Albin Michel (p. 138-146).

CHAPITRE XVIII

Projets avantageux de Charlotte pour faire une nouvelle recrue de nonnes fraîches : ses succès : son invitation à un grand banquet doucereux, dans lequel elle se personnifie la reine Oberea. Ses augmentations sur les rites de Vénus tels qu’ils sont exécutés à Otaïti. Description d’une scène lubrique fondée sur la philosophie la plus orthodoxe.

Nous allons rendre une dernière visite à Charlotte Hayes, avant qu’elle ne quitte King’s-Place ; cependant comme elle étoit résolue avant de se retirer du commerce de faire quelques coups d’éclat, elle commença d’abord par recruter de deux manières différentes de nouvelles nonnes toutes fraîches pour son séminaire ; la première, par la visite des registres d’offices ; la seconde, par les avertissements insérés dans les papiers publics. Nous allons donner une idée de ces deux opérations.

Charlotte s’habilla d’une manière simple ; et ressemblant, par sa mise et son maintien, à la femme d’un honnête négociant, elle alla dans les différents bureaux des registres d’offices, aux alentours de la ville, demandant une jeune personne âgée de vingt ans, pleine de santé, dont le principal emploi seroit de servir une dame qui demeuroit chez elle au premier étage ; quelquefois elle jugeoit convenable de rendre sa locataire malade au point de garder le lit ; d’autrefois, elle la rendoit vaporeuse ; mais les gages étoient forts, et bien au-dessus du prix ordinaire ; afin d’amener son plan à exécution, elle prit des logements et même de petites maisons agréablement meublées dans les différents quartiers de la ville, de crainte que le caractère de son séminaire, si on fut venu prendre des renseignements dans le voisinage, n’eût donné de l’alarme, et n’eût empêché l’accomplissement de son dessein. Lorsque quelque fille honnête, d’une figure jolie et annonçant la santé, se présentoit à elle, elle la retenoit toujours pour la dame qui demeuroit au premier étage, qui étoit très mal et qu’elle ne pouvoit pas voir ; mais elle lui disoit qu’il falloit que la servante couchât auprès d’elle, parce que ses infirmités étoient si grandes, qu’il étoit important qu’elle eût, pendant toute la nuit, une personne pour la veiller.

Les préliminaires furent ainsi établis ; comme les servantes vont généralement le soir prendre possession de leurs places, la fille innocente, qui s’étoit présentée à elle, fut conduite dans une chambre très sombre, parce que les yeux de la dame étoient dans un si triste état, qu’ils ne pouvoient pas supporter la lumière. À dix heures toute la maison étoit tranquille, et chacun paroissoit être livré au sommeil ; mais avant de se livrer au repos, on avoit eu un bon souper. On accorda à la fille, qui avoit un fort bon appétit, la permission de souper avec Mme Charlotte ; on lui donna de la forte bière, et, pour lui montrer qu’elle seroit bien traitée, on la favorisa d’un verre de vin ; les esprits de Nancy étant ainsi animés, elle se coucha dans le lit qui étoit dressé auprès de celui de sa vieille maîtresse supposée. Quand, hélas ! la pauvre innocente fille se trouve dans son premier sommeil entre les bras du lord C...n, du lord B...ke ou du colonel L...., elle se plaint de la supercherie ; les cris qu’elle jette n’apportent aucun soulagement à sa situation, et, voyant qu’il lui est inévitable d’échapper à son sort, elle cède probablement. Le lendemain matin, elle se trouve seule avec quelques guinées, et la perspective d’avoir une nouvelle robe, une paire de boucle d’argent et un mantelet de soie noire. Ainsi trompée, il n’y a plus de grandes difficultés de l’engager à quitter cette maison, et de se rendre dans le séminaire établi dans King’s-Place ; afin de faire place à une autre victime qui doit être sacrifiée de la même manière.

