles des droits à un pareil rang. L’esprit rempli de cette idée, elle refusa, dès qu’elle fut de retour de l’école, les offres de mariage qui lui furent faites, les jugeant indignes de sa personne, quoique, dans le fait, elles étoient bien au-dessus de tout ce qu’elle pouvoit raisonnablement attendre dans son état. Un de ses adorateurs étoit un courtier opulent ; un autre étoit un jeune homme qui avoit de grandes espérances d’être associé dans une des principales maisons de banque.

Kitty fréquenta alors le Ranelagh et le Panthéon, et fixa bientôt l’attention de plusieurs nobles qui trouvèrent qu’il n’étoit pas difficile d’être admis auprès d’elle : ils s’adressèrent à elle ; ils lui dirent mille choses honnêtes que sa vanité consommée prenoit pour une déclaration de passion réelle et honorable. Le lord P..., à la fin, l’emporta sur ses rivaux. Elle céda son honneur à un pair, plutôt que de se soumettre à devenir la femme d’un citoyen distingué. Vanité illusoire, d’autant plus impardonnable, lorsque nous considérons que son lord étoit marié, et qu’il ne pouvoit pas, comme elle savoit, lui offrir sa main d’une manière conjugale. Mais il y a une étrange ambition innée dans le sexe ; et beaucoup de jeunes personnes portent la frénésie jusqu’à se croire plus honorée d’être la maîtresse d’un lord, que la femme du membre de la Commune.

Peu de semaines après, lord P... l’abandonna. Kitty alors commença à réfléchir sur sa folie, mais il étoit trop tard pour rétrogader. Ses parents qui avoient été les premiers instruments de son premier faux pas, en mettant dans sa tête les notions ridicules de pompes et de grandeur, l’abandonnèrent. Dans la triste situation où elle se trouvoit, elle se vit contrainte de mettre à prix ses charmes, et de les abandonner au meilleur enchérisseur ; elle ne tarda pas à avoir beaucoup de chalans. Son cœur étoit parfaitement dégagé du premier sacrifice qu’elle avoit fait à la vanité et à la fausse ambition, elle céda donc entièrement le second à la nécessité ; au bout d’un certain temps, elle fit la connoissance d’un aimable jeune gentilhomme nommé Monsieur F...k ; sa personne étoit agréable et bien faite ; ses sentiments nobles et généreux ; à ses manières et à son langage, il sembloit descendre d’une race royale. On rapporte qu’il étoit le petit-fils de feu Théodore, roi de Corse, et qu’il n’avoit aucune espérance de succéder un jour au trône de son grand-père. Cette considération, quoique chimérique, pouvoit peut-être influencer en quelque sorte sur le cœur de Kitty, et exciter son ambition à prendre son vol vers la dignité royale, d’autant qu’il souffriroit qu’elle porta son nom ; plusieurs personnes conjecturèrent de-là, qu’ils étoient réellement mariés : que ce fut ou non vrai, il est certain que Monsieur F...k, étoit le seul homme qui eut fait quelqu’impression sur son cœur, et qu’ils vécurent ensemble, pendant un temps considérable, dans la liaison la plus tendre et la plus amicale, jusqu’à ce qu’enfin Monsieur F...k ayant été nommé à un commandement dans l’armée, il fut obligé, ainsi que son régiment, de passer en Amérique, où, bientôt après, il se trouva engagé avec l’armée Américaine, et après avoir combattu avec courage et intrépidité, il tomba mort sur le champ de bataille, universellement regretté de tous ses amis et de ses connoissances ; mais personne ne le pleura plus que Kitty, qui, aussi-tôt qu’elle eut appris ces tristes nouvelles, prit l’habit de veuve ; mais il s’en falloit que son chagrin extérieur n’égala sa douleur intérieure.

On lui fit alors plusieurs offres de liaisons et d’établissements ; ses admirateurs n’avoient pas osé, jusqu’à ce moment, lui faire des propositions, parce qu’ils avoient considéré Monsieur F...k comme un obstacle insurmontable à l’entière possession de ses affections et de sa personne.

Au nombre de ses adorateurs, étoit un certain duc qui, auparavant, n’étoit pas en puissance de lui former un établissement, parce que ses finances se trouvoient, avant sa dernière succession, dans l’état le plus déplorable ; mais ayant hérité, depuis peu, d’une immense fortune, aussi bien que du titre ducal, il s’adressa à Madame Matthew pour engager Miss Kitty à lui procurer une entrevue dans sa maison. Combien la proposition convenoit entièrement à son caractère, venant sur-tout de la part d’un homme du rang de son altesse qui s’étoit toujours distingué avec éclat dans la république de la galanterie, elle se rendit, sans hésiter, à la sommation qui lui étoit faite.

Afin que le lecteur puisse se former une juste idée du caractère de ce duc, nous pensons que la scène suivante, dans Piccadilly, laquelle, d’après la certitude que nous en avons, est véritable, suffira pour exposer dans son véritable jour le portrait de ce lord.

Lord Piccad (en bâillant). — Quelle veine de bonheur, le baronet Harry a eu la nuit dernière ! — Le diable certainement se mêloit de mes affaires, autrement je serois venu à bout de faire un coup avantageux… Si j’avois pu le tromper au dernier coup, je serois retourné chez moi avec cinq cents

La demoiselle de sérail à la promenade publique.
(Gravure du XVIIIe siècle.)

livres sterlings dans ma poche ; mais Harry a un œil si fin, qu’il est presqu’impossible de ruser avec lui sans être découvert.

(Entre un domestique.)

Le domestique. — Milord, Monsieur Buckram est en bas.

Lord P. — Et bien ! qu’il y reste : ne pouviez-vous point le renvoyer. Combien de fois vous ai-je recommandé, imbécile que vous êtes, de lui dire que je n’étois jamais au logis pour lui, à moins qu’il ne m’apporte de nouveaux habits.

Le Dom. — C’est exactement aujourd’hui le cas, milord, autrement je ne lui aurois pas laissé passé le seuil de la porte.

Lord P. — Oh ! si c’est comme cela, à la bonne heure ; mon esprit étoit si occupé de ma mauvaise fortune de la nuit dernière, que j’avois entièrement oublié que je lui avois commandé cet habit.

(Le domestique rentre avec Monsieur Buchram
qui lui montre un habit dans le dernier goût.)

Buck. — J’ai l’honneur d’apporter à votre altesse un des habits les plus élégants qu’on n’ait jamais vu en Angleterre. J’assure, milord, qu’il est tout à fait dans le goût Français.

Lord P. — Fort bien, Buckram. Pensez-vous que je l’eusse porté si il eût été autrement.

(Il le met, il se mire et s’admire entre deux glaces roulantes françaises, dont se servent les acteurs, les actrices et les élégantes.)

Lord P. — Je crois qu’il n’ira pas mal… Oui, avec quelque léger changement, il pourra bien m’aller.

Buck. — Il vous va à ravir, milord.

Lord P. — Je pense que cette étoffe… Laissez-moi la regarder de nouveau… Oui, je pense qu’elle n’est pas assez saillante.

Buck. — Oh ! milord ! il n’y en eut jamais de plus belle. Elle a été faite par mon fabricant qui est un parisien, et qui étoit regardé à Versailles le premier manufacturier du royaume.

Lord P. — Dès que vous êtes sûre de cela, je la trouve passable : l’habit m’ira : vous n’avez pas besoin d’attendre plus long-temps, M. Buckram, je vous enverrai chercher dans le courant de la semaine prochaine, aussi-tôt que je me serai décidé pour une autre étoffe.

Buck. — Je demande mille pardons à milord ; j’espère qu’il ne trouvera pas mauvais que je lui présente mon mémoire.

Lord P. — Oh ! non ! (Il le regarde.) Je vois que le total est de dix-sept cent livres sterlings et quelques sous. Je suppose que tous les articles sont au plus juste prix… Je sais que vous êtes très-exact.

Buck. — Oui, milord, vous verrez qu’il est très-juste, si vous voulez le comparer avec celui que j’eus l’honneur de vous présenter l’année dernière.

Lord P. — Je n’en regarde jamais, et j’en ai encore moins le souvenir, ainsi donc je ne m’en occuperai pas d’avantage.

Buck. — Je suis fâché, milord, de vous rappeler qu’à cette époque de l’année, nous autres marchands, nous avons grand besoin d’argent.

Lord P. — Et nous autres nobles, en avons besoin tous les jours de l’année.

Buck. — J’en conviens, milord, mais nos marchands de draps, nos merciers.

Lord P. — Sont-ils des joueurs ; s’ils le sont, vous pouvez les amener ici. Vous viendrez avec moi, et je vous ramènerai joyeusement à la maison.

Buck. — Oh ! non, milord, ils ne jouent jamais ; ils employent tout leur argent dans le commerce.

Lord P. — Alors ce n’est point une dette d’honneur qui doit vous inquiéter : bagatelle donc si vous ne leur donnez point d’argent à point nommé.

Buck. — Si vous ne pouvez pas, milord, me payer la totalité de mon mémoire, vous m’obligerez beaucoup de m’en remettre une partie.

Lord P. — Une partie, Buckram ! non, non, prenez le tout (il lui rend son mémoire) ne me le représentez jamais… Je hais de faire les choses à moitié.

Buck. — J’espère, milord, que vous aurez compassion de la détresse où je me trouve. Vous savez, milord, la promesse que vous m’avez faite l’année dernière, et je ne puis pas dire (excusez ma juste observation) que vous avez tenu votre engagement. Cependant, milord, vous ne devez pas ignorer que l’honneur d’un pair doit être aussi sacré que le serment d’un autre homme.

Lord P. — Et bien ! si je n’ai pas pu vous satisfaire, vous devant moins, comment diable pouvez-vous penser que je puisse vous payer maintenant, quand je vous dois davantage. Mais, à parler sérieusement, j’ai eu, depuis peu, un malheur diabolique, et même la nuit dernière, après avoir payé une forte dette d’honneur, j’ai perdu jusqu’à mon dernier schelling. Je ne pourrois pas maintenant me procurer cinq livres sterlings, à moins que Papillot ne veuille me fournir de l’argent, car mon crédit est totalement épuisé chez Arthur ; mais je puis cependant vous donner des espérances. J’ai trois chevaux à vendre mardi, une plantation régulière, dont je dois retirer au moins mille guinées ; ainsi vous voyez que c’est une excellente occasion pour vous ; mais ce qui doit en outre beaucoup plus vous rassurer, c’est que j’ai cette nuit un rendez-vous de hasard particulier avec un baronet Breton aussi riche qu’un Nabob, mais si peu rusé que certainement j’en tirerai le meilleur avantage possible ; et de par dieu, et sur mon honneur (ce qui est plus positif) vous aurez une bonne partie de la cassette.

Buck voyant que dans ce moment il ne lui étoit pas possible d’obtenir une guinée de son lord, pensa qu’il étoit prudent de se retirer ; et, par événement, il se comporta judicieusement, car le baronet reçut dans la nuit de si fortes saignées, que le lord Piccadilly envoya le lendemain matin deux cents livres sterlings à Buckram.


CHAPITRE XXXVII

Conditions sur lesquelles Kitty accepte les propositions du duc. Vue comparative, dans une matinée, des pouvoirs amoureux du jeune prince de Corse et ceux du duc de ... Situation lamentable de Miss N...sl...n. Événement qui sert d’introduction à une anecdote véritable du capitaine Toper.

Le lecteur a été pendant quelques moments détourné de savoir le résultat de l’entrevue qui devoit se faire dans la maison de Madame Matthew, entre le duc de ... et Kitty F...k. Après quelques compliments des deux côtés, son altesse lui dit :

Ma chère Kitty, il est maintenant en ma puissance de vous pourvoir décemment ; ce fut donc dans cette intention que je priai Mme Matthew de vous inviter à ce tête-à-tête. Je vais m’expliquer plus clairement, et vous dire mes propositions. Je vais placer sur votre tête une rente de cent livres sterlings, par an, et vous meubler une maison dans le goût le plus agréable. Je vous donnerai, pour votre entretien, dix guinées par semaine, et une voiture élégante à vos ordres.

Kitty approuva d’un signe de tête la proposition ; alors le duc lui présenta comme un gage de sa parole d’honneur, un billet de banque de cent livres sterlings : ils passèrent ensuite dans la salle à manger où le duc avoit fait préparer un repas splendide ; après le souper, ils se retirèrent dans la chambre à coucher, où nous les laisserons, pendant quelques heures, se livrer à leur appétit amoureux, et goûter les douceurs d’un repos nécessaire après les jouissances les plus sensuelles.

Le lendemain matin, Kitty, en se levant, trouva sur la toilette le poème de Torpedo qui, vraisemblablement, y avoit été laissé la veille par quelque nonne curieuse ; elle le parcourut ; elle trouva un passage qui la fit tellement éclater de rire, que le duc, qui n’étoit pas encore levé, s’écria :

Quel diable vous possède, Kitty, pour rire avec tant d’extravagance ; c’est un passage assez plaisant qui doit frapper l’imagination de toute femme qui a passé une nuit entière avec un débauché à moitié usé. — Je n’ai point, milord, l’intention de vous en appliquer la remarque ; mais voyez et jugez-en par vous-même. — Eh bien ! s’écria le duc après avoir seulement lu ces lignes : (quoi qu’aucun art céleste ne put animer F.tzp..tr..ck, ni même faire naître en lui une flamme douteuse). — Où diable est la raillerie, dit-il, je ne puis pas la découvrir. — Ce qu’il y a de pire, répliqua Kitty, en souriant malignement, c’est que je suis encore à la découvrir. — Trêves à votre raillerie, Kitty, ma réputation pour la galanterie a été trop long-temps établie pour que l’on puisse maintenant la révoquer en doute. — Trop longtemps, en effet, dans tous les sens, reprit Kitty ; elle est établie depuis si long-temps, qu’elle ressemble maintenant à une vieille sorcière qui radote au lieu d’agir.

