Les Russes à Sébastopol
Bien des événemens auraient dû faire oublier l’année 1855. La dernière guerre surtout semblerait devoir effacer de notre mémoire toutes les guerres précédentes, puisque les victoires de Crimée, d’Italie et d’outre-mer ont eu pour épilogue l’affaiblissement de notre puissance. Et pourtant, si quelque souvenir de notre passé militaire pouvait nous rendre confiance en nous-mêmes, ce serait assurément le siège de Sébastopol. Précisément parce que le succès a été laborieusement, longuement disputé au milieu de sanglantes péripéties, et qu’il n’y eut là de surprise pour personne, on peut dire que la victoire a été bien acquise. En Crimée, il a fallu à nos soldats tous les genres de courage contre un ennemi qui les avait tous : tantôt l’élan impétueux du champ de bataille, tantôt la bravoure aventureuse de la guerre nocturne, tantôt la froide intrépidité de la tranchée ou la patience inébranlable à toutes les privations, aux maladies contagieuses, aux rigueurs du climat. Pendant onze mois, les deux armées ennemies sont restées en présence comme en un champ-clos, s’offrant l’une à l’autre la revanche jusqu’au dernier moment. Ni l’intrigue, ni la famine ne sont venues faciliter notre succès. En 1870 et 1871, on a bombardé et brûlé, presque sans péril pour l’agresseur, quinze ou vingt villes françaises qui n’avaient souvent de places fortes que le nom, et qui ont tenu cependant à honorer leurs vieux remparts ; mais dans toute cette campagne de sièges combien les Allemands trouveront-ils à citer d’actions comme la prise des Ouvrages-Blancs, l’enlèvement du Mamelon-Vert ou les deux assauts de Malakof ? Si cette guerre d’Orient est populaire chez nous, on conçoit qu’elle le soit bien plus encore chez les Russes, qui depuis 1855 n’ont pas eu de guerre européenne. Malgré les campagnes du Caucase, du Turkestan, de Khiva, « malgré tout, écrit un officier russe, ces expressions, les héros de Sébastopol, les vaillans défenseurs de Sébastopol, prennent à chaque nouvel événement militaire une signification plus haute... Beaucoup d’hommes qui ne connaissent Sébastopol que par ouï-dire, des hommes qui ont pourtant un nom et une réputation, veulent avoir été sur les bastions et se posent en défenseurs de Sébastopol. N’est-ce pas le cas de rappeler le mot de Plutarque : le signe certain qu’une action est vraiment belle, c’est que tout le monde ressent le désir de l’imiter, ou le regret de ne pas y avoir pris part? » Si l’honneur est grand d’avoir emporté cette forteresse, celui de s’y être maintenu si longtemps est à peine moindre. Dans ce duel héroïque, la gloire française n’ôte rien à celle des Russes : elles grandissent au contraire et s’exaltent l’une par l’autre. La ténacité des soldats du tsar fait partie intégrante de notre gloire, de même que l’ardeur et la bravoure souvent téméraire du fantassin français sont le rehaussement de la leur. Le souvenir de Sébastopol est en quelque sorte le patrimoine commun et indivisible des deux armées.
Tout ce qui se rapporte à la grande lutte conserve encore à Saint-Pétersbourg et à Moscou comme un intérêt d’actualité. Il y a quatre ans le grand-duc héritier Alexandre Alexandrovitch fondait le « Musée de Sébastopol. » On n’a pas voulu y réunir seulement des canons, des éclats de bombes, toute cette ferraille sinistre et héroïque, muets témoins sortis du sol de Crimée, exesa... scabra rubigine pila. On a fait appel aux survivans de cette épopée guerrière : chez eux comme chez nous, la plupart ont déjà pris congé du drapeau. On les a priés d’adresser au grand-duc leurs mémoires ou leur journal de siège, les lettres qu’ils écrivirent alors à leur famille, leurs impressions de bastion ou de bivouac. On a déclaré qu’aucun fait n’était indifférent, que toute parcelle de vérité avait son prix, et qu’on demandait aux narrateurs non la perfection de la forme, mais la sincérité du récit. Ces documens