Quand ces ressources ne remplissoient pas suffisamment les projets de Charlotte, elle avoit recours aux avertissements qu’elle faisoit insérer dans les papiers du jour, qui souvent lui produisoient l’effet désiré, et lui procuroient, pour la prostitution, un grand nombre de jolies nonnes innocentes et confiantes. La plupart de ces avertissements étoient d’une nature sérieuse, et portoient avec eux, pour toutes les jeunes personnes qui se proposoient d’entrer en service, toutes les apparences de la vérité, de la sincérité, et le témoignage de la bonté du lieu ; quelquefois Charlotte enjolivoit son style en donnant à entendre que l’on seroit chez elle sur le pied d’amie, et par ces publications badines, elle trompoit ainsi l’innocence confiante. Voici un avertissement qu’elle fit paraître il y a quelque temps et qu’elle adressa à George S...n.


On a besoin d’une jeune personne de vingt ans, tout au plus, d’une bonne famille, qui ait eu la petite vérole, et qui n’ait, en aucune manière, servi dans la capitale ; elle doit savoir tourner ses mains à toute chose, vu qu’on se propose de la mettre sous un cuisinier habile et très expérimenté ; elle doit entendre le repassage et connoître la boulangerie, ou du moins en savoir assez pour faire soulever la pâte ; elle doit avoir également assez de connoissance pour conserver le fruit. On lui donnera de bons gages et de grands encouragements si elle devient habile et si elle conçoit facilement et profite des instructions qui lui seront faites pour son avantage.

Tel badin que puisse paraître cet avertissement, il produisit néanmoins son effet, et il procura au moins une demi-douzaine de jeunes personnes qui, en conséquence, se présentèrent pour entrer au service, et qui profitèrent bientôt des instructions qui leurs étoient données.

Charlotte, par ces ruses, avoit initié dans les secrets de son séminaire une douzaine de jeunes filles, belles, florissantes et saines ; elle commença d’abord par leur faire apprendre un nouveau genre d’amusement pour divertir ses nobles et honorables convives ; et, après leur avoir fait subir, deux fois par jour, et pendant une quinzaine leurs exercices, elle envoya, après ce laps de temps, une circulaire à ses meilleures pratiques, dont voici le contenu :

Mme Hayes présente ses compliments respectueux au lord… elle prend la liberté de l’informer que demain soir, à sept heures précises, une douzaine de belles nymphes, vierges et sans taches, ne respirant que la santé et la nature, exécuteront les célèbres cérémonies de Vénus, telles qu’elles sont pratiquées à Otaïti, d’après l’instruction et sous la conduite de la reine Oberea, dans lequel rôle Mme Hayes paroîtra.

Afin que le lecteur puisse se former une idée compétente de leurs exercices, nous allons donner la citation suivante, tirée du voyage de Cook, et écrite par le célèbre docteur Hawkesworth :

« Telles étoient nos matines,… » en parlant des cérémonies religieuses exécutées dans la matinée par les Indiens, il dit :

Nos Indiens jugeoient convenable de célébrer leurs vêpres d’une manière toute différente. Un jeune homme de six pieds de haut et une petite fille d’environ onze à douze ans faisoient un sacrifice à Vénus, devant plusieurs personnes de notre pays et un grand nombre de leur nation, sans se douter nullement de leur conduite indécente, comme il paroissoit d’après la conformité parfaite de la coutume de leur endroit. Au nombre des spectateurs se trouvoient plusieurs femmes d’un rang supérieur, particulièrement Oberea, qui, l’on peut dire, avoit assisté à toutes leurs cérémonies ; car les Indiens lui donnèrent à ce sujet les instructions nécessaires pour bien exécuter sa partie dans un temps où elle étoit trop jeune pour connoître les importances de ce culte.