Son altesse se retourna de l’autre côté et ronfla ; sa réplique qui prouva qu’il n’étoit pas grand admirateur de la discussion, tandis que Kitty, de son côté, après avoir lu quelques passages du poème, commença à considérer la différence qu’il y avoit entre un jeune roi et un vieux pair ; après quelques minutes de rêverie, elle se dit à elle-même, en français : « Ce n’est pas la longueur ni la grosseur des choses qui fait leur mérite ; Priape suranné ne vaut pas Hercule à vingt ans. »

Cependant, malgré cette opinion, Kitty jugea qu’il seroit plus prudent pour elle d’accepter les conditions du duc telles qu’elles lui étoient offertes. Pendant le temps du déjeûner, elle changea de langage, et au lieu de plaisanter avec l’auteur du Torpedo, elle le tourna en ridicule, en disant, que l’ouvrage étoit insipide, ridicule et écrit, comme on pouvoit aisément s’en apercevoir, par un meurre de faim, qui ne l’avoit composé que dans le dessein de se procurer quelques dîners. Le duc fut si satisfait de ce jugement (car il avoit lu, avant elle, le poème, et il avoit été grandement mortifié, de s’y voir parfaitement peint) que lorsque Kitty eut dit, qu’elle regardoit son altesse comme la personne de l’Angleterre qui possédoit mieux les qualités requises dans les plaisirs amoureux, qu’il lui remit un billet de banque de cent livres sterlings, en lui observant qu’il espéroit qu’elle ne ressembloit pas à Fanny Murray qui avoit fait un déjeûner d’un billet de banque[5].

Le duc ne fut pas plutôt de retour chez lui, qu’il ordonna à son valet-de-chambre, qui étoit son confident et son mercure, de lui chercher une maison agréable : en ayant trouvé une conforme à son dessein, il enjoignit à son tapissier de la lui meubler dans le genre le plus élégant.

Ayant donc suivi Kitty dans son nouveau logement, avec une femme-de-chambre et des domestiques pour la servir, nous allons la laisser réfléchir sur sa bonne fortune, et satisfaire sa vanité et son ambition en s’imaginant être la duchesse de ...

Que le lecteur ne croye cependant pas que toutes les jeunes personnes qui ont sacrifié leurs charmes à la prostitution, ayant été aussi heureuses que Kitty Fred..k. Pour prouver cette assertion, nous allons présenter une scène ordinaire de la vie. Le lecteur doit se rappeler que, dans un de nos chapitres précédents, nous l’avons introduit chez Miss Nelson, et que nous l’avons informé de son désastre religieux au sujet des petits pots de lady Cr..ven. Nous allons maintenant rendre une autre visite à cette dame à dessein de l’informer jusqu’à quel point ses pieux efforts ont été couronnés de succès, après avoir reçu les instructions religieuses et utiles de son ami et adorateur Jésuite.

Miss Nelson avoit été plusieurs fois à la chapelle de S...n ; elle avoit dirigée sur son excellence toute l’artillerie de ses œillades ; elle s’étoit flattée plus d’une fois d’un succès favorable ; mais elle n’avoit pas encore pu trouver l’occasion de se procurer une entrevue avec lui. Un soir, qu’il y avoit une mascarade au Panthéon, elle apprit de bonne autorité que l’ambassadeur devoit s’y rendre en personne ; elle résolut, n’importe quelle en seroit l’issue, d’y aller. L’ivrogne capitaine Toper l’étoit venu voir l’après-midi ; elle espéroit fortement qu’il la régaleroit d’un billet ; mais hélas ! le capitaine étoit hors d’état de la satisfaire, car il ne possédoit pas une guinée dans le monde, et il maudissoit sa fatale étoile qui le privoit ainsi d’argent dans un moment où il y avoit des mascarades ; un divertissement auquel il ne pouvoit pas plus résister qu’au vin de Bourgogne et de Champagne, quand ses finances lui permettoient de satisfaire ses passions. Le capitaine avoit bu beaucoup au-delà de la mesure ordinaire en se rendant à son logement, dans Rathbone-Place ; il eut une dispute très-vive avec une assemblée nombreuse qui étoit devant sa porte ; on jugea nécessaire d’envoyer chercher les juges de paix, afin de prévenir les outrages de la populace qui s’imaginoit de bonne foi que le vice amiral P..ll..ser s’étoit réfugié dans ce logis.

Miss Nelson se trouvant ainsi frustrée, il ne lui restoit d’autre ressource que celle d’envoyer par sa domestique ses robes et ajustements chez un préteur sur gages ; mais toutes ces choses ne produisirent qu’une somme suffisante pour acheter le billet ; qui lui restoit-il donc à faire ? La pensée devoit être aussi rapide que la détresse étoit grande. La pendule qui étoit au-dessus de son lit, et qui dépendoit de l’appartement, attira, sur-le-champ, ses regards, et elle l’envoya par sa fille directement chez son oncle ; mais malheureusement ce qu’elle considéroit comme une dernière ressource, n’en étoit point une, car elle n’en retira que quinze schellings, au lieu d’une guinée et demie qu’elle comptoit recevoir ; il étoit cependant absolument nécessaire d’en venir à un autre expédient : toute la garde-robe de la pauvre Nelson ne consistoit plus alors que dans trois chemises et celle qu’elle avoit sur son corps ; elle en fit aussi-tôt un paquet qu’elle envoya chez sa parente ; elle se trouva donc réduite littéralement à son unique et dernière chemise.

Le lecteur dira sans doute que c’étoit un coup hardi et téméraire pour Nelson ; mais le sort en étoit jeté, et elle ne pouvoit plus reculer. Elle se rendit donc à la mascarade dans un habillement de bergère qui lui alloit à merveille. L’ambassadeur fut frappé de l’élégance et de la beauté de sa figure ; il l’aborda, lui parla, et la prit pour une femme dans le grand genre, parce qu’elle ne s’associoit pas avec aucune des grisettes des séminaires qu’elle évitoit avec le plus grand soin ; il dansa un menuet avec elle. Le résultat fut qu’il la reconduisit chez elle, qu’il y resta jusqu’au matin, qu’il lui fit un présent bien au-delà de ce qu’il lui falloit pour retirer, non seulement ses effets, mais pour payer encore tout ce qu’elle devoit. L’ambassadeur fut si satisfait de la réception que lui avoit faite Miss Nelson, qu’il lui promit, en se retirant, de venir la revoir dans peu de jours.


CHAPITRE XXXVIII

Visite dans Berkeley-Street : amours du lord G...r. Attachement de MM. M..ly..ts, père et fils. Perfection du lord G...r sur les lits élastiques de Gale. Grande capacité des coureurs de Mad. W..st..n. Description et caractère des visiteurs femelles de Mme W..st..n. Les trois Grâces introduites dans les personnes de Miss C..rter, Miss St..nley et Miss Armstr..ng, avec quelques anecdotes frappantes sur leurs vies.

Nous pensons que nous ne faisons pas mal d’aller maintenant dans Berkeley-Street, Piccadilly, d’autant que nous trouverons une mère abbesse célèbre, connue avantageusement sous le nom de Madame W..st..n. Cette dame est la sœur du palfrenier et principal mercure du lord Gro..ner : son frère d’abord l’établit sur le même pied, et en même temps lui procura la pratique, la protection et la recommandation de son lord qui, à cet égard, a pleinement remplit sa promesse ; car, quoiqu’il rode quelquefois dans les séminaires de King’s-Place, ou ceux des environs de Marybone, son principal penchant est pour celui de Berkeley-Street. Il vient constamment trois fois par semaine, et quelquefois plus souvent, chez Madame W..st..n pour y voir Miss Hayw..d.

Aucune duègue n’entend mieux son commerce que Madame W..st..n ; elle a à sa volonté des nonnes de toutes grandeurs et figures différentes, elle n’en a seulement que deux qui demeurent chez elle : Louise Sm.th et Caroline J..nes. La première de ces deux dames est alternativement visitée par Messieurs M..lyts père et fils ; mais comme elle pense de la même manière que monsieur Wilkes, qui est entièrement orthodoxe, elle considère qu’une troisième personne de même sang, devroit être introduite. Le vieux M..ly..t qui a maintenant soixante ans, est toujours un libertin décidé : il a débauché plus de femmes que, peut-être, aucun homme dans le cours de ce siècle ; étant ennuyé de S..e et fatigué de M...x, il pensa que Louise est un friand morceau, quoiqu’il soit rivalisé par son propre fils qui, par l’entremise de Miss Smith, est toujours bien dans les bonnes grâces de son père.

Madame W..st..n n’eut pas plutôt entendu dire que Charlotte Hayes s’étoit retirée du commerce, qu’elle s’adressa aussitôt à elle, et lui acheta tous ses lits élastiques, inventés par le grand génie créatif du comte O’k...ly, et contruits par le célèbre mécanicien et tapissier Monsieur Gale. Cette dame, non satisfaite, d’avoir en sa possession ces lits élastiques, qui, sans peine ni fatigue quelconque, donnent aux deux parties contractantes les mouvements les plus agréables dans les moments les plus vifs, pria le lord Gro..ner (qui a également un beau génie mécanicien, et qui a déjà grandement perfectionné les machines de Madame Phillip, en les assurant de manière qu’elles ne peuvent jamais rompre dans l’action) de vouloir bien lui communiquer ses idées sur la perfection de ces lits élastiques. Le lord Gro...ner imagina sur-le-champ un ressort additionnel à la satisfaction surprenante et à la sensation de l’acteur et de l’actrice, dont Clart Hayw..d, qui en a plus d’une fois fait l’épreuve, peut rendre le témoignage le plus flatteur ; en faveur de ce ressort additionnel nous pouvons, en outre, citer la foule extraordinaire des personnes des deux sexes qu’il attire journellement dans la maison de Madame W..st..n qui est fréquentée des pairs et des pairesses, des femmes lubriques, et encore plus des veuves voluptueuses. Madame W..st..n a, en même temps, en paye constante, les coureurs les plus renommés des trois royaumes, qui sont toujours disposés à monter, à la garantie d’une minute près, et qui peuvent aller au pas, trotter ou galopper, suivant la satisfaction la plus agréable de leurs écolières.

Il vient aussi dans ce séminaire plusieurs Laïs de ton, dont les nécessités les forcent d’accepter des récompenses pécunières ; de ce nombre sont, premièrement, Miss S..br.k, de Newman-Street. Cette dame est la fille d’un brocanteur qui demeuroit dans Round-Court proche le Strand. C’est une superbe fille ; elle a les yeux noirs et très-expressifs, et de beaux cheveux bruns ; elle est d’une moyenne grandeur et très-bien faite ; elle est en général plus recommandable par l’élégance de sa personne, que par la magnificence de son habillement. Elle est nominativement entretenue par le capitaine B...y : mais il est à peine possible que la paye du capitaine (car nous n’avons jamais appris qu’il ait possédé la moindre fortune) puisse le soutenir lui et Miss S..br..k de la manière somptueuse dont elle brille ; mais l’explication de l’énigme est dans ses fréquentes visites dans la maison de Madame W..st..n, où le lord I...m, et quelques autres gentilhommes, lui portent souvent des toasts. Miss D..s..n paroît quelquefois dans ce séminaire, mais ce n’est que lorsqu’on l’envoie chercher comme une artiste habile qui sait parfaitement exécuter sa partie, et que l’on paye sa voiture avant qu’elle fasse cette excursion ; d’autant plus que sa maison n’est pas conséquente, et qu’à son dernier bénéfice, la nuit étoit si humide, qu’une partie de ses ajustements s’en est ressenti le long de la route, en regagnant

IV. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
Le médecin avorteur fait mourir la demoiselle de sérail.
(Gravure de William Hogarth.)

pédestrement son logis. Le colonel F..tz..y, comme maître des divertissements de ce séminaire, y préside à ce sujet ; et Miss D..w..n lui fournit des satisfactions telles qu’elles surpassent la douzième nuit. — Miss R..yn.ds, une autre dame de New-Street, vient très-fréquemment chez Mad. W..st..n ; elle est grande, bien faite et gentille ; ses traits sont réguliers et délicats. Nous avons aussi remarqué Miss C..rter, Miss St..nley et Miss A..mst..g, dans le nombre des personnes qui visitent ce séminaire. Ces dames du haut ton sont si généralement connues, que nous croyons nécessaire de donner la description de leurs charmes et de leurs caractères.

La première de ces dames fut, il y a quelque temps, entretenue par le baronet William D... ; mais ce gentilhomme l’ayant trouvée un jour dans des ambrassades amoureuses avec son valet-de-chambre, il la chassa littéralement à coups de pied au cul. Elle fit cependant, bientôt après, la connoissance du lord B... ; et ce fut ce lord qui la mit sur son ton si élégant, que les peintres et les dessinateurs ont pris une remarque particulière de sa personne, et ont exposé sa jolie figure en public. Elle a une passion inconcevable pour le capitaine L... ; mais comme l’argent est l’unique mobile qui dirige sa conduite, et que le capitaine est plutôt dans le cas de lui en demander que de lui en donner, elle se soumet, suivant le cas urgent, à rendre visite à Madame W..st..n, qui ne manque jamais de lui remettre cinq guinées avant son départ.

Miss St..nley est une jeune dame dont les prétentions étoient bien supérieures au rang dans lequel elle est maintenant. Son père étoit un riche commissionnaire dans la ville ; et on répandoit dans le monde qu’elle devoit avoir une fortune de dix mille livres sterlings. Après avoir reçue l’éducation la plus soignée, on la jugea une des jeunes personnes les plus accomplies dans Farringdon Ward. Plusieurs gentilhommes d’une grande opulence lui firent la cour ; mais son cœur étoit fixé sur un homme de rang, allié à une noble famille et qui étoit sur le point d’être revêtu d’un caractère distingué pour une cour étrangère. Les intentions de son amant préféré étoient pures et honorables ; le jour de la célébration de leurs noces étoit fixé, lorsqu’à cette époque critique, la banqueroute d’une maison capitale de la ville, occasionnée par la malheureuse guerre de l’Amérique, enveloppa M. St..nley dans la même infortune. Son nom ne parut pas plutôt dans la Gazette que l’époux destiné de Miss St..nley discontinua ses visites, qu’elle n’entendit parler de lui que lorsqu’elle lut dans les papiers publics son arrivée et sa réception à une certaine cour étrangère : ainsi toutes ses espérances de félicité étant évanouies, le désespoir étoit la seule perspective qu’elle avoit sous les yeux ; et dans un acte de cette nature, et par la médiation de Charlotte Hayes, elle se sacrifia pour une modique somme à M...z le juif.

