Albin Michel (p. 156-162).

CHAPITRE XX

Situation affreuse de Nelly Elliot ; elle écrit à sa sœur et la prie de la soulager dans sa détresse ; réponse qu’elle en reçoit. Elle reparoît dans le monde ; elle fait la connoissance d’un gentilhomme. Sa carrière future et son plan présent.

Nous avons laissé l’infortunée Nelly Elliot dans la condition la plus déplorable, sans amis, sans argent, sans santé, dépourvue de tous les secours de la vie ; privée du seul homme qu’elle estimoit et qui étoit enfermé dans une affreuse prison ; quelle peinture compliquée de calamités ! et cependant Nelly étoit une femme avouée de plaisir… Rien d’extraordinaire : tel est, dans toute l’Europe, le sort des jeunes personnes de dix-huit ans qui deviennent femmes de plaisir.

Nelly avoit, dans sa lamentable situation, écrit à M. D...n une lettre très touchante, dans laquelle elle lui dépeignoit l’état de détresse où elle se trouvoit ; il est probable qu’il lui auroit rendu quelques légers services s’il eût été dans la ville, mais malheureusement il étoit à sa campagne dans Derbyshire, à une grande distance de la capitale. Ses besoins devenoient si alarmants que la garde qui la servoit par pure charité, et qui, pour soulager notre malheureuse héroïne, avoit mis en gage tout ce qu’elle possédoit, à l’exception des hardes qui la couvroient, appréhendoit très fort de se trouver également la victime des besoins de première nécessité… Dans ce cruel embarras, la vieille Samaritaine engagea Nelly d’écrire à sa sœur, et de la prier de la secourir, ce qu’elle fit ; mais sa lettre ne produisit autre chose que la réponse curieuse suivante :

Étonnée, comme je le suis, de votre insolence à m’apprendre la situation infâme dans laquelle vous vous trouvez par les justes calamités du ciel, que vous vous êtes attirées sur votre tête ; je pense néanmoins qu’il est de mon devoir, comme autrefois votre sœur, — réflexion mortifiante, — de vous donner quelques avis qui, par le repentir, puissent sauver votre âme de la damnation éternelle. Quant à votre partie mortelle, plutôt elle payera la dette inévitable de la nature, le mieux pour vous-même, le mieux pour le monde ; des êtres exécrables comme vous, rampant sur la surface de la terre, sont nuisibles à la vue, criminelles envers la société, et font la honte du genre humain. Vous avez encore assez de loisir pour réfléchir à votre état malheureux, et vous considérer comme la seule cause de votre misère. Qui a pu vous porter à suivre un tel genre de vie ? Avez-vous vu l’exemple d’une pareille conduite dans vos parents ?… Non, grâces au ciel ! nous sommes vertueuses et sans taches ; vous seule avez flétri la chasteté de la réputation de notre famille : en vous le crime, le vicieux crime, est moins excusable que dans la plupart de ces femelles infortunées qui ont été aveuglées par l’amour, ou séduites par des hommes artificieux ; mais vous n’avez point à opposer en votre faveur une pareille apologie ; vous n’avez point d’objet de tendre passion ni de séduction à prouver ; vous avez sacrifié gaiement votre pureté virginale à la débauche la plus abominable. D’après un tel procédé vous vous êtes placée au-dessous des bêtes-brutes ; elles n’ont point la raison pour leur guide, l’instinct seul les dirige. Voyez maintenant, malheureuse que vous êtes, l’énormité de votre chûte. Vous avez détruit tous les liens de la parenté, et brisé ceux de l’amitié. Je vous abandonne à vos remords, si vous n’avez pas encore perdu tout sentiment de honte. Je suis furieuse contre vous ; par conséquent ne me troublez pas davantage de vos épîtres désagréables, dégoûtantes, j’allois presque dire souillées de votre bassesse ; car vous n’entendrez plus désormais parler de celle qui autrefois étoit votre sœur.


La réception de cette lettre au lieu de soulager la détresse de la pauvre Nelly, ne fit qu’augmenter son chagrin et ses inquiétudes sur ses nécessités alarmantes.

Cependant un voisin prit pitié de sa triste condition, et lui procura, par pure humanité, tous les secours que son état exigeoit.