Le lecteur ne sera certainement pas mécontent du commentaire du docteur Hawkesworth sur l’exécution de ces cérémonies, d’autant qu’elles sont plus curieuses et vraiment philosophiques. Il dit :

« Cet événement n’est pas mentionné comme un objet de curiosité oisive, mais il mérite au contraire d’être considéré et de déterminer ce qui a été long-tems débattu en Philosophie, si la honte qui accompagne certaines actions, qui, de tous les côtés sont reconnues être en elles-mêmes innocentes, est imprimée par la nature ou cachée par la coutume : si elle a son origine dans la coutume, quelque générale qu’elle soit, il sera peut-être difficile de remonter jusqu’à sa source ; si c’est dans l’instinct, il ne sera pas moins difficile de découvrir pour quel sujet elle fut surmontée par ce peuple dans les mœurs duquel on n’en trouve pas la moindre trace. (Voyage de Hawkesworth, vol. II, P. 128.)


Mme Hayes avoit certainement consulté ce passage avec une attention toute particulière, et elle conclua que la honte en pareilles occasions « étoit seulement cachée par la coutume ». Ayant donc assez de philosophie naturelle pour surmonter tous les préjugés, elle résolut non seulement d’apprendre à ses nonnes toutes les cérémonies de Vénus telles qu’elles sont observées à Otaïti, mais aussi de les augmenter de l’invention, imagination et caprice de l’Arétin. C’étoit donc à cet effet, que dans les répétitions qu’elle avoit fait faire à ses nouvelles actrices, elle avoit enseigné à chacune d’elles les gestes et postures dans lesquelles elles étoient déjà très expérimentées.

Il se trouva à cette fête lubrique vingt-trois visiteurs, de la première noblesse, des baronets et cinq personnages de la Chambre des Communes.

L’horloge n’eut pas plutôt sonné sept heures, que la fête commença. Mme Hayes avoit engagé douze jeunes gens les mieux taillés dans la forme

Les demoiselles de sérail en galante partie.
(École française du XVIIIe siècle.)

athlétique qu’elle avoit pu se procurer : quelques-uns d’eux servoient de modèle dans l’Académie royale, et les autres avoient les mêmes qualités requises pour le divertissement. On avoit étendu sur le carreau un beau et large tapis, et on avoit orné la scène des meubles nécessaires pour les différentes attitudes dans lesquelles les acteurs et actrices dévoués à Vénus devoient paroître, conformément au système de l’Arétin. Après que les hommes eurent présentés à chacune de leur maîtresse un clou au moins de douze pouces de longueur, en imitation des présents reçus, en pareilles occasions par les dames d’Otaïti qui donnoient à un long clou la préférence à toute autre chose, ils commencèrent leurs dévotions, et passèrent avec la plus grande dextérité par toutes les différentes évolutions des rites, relativement au mot d’ordre de santa Charlotta, en conservant le temps le plus régulier au contentement universel des spectateurs lascifs, dont l’imagination de quelques-uns d’eux fut si tellement transportée, qu’ils ne purent attendre la fin de la scène pour exécuter à leur tour leur partie dans cette fête Cyprienne, qui dura près de deux heures, et obtint les plus vifs applaudissements de l’assemblée. Mme Hayes avoit si bien dirigée sa troupe, qu’il n’y eut pas une manœuvre qui ne fut exécutée avec la plus grande exactitude et la plus grande habilité.

Les cérémonies achevées, on servit une belle collation, et on fit une souscription en faveur des acteurs et actrices qui avoient si bien joués leurs rôles. Les acteurs étant partis, les actrices restèrent ; la plupart d’elles répétèrent la partie qu’elles avoient si habilement exécutée avec plusieurs des spectateurs. Avant que l’on se sépara, le vin de Champagne ruissela en abondance. Les présents faits par les spectateurs, et l’allégresse des actrices, ajoutèrent à la gaieté de la soirée.

Vers les quatre heures du matin, chaque actrice, accompagnée d’un sacrificateur, se retira dans sa chambre. Bientôt après, Charlotte se jetta dans les bras du comte… pour mettre en pratique une partie de ce dont elle étoit si grande maîtresse en théorie.

Nous allons les laisser jusqu’à midi, l’heure du déjeûner, attendu que les fatigues de la soirée doivent leur avoir imposé la taxe nécessaire du sommeil jusqu’à ce moment.