Miss Armstr..ng, la dernière de ces trois personnes que nous pouvons, avec raison, appeler les grâces, est une jeune dame de talents extraordinaires ; car, outre les charmes de sa personne qui sont bien supérieurs à ceux de la plupart du sexe, elle possède un esprit rare qui a été beaucoup cultivé par la lecture, et qui, joint à une mémoire prodigieuse, lui procure l’occasion de briller sur tous les sujets : elle a une imagination vive et une facilité de s’exprimer qui augmenteroient la réputation de plusieurs personnes qui sont rangées sur la liste des beaux esprits du siècle. George S..lw.n l’appelle sa Sapho ; et elle a été baptisé dans les temps du nom des Neuf-Muses : elle a trop de bon sens pour ne pas être convaincue que le genre de vie qu’elle mène à présent est véritablement méprisable, et elle n’attend que l’occasion pour abandonner le froc de la prostitution ; elle étoit sous la direction et les soins de Monsieur Garrik quelque temps avant sa mort. Cet acteur inimitable lui donnoit les espérances les plus flatteuses de succès dans la carrière dramatique ; mais la perte de cet homme célèbre, que tous les admirateurs de Melpomène et de Thalie doivent, à juste titre, regretter, en fut très-sensible pour Miss Armst..ng qui en lui perdoit son protecteur, son tuteur et son ami. En employant ce dernier mot nous ne prétendons point l’appliquer dans le sens amoureux, mais lui donner sa vraie signification littérale. La nécessité force maintenant Miss Armst..ng de rendre des visites à Madame W..st..n ; sa compagnie est recherchée avec empressement, non pas tant en raison des plaisirs sensuels qu’elle peut procurer, mais plutôt en considération de l’agrément et de l’enjouement aimable que l’on retire de sa conversation. Elle reçoit souvent de fort beaux présents sans avoir accordé la plus petite faveur, hormis celle d’enchanter ses convives par la justesse et la vivacité de son esprit : que l’on ne s’imagine pas qu’elle manque d’attraits personnels ; elle en est très éloignée, et si le lecteur forme le moindre doute sur cette assertion, nous le prions de se transporter chez le marchand d’estampes dans May’s-Building, où il trouvera le portrait très-ressemblant de Miss Armstr..ng.


CHAPITRE XXXIX

Chapitre mélangé, ou rapsodie dans lequel on trouvera des faits et des idées bizarres conformes à tous les goûts et caractères. Transition inattendue du rire au sérieux, et du grave à l’enjouement. Pensées sur l’adultère : coutume des Turcs à cette occasion : expédient proposé pour le prévenir.

Tandis que lady V...e prend une vue microscopique de la plante sensitive de son lord, et qu’elle peut à peine, par le secours de cet instrument visuel, apercevoir l’enflure d’un pouce ; tandis que la lubrique Messaline de Stable-Yard provoque de chatouillements par l’usage intérieur des pastilles échauffantes, et force le général à prendre des cantharides pour répondre à temps à ses soupirs ; tandis que lady L...r prend des leçons de Manège à la S. George avec son palfrenier, afin de connoître son habilité dans cet art, avant de faire sa retraite temporaire de ce monde folâtre ; tandis que lady Gro..r prépare les chapeaux cypriens nouvellement inventés, et qui ont premièrement été introduits dans le Bal d’Amour de Madame Pendergast, par l’Oiseau de Paradis ; tandis que lady P...cy forme une nouvelle intrigue avec le coq du village d’Hampton, qui a complètement établi sa réputation parmi les vierges, les femmes mariées et les veuves : le globe tourne toujours sur son axe : les jours et les nuits sont à peu près égaux vers les équinoxes : les sénateurs se querellent pour les intérêts de terre et de mer. Ceux qui sont pour la cause de la mer attaquent ceux qui sont du parti contraire de malversation dans leurs régies ; et, quand ils se sont bien disputés et injuriés, ils ont recours à la question préalable, et leurs débats se terminent enfin par une majorité bien assurée.

Tel étoit l’état précis des affaires lors de notre introduction au Chapitre 32 de cet ouvrage qui, nous n’en doutons point, sera lu dans tous les quartiers du globe par les personnes de toutes les religions, de tous les partis et genres quelconques, sans en exclure l’épicurien ; et qui, de plus, sera traduit dans toutes les langues mortes et vivantes qui, jusqu’à ce jour, ont été inventées, sans en excepter celle de l’île de Formosa, quoiqu’elle n’ait jamais existé que dans la tête de son auteur. Mais il me semble entendre la voix de la critique s’écrier :

La vanité des écrivains est insupportable ; de quelle utilité peut être au monde une pareille production ? Quelle morale peut-on retirer d’un ouvrage dont le seul plan est d’exposer des scènes de lubricité et de débauche compliquée ?

Nous répondons modestement à cet argument que cet ouvrage, par les portraits hardis, naturels et véritables qui y sont décris, peut détourner la partie innocente et ignorante de notre sexe, de la route libertine et vicieuse de la vie, en la voyant embarrassée de tant d’événements dangereux et de situations sinistres ; il peut montrer à l’autre sexe, par un médium juste et fidèle, les caractères de leurs lords et maîtres, des philosophes, des moralistes et réformateurs du siècle ; il démasque l’hypocrite caché, le libertin marié, le preneur infâme, le lord méprisable et le débauché superstitieux. Que le monde envisage dans les pleins rais du soleil les portraits de ces Mécréants, et si, d’après une telle exposition, il n’en retire pas quelques heureuses conséquences, même dans un sens moral, ce sera alors la faute du lecteur et non là nôtre. À cet égard nous ne pousserons pas plus loin notre apologie sur la publication de cet ouvrage, d’autant que nous l’avons déjà faite dans plusieurs endroits de ce livre, mais nous laisserons au critique dire tout ce qu’il voudra ; et nous allons pour un moment, examiner la mauvaise conduite et les indiscrétions des jeunes personnes du beau sexe que l’on regarde chastes et vertueuses, et qui néanmoins sont coupables de pareils défauts, qui certainement, dans un sens au moins moral, les mettent au niveau, pour ne pas dire au-dessous de la prostitution commune.

Le lecteur supposa peut-être que nous voulons faire une apologie morale des bijoux indiscrets que l’on trouve dans les principaux magasins aux alentours de St-James. Nous pouvons cependant assurer que c’est en quelque sorte à ces genres de publications que l’on doit attribuer les fatales conséquences de l’éducation des écoles femelles qui produisent, dans ce sexe, autant de conséquences dangereuses que la masturbation dans les écoles des hommes. On peut en citer différents exemples parmi le grand nombre de jeunes personnes du haut rang ; et c’est à cette cause que l’on peut attribuer le manque d’héritiers aux premières successions de l’Angleterre. Plusieurs auteurs véridiques nous parlent des fatals effets de ces pratiques qui, par l’exercice violent de la masturbation et d’après les exemples qu’ils en publient, ont énervés leur corps au point de rendre leur sexe douteux, et même de les priver à jamais de suites agréables qui résultent des caresses d’un homme.

Néanmoins le lecteur peut fort bien douter de l’autorité de ces écrivains, et croire que les bijoux indiscrets sont seulement des enfantillage imaginaires ; et que le beau sexe, au lieu de s’adonner à ces pratiques contre-nature, se jette facilement dans les bras de chaque beau garçon qu’il rencontre : comme un certain gentilhomme a depuis peu déclaré, d’après le projet d’un acte du parlement pour prévenir l’adultère, que les divorces avoient eu plus de vogue dans ce règne (malgré la vertu exemplaire et l’attachement d’un certain couple illustre et royal) que jamais les annales de l’histoire aient produits depuis l’établissement de l’empire dans ces royaumes ; mais pour peu que le lecteur veuille réfléchir un moment, il sera bientôt convaincu que le témoignage des auteurs n’est pas tout-à-fait sans fondement.

Relativement au bill de ce lord, les parties ne peuvent point se remarier ensemble ni même s’unir à aucune autre personne avant l’expiration d’une année : ce qui nous rappelle les lois et les coutumes des Turcs, par rapport aux mariages et aux divorces.

Les Turcs opulens ont souvent trois ou quatre femmes et peut-être encore des concubines ; mais ils préfèrent, d’après la partie la plus louable de la loi, d’habiter avec les femmes, ce qui leur est également convenable, car ils peuvent les changer et rechanger aussi souvent que le nombre indiqué le leur permet. Après le divorce ils peuvent reprendre la même femme une seconde fois, mais non pas une troisième, à moins qu’elle n’ait été marié à un autre homme. Aucun homme ne peut épouser une femme divorcée que quatre mois et demi après sa séparation totale de son premier mari. L’homme peut obliger la femme divorcée à garder un enfant jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de deux ans[6].

Après avoir cité ce qui concerne les divorces, le lecteur ne sera peut-être pas mécontent de connoître la nature et le cérémonial du mariage parmi les Turcs que nous prenons également dans le même ouvrage.

Les Turcs sont tous sujets aux liens du mariage. Le Grand Seigneur en est entièrement exempt, il prétend que le privilège de Mahomet lui est seul réservé : et pour éviter un contrat formel de parenté, où, suivant le langage turc, pour ne pas mêler son sang avec celui d’aucune famille dans son empire, il n’a point de femme, mais seulement des concubines. La première qui lui donne un fils est nommée la Sultane Haseki ; elle est couronnée de fleurs ; elle prend les prérogatives de femme, et gouverne le Haram.

Il est permis à d’autres Turcs d’avoir quatre femmes ; ils peuvent se marier, comme le dit Kabbin ; c’est-à-dire qu’ils paroissent devant le tribunal de justice ; ils déclarent que la femme qu’ils prennent est leur femme ; ils entrent dans l’obligation, que lorsqu’ils jugeront convenable de la renvoyer, d’élever les enfants, et de donner à leur femme une certaine somme stipulée qu’ils proportionnent soit à leurs circonstances, soit au temps qu’ils jugent le plus convenable pour eux de cohabiter avec elle. Ce n’est point une tache infamante pour une femme d’être ainsi répudiée, et cela ne l’empêche point de trouver un autre mari.

Nous trouvons aussi que les filles, à dessein de ne pas être trompées par un mari, ont une coutume pareille en quelque sorte à celle de la Nouvelle Angleterre ; car quoiqu’elles ne couchent pas avec les époux qu’on leur destine, elles insistent pour voir leur associé proposé in puris naturalibus, sans qu’une pareille exhibition les fasse rougir. Si elles approuvent le candidat pour le mariage, elles consentent aussi-tôt à lui donner la main ; mais s’il ne répond pas à leur attente, et si sa virilité leur semble douteuse, elles ont la liberté de le rejeter sans assigner la cause de leur refus. Si on introduisoit une pareille coutume en Angleterre, elle seroit d’un grand avantages aux dames, et elles pourroit être un moyen de prévenir les divorces ; d’autant que les femmes de rang et de ton pourroient faire cette inspection avec impunité, et sans que l’on puisse douter de leur modestie. Que de V...ne et P...y n’auroient pas alors de justes raisons de se plaindre des défauts de leurs maris et de leurs infidélités conjugales.


CHAPITRE XL

Visite à Mme le P... : petit coup de charlatanerie, en intrigue, qui a presque manqué de devenir fatal à cette dame. Imposture extraordinaire et découverte ridicule. Moyens pris par Mme le P... pour rétablir la dignité et la réputation de sa maison. Description des Amourettes, et de nouvelles débarquées. Tricherie d’un bureau de loterie.

Nous avions presqu’oublié de visiter notre ancienne amie et connoissance Madame le P... qui demeure dans la partie méridionale de Molton-Street. Cette dame a l’honneur de recevoir et de traiter la première noblesse de l’Angleterre, ainsi que les ministres étrangers, d’une manière aussi élégante que les mères abbesses aux alantours de St. James. Une aventure malheureuse qui arriva dernièrement au comte H...g a jeté quelque discrédit sur ce séminaire. Madame le P... avoit informé le comte, par un mot d’écrit, qu’elle devoit ce soir recevoir la visite d’une jeune dame qui venoit de s’échapper de ses parents qui étoient d’une famille noble ; mais qu’étant traversée dans ses amours, et son amant ayant épousé une autre jeune dame de sa connoissance, elle étoit résolue, cette nuit, de se sacrifier à la déesse de Paphos, d’autant plus qu’elle étoit celle fixée pour ses noces, et que ce jour étoit celui où sa rivale venoit d’épouser son amant. Le comte qui est toujours très-galant en ces sortes d’occasions, et ne laisse jamais échapper celle d’être introduit auprès d’une belle femme, sur-tout lorsqu’elle est réputée pour une dame modeste, se rendit à l’invitation à l’heure indiquée, et fut présenté par Madame le P... à Miss Lar...che (tel étoit le nom temporaire qu’elle portoit.) Miss Lar...che avoit reçue une éducation soignée, et avoit fréquentée, jusqu’au moment de sa fuite, la meilleure compagnie ; elle étoit en conséquence en état de recevoir le comte d’une manière convenable à l’idée qu’il s’en étoit formée. Connoissant une grande partie des premières familles de l’Angleterre, elle pouvoit convenablement parler de leurs alliances et liaisons ; elle savoit parfaitement la langue française ; elle étoit musicienne et avoit une voix très-harmonieuse ; douée de pareils talents, le comte fut aisément persuadé que Miss Lar...che étoit précieusement une personne telle que Madame le P... la lui avoit représentée ; dans cette présomption, il goûta la compagnie de Miss Lar...che avec la plus grande satisfaction, et après s’être préparé par des arts purement imaginaires, il fut porté à croire qu’il étoit aussi vigoureux que jamais, et qu’il avoit alors possédé une véritable vestale. Dès qu’il s’en alla, il lui fit un fort beau présent, et il lui promit de renouveler sa visite dans peu de jours.