ont été déposés aux archives du nouveau musée ; les plus remarquables ont été livrés à l’impression; publiés sous les auspices du grand-duc, dédiés a à la glorieuse mémoire de tous les défenseurs de Sébastopol, » ils forment déjà trois volumes, œuvre de vingt-cinq collaborateurs[1]. L’un nous fait l’histoire de la tour Malakof ou du bastion no 4 ; un autre a rédigé les mémoires d’un régiment ou d’un bataillon, ou bien raconté un épisode de l’Alma ou de la Tchernaïa. Quelques-uns se livrent à des appréciations scientifiques sur telle ou telle opération. Les collaborateurs du grand-duc ont usé largement du droit de critique ou d’éloge. Menchikof, Gortchakof, Totleben, ont leurs partisans et leurs détracteurs. Pour celui-ci, Menchikof n’a su ni prévoir le débarquement des alliés en Crimée, ni assurer par des fortifications de campagne la position de l’Alma, ni renforcer à temps les remparts du côté sud, ni même envoyer au gouvernement des rapports sincères sur la situation. Pour celui-là au contraire, il est le sauveur de Sébastopol : en livrant dans les conditions les plus défavorables la bataille du 20 septembre, il a, du premier jour, imprimé à toute la campagne un caractère d’activité audacieuse et de lutte à outrance; en maintenant les communications de son armée avec la ville, et en manœuvrant sur le flanc gauche des cantonnemens ennemis, il a fait tout ce que Bazaine a négligé de faire sous les murs de Metz. Il était, nous dit l’un, « la véritable incarnation du peuple russe armé pour la défense de la patrie. » — Nullement, nous dit un autre; « il ne comprenait pas le soldat russe, et le soldat russe ne le comprenait pas. » On voit percer dans ces documens les préjugés d’arme, de corps, de camaraderie, d’état-major; mais ces contradictions mêmes sont une preuve de l’impartialité avec laquelle ont été accueillies les diverses opinions. À ces savantes dissertations, on préférera peut-être les récits où de vieux officiers racontent longuement au grand-duc ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont souffert, leurs campagnes, leurs décorations, leurs blessures, leur captivité. Plusieurs ont joint à leur envoi, sans doute comme pièces justificatives, une carabine rayée ou un sabre-baïonnette, dépouilles opimes d’un highlander ou d’un zouave, dont ils font hommage au musée. Le lecteur qui tient à connaître par le détail les travaux de l’artillerie ou du génie et toute la technique du siège devra recourir aux ouvrages spéciaux du général Totleben ou du maréchal Niel; mais, s’il veut se représenter la vie quotidienne du bastion, les sentimens qui animaient les défenseurs de la place, les qualités morales de l’officier et du soldat russe, il s’intéressera sûrement à ces récits sans apprêt, à ces lettres qui n’étaient écrites à l’origine que pour la famille. Avec les narrateurs, il bivouaquera sur les hauteurs de l’Alma ou d’Inkerman, s’arrêtera sur les remparts au milieu de la grêle de bombes, se blottira dans les cachettes des tirailleurs, se glissera sous les blindages et dans les boyaux de mine, suivra les blessés à l’ambulance et les morts au cimetière du côté nord. Les Commentaires d’un soldat, par Paul de Molènes[2], les Souvenirs militaires et religieux de Crimée, par le père de Damas, nous ont familiarisés avec l’existence qu’on menait dans le camp français; ils ont rendu populaires chez nous les abris de nos francs-tireurs, et la tranchée où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambe dans la neige fondue, et le théâtre des zouaves, et la jovialité guerrière de nos preneurs de bastions. Passons aujourd’hui dans l’autre armée, essayons de pénétrer dans l’intimité de nos ennemis d’alors; nous pouvons bien compatir à leurs souffrances et admirer leur bravoure. Ainsi firent à cette époque les soldats français en Crimée; à peine l’armistice fut-il proclamé qu’ils coururent en amis au camp des Russes.
