Les Rustiques/Deux Électeurs sérieux

Les RustiquesMercure de France. (p. 67-75).


DEUX ÉLECTEURS SÉRIEUX


Tous les quatre ans, au moment des élections municipales, Laugu du Moulin et Abel le Rat, journaliers à Longeverne, l’un ancien meunier, l’autre ex-rat de cave, le premier décavé, le second révoqué pour avoir tous deux trop fêté la dive bouteille, se sentaient prendre du poids.

Comme les deux partis politiques (les Rouges et les Blancs) étaient à peu près d’égale force au village et que le succès dépendait des voix douteuses de quelques citoyens, genre Abel et Laugu, ces deux-ci avaient depuis longtemps jugé tout le parti qu’ils pouvaient tirer — ou soutirer — comme on voudra, d’une si admirable situation.

Ils se contentaient donc de ménager la chèvre républicaine et le chou réactionnaire avec une délicatesse, un doigté qu’eût pu leur envier tel politicien de plus grande envergure ; député, sénateur, voire sous-secrétaire d’État ou ministre.

Par un savant jeu d’avances et de compensations, ils laissaient successivement croire aux fervents des deux partis qu’ils étaient leurs hommes pourvu toutefois que le confident eût provoqué cet aveu par l’offre de deux ou trois bouteilles de picolo de l’année ou de derrière les fagots, selon la gravité de l’heure présente.

Ils avaient un chic spécial et une habileté extraordinaire pour s’excuser auprès des Rouges d’avoir été vus à l’offerte le dimanche, et auprès des Blancs pour s’être laissé entraîner à fêter le 14 juillet parmi les drapeaux, les lampions, les litres et les Marseillaise.

Ils avaient vu avec plaisir les citoyens conscients du pays adhérer à des comités divers : libéraux, démocratiques, républicains, radicaux, socialistes et senti, en bons chiens qui éventent de loin le gibier, tout le parti que leur génie assoiffé pourrait tirer de ces enrégimentations volontaires, non seulement aux élections municipales, mais à chaque coup de scrutin qu’il s’agît d’un conseiller quelconque ou d’un député.

Pour eux, leur pauvreté bien connue les privait de la joie de se jeter dans la mêlée, n’ayant jamais, disaient-ils, les quarante sous nécessaires pour faire partie de l’une ou de l’autre de ces associations politiques et trop fiers et dignes pour accepter l’aumône d’une cotisation que certains richards dévoués à leur cause eussent payée bien volontiers.

C’est ainsi qu’ils avaient béni plusieurs générations de députés, conseillers généraux, conseillers d’arrondissement et municipaux qui leur avaient valu d’innombrables jours de liesse et des quantités incalculables de verres.

Seuls, les Sénateurs n’avaient pas leur sympathie. C’étaient de vieux fainéants, et voilà tout !

Ah ! oui, qu’ils le bénissaient le suffrage universel et il n’aurait pas fallu qu’un jeanfoutre d’un pays voisin vînt contester leur droit « sacré et imprescriptible », qu’ils lui auraient bien fait voir de quel bois on se chauffait à Longeverne, si toutefois les lois de l’équilibre, constamment compromises chez ces sympathiques citoyens, leur eussent permis une démonstration aussi énergique.

Il y avait bien eu, parfois, mon Dieu, des anicroches. Ainsi, un printemps, Abel saoulé huit jours durant et maintenu reclus dans cet état chez sa bonne femme de tante dévouée au parti blanc, avait été mené à l’urne par un « pur », son billet à la main, tellement et si bien que les Rouges lui en avaient fait la tête jusqu’aux élections suivantes, où ils s’étaient d’ailleurs juré de profiter de l’exemple et d’agir de même. Une autre fois, Laugu, trop ivre, n’avait pu aller jusqu’à la salle de vote et les deux partis lui en avaient voulu à tel point que c’en avait été un désastre pendant deux ou trois ans. Mais ces petites leçons leur avaient servi, et comme des guerriers qui supportent toutes les épreuves tant qu’ils n’ont pas atteint au but, quittes à mourir après y avoir touché, comme le soldat de Marathon, ils allaient et votaient dignes et graves dans le mystère et les fumées de l’ivresse.

Or, cette année-là, comme les élections étaient fixées au 1er mai, il y eut dès le 1er avril, une propagande active et des menées sourdes de part et d’autre pour conquérir les douteux. Naturellement, Abel le Rat et Laugu du Moulin étaient d’iceux.

Un beau matin ou un beau soir, l’instituteur aborda le père Cyprien, vice-président du comité rouge, et lui dit confidentiellement :

— Vous savez, j’ai causé avec Abel ! C’est une affaire faite ; il suffira de le maintenir. Parlez-en à vos hommes !

D’autre part, Cyprien lui disait :

— C’est comme Laugu. Je l’ai confessé : nous le tenons ! Il n’y aura qu’à veiller.

Le même jour, le Gros du Maréchal faisait à ses féaux, les chefs du parti blanc, la même confidence avec la même conclusion :

— Tenir en haleine Abel et Laugu ! On savait la manière !

Le terrible, c’est que le succès dépendait maintenant uniquement du vote de ces deux olibrius, les autres douteux ayant été tellement cuisinés et retournés, tenus et retenus, qu’ils avaient juré de « marcher ».

« C’est comme « j’y ai dit » à Gibus, faisait le Gros du Marchal : T’es libre, n’est-ce pas, mais moi-z’aussi ; du moment que tu votes contre ma liste et que tu me tournes le dos, j’ai pas de raisons de t’aider, moi, et si tu me rembourses pas les cinq cents francs que je t’ai prêtés pour acheter ta vache, je te fous l’huissier dans les pattes. Je te dis pas ça pour te menacer, au contraire : mais tu comprends !