Le comte, dans l’intérim, se trouvant en compagnie avec M. M..p..n et le ministre R..., se vanta de son heureuse aventure, et il leur dit qu’il étoit très-satisfait d’avoir éprouvé que ses forces athlétiques n’étoient pas diminuées, et qu’il avoit eu la nuit d’auparavant un entretien particulier avec une jeune vierge. Monsieur M..p.n lui répondit qu’il n’étoit point du tout surpris des capacités du comte ; mais d’après la description de la jeune dame en question qui ressembloit si exactement à celle dont il avoit joui peu de nuits auparavant dans King’s-Place, sous le nom de Rey..lds, il offrit au comte de gager vingt guinées qu’il alloit lui écrire de se trouver, sous ce dernier nom, à Bedford Arms, et que d’après son invitation, elle s’y rendroit aussi-tôt.

Le pari fut tenu, et Miss Rey..lds envoyé cherché pour venir à Bedford Arms. Le comte fut mis dans une chambre adjacente, et par un trou, fait à dessein, il pouvoit voir la dame. En moins d’une heure, Miss Rey..lds arriva avec le commissionnaire. Le comte étoit placé comme on en étoit convenu ; la jeune personne étant introduite, il fut aussitôt convaincu qu’elle étoit la femelle identifiée que Madame le P... lui avoit présentée comme la fugitive Lar...che.

Cette découverte mortifia grandement le comte, non pas tant d’avoir été trompé par Madame le P..., que de la conséquence de s’être vanté, en manière d’intrigue, de sa bonne fortune ; il fut obligé de supporter la raillerie de tout le Corps Diplomatique, peu de jours après que tous les membres réunis dînèrent ensemble. Chacun le complimenta de sa bonne fortune avec les dames, et de ses rares qualités athlétiques à soutenir la conversation des pucelles avec la facilité et la vigueur d’un jeune homme de vingt ans.

Cette découverte malheureuse fut pendant quelque temps, très-pernicieuse à Madame le P... qui, par cette supercherie, perdit la pratique de tous les ministres étrangers. Cette aventure étant répandue, plusieurs de ses visiteurs mâles doutant de sa véracité en pareilles occasions, ne reparurent plus dans sa maison.

Cependant Madame le P... ayant jugé convenable de recruter de nouvelles nonnes et de les avoir de première origine, rappela bientôt, par cet expédient, la majeure partie de ses pratiques ; et sa maison, à cette époque étoit, pour nous exprimer dans le sens vulgaire, un des meilleurs marchés charnels de la ville.

En moins d’un mois elle avoit fait le choix de deux jolies parisiennes arrivées récemment de France, et qui étoient, tout-à-fait, de nouvelles figures dans Londres ; elles étoient les deux sœurs, et avoient pris le nom de mesdemoiselles Amourettes : elles avoient en effet le droit de porter ce nom ; car, dès qu’elles furent présentées au lord C..le pour choisir celle d’entr’elles qui lui plairoit davantage, il leur dit : « Ma foi, Mesdames, vous êtes jolies comme les amours mêmes, il n’y a point moyen de choisir, il faut vous prendre tour à tour. » Outres ces aimables parisiennes, madame le P... s’étoit procurée une fort jolie cargaison de nouvelles anglaises, fraîches comme l’aurore, et arrivées par le dernier carrosse d’York. Betty Will..s, Lucy Clevl..d, Jenny Pr..tt, Nancy Pr..sons, étoient toutes de superbes filles très-saines, qui, par supercherie, avoient été attirées dans ce genre de servitude infamante, au lieu de cet état de travail pour lequel elles avoient entrepris le voyage de Londres. Malgré le nombre de ces charmantes personnes, Madame le P... recevoit fréquemment la visite des trois grâces que nous avons déjà introduites sous les caractères de Miss Carter, Miss Armstr...g et Miss Stanley.

Ainsi donc, d’après ce changement délicieux, Madame le P..., non seulement rétablit le réputation de sa maison, mais elle fit revenir chez elle la partie la plus estimable du Corps Diplomatique qui étoit grandement enthousiasmé tant de la vivacité que de la beauté des Amourettes, et qui, suivant l’occasion et par sorte de variété, passoit également des moments délicieux avec les nouvelles débarquées et quelquefois avec les grâces.

Ainsi, Madame le P..., en unissant ensemble la frivolité parisienne à la simplicité rustique et à la grâce de la cour, avoit presque, pour ainsi dire, rassemblé chaque point distinctif de beauté en un seul endroit, de sorte que l’on pouvoit assurer qu’elle avoit un sérail aussi complet et aussi varié que le Grand Seigneur même.

Nous ne pouvons nous empêcher de mentionner ici deux aventures bizarres, et en quelque sorte mortifiantes, qui arriva aux Amourettes, bientôt après leur arrivée dans ce séminaire. Ces deux sœurs s’imaginant qu’il y avoit pour elles une certitude de faire leur fortune dans la métropole de l’Angleterre, qui étoit le centre de la richesse, aussi bien que du vice et de la folie, elles jugèrent convenable de poursuivre, à cet effet, chaque avenue qui, suivant leur discernement, conduit au temple de la Déesse aveugle ; la loterie en conséquence leur parut être la routine assurée pour gagner vingt mille livres sterlings, par un simple coup de main. C’étoit le temps du tirage, et elles ne manquoient pas chaque soir de devenir actionnaires, et d’y mettre la majeure partie de leur gain ; elles perdirent la première semaine plus de quarante livrée sterlings ; la seconde leur produisit un aspect plus propice ; mais l’événement en décida autrement. Le premier jour qu’elles avoient eu une veine de bonheur, et que, d’après leur mise qui s’élevoit au-delà de dix livres sterlings, elles étoient dans l’attente de recevoir plus de deux cent livres sterlings, le soir même de ce jour, le bureau de loterie où elles avoient déposé leur argent se trouva fermé, et le receveur décampa à la sourdine : elles furent également malheureuse le lendemain, car on refusa de les payer dans un autre bureau, sous le prétexte qu’il y avoit de la fraude dans un des numéros de la mise. Étant donc ainsi trompées, elles se trouvèrent, à la fin du tirage, avoir deux cent livres sterlings de moins dans leurs poches, au lieu de quinze cent livres sterlings au moins qu’elles auroient reçues si elles eussent été payées légitimement de leurs mises.

Il leur arriva aussi un autre accident assez mortifiant, quoiqu’il ne fut pas aussi essentiellement intéressant. Deux riches commissionnaires juifs avoient coutume de leur rendre de fréquentes visites et de leur faire constamment leurs compliments en or léger ; mais elles avoient reçu l’ordre de Madame le P... de ne jamais penser à peser leur argent, afin de ne point faire injure à ses pratiques ; en conséquence, elles ne firent point de remontrance à leurs bienfaiteurs ; mais elles échangèrent constamment leur or léger à une perte considérable. Elles se virent obligées, dans le courant d’une semaine, de vendre trente de ces guinées légères, à deux sterlings de perte par chaque guinée. À la fin, nos gentilhommes juifs raffinoient tant sur l’honnêteté, que chacune des guinées que les Amourettes recevoient d’eux en échange des complaisances qu’elles leur témoignoient, étoient chaque fois plus légères que celles dont elles avoient déjà disposées ; car, avant qu’elles pussent obtenir de l’une ou l’autre de ces personnes probes une guinée passable, elles perdirent jusqu’à quatre schellings et douze sols par guinée. Un jour que ces deux Messieurs étoient très-gais, les Amourettes informèrent leurs amis lévitiques de l’événement, mais un d’eux leur répliqua : « Pourquoi ne pas m’en avoir prévenu plutôt, je vous les aurois reprise à trois schellings seulement d’escompte ? »


CHAPITRE XLI

Sur la beauté : attachement du sexe à la beauté. Quelques observations sur la beauté.

Saint-Evremond nous dit que les derniers soupirs d’une jolie femme sont plus pour la perte de sa beauté que pour celle de sa vie. L’expérience semble prouver d’une manière convaincante la vérité de l’assertion. Ce chapitre étant entièrement destiné à la beauté, il sera très-court. Nous espérons que nos lecteurs ne pensent pas, qu’en imitation de l’illustre orateur Monsieur Burke, nous allons le traiter dans le genre sublime ; nous venons tout de suite au fait :

Échelle de la Beauté.
Divine.
Nous ne doutons point que toutes les jeunes personnes du sexe qui ont une juste prétention au titre de tout ensemble, ne se croyant divines. Cependant nous ne classerons aucun de nos beaux lecteurs sur le ton. Mais nous les laisserons prendre eux-mêmes leurs places suivant leur propre satisfaction.
Angélique.
Adorable.
Charmante.
Belle.
Jolie.
Agréable.
Je ne sais quoi.
Le tout ensemble.

Hogarth a décrit la beauté par une S.

Cependant nous doutons si jamais Charlotte Hayes, Madame Adams, ou la célèbre Goadby elle-même, aient jamais bien remarqué le vrai signe de la beauté dans le choix de leurs nonnes dévouées au culte de la déesse de Cypris. Polly C... ressemble plus à un B enflé qu’à aucune autre lettre de l’alphabet ; car elle paroît avoir été formée d’après le modèle exposé dans le magasin du Marchand d’estampe dans Ratcliffe Highway. Kitty M nous rappelle un grand J ; malgré tout l’art du rouge et autres pots dans le même genre qu’elle appelle à son secours, elle ne put pas cacher la première lettre de la jaunisse. Charlotte L... indique le K par ses tétons postiches et son extravagant faux-cul. Madame M...n donne une idée très frappante d’un W en raison de sa gorge pendante, comme le lord M.. n l’a souvent éprouvé dans sa passion. Quant à Nelly W...r, toutes les fois qu’elle ne fait pas une conquête à la comédie, elle ressemble fortement à une X, car elle est alors si traversée par le malheur, qu’il n’est pas possible de la supporter, à moins que la sonnette n’annonce le baronet Andrew Pimple venant tout chancelant de chez St. Alban. Mais nous approchons trop près de la lettre Z, pour faire aucune autre comparaison même par des lettres initiales, comme le lecteur en sera parfaitement convaincu dans le Chapitre suivant.


CHAPITRE XLII

Sur la laideur, les avantages qui en résultent dans le sexe
femelle. Échelle de la laideur.

Par manière de contraste au dernier Chapitre, et en imitation de l’ingénieux feu M. Hay, après avoir mal parlé de nos beautés dans le Chapitre précédent, nous avons lieu d’être effrayés des personnes des autres classes. Cependant pour mettre nos beaux lecteurs un peu en bonne humeur, et les réconcilier avec les portraits désagréables dont nous leur avons donné plus haut la description, nous allons leur faire envisager les avantages que l’on peut retirer de la laideur, et même de la difformité dans son degré superlatif. Examinons bien le monde, et nous voyons combien il y a peu de femmes qui, en quelque sorte, sont parvenues au bonheur par le chemin de la beauté ; et combien plus encore il y en a qui ont été ruinées, ayant une belle figure. Dans le rang le plus élevé de la vie, une belle femme ne paroit pas plutôt sur l’horizon de la gaieté, qu’elle est aussi-tôt entourée, même incommodée d’un grand nombre de petits maîtres et sots du jour. Si elle a une grande fortune qui lui donne le titre de prétendre à un établissement très-avantageux, elle peut épouser un homme de rang, d’une constitution foible et d’un caractère vicieux, qui, dans toutes les probabilités, est assidu auprès d’elle pendant quelques semaines ; et qui pense alors, que lui ayant conferré le titre de son époux, il a suffisamment contrebalancé sa fortune, qui doit maintenant être grandement anticipée par les dettes de jeux, les hypothèques et les droits d’arrérages. La jeune personne se trouve ainsi méprisée par l’homme qu’elle a écouté par rapport à la grandeur de son rang : sa vanité est blessée de sa froideur, et elle se décide à prendre sa revanche à la première occasion, qui souvent se rencontre avec son domestique ou avec son coiffeur. Bientôt le divorce s’ensuit, d’autant que le lord trouve une autre fortune convenable qu’il ne juge pas moins nécessaire : sa dame, il est vrai, peut courir et roder sans que rien l’en empêche, mais alors elle est méprisée et évitée par la partie vertueuse et sensible de son propre sexe ; elle est traitée avec indignité par chaque homme qui s’imagine qu’il a le droit de participer à ses charmes, d’autant plus qu’elle s’est publiquement enregistrée sur la liste des prostituées. Cet état doit répugner à toute femme sensible et délicate, qui, en dépit de sa légèreté, doit, dans tous les temps, s’occuper de ces réflexions qui seront toujours révoltantes pour celles qui ne se sont pas livrées à cette infamie.

Mais envisageons une jolie personne à l’aurore de la beauté, exposée à tous les artifices de la séduction, à toutes les ruses des mercures, et des pendarts, sans amis pour la protéger ni la conseiller ; sans fortune pour trouver un mari ; avec, peut-être, trop d’orgueil pour condescendre à servir ; s’imaginant que sa beauté lui suffit pour aller de pair, si non avec la noblesse, du moins avec la bourgeoisie la plus distinguée ; elle devient bientôt une proie facile à la vanité et à l’ambition ; elle se trouve alors sacrifiée à la tyrannie des abbesses de séminaire, à la laideur et aux maladies ; elle est méprisée de la société ; et elle est peut-être, à la fin, condamnée à payer la dernière dette de la nature dans une prison ou dans un hôpital. Mes lecteurs gaillards penseront, sans doute, que nous sommes trop sérieux en cette occasion, et que nous moralisons au lieu de les réjouir et de les amuser ; nous allons donc terminer ce Chapitre d’une manière moins sentencieuse.