Nelly ne fut pas plutôt rétablie, qu’elle reparut dans le monde agréable, avec son élégance et sa vivacité accoutumées, elle forma bientôt après une alliance avec un gentilhomme très bien connu dans le cercle poli, et remarquable par la noirceur de sa peau. Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’il étoit un Soubise ; non, il étoit créole : ses traits étoient très réguliers, sa personne bien proportionnée, grande et athlétique ; il s’appeloit M. H...n dont elle a toujours depuis adopté le nom. Leur liaison ne fut pas plutôt formée, que M. H...n invita Nelly à venir demeurer dans sa maison Salisburg-Street, dans le Strand, où elle présida et fit les honneurs de la table d’une manière si polie qu’elle se distingua des autres dames.

Nelly, ainsi placée dans un genre de vie élégant, crut qu’aucune femme ne méritoit plus qu’elle les attentions et les assiduités d’un homme de goût et de jugement, tel que l’étoit M. H...n. Il jouissoit d’une grande fortune, sur laquelle il avoit fixé, en faveur de Nelly, une rente de cinquante livres sterlings par an ; il n’étoit point coupable d’aucune extravagance qui eut fait tort à son bien ; elle n’avoit point le défaut de porter la dépense au-delà des règles de la prudence ; mais malheureusement M. H...n étoit enclin au jeu, et il tomba entre les mains d’une compagnie d’escrocs, qui s’intitulent gentilhommes, et qui, en effet, sont de plus grands videurs de poches que ces malheureux que l’on condamne pour avoir pris illégitimement un mouchoir ou une montre ; ces fripons infâmes, sous le masque de l’amitié et le titre supposé d’hommes de rang et de fortune, attrapent, par leurs ruses, les personnes confiantes, et, par une variété de stratagèmes et d’artifices adroitement conduits, pillent et ruinent quiconque tombe dans leurs filets. Telle fut la fatale situation de M. H...n, qui, dans le cours de peu de mois, fut forcé d’engager son bien, d’abandonner sa maison, et d’aller au dehors mener une vie très retirée, tandis que sa fortune étoit en tutelle ; par suite de ce désastre, la pauvre Nelly se trouva encore une fois expulsée du monde, et obligée de recommencer de nouveau son commerce, lorsqu’elle s’imaginoit l’avoir abandonné pour toujours.

Nelly, pendant quelque temps, soutint son importance ; elle ne vouloit point se soumettre à retourner, comme on dit, en compagnie, mais le puissant mot nécessité l’y contraignit bientôt.

Nelly ne fut cependant pas long-temps dans cet état humiliant ; elle trouva des amis qui la secoururent, particulièrement un très digne et jeune gentilhomme qui lui meubla, dans le goût le plus élégant, la maison qu’elle occupe maintenant.

Nous allons à présent dire de quelle manière elle se soutient dans la situation agréable dans laquelle elle se trouve actuellement. La maison

II. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle entretenue se moque de son amant.
(Gravure de William Hogarth.)

de Mme  Hainstrun (le lecteur doit se rappeler que nous l’avons prévenu au commencement du chapitre précédent que Nelly avoit adopté ce nom) peut proprement être regardée plutôt une maison d’intrigue qu’un séminaire. Les plus belles femmes galantes de cette capitale la fréquentent très souvent. Mme  Hainstrun n’avoit point le caractère mercenaire des autres mères abbesses ; elle aimoit mieux traiter d’une partie joyeuse, agréable et amusante, que de recevoir des personnes tristes, flegmatiques et ennuyantes, qui chassent la bonne humeur en proportion de l’argent qu’ils dépensent. Les hommes instruits, gais, divertissants et aimables se rassembloient dans sa maison, moins pour satisfaire aucune passion lascive, que pour jouir du plaisir d’être dans une bonne compagnie, et pour passer quelques heures dans une agréable société.

D’après ce genre d’amis et de connoissances de Mme  Hainstrun, le lecteur est en état de se former une idée du motif qui attiroit les visiteurs dans sa maison : en parlant ainsi, nous ne prétendons point dire qu’elle est la région de l’amour platonique. Non, il n’est point de femmes plus sensuelles dans la passion amoureuse que Nelly. Il est vrai qu’elle a un homme qu’elle aime, ou plutôt qu’elle est la favorite d’un homme de grands moyens, et qui a des liaisons avec les théâtres, mais nous ne voulons pas assurer que pendant son absence elle est aussi chaste que Pénélope : non, Nelly est trop sincère pour prétendre à la parenté de Diane ; elle vise seulement à garder les apparences et à soutenir la dignité d’une femme honnête.

Nous allons parler dans le chapitre suivant des femmes qui la visitent, afin que nos lecteurs puissent établir leur jugement sur le plan entier de la maison de Mme Hamilton, que l’on doit regarder une des plus distinguées en ce genre.