D’autre part Baptiste de la Grange avait averti loyalement son voisin :

— J’ai pas de conseils à te donner, mais si tu ne votes pas pour ma liste, tu peux te fouiller pour que je te prête le carcan pour rentrer tes foins et faire tes charrois. Du moment qu’un bon voisin ne vaut pas une voix, c’est plus la peine de se gêner.

Laugu et Abel, eux, n’avaient, heureusement, ni charrois à faire, ni vache à nourrir ; ils étaient garçons et libres et n’avaient que leurs bras… et leurs gosiers aussi, comme disait le Rat, même que le monde était bien content — le pays manquant de « jornaliers » — de les nourrir pendant la mauvaise saison pour les avoir au moment des moissons et des foins.

Pour l’heure ils se contentaient de vider consciencieusement les chopines que Rouges et Blancs leur offraient à tire-larigo, se bornant, lorsque le partenaire émettait un doute sur la sincérité de leurs convictions, à lui répondre par l’une ou l’autre de ces phrases sacramentelles et lapidaires :

— Tu sais bien que je suis du bon côté !

Ou encore :

— On a toujours fait pour le bien ! leur psychologie du racoleur leur ayant depuis longtemps appris que celui-ci interprétait toujours le « bon côté » et le « bien » comme étant sa façon de voir à lui et d’agir.

Or, le matin, jour de l’élection, Laugu du Moulin et Abel le Rat, après un petit somme pour cuver les cuites de la semaine, s’étant levés et de concert, mais en grand mystère, avaient préparé leurs billets qu’ils avaient soigneusement répartis dans leurs poches de gilet ; puis, la chose réglée, étaient partis faire leur « tournée ».

Conformément aux principes et à l’expérience acquise, ils ne votaient qu’à la dernière minute, profitant jusqu’au bout des offres libatoires des champions des deux clans.

Et comme, ce jour-là, il fallait donner des gages plus précis d’attachement aux partis, ils exhibaient aux Blancs, de la poche droite de leur gilet, un billet conforme à l’opinion blanche, et chez les Rouges, de la poche gauche, un billet portant tous les noms de la liste rouge.

Quand, vers midi, le vin ayant un peu échauffé les esprits, les politiciens sérieux s’étonnaient avec aigreur de les voir trinquer indifféremment avec les uns et avec les autres, ils tiraient de leur poche, et toujours confidentiellement, le billet de la liste adverse en disant simplement :

— Tu vois, je les roule ; je leur montre ce billet-là et je leur fais croire que je vote pour eux ; tu comprends, je suis pauvre, j’ai besoin de tout le monde ; mais pas de danger, tu sais que je suis du bon côté !

Et cela continua jusqu’au soir.

Cinq minutes avant que ne sonne la cloche annonçant la fermeture du scrutin, Laugu, raide comme la Justice dans sa blouse bleue, brodée, et Abel, titubant dans sa vieille redingote de rat, mais dignes quand même et flanqués d’une escorte imposante de Rouges et de Blancs anxieux de leur acte, remettaient ès mains du président un billet immaculé, puis repartaient se faire payer indifféremment à boire par les uns et par les autres dans les deux auberges du village.

Quand fut achevé le dépouillement, on constata qu’il y avait 47 bulletins pour les Rouges et 47 bulletins pour les Blancs. Le président, abasourdi, et son bureau ahuri, prononcèrent le ballottage.

Il y eut un grand silence ! Tous, Rouges et Blancs, faisaient des têtes !…

— Je voudrais bien savoir, disait le Gros du Maréchal en descendant l’escalier de la mairie, quel est celui de ces deux cochons qui nous a joué le tour !

Du côté rouge, Cyprien confiait au maître d’école :

— Quelle est donc la ganache qui nous a lâchés d’un cran ?

— Qui ? Abel le Rat ou Laugu du Moulin ? Il fallait en avoir le cœur net.

Et alternativement, les chefs rouges et les chefs blancs emmenèrent discrètement chez eux, pour de nouvelles libations, Abel et Laugu.

Mais, chez les Rouges, Abel montrait en ricanant le bulletin blanc qui lui restait, disait-il, et, chez les Blancs, brandissait triomphalement le bulletin rouge, preuve qu’il avait voté du bon côté. Et Laugu opérait de même, car les gaillards, rompus à la tactique, avaient plusieurs bulletins dans chaque poche, de sorte que Rouges et Rlancs furent vite convaincus de leur honnêteté politique et, par conclusion et comme conséquence, qu’il y avait un traître parmi eux.

Des suspicions planèrent : la campagne électorale se resserra. Abel et Laugu continuèrent à boire pendant les quinze jours et les quinze nuits qui précédèrent le second tour. C’était leur moisson à eux, pas ! comme disait le Rat, et ils opérèrent le deuxième coup comme ils avaient fait la première fois ; du moins, le résultat fut le même et les deux camps, dans la consternation, eurent chacun cinq élus : les plus anciens.

Cependant, Abel et Laugu fêtèrent avec discrétion le succès des deux partis.

Abel le Rat m’a pourtant livré leur secret un soir entre quatre-z-yeux et quatre litres aussi.

— Tu comprends, je peux bien te le dire à toi, puisque tu ne restes pas dans le pays et que tu t’en bats l’œil.

Ils nous paient à boire des deux côtés, alors, on leur doit quelque chose. Seulement, on ne peut pas partager une voix en deux, comme un litre : alors, on s’arrange.

Une fois, c’est Laugu qui vote rouge et moi blanc, la foi d’après, c’est le contraire ; la dernière fois, comme il y a eu deux tours, on a pu voter pour tous.

Comme ça, il n’y a rien à dire, et on ne leur-z-y doit rien !

Et il ajouta, concluant :

— On est honnête ou on ne l’est pas !