Comme Hogarth a décrit la beauté par une S. D’après un pareil raisonnement la laideur doit être figurée par un Z, comme la lettre la plus crochue de l’alphabet. L’échelle de la laideur sera comme il suit.

Le nec plus ultra de la laideur ou la dernière lettre de l’alphabet.

Difforme.
Laide.
Rebutante.
Dure.
Désagréable.
Lourdaude
Insignifiante.
Passable.

Parmi toutes nos connoissances femelles, nous n’en connoissons pas une qui ne se croyent au-dessus du passable, et nous ne pouvons pas supposer qu’aucune dame quelconque ait la prétention d’avoir une niche dans cette galerie, quoiqu’il y ait un endroit assez ample pour y placer convenablement les bustes des deux tiers de la création femelle. Mais comme nous nous sommes fait une loi de ne point mortifier aucune personne du beau sexe, en ne leur donnant point un rang inférieur dans l’échelle de la beauté, de même nous ne pousserons point l’impolitesse jusqu’à soupçonner qu’aucune d’elles, puisse avec plus de justice parvenir au nec plus ultra de la laideur que Miss…, lady… et plusieurs autres belles du siècle, malgré les avantages dont nous avons si clairement rendu compte dans la première partie de ce Chapitre ; avantages qui proviennent de la laideur et de la difformité.


CHAPITRE XLIII

Aventures de M. O’Fl..ty dans les couvents religieux étrangers : ses exploits ; il exerce le charlatanisme ; ses raisons pour abandonner ce commerce.

Nous nous flattons que nos lecteurs ne seront pas fâchés de connoître les aventures de Monsieur O’Fl..ty, dont nous avons déjà parlé dans le Chapitre VI de cet ouvrage, et qui étoit le chapelain d’un certain ambassadeur que Kitty-Nelson avoit eu tant de peine à conquérir : ses aventures sont d’autant plus intéressantes, qu’elles donnent une idée de l’intérieur des couvents religieux étrangers.

Il avoit été confesseur d’un couvent à Douay en Flandre. Étant un jour confessant une jeune dame qui avoit pris, depuis quelques jours, le voile, il fut si frappé de ses charmes qu’il ne put s’empêcher de lui faire part de ses sentiments. La jolie nonne lui avoua qu’elle se trouvoit dans une situation peut-être pire que la sienne, et qu’elle avoit toujours désiré de lui en parler la première. Cette agréable liaison dura quelque temps ; mais elle fut à la longue découverte par une autre sœur à laquelle Monsieur O’Fl..ty fut obligé de lui rendre également les mêmes devoirs, afin de prévenir sa disgrâce. Ce second amour ne fut pas long-temps un secret, car la mère abbesse ne tarda pas à le découvrir ; il se vit donc contraint de cultiver son amitié de la même manière. Enfin, plusieurs mois après, les deux sœurs devinrent grosses. Le mère abbesse, pour récompense de ses capacités, le cita en justice. Monsieur O’Fl..ty craignant de voir de trop près les portes de la mort, pensa que, d’après ces deux raisons convaincantes, la démarche la plus prudente qu’il devoit prendre, étoit de décamper à la sourdine.

De Douai il alla à Lille, et dans le dessein de mieux se recommander à Madame de L...s qui étoit très-passionnée de nouvelles, sur-tout lorsqu’elles étoient bonnes ; il lui dit qu’il arrivoit en ce moment de Paris et que le roi ayant pris en considération la cause des religieuses, avoit consenti que chaque demoiselle dans les ordres, qui pouvoit faire une petite bouche auroit un mari. À ces paroles, l’abbesse rétrécissant sa bouche, s’écria : Est-il possible ? — Oui, Madame, répliqua-t-il ; mais ce qui vaut mieux, c’est que le roi ajouta que chaque demoiselle qui pouvoit faire une grande bouche en auroit deux. Alors la mère abbesse reprit avec emphase, en ouvrant la bouche autant que ces facultés le lui permettoient. Oh ! que c’est admirable. Après avoir ainsi tâté le pouls de la mère abbesse et des religieuses de tout le couvent, car elles étoient toutes dans la même opinion, il résolut de se tenir sur ses gardes. Comme chaque nonne et la mère abbesse se persuadoient qu’elles pouvoient se permettre deux maris, il crut prudent d’éviter le même malheur qu’il avoit eu à Douai. Monsieur O’Fl..ty ayant franchement offert ses services à la mère abbesse, il s’en tint strictement à elle, et ce par deux raisons très-plausibles ; la première qu’il ne craignoit point les dangers de la grossesse ; la seconde qu’il espéroit que son ventre profiteroit plus que celui de la mère abbesse. Il se comporta, à cet égard, comme un politique judicieux, aussi bien que comme un vrai jésuite ; car, en peu de temps, il recouvrit son embonpoint, et retira de la mère abbesse près de deux cents livres sterlings, qui lui mirent en état de faire un voyage en Irlande, où, ayant dépensé la grande partie de son argent avec ses parents et ses connoissances, et trouvant que l’état ecclésiastique n’étoit pas d’un bon rapport, il se rendit à Londres. Après avoir séjourné quelque temps dans cette ville, il fut, sur la déclaration et poursuite d’un juge, mis en prison. Ayant alors recouvert sa liberté, il fut recommandé à une certaine veuve de ton qui le prit pour son chapelain, et le récompensa toujours grandement parce qu’il étoit jeune et très-vigoureux ; il continua sa fonction pendant quelques mois ; mais sa dame ayant, en quelque sorte, trop de ferveur pour la religion, étant trop passionnée de la compagnie de son chapelain, et de sa constitution se trouvant chaque jour affaiblie par ses exercices pieux, elle quitta ce monde sans faire mention du chapelain dans son testament.

Étant de nouveau jeté sur le théâtre du monde, il chercha de l’emploi, et fut recommandé à un certain jeune baronet qui le trouva très-utile dans la double capacité de mercure et de prêtre ; mais ayant été malheureusement surpris dans les bras de la dulcinée favorite de son patron, il fut renvoyé de son service.

Dans cette situation, il commença le métier de charlatan ; il fit imprimer, à crédit, un grand nombre d’avertissements dans lesquels il annonça la guérison certaine et radicale de presque toutes les maladies auxquelles sont sujets les corps humains.

Il avoit coutume de se lever à la pointe du jour, et, en imitation du célèbre charlatan qui demeuroit à la Fleur-de-lys près Hedge-Lane, il distribuoit lui-même ses billets dans les quartiers les plus fréquentés de la ville ; mais il avoit la mortification de voir qu’avant midi ils étoient tous déchirés en mille morceaux, et couvroient le pavé d’une telle manière, qu’il étoit entièrement impossible de pouvoir en prendre lecture. Dans cet embarras, et pour prévenir cet accident, il se déguisa en femme ; revêtu d’une vieille robe rouge, il distribua ses billets à Temple-Bar, Royal Exchange, et autres endroits, ce qui, en un sens, lui produisit un si bon effet que les chalans ou malades que ses avertissements lui procuroient, furent en si grand nombre, qu’il n’avoit plus alors le temps de retourner chez lui, et de changer son habillement féminin en masculin. Cependant l’argent qu’il recevoit de ses malades, le mit bientôt en état d’avoir un commis qui pouvoit l’aider en ces occasions ; il se trouvoit dans le chemin du bonheur, quand malheureusement la femme d’un marchand, qui étoit entre ses mains, prit un congé subit de ce monde : son mari convaincu, mais trop tard, de son ignorance, le menaça de le poursuivre en justice ; il crut alors convenable de fermer boutique et d’abandonner le quartier. Il fut ensuite adressé à un certain distributeur de remèdes radicaux qui roule voiture et qui demeure près de Soho, pour être associé : mais trouvant que la médecine, dont il avoit cependant retiré de l’argent, ne lui étoit pas favorable du côté de ses malades, il [ne] céda point par délicatesse de conscience à l’impulsion de son ambition ; il refusa la proposition qui lui étoit faite, et obtint bientôt après la place de chapelain auprès de l’Ambassadeur, contre lequel Kitty Nelson avoit dressé tant de batteries.


CHAPITRE XLIV

Sur les charlatans et la charlatanerie ; sur les empiriques : l’infamie de leur pratique démontrée. Anecdote curieuse de la femme d’un Ambassadeur français concernant un personnage des plus célèbres dans l’art chirurgical.

L’Honnêteté de jésuite en refusant de s’associer avec un empirique, dont les principaux profits venoient de l’usage d’un remède pour procurer les fausses couches, porta Kitty Nelson, qui pensoit que le prêtre lui fait un pareil présent, à s’informer où l’on pouvoit avoir ce remède : son désir fut bientôt rempli un jour qu’elle traversoit Leicester-Fields, par un avertissement que l’on lui remit dans la main. Cet avis étoit l’annonce au beau sexe d’un remède pour détruire les obstructions ; mais on lui conseilloit particulièrement d’en faire usage dans l’état de grossesse. Cette dernière observation prouvoit clairement l’intrigue du charlatanisme, car Kitty, d’après les informations qu’elle prit à ce sujet, apprit qu’un nombre

Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

considérable de jeunes personnes étoit péri par l’usage de cette préparation fatale et contre-nature. Il est en effet étonnant qu’il n’y ait point de loi salutaire pour empêcher ces sortes de remèdes mis, journellement et à toute heure, en pratique dans cette capitale par des charlatans ignorants qui sont certainement la plus grande peste de la société. Si l’on ajoutoit foi à leurs avertissements, toutes les maladies auxquelles le corps humain est sujet, doivent être à l’instant guéries, même les maladies qui n’ont jamais existées, excepté celles qui sont dans la tête du valétudinaire. Le monde, quoique dans un siècle éclairé, est cependant si crédule, que la plupart de ces imposteurs roulent équipages, ont des maisons de ville et de campagne, et vivent dans le luxe, l’abondance et les plaisirs. Le charlatanisme est aujourd’hui un commerce si important, qu’il n’est plus comme autrefois un mystère ; c’est un commerce en règle que l’on peut apprendre sans apprentissage, que l’on peut acheter ou faire avec liberté. La modestie et la science de l’un des membres de cette fraternité, servira à illustrer l’habilité, la pénétration, le jugement et l’érudition du reste de ses frères.

Exemple de la modestie des Charlatans
St. James’s Chronicle, nov. 28, 1778.

Vanbutcher (n’ayant ni associé, ni successeur) désire apprendre son art de chirurgien-dentiste pour mille guinées.

Bien dit maître Vanbutcher. Il n’y a qu’un boucher qui puisse tailler et écorcher notre langue d’une manière si barbare, si cruelle et si inhumaine… Pour l’amour du ciel, disposez de votre art si vous le pouvez, seulement pour cinq cents guinées, ne marchandez pas pour les bagatelles… Renoncez à votre nom de chirurgien, et attachez-vous à votre état naturel, Vanbutcher ; certainement vous couperiez non seulement un grand nombre de carcasses, mais encore des têtes très-excellentes, au coin de Litchfield-Street. C’est un commerce de prospérité, Monsieur Butcher, soit dans l’avant-garde, ou dans l’arrière-garde.

Nous avouons que nous nous sommes trahis en nous égayant sur un sujet très-sérieux. D’abord la postérité est privé de ses droits justes et naturels ; la population dégénère ; pour quel motif ? pour graisser les roues de la voiture de qui ? d’un chrétien ? non, il doit être un juif dans son cœur tant par l’exercice de sa profession religieuse, que pour faire un commerce aussi infernal au prix du sang humain ; car en effet c’est l’acheter. Quand aux autres charlatans, quoiqu’ils ne montrent pas aussi directement le poignard mortel, généralement parlant, ils minent les esprits vitaux, et par degrés, ils détruisent la forme humaine.

Pour ce qui regarde les dentistes, ils vivent de chicots pourris. La moitié d’eux après avoir été derrière la voiture, jettent de côté la livrée, et sautent dedans. Nous pouvons en désigner plusieurs dans cette ville que nous avons vu dans la situation que nous venons de mentionner.

Mais l’impertinence et l’abus de la médecine ne sont pas purement du ressort de la tribu des charlatans. Les réguliers même de Warwick-Lane sont souvent consultés pour une maladie qu’ils essayent d’anéantir, mais qu’ils ne guérissent jamais, ou rarement. On a souvent tenu des consultations de médecins, tandis que le malheureux patient se mouroit ; et tandis que ces Messieurs sont à se disputer sur les mots, l’objet infortuné de leur consultation a souvent rendu le dernier soupir. Les charlatans retirent un gain considérable de leurs remèdes réguliers, si je puis les appeler ainsi ; mais ces profits sont plus foibles et plus calculés en France qu’en Angleterre. Dans ce pays, la médecine et la loi sont payées modérément ; et par conséquent, il n’est pas surprenant qu’il y ait si peu de personnes expérimentées dans ces deux corps, d’autant que ces professions sont rarement suivies par des hommes de rang ou d’opulence, comme étant indignes de leur attention. Pour prouver cette assertion, et faire connoître l’opinion que la noblesse française a de cette faculté, nous allons rapporter une anecdote indubitable arrivée en ce pays. On prescrit à la veuve d’un ambassadeur français de ce faire saigner, elle envoya chercher un chirurgien qui n’étoit rien moins que Cæsar Hawkins ; l’opération étant faite, elle lui présenta un petit écu ; il le salua poliment et se retira. Son excellence ayant le même soir de la compagnie, elle mentionna la circonstance, ajoutant qu’elle croyoit que Monsieur Hawkins fut un très-habile chirurgien ; à quoi une dame de l’assemblée lui demanda quel présent elle lui avoit fait pour sa visite ; elle lui répondit avec une grande naïveté, un petit écu. La dame lui ayant fait apercevoir son erreur, elle envoya chercher le lendemain l’habile chirurgien, lui fit mille excuses de sa bévue, et lui fit un présent pécuniaire convenable à sa reconnoissance.