Quand les troupes de Menchikof, après la bataille de l’Alma, entrèrent dans Sébastopol, grande fut l’émotion des habitans. Depuis 1812, la Russie n’avait pas vu d’ennemis sur son territoire. La Crimée, protégée par une flotte formidable et surtout par le prestige de l’empereur Nicolas, se croyait mieux à l’abri que toute autre province. Les habitans furent comme éveillés en sursaut par cette double nouvelle : le débarquement des alliés et la défaite des Russes. L’envahisseur, que l’on croyait si loin, était aux portes; nous avons eu de ces surprises. D’abord ils s’en prirent aux soldats, qu’ils accusaient de s’être enfuis du champ de bataille. Le désarroi de certains régimens, les vêtemens en désordre, les armes brisées ou perdues, semblaient donner raison aux accusateurs. « Une bonne femme que je voulais désabuser, raconte le major Gorbounof, ne voulut pas entendre mes explications. A tout, elle répondait : — Pourquoi allez-vous tête nue? — Et en effet, je ne sais comment, j’avais perdu mon casque dans la bataille. » On commençait à regarder de travers tous les visages nouveaux; un inconnu ne pouvait être qu’un espion. Un aide-de-camp du général en chef, étant descendu chez un de ses amis, fut assez étonné d’y voir arriver le maître de police, que d’officieux voisins lui avaient dépêché. Un mot inquiétant, qui avait déjà couru dans les rangs de l’armée, circulait en ville. Le soldat et l’homme du peuple ne sont pas en Russie plus parfaits que chez nous. Autour des feux de bivouacs, après l’Alma comme après Inkerman, on se demandait « s’il n’y avait pas eu trahison. » Dans la ville, on affirmait que Menchikof avait dit : « J’avais l’intention de vendre Sébastopol, mais les Anglais ne m’en donnaient pas assez cher. » Cette absurdité fut, dans les lettres des militaires et des habitans, portée jusqu’à Saint-Pétersbourg. Pourtant, après le premier moment de panique et de confusion, pendant les cinq jours de répit que laissèrent les Français, on travailla vigoureusement. La grande forteresse se trouvait prise au dépourvu comme tant de places le furent chez nous dans la dernière guerre. « Elle n’était pas, dit le maréchal Niel, à l’abri d’une attaque de vive force; » mais alors on vit se soulever de terre, sous l’effort de milliers de bras, des redoutes, des lunettes, des courtines pour relier entre eux les bastions, si fameux depuis, du Centre, du Mât, du Redan, de Malakof. En quelques jours, on répara des années de somnolence. Ce qu’on avait négligé d’élever en maçonnerie, on l’improvisait avec du sable et des fascines. On creusa des poudrières, on dressa des batteries. L’une d’elles fut élevée par des mains féminines et impures qu’on avait mises en réquisition ; elle porta jusqu’à la fin ce nom : Batterie des demoiselles.
Une partie de la flotte fut coulée à l’entrée de la rade. En fermant l’accès du port, on priva l’armée anglo-française de la diversion maritime qu’elle avait espérée. De cette flotte condamnée, on tira pour la défense d’immenses ressources : 14,000 ou 15,000 marins, admirables canonniers, devinrent l’âme de la résistance. Les remparts se garnirent des énormes bouches à feu de la marine. Comme à Paris les amiraux Pothuau, La Roncière, Saisset, à Sébastopol on vit les Kornilof, les Istomine, les Nakhimof, les Pamphilof, diriger la défense Voyez la Marine d’aujourd’hui, la Flotte de la Mer-Noire, par M. l’amiral Jurien de La Gravière, dans la Revue du 15 juillet et du 1er août 1871. </ref>. Chaque bastion devint comme un vaisseau de guerre où le matelot retrouvait ses caronades, ses chefs, ses habitudes du bord, — ou plutôt, suivant l’expression d’un officier russe, Sébastopol était comme un immense navire, aux flancs non plus de chêne, mais de terre et de gabions, qu’on allait pendant des mois entiers protéger contre l’abordage. Et pourtant, si le sacrifice de la flotte était nécessaire, l’accomplissement en fut pénible; officiers et matelots étaient désespérés de voir sombrer ces colosses sur lesquels ils avaient en triomphateurs parcouru les mers d’Orient. Si prompte fut l’exécution qu’on oublia de retirer des bâtimens une partie de leur armement et presque tout l’avoir des équipages. Le plus grand de ces navires, les Douze-Apôtres, s’obstinait à ne pas mourir. Bien qu’on eût pratiqué des voies d’eau dans sa cale, il luttait contre l’envahissement des vagues comme un être vivant ; les marins qui en avaient formé l’équipage croyaient voir l’expression d’un désespoir presque humain dans le muet regard de ses sabords à demi submergés, et dans l’effort convulsif avec lequel il élevait tantôt sa poupe et tantôt sa proue au-dessus des flots. On fut obligé en quelque sorte de l’achever y on tira à boulet au-dessous de la ligne de flottaison. On racontait aussi que, malgré ses blessures, il continuait à surnager jusqu’au moment où quelqu’un se rappela qu’on avait laissé dans les cabines une icône vénérée de tout l’équipage; on courut chercher l’image, et alors seulement le navire consentit à sombrer.