Nous sommes presque fatigués de ce sujet. Nous abhorrons les charlatans et le charlatanisme ; et, quoique, différents du docteur Pangloss dans l’optimiste, nous nous bouchions le nez, nous ne pensons pas que tout est pour le mieux. Nous avons personnellement connus plusieurs femmes infortunées qui ont malheureusement été forcées de s’adresser à ce que l’on appelle des chirurgiens expérimentés, et qui malgré qu’elles les ayent amplement récompensés pour leur cure supposée radicale, n’ont été, au scandale de la médecine, que littéralement blanchies. Ainsi donc, bien loin d’avoir été guéries parfaitement, le virus a toujours agi si puissamment sur elles, qu’après avoir fait circuler la maladie parmi leurs amis et leurs connoissances, elles sont devenues à la longue le martyre de l’infection.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de répéter qu’il n’y a point parmi le nombre des maux sortis de la boëte de Pandore, de peste si grande à la société que les charlatans ignorants, prétendus chirurgiens et les médecins sans expérience qui s’intitulent ainsi. Si nous avions occasion de donner des preuves légales sur ce sujet, nous en appellerions seulement au procès de Miss Butterfield touchant l’empoisonnement supposé de Monsieur Scawen, c’est un champ d’observations et d’informations importantes et utiles ; mais nous sommes réellement si malade de ce sujet que nous allons terminer ce Chapitre.


CHAPITRE XLV

Histoire de Miss Fa..kl..d : ses liaisons avec le lord Br..wn ; sa connoissance avec Mme Walp..ne. Elle devient mère abbesse ; elle établit un sérail dans un genre tout différent de celui des autres séminaires. Description de son sérail, de ses nonnes et de ses visiteurs.

Misa Fa..kl..d est la fille d’un négociant de Londres ; elle reçut la plus brillante éducation, et elle étoit destinée à posséder un jour une fortune considérable. Monsieur Fa..kl..d ayant eu le malheur de perdre son épouse peu de temps après la naissance de sa fille, n’existoit que pour cet enfant qu’il idolâtroit, et qui faisoit la consolation de sa vie. Sa fille entroit dans sa dix-huitième année, lorsque ce bon père forma le projet de la marier au fils de son frère, qui n’étoit pas aussi riche que lui ; mais il aimoit ce neveu, qui joignoit à la figure la plus agréable, un caractère doux, sensible, et un esprit cultivé ; il le regardoit comme étant le seul homme qui put faire le bonheur de son enfant ; c’étoit dans ce dessein qu’il refusoit les partis brillants et avantageux qui s’offroient chaque jour pour sa fille, que l’on peut même aujourd’hui regarder comme une des plus belles et les plus spirituelles des trois royaumes : Miss Fa..kl..d n’étoit point indifférente aux éloges et aux soins empressés de son cousin, qui avoit conçu pour elle le plus violent amour. Ces aimables amants, instruits de la résolution de leur parents, se livroient sans contrainte à la tendresse qu’ils ressentoient l’un pour l’autre ; ils étoient à la veille d’être unis, lorsque Monsieur Fa..kl..d, qui avoit placé sa fortune dans une forte maison de commerce à Hambourg, et qui avoit redemandé le retour d’une partie de ses fonds pour établir la dot de sa fille, apprit la faillite de cette maison. Cette nouvelle affligeante qui entraînoit sa ruine, et qui détruisoit entièrement l’établissement de son enfant, porta la douleur dans son âme ; il ne put soutenir avec fermeté cet affreux revers ; une fièvre brûlante s’empara aussi-tôt de ses sens, et, malgré les soins et le zèle actif des médecins, cet homme infortuné paya, au bout de quelques jours, le tribut à la nature. Quel changement affreux pour Miss Fa..kl..d ! elle regretta plus la perte de son père que la fortune opulente qui venoit de lui être enlevée. Son oncle n’eut pas plutôt appris ses malheurs, qu’il défendit à son fils, sous peine de sa malédiction, de voir Miss Fa..kl..d, et lui ordonna de ne plus songer à l’union qui avoit été projetée entre eux, et que les circonstances fâcheuses, disoit-il, venoit de dissoudre ; pour ôter à ces infortunés amants toute liaison quelconque et les occasions de se voir, il refusa de se mettre à la tête des affaires de sa nièce.

Miss Fa..kl..d, abandonnée aussi inhumainement de son oncle, se vit donc obligée de confier la gestion de l’héritage de son père à des gens de justice qui l’entraînèrent dans des frais immenses ; enfin sa fortune se trouva réduite à la somme de mille guinées. Livrée à elle-même, ayant perdu pour jamais l’espoir d’être unie à son cousin ; n’ayant plus personne pour la conseiller ; accoutumée de bonne heure à mener un genre de vie agréable ; étant dans l’âge où les passions commandent ; cette orpheline infortunée n’écouta plus que les désirs de ses sens. Elle alla donc aux spectacles, aux bals et aux divertissements les plus suivis : tous ces plaisirs bruyants enflammèrent son jeune cœur. Elle ne parut pas plutôt sur le théâtre du monde, qu’elle fixa tous les regards. Sa beauté, son port majestueux, son amabilité, l’agrément et la justesse de son esprit, lui attirèrent aussi-tôt une foule d’adorateurs : parmi le nombre des aspirants qui s’empressèrent à lui faire la cour, le lord Br..wn fut le mortel favorisé qui fixa son attention. Le lord, enchanté de la préférence que Miss Fa..kl..d lui donna sur ses rivaux, lui meubla une maison dans le goût le plus recherché et le plus élégant ; il lui fit présent de riches bijoux ; lui envoya un équipage superbe, et l’entretint dans la plus grande magnificence. Miss Fa..kl..d eut pour son amant l’attachement le plus sincère, elle alloit au-devant de ses désirs, et elle le rendoit le plus heureux des hommes. Le lord Br..wn qui, chaque jour, découvrit en Miss Fa..kl..d de nouvelles qualités aimables, l’accabloit sans cesse de nouveaux présents ; ils vécurent deux ans dans la plus parfaite union, sans que rien n’altérât leur bonheur, lorsqu’à cette époque milord tomba malade. Les médecins l’ayant informé de son état désespéré, il envoya à Miss Fa..kl..d, la veille de sa mort, un paquet cacheté contenant plusieurs billets de banque, montant ensemble à la somme de deux mille guinées ; il lui marquoit le regret qu’il avoit de ne pouvoir mieux reconnoître l’attachement qu’elle lui avoit témoigné pendant sa vie. Miss Fa..kl..d pleura sincèrement la perte d’un homme qui avoit agi si généreusement à son égard pendant tous le temps qu’ils avoient vécus ensemble.

À peine la nouvelle de la mort du lord Br..wn fut-elle répandue, que l’espérance renaquit dans le cœur des adorateurs des charmes de Miss Fa..kl..d ; chacun d’eux se présenta chez cette intéressante personne dans l’espoir de succéder au défunt ; mais quoiqu’elle fut heureuse avec le feu lord, et qu’elle n’eut rien à désirer avec lui, elle préféra l’indépendance à l’enchaînement de sa liberté ; se voyant maîtresse d’une jolie fortune, elle voulut jouir pour elle-même. Elle fit, peu de jours après la perte du lord Br..wn, la connoissance de Madame W..p..le, une des femmes les plus galantes de la capitale, qui joignoit à la figure la plus belle, la plus agréable et la plus enjouée, un esprit gai et cultivé : le rapport de beauté, de caractère et de sentiments entre ces deux aimables personnes, les avoit liées ; à leur première entrevue, de l’amitié la plus intime. Miss. Fa..kl..d n’agissoit plus que d’après les conseils de Mad. W..p..le qui lui parloit sans cesse des amusements divers des sérails de la capitale ; la description que cette amie lui faisoit perpétuellement de ces plaisirs voluptueux, ennivroit ses sens du désir de réaliser toutes ces jouissances : elle se livra alors sans réserve aux différentes passions de son âme ; préférant donc les plaisirs de Cypris aux dons de Plutus, elle rejeta les offres avantageuses que l’on lui faisoit journellement, elle se forma une société de jeunes gens roués et vigoureux qui, tour-à-tour, répondoient à ses désirs lascifs.

Sa maison, en un mot, étoit devenue le palais enchanteur de la volupté ; elle traitoit avec la plus grande magnificence les favoris de ses plaisirs ; elle récompensoit le zèle de ceux qui n’étoient pas fortunés. Ce genre de vie sensuelle, auquel Madame W..p..le contribuoit beaucoup par la gaieté et la vivacité de son imagination, l’entraînoit dans des dépenses considérables ; chaque jour elle voyoit diminuer les dons du feu lord ; elle s’aperçut bientôt que toujours dépenser et ne rien recevoir, étoit le vrai moyen de se ruiner ; elle résolut donc de réparer le déficit de ses finances, sans cependant renoncer à ses plaisirs ; elle forma alors le dessein d’établir un sérail dans un genre différent des autres séminaires ; elle fit part de son projet à Madame W..p..le qui l’approuva et lui donna des avis à ce sujet. Pour mettre son plan à exécution, elle vendit une grande partie de ses bijoux. Elle loua dans St. James’s-Street trois maisons qui se touchoient les unes aux autres ; elle les fit meubler dans le goût le plus élégant ; les appartements étoient ornés de glaces qui réfléchissoient de tous côtés les objets : elle fit pratiquer des escaliers de communication pour passer d’une maison dans l’autre. Elle appelle ces trois maisons les temples de l’Aurore, de Flore et du Mystère.

L’entrée principale du sérail de Miss Fa..kl..d est par la maison du milieu, que l’on intitule le temple de Flore ; la maison à gauche est le temple de l’Aurore, et celle à droite se nomme le temple du Mystère.

Le Temple de l’Aurore est composé de douze jeunes filles, depuis l’âge de onze ans jusqu’à seize ; lorsqu’elles entrent dans leur seizième année, elles passent aussitôt dans le temple de Flore, mais jamais avant cette époque ; celles qui sortent du temple de l’Aurore, sont remplacées sur-le-champ par d’autres jeunes personnes, pas plus âgées de onze ans, afin de ne pas faire de passe droit ; de manière que cette maison, que Miss F..kl..d appelle le premier noviciat du plaisir, est toujours composée du même nombre de nonnes.

Ces jeunes personne sont élégamment habillées et bien nourries ; elles ont deux gouvernantes qui ont soin d’elles et ne les quittent point. On leur enseigne à lire, à écrire si elles ne le savent pas, ainsi qu’à festonner et à broder au tambour ; elles ont un maître de danse pour donner à leur corps un maintien noble et aisé ; elles ont également à leur disposition une bibliothèque de livres agréables, au nombre desquels sont la Fille de joie, et autres ouvrages de ce genre, qu’on leur fait lire principalement, afin d’enflammer de bonne heure leurs sens ; les gouvernantes sont même chargées de leur insinuer, avec une sorte de mystère pour leur donner plus de désir, les sensations et les plaisirs qui résultent de l’union des deux sexes dans les divers amusements dont il est fait mention dans ces sortes de livres. On leur défend entre elles la masturbation ; les gouvernantes les surveillent strictement à cet égard, et les empêchent de se livrer à cette mauvaise habitude que l’on contracte malheureusement dans les écoles : elles ne sortent jamais ; elles sont cependant libres de ne point demeurer dans cette maison, si elles ne peuvent pas s’accoutumer à ce célibat, mais elles sont si bien fêtées et si bien choyées, qu’elles ne songent point à la privation de leur liberté.

Cet établissement qui, dans le principe, a beaucoup coûté à Miss Fa..kl..d, lui est maintenant d’un grand rapport ; elle s’assure, par cet arrangement, des jeunes personnes vierges qui, lorsqu’elles ont atteint l’âge prescrit pour être initiées dans le temple de Flore, lui produisent un bénéfice considérable. Cependant ces petites nonnes ont quelques visiteurs attitrés qui, à la vérité, sont hors d’état de préjudicier à leur vestalité. On ne peut être introduit dans ce noviciat que par Miss..kl..d ; il faut avoir, pour y être admis, plus de soixante ans, ou faire preuve d’impuissance. Le lord Cornw..is, le lord Buck..am, l’alderman B..net et Monsieur Simp..n, sont les paroissiens les plus fervents de ce temple. Leur occupation consiste à jouer au maître d’école et à la maîtresse de pension avec ces jeunes personnes : pendant le cours des leçons, les gouvernantes ont seules le droit d’aller faire des visites dans les appartements qui servent de classe aux maîtres et aux écolières, afin d’observer si ces paroissiens paillards n’outre passent pas les règles de l’ordre. Il est expressément défendu aux nonnes qui ne sont pas en exercices d’aller épier la conduite de leurs camarades. Ces jeunes personnes n’ont point de profit, les présents de leurs visiteurs suffisent à peine pour leur entretien et leur éducation.

Le Temple de Flore est composé du même nombre de nonnes, qui sont toutes jeunes, jolies et fraîches comme la déesse dont cette maison porte le titre. Elles ont au premier abord un air de décence qui vous charme ; mais dans le tête-à-tête elles sont d’une vivacité, d’une gaieté, d’une complaisance et d’une volupté inconcevables ; elles sont également si affables, si spirituelles et si enjouées que les visiteurs sont souvent incertains sur leur choix : elles vivent ensemble de bonne union et sans rivalité. Miss Fa..kl..d pour entretenir entre elles la meilleure intelligence, et pour ne point les rendre jalouses les unes des autres par le plus ou moins de préférence des visiteurs à leur égard, a établi pour loi fondamentale de leur ordre, d’apporter en bourse commune les gratifications que leur font les visiteurs au-delà du prix convenu, lesquelles sont, au fur et mesure, inscrites sur un registre, versées ensuite dans un coffre destiné à cet usage, et partagées entre elles, par portions égales, le premier de chaque mois ; si par hasard l’une d’entre elles (ce qui n’est pas encore arrivé) se trouvoit convaincue d’avoir frustré la somme ou même une partie de la somme qui lui auroit été remise, elle seroit sur-le-champ renvoyée par Miss Fa..kl..d, et tous les bénéfices qu’elle a reçus depuis le moment qu’elle est entrée dans ce temple, jusqu’à cet époque, lui seroient confisqués par Miss Fa..kl..d, et partagés, sous ses yeux, entre ses camarades. Cette loi rigoureuse qu’elles jurent, lors de leur admission dans le sérail, de remplir scrupuleusement, établit parmi elles la franchise la plus sincère, et les exempte de reproches et explications de préférence, qu’elles pourroient continuellement se faire.

Ces nonnes sont entièrement libres de quitter le sérail lorsqu’il leur plaît. Miss Fa..kl..d ne suit point, à leur égard, la règle commune des autres abbesses des séminaires, qui leur font payer les frais de leur entretien, de leur nourriture, et qui leur retiennent, par nantissement, leurs habillements et le peu qu’elles possèdent, et les forcent même de demeurer malgré elles, jusqu’à ce qu’elles se soient acquittées de leur dépense. Miss Fa..kl..d les exempte de toute charge quelconque ; elle pousse même le désintéressement jusqu’à faire don, à celles qui ont été élevées dans le temple de l’Aurore, de tous les ajustements dont elles sont parées dans le sérail ; mais toutes celles qui abandonnent la maison, ne peuvent plus y rentrer sous aucun prétexte quelconque. Elles sont si bien traitées par Miss Fa..kl..d, qu’elles ne songent point à s’en aller ; d’ailleurs les bénéfices, dans cette maisons sont si considérables, qu’elles sont assurées de s’amasser, en plusieurs années, une petite fortune.

Miss Fa..kl..d est si généralement connue par ses égards, son attachement, son affabilité et son désintéressement envers ses nonnes qu’elle reçoit perpétuellement la visite de jeunes personnes de la plus grande beauté qui se présentent chez elle dans le dessein de se faire religieuse de son ordre ; mais s’étant faite une loi inviolable d’avoir toujours le même nombre de personnes, et de ne jamais en renvoyer aucune, à moins qu’elle ne s’y trouve contrainte par de grands motifs, ou que ces nonnes ne s’en aillent d’elles-mêmes, elle n’accepte point leurs offres ; mais elle les enregistre dans le cas de place vacante.

Des douze nonnes destinées au service du temple de Flore, six ont été élevées dans celui de l’Aurore. Ces jeunes personnes étant dans ce séminaire depuis l’âge de onze ans, nous n’en donnerons

V. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle de sérail est mise au cercueil.
(Gravure de William Hogarth.)

aucun détail : les six autres s’appellent Miss Edw..d, Miss Butler, Miss Roberts, Miss Johns.n, Miss Bur..et Miss Bid..ph.

Miss Edw..d est une brune piquante de vingt-un ans ; elle est la fille d’un bon marchand. Son père, homme très-rigide et très-intéressé, avoit formé le projet de la marier à un négociant âgé de cinquante-deux ans, très-riche à la vérité, mais qui joignoit à une figure très-désagréable un esprit caustique et avaricieux.

Miss Edw..d représenta en vain la disproportion d’âge. Son père lui enjoignit expressément de se conformer à ses volontés. Cette jeune fille se voyant sacrifiée à l’intérêt, résolut de se soustraire à une union qui révoltoit son âme ; elle s’en alla de la maison paternelle la surveille du jour fixé pour ses noces, et se réfugia chez sa marchande de modes qui, craignant que le père de la jeune demoiselle ne lui fît un mauvais parti s’il apprenoit qu’elle étoit chez elle, la conduisit chez Miss Fa..kl..d à qui elle la recommanda. Cette dame, à cette époque, commençoit l’établissement de son sérail ; elle la reçut avec affection, et l’initia aussi-tôt dans les mystères de son séminaire auxquels elle se livre aujourd’hui avec une ferveur surprenante.

Miss Butler, jolie blonde, de la figure la plus voluptueuse, âgée de dix-neuf ans ; elle entra chez Miss Fa..kl..d le même jour que Miss Edw..d. Elle perdit son père dans l’âge le plus tendre ; sa mère est revendeuse à la toilette. Miss Butler étoit tous les jours occupée à raccommoder les dentelles, mousselines, gazes, et autres effets que sa mère achetoit d’occasion dans les ventes. Madame Butler, pour se délasser, le soir, des fatigues de son petit négoce, se dédommageoit de son veuvage avec Monsieur James, qui étoit son compère et le parrain de sa fille. Monsieur ne manquoit pas de venir tous les jours souper avec sa commère. Après le repas, Madame Butler ordonnoit à sa fille de se retirer dans sa chambre, qui n’étoit séparée de la sienne que par une cloison de planches couvertes en papier peints ; elle prenoit le prétexte de chercher quelque chose dans la chambre de sa fille, pour examiner si elle dormoit ; elle retournoit ensuite auprès de son compère ; elle jasoit avec lui ; leur conversation devenoit alors si vive, si animée ; elle étoit tellement accompagnée d’exclamations divines, que Miss Butler, curieuse d’entendre leur baragouinage, auquel son jeune cœur prenoit déjà part, sans en connoître encore le véritable sens, se levoit doucement, s’approchoit sur la pointe du pied de la cloison, approchoit son oreille de la muraille plancheyée afin d’entendre plus distinctement le sujet sur lequel ils se disputoient avec tant d’ardeur ; elle enrageoit de ne rien voir et de ne pouvoir pas bien comprendre l’agitation dont ils étoient animés : les mots entrecoupés de « Ah ! dieux !… Ah ! ciel !… quel plaisir !… quelle volupté !… » joints aux soupirs poussés de part et d’autre pendant l’intervalle de ces exclamations, portoient dans ses sens un feu brûlant dont elle cherchoit à se rendre compte. Chaque soir la même scène se répétoit, et Miss Butler n’étoit pas plus instruite. Ne pouvant résister plus long-temps au désir de connoître particulièrement ce qui se passoit entre sa mère et son parrain, elle fit un trou imperceptible à la muraille ; elle découvrit alors le motif de leurs débats et de leurs vives agitations ; elle soupira, elle envia la jouissance d’une pareille conversation. Le surlendemain de sa découverte (elle entroit alors dans sa seizième année) sa mère lui dit qu’elle ne rentreroit que le soir, et lui recommanda d’avoir bien soin de la maison. Monsieur James vint dans la matinée de ce jour pour voir sa commère ; Miss Butler lui dit que sa mère ne seroit pas au logis de la journée ; elle l’engagea à se reposer ; elle lui fit mille prévenances dont il fut enchanté. Le rusé parrain, qui depuis quelque temps convoitisoit les appas naissants de sa filleule, et qui cherchoit l’occasion de les admirer de plus près, la complimenta d’abord sur ses charmes ; il la prit en badinant sur ses genoux ; il la serra avec transport entre ses bras ; il l’accabla de mille baisers qu’elle lui rendit avec la même ardeur et comme par forme de reconnoissance. Monsieur James animé par ses douces caresses, et brûlant d’avoir avec sa filleule la même conversation qu’il avoit journellement avec sa commère, lui dit qu’il désiroit s’entretenir avec elle d’un sujet qui demandoit de sa part la plus grande discrétion : Miss Butler qui lisoit d’avance dans ses yeux le préambule de son discours, lui jura le plus grand secret. Monsieur James enhardi par sa promesse et par les préliminaires de sa harangue à laquelle sa filleule avoit l’air de prendre la plus vive attention, et qu’elle se gardoit bien d’interrompre, poursuivit aussi-tôt la conversation d’une manière forte et vigoureuse ; Miss Butler soutint de même sa réplique ; elle alla même, dans la chaleur de l’action, jusqu’à lui pousser trois arguments de suite auxquels il lui fallut répondre ; elle avoit tant à cœur de prendre la défense d’un sujet aussi beau, qu’elle voulut passer à un quatrième argument ; mais le parrain n’ayant plus d’objections valables à lui présenter, s’avoua vaincu ; cependant on finit amicablement par un baiser de part et d’autre la dispute que l’on se proposa bien de reprendre le lendemain à l’insu de la mère. M. James prit congé de sa filleule, et revint à son heure ordinaire voir sa commère qui, dès que sa fille fut couchée reprit la même conversation de la veille ; mais la bonne dame avoit beau exciter son compère à lui répondre, il ne pouvoit s’exprimer ; la parole lui manquoit ; elle fut d’autant plus surprise de son silence, auquel elle ne s’attendoit pas, qu’elle n’avoit jamais eu tant d’envie de causer ; elle fut donc obligée, à son grand mécontentement, d’abandonner la conversation. Miss Butler qui observoit tout ce qui se passoit, et qui comme sa mère avoit la démangeaison de parler, se promit bien d’empêcher le lendemain son parrain d’avoir une grande conférence avec elle ; en effet, elle s’y prit si bien, qu’elle le mit hors d’état de soutenir le moindre argument, ce qui désespéra tellement sa mère, qu’elle crut qu’il étoit attaqué de paralysie.

Cependant Madame Butler, ennuyée de ne pouvoir plus tirer une parole favorable de son compère, commença à le soupçonner d’indifférence à son égard : elle remarqua que Monsieur James lui demandoit depuis quelques jours si elle avoit bien des courses à faire le lendemain : ses questions réitérées, et les prévenances de sa fille pour son parrain, lui firent augurer qu’il y avoit de l’intelligence entr’eux ; elle voulut donc s’en convaincre : pour cet effet, elle dit un soir à sa fille, devant Monsieur James, qu’elle sortiroit le lendemain de bonne heure, et qu’ayant de grandes courses à faire, elle dîneroit en route. À cette nouvelle, le parrain et la filleule se regardèrent d’un œil de satisfaction, ce qui la confirma dans ses soupçons. Madame Butler s’en alla donc de bon matin comme elle l’avoit annoncé la veille ; elle se plaça en sentinelle dans un café peu éloigné de sa maison, d’où elle pouvoit tout épier : elle vit bientôt Monsieur James qui, d’un air joyeux, se rendoit chez elle ; elle suivit peu de minutes après ses pas ; elle ouvrit doucement sa porte ; entra brusquement dans la chambre de sa fille où elle la trouva en grands pour-parlers avec son parrain, car nos gens conversoient dans ce moment avec tant de chaleur qu’ils n’avoient pas entendu rentrer cette dame. À cette vue, Madame Butler se jeta avec rage sur sa fille ; elle l’accabla de malédictions ; elle la traîna par les cheveux, et la chassa inhumainement de chez elle. Monsieur James voulut prendre sa défense, mais inutilement. Miss Butler, toute éplorée, alloit sans savoir où se réfugier, lorsqu’elle rencontra Madame Walp..e qui, émerveillée de sa beauté, lui demanda le sujet de son chagrin, la consola et l’amena chez Miss Fa..kl..d.

Miss Roberts, âgé de vingt-deux ans, est de la figure la plus intéressante ; elle perdit ses père et mère dès l’âge le plus tendre ; elle fut élevée sous la tutelle de son oncle qui, ayant dissipé toute sa fortune au jeu, sacrifia la sienne de la même manière. Elle avoit à peine quinze ans, que son oncle devint éperdument amoureux d’elle. Monsieur Roberts, non satisfait d’avoir perdu la légitime de sa nièce qui étoit considérable, jura la perte de son innocence. Pour venir à ses fins, il commença par lui prodiguer des caresses qu’elle prenoit pour les marques sincères de son amitié ; et que par conséquent, elle lui rendoit dans la même intention. Au lieu de respecter l’attachement simple et naturel de cette jeune personne qui répondoit à ses prévenances et à ses attentions, il poussa la scélératesse jusqu’à ravir l’honneur de cette créature foible et sans défense. Monsieur Roberts n’eut pas plutôt consommé son crime, qu’il vit l’abîme infernal ouvert sous ses pieds ; sans argent, sans crédit, perdu de réputation, couvert d’infamie, accablé de dettes et de remords, il ne vit d’autre moyen d’échapper au glaive de la justice, que d’anéantir lui-même son existence ; il se brûla donc la cervelle. Miss Roberts se trouvant alors sans parents, sans fortune, sans expérience, s’abandonna aux conseils d’une amie avec qui elle avoit été élevée dans la même pension. Cette amie, dont nous allons donner la description, puisqu’elle figure dans ce séminaire, étoit liée avec la marchande de modes de Miss Fa..kl..d ; elle lui vanta, d’après les récits de ladite marchande de modes, les agréments et les plaisirs dont on jouissoit dans la maison de cette dame ; elle l’engagea d’y entrer avec elle ; Miss qui étoit dénuée de ressources, et qui étoit enchantée de se retrouver avec son amie, consentit à ce qu’elle voulut ; elles se rendirent, en conséquence, chez la marchande de modes que les présenta à Miss Fa..kl..d.

Miss Ben..et est justement cette amie de Miss Edw..d, et qui entra avec elle dans le séminaire de Miss Fa..kl..d ; elle a vingt et un ans, et elle est de bonne famille ; il n’est point de figure plus enchanteresse que la sienne ; ses parents, pour qui les plaisirs bruyants du monde avoient plus de charmes que les agréments d’un ménage paisible, envoyèrent de bonne heure leur fille en pension, afin de s’épargner l’embarras de son éducation. Entièrement livrés à la dissipation, ils épuisèrent leurs santés en passant la plupart des nuits dans les divertissements, et ils mangèrent leur fortune qui étoit immense. La misère et les infirmités, suite ordinaire d’une pareille existence, les accablèrent de leurs poids épuisés par les veilles, les plaisirs et les chagrins, ils ne purent soutenir le fardeau pénible de l’indigence, et ils avancèrent, par leur folle extravagance, le terme de leur dette à la nature. Miss Ben..et venoit à peine de retourner à la maison paternelle lorsqu’elle perdit, dans le même temps, ses parents. Orpheline et dénuée de fortune, elle chercha à se placer ; elle s’adressa pour cette effet à la marchande de modes de sa mère qui étoit aussi celle de Miss Fa..kl..d. Cette femme lui vanta tant les agréments de la maison de cette dame, que, portée par tempérament aux plaisirs, elle se décida à entrer dans ce séminaire, et engagea Miss Edw..d à y venir avec elle.

Miss J...ne, superbe brune, âgée de vingt-deux ans ; toute sa personne est un assemblage de volupté ; elle est la fille d’une femme entretenue, qui dépensant d’un côté tout ce qu’elle gagnoit de l’autre, se trouvoit sans cesse dans le besoin : voyant qu’elle n’avoit plus assez d’attraits pour captiver les cœurs, elle ne trouva d’autre ressource pour exister que de se faire succéder dans son infâme négoce par sa fille, qui avoit à peine quatorze ans ; mais les recettes ne répondant point à ses désirs, elle fut condamnée, par sentence, à être enfermée pour dettes. Miss J..ne se vit alors contrainte à se placer dans quelque maison ; ayant entendu parler du nouvel établissement de Miss Fa..kl..d, elle présenta chez cette dame, où elle est toujours demeurée jusqu’à présent.

Miss Bid..ph, blonde séduisante, âgée de vingt ans. Le jour de sa naissance fut celui de la mort de sa mère. Son père, qui est un artisan et qui n’a point d’attachement pour elle, la laissa de bonne heure courir avec les enfants : elle prit tant de goût à jouer à la maîtresse d’école, qu’ennuyée à la longue du peu de zèle des petits garçons, elle s’attacha particulièrement à l’instruction des jeunes gens, qui, suivant elle, avoient des dispositions plus heureuses. Elle gagna tant d’embonpoint dans son travail, qu’elle se vit obligée, à l’âge de quinze ans, de quitter son père qui la maltraitoit ; elle se refugia chez une sage-femme qui, après l’avoir débarrassée du gain de son école, et voyant qu’elle ne vouloit plus retourner à la maison paternelle, la recommanda à Miss Fa..kl..d.

Les visiteurs abonnés de ce Temple sont le lord Sh.ri.an, le lord Gr..y, le lord Hamil.on, le lord Bol.br.ke, Messieurs Sm.let, Vamb.gh, Sh.l.k, W..son, etc.

Le Temple du Mystère n’est consacré qu’aux intrigues secrètes. Les nonnes du Temple de Flore, ni celles des autres séminaires, n’y sont point admises. Miss Fa..kl..d et son amie Madame Walp..e mettent tant d’adresse, et d’honnêteté et de réserve dans ces sortes de négociations, qu’elles retirent un produit considérable de ce genre d’affaires. Ne voulant point trahir le secret de ce Temple, nous nous abstiendrons de ne point nommer les personnes que le zèle de la dévotion y attire avec affluence.


CHAPITRE XLVI

Situation présente et avenir des principaux personnages dramatiques qui figurent dans cet ouvrage.

Ayant donné les différents caractères des entreteneurs de femmes, des personnes pensionnées par le sexe, des vieilles filles, des femmes et des veuves troublées de la furor uterinus, des jeunes libertins énervés, et des vieux débauchés impotents qui sont dans la ferme croyance qu’ils ont encore leur première vigueur et leurs capacités amoureuses ; ayant également fait les portraits des Laïs les plus célèbres et des femmes de ton, d’après leurs ruses, inventions, fantaisies et caprices bizarres, voluptueux et lascifs, nous approchons maintenant du moment où nous allons prendre notre congé absolu de ces dignes caractères, après avoir cependant fait une revue de leur situation présente et avenir.

Le séminaire de Madame Goadby est toujours en grande estime dans Marlborough-Street ; et elle se propose, durant le printemps prochain, de le renouveller de nonnes fraîches et saines ; et de coureurs de poste les plus expérimentés.

Madame Adams, Madame Dubery, Madame Pendergast, Madame Windsor et Madame Matthew, conservent toujours la dignité de leurs maisons et la réputation immaculée de King’s-Place.

Madame Nelson est toujours la même ; mais non pas conformément à la traduction irlandoise de pire en pire ; car cela seroit impossible.

Nelly Ell..t est devenue si grasse et immaniable, qu’elle est forcée d’étudier l’Aretin dans toutes les postures pour se rendre accessible au petit S...t, qui est si petit qu’il peut à peine pénétrer à son medium, même avec le secours des bois de lits élastiques de Gale qui sont maintenant si fort en vogue. Cependant Nelly a fait depuis peu un nouveau choix de connoissances parmi les femmes entretenues du premier ton, dont elle retire un très-grand profit en suppléant au manque de leurs adorateurs qui ne les entretiennent que pour l’honneur d’être jugés des hommes galants.

Madame W...ston possède toujours la bonne opinion de ses nobles et honnêtes pratiques ; et particulièrement la faveur et la protection du lord Gro...r.

Madame Bradsh...w continue d’amuser ses nobles amis, conformément à l’étiquette la plus honnête ; elle est assistée de miss Kendy, de Lady Armst.d, et de plusieurs autres dames du même rang, inscrites sur la liste des dames du haut ton.

Miss Nelson après avoir employé l’usage des pots, dont le premier appareil ne lui a pas été favorable dans la chapelle d’un certain ambassadeur, mais qui par sa persévérance est venue à bout de toucher le cœur du comte, est toujours de bonne intelligence avec son excellence.

Lady Lig..r, après une absence de douze semaines, jugea prudent (sa bourse étant entièrement épuisée) de chercher un autre remède que celui qui avoit été salutaire au rétablissement de sa santé ; ce fut de retourner chez son ancienne amie L...ke, dans Yorkshire.

L’oiseau de paradis continue toujours de conserver sa liaison intime avec sa généreuse dame Tu..n..r qui veille beaucoup sur sa conduite, et qui cependant lui a pardonné d’avoir été figurer au Bal d’Amour chez Madame Pendergast.

L’aimable Émilie, étoit sur le point d’être entretenue par un gentilhomme qui avoit été nouvellement nommé à un emploi important dans le gouvernement, et dont les émoluments de la charge le mettoient en état de le faire paroître sur un ton de luxe et de grandeur.

Kitty Fred..k ; nous avons déjà dit qu’elle avoit une rente de cent livres sterlings par an, et les honoraires de dix gainées par semaines pour l’entretien de sa maison dans New-Buildings.

Les grâces C.rt..r, Arms.st.ng et Stanl..y, paroissent, comme de coutume, avec goût et élégance ; elles sont toujours résolues de ne se lier à aucun homme ; mais d’aller continuellement partout où le plaisir et le profit les attirent.

Lady Ad..ms ayant été beaucoup dans le service, est en quelque sorte battue du temps. Elle a été dans plusieurs tempêtes jetée sur les rochers et les bancs de sable. Peu s’en fallut que cet hiver elle n’ait pas échappée à la tempête qui l’a jetée sur la côte de Tavistock-Row, Covent-Garden. La dernière fois que George S..lw..n la vit, il jura, d’après ces circonstances, que le nom de lady Ad...ms étoit une méprise faite à dessein ; et qu’il ne l’appelleroit plus désormais que sa vieille mère Eve.

Lady G...r est toujours très-généreuse de ses faveurs. Monsieur T.rn.r seroit son homme favori si son avarice ne la forçoit pas à voler dans les bras du baronet G.t..p, et d’autres dont les cordons de la bourse sont plus facilement déliés.

Clara Hayw..d figure sur et hors du théâtre dans différentes parties et attitudes ; elle s’attire partout l’applaudissement général, particulièrement dans les parties de dessous.

Lady Brad..y s’attache comme un morpion à son maître maçon.

Lucy Will..ms a un courant de commerce fort agréable ; elle amuse souvent le comte P...y, par un dialogue sentimental qu’il paye très-généreusement ; et quelquefois dans la pleine vigueur de la jeunesse, il fait un essai impuissant sur ses charmes.

Émilie C..lh.st est toujours dans l’un ou l’autre séminaires de King’s-Place suivant que ces affaires l’exigent.

Les fuites heureuses de Miss P...r et de Miss M...e ont décidées ces jeunes dames à être sur leurs gardes contre les séductions artificieuses de leur propre sexe, et les tromperies du nôtre. La premières de ces jeunes dames est sur le point d’être mariée à un gentilhomme de rang et de fortune considérable ; la dernière reçoit les adresses d’un jeune gentilhomme, qui l’on assure, dès qu’il sera en Age, lui offrira sa main d’une manière honorable.

La Messaline de Stable-yard est toujours restée dans la même situation lubrique dans laquelle nous l’avons laissée : on dit que le général est beaucoup indisposé de ses provocations et des efforts qu’il fait pour se mettre en état de satisfaire ses amples désirs.

Miss Fa..kl.d jouit dans ce moment de la plus grande réputation et de la plus haute faveur ; elle conserve toujours sa société d’amis pour qui elle a les plus grands égards.

Les autres dames dont nous avons parlé dans cet ouvrages reste in statu quo, avec très-peu de changements, excepté sur leur figure qui, dans la matinée, avant l’application de l’art artificiel des petits pots, au lieu d’inviter au défi amoureux, font naître plutôt le dégoût ; mais l’après-midi, elles deviennent par l’assistance de Bailey et Warren, ces grands et illustres manufacturiers des charmes femelles, plus enchanteresses que jamais.

Quant à nos personnages mâles, ils continuent toujours presque la même carrière qu’ils ont couru depuis plusieurs années. Le lord Fumble s’est rendu régulièrement, aussi long-temps que ses finances le lui permettoient, quatre fois par semaine, chez Madame Pendergast, dans le dessein de satisfaire, dans les embrassements de nouveaux visages, ses caprices et ses fantaisies ; mais il n’est plus, au grand mécontentement et à l’affliction de cette dame. Le lord Piedal est toujours à la chasse de la fortune dont il ne peut jamais jouir ; dans ce dessein, il rôde sans cesse aux alentours de New-Buildings ; il est toujours en grand habit ; ayant sur sa tête un grand chapeau, et à son côté une épée, pour dénoter qu’il est gentilhomme. Le comte H..g a toujours un fort penchant pour les femmes de bonne famille et bien élevées ; mais il a grand soin de ne pas se laisser tromper, comme il l’a été par Madame le P... Les autres membres du Corps Diplomatique poursuivent également leur ancienne carrière, qui est de visiter les séminaires après avoir fait leurs dépêches. L’ambassadeur de Suède fit, malheureusement pour la pauvre W.lk.nson, une découverte désagréable, un certain soir qu’étant dans le séminaire de Madame Dubery, elle fut présentée à cet ambassadeur par cette abbesse comme une vierge dans la routine ordinaire, qu’il jugea avoir été conservée pour lui chaste comme Pénélope. La conséquence fut qu’il rompit immédiatement sa liaison avec elle ; elle est maintenant obligée d’aller, par pure nécessité, dans King’s-Place, où, avant cet accident, elle y faisoit des visites seulement par pure badinage ; comme, en pareille occasion, Madame Woffington disoit qu’elle alloit à Bath.

Monsieur M...n P...n, le ministre Russe est maintenant en traité avec une danseuse de l’Opéra, qui a fait un saut si agréable dans son cœur, qu’il a oublié, dès ce moment, toutes les nonnes de King’s-Place. La signora Z..lli demande modestement vingt guinées seulement par semaine, un équipage et une nouvelle livrée pour ses domestiques. On doute que le ministre lui accorde sa demande ; elle lui accorde cependant quelques légères faveurs, et elle croit avoir fait en quelque sorte la conquête certaine de ce membre du Corps Diplomatique. On répand cependant le bruit que ce ministre a changé la direction de ses batteries amoureuses, et a porté ses chaudes canonnades contre la jolie idiote Madame Badd..ly ; mais il y a des raisons de croire que sa pruderie doit se soumettre ou être emportée d’assaut ; et nous sommes bien informés que la forteresse est si vigoureusement défendue et les combustibles si violents, qu’il est impossible à Madame Badd..ly d’admettre aucun autre assaillant tant que Firebrand Tony, le principal ingénieur aura l’inspection des travaux.

Ayant donc ainsi arrangé le plan de notre ouvrage et assigné à nos personnages le lieu qui lui convient, nous allons prendre congé de nos lecteurs et le terminer par une citation d’un poëte célèbre :

Id vero est, quod ego mihi puto palmarium,
Me reperisse, quomodo adolescentulus
Meretricum ingenia et mores posset noscere :
Mature ut cum cognorit, perpetuo oderi
.

Ter. Eun., Act. 5, Sc. 4.

Mais un autre point que je regarde comme le plus beau côté de mon triomphe, c’est d’avoir trouvé le moyen de faire connoître à ce jeune homme le caractère et les mœurs des courtisanes, afin que les connoissant de bonne heure, il les déteste toute sa vie.

Fin.

  1. Sic !
  2. Un paquet de carmin et de poudre perlée.
  3. Le lecteur s’apercevra que nous avons pris cette échelle du haut en bas et de bas en haut, ayant envisagé l’Arétin dans chaque particularité.
  4. La dernière disgrâce du lord L... en est un exemple : on lui refusa de succéder au lord Suffolk, comme Secrétaire d’État au département du Nord.
  5. Voici l’anecdote qui fut généralement répandue à ce sujet. Fanny Murray vivoit avec le baronet Richard Atkins ; un jour qu’il déjeunoit avec elle, elle se trouvoit avoir le plus grand besoin d’argent pour payer un joaillier ; elle montra au baronet Richard l’embarras où elle étoit ; il lui remit un billet de banque, en lui déclarant que c’étoit tout ce qu’il avoit dans le monde. Fanny mit aussitôt le billet entre deux tranches très minces, de pain et de beurre et le mangea de cette sorte, en disant qu’il ne suffisoit pas pour un déjeuner.
  6. Voyez Observations sur les loix, mœurs et coutumes des Turcs, vol. II, P. 85.