Pendant ce temps, une partie de la population se faisait transporter à Simphéropol d’abord, puis à Odessa. Ce qui resta dans la place recueillait anxieusement les nouvelles. Les rumeurs les plus absurdes et même les plus fantastiques trouvaient des crédules. « Le bruit s’était répandu, raconte un officier russe, que la sentinelle en faction auprès du puits de la Quarantaine avait été témoin d’une chose étrange. Une femme était venue à ce soldat, le priant de la cacher; surtout il ne devait pas dire qu’il l’avait vue, quand même on l’interrogerait avec des menaces de mort. Tout à coup survint un cavalier monté sur un cheval noir, puis un second en manteau rouge, enfin un troisième armé de toutes pièces, en vêtemens blancs, sur un cheval blanc. Tous trois demandèrent au factionnaire s’il n’avait pas vu passer une femme; il répondit qu’il n’avait rien vu. Quand le dernier des cavaliers eut disparu, la femme sortit de sa cachette et expliqua au factionnaire ce que tout cela signifiait. Le cavalier noir annonçait qu’il ne resterait pas pierre sur pierre dans Sébastopol, — le rouge, qu’il y aurait dans la ville incendies et sang versé, — le blanc, que la cité renaîtrait de ses ruines plus belle que jamais. Je ne sais si le conte fut réellement pris au sérieux, mais dès le lendemain un grand nombre d’habitans couraient à la Quarantaine pour demander les détails au factionnaire. Non-seulement on n’eut pas de détails, mais on ne trouva même pas de factionnaire au puits de la Quarantaine. »
Le 27 septembre, on vit apparaître sous les remparts du côté sud les premières masses de troupes alliées. Le 9 octobre, les Français ouvrirent la tranchée; le 17, ils démasquèrent cinquante-trois pièces et les Anglais soixante-treize. Ils étaient loin encore des huit cent quatorze bouches à feu qui, en septembre de l’année suivante, devaient tonner sur la ville; mais le siège de Sébastopol était commencé, — siège prodigieux, même après les prodigieux événemens de 1870. Il présente un autre genre d’intérêt que celui de Paris. Sébastopol n’avait pas une population de 2 millions d’âmes brusquement mise en présence avec toutes les férocités de la guerre ; il n’y avait pas là, accumulés sous le canon ennemi, toutes les œuvres d’art, tous les trésors intellectuels d’une grande métropole, si bien que le boulet qui tombe sur la pierre et le marbre semble plus destructeur que celui qui s’abat sur de la chair vivante. Enfin il manque au siège de Sébastopol cet élément de tragique, la famine, qui rendit stériles tous les efforts de Paris, puisque le jour où l’on parvint à avoir des soldats on se trouva n’avoir plus de pain. A Sébastopol, ville de guerre et non pas capitale, où il y avait des casernes et des arsenaux, non des musées et des cathédrales, la population civile était trop peu nombreuse pour être une cause de faiblesse dans la défense[3]. On ne craignait pas le manque de vivres; il n’y avait pas d’échéance fatale comme le fut pour nous celle de janvier. On pouvait prendre non pas quatre mois, mais dix mois, mais un an pour écraser l’assiégeant. Le temps, qui travaillait avec tant d’âpreté contre Paris, était un allié pour la forteresse criméenne, et puis la garnison russe n’était pas livrée à l’isolement, à l’absence de nouvelles; communiquant avec la patrie, elle échangeait parfois la boue de la tranchée et l’ennui du bastion contre l’activité d’une armée d’opération. On se donnait du mouvement et de l’air à Inkerman et à la Tchernaïa.
L’originalité du siège de 1854, c’est son irrégularité. Les Français ouvrirent la tranchée devant une place qu’ils n’avaient pu investir que sur un tiers de sa circonférence. Il y avait moins des assiégeans et des assiégés que deux armées retranchées qui s’attendaient. Laquelle des deux donnerait à l’autre l’assaut? « Nous avons maintenant, écrit le capitaine Lesli à sa famille, deux Sébastopol qui se dressent l’un contre l’autre; le Sébastopol des étrangers est peut-être plus important que le nôtre, car, si l’on en croit les gazettes, ils y ont établi des chemins de fer. » Ces deux Sébastopol s’étaient élevés en même temps; pendant que nos travailleurs creusaient leurs parallèles, les Russes élevaient nuitamment ces ouvrages de Trans-Balkan, de Selinghinsk, de Volhynie, de Kamtchatka, qui formaient à la place comme une couronne de forts détachés. De part et d’autre, sous le canon ennemi, on maniait avec un égal acharnement la pelle et la pioche. Si l’assiégeant poussait ses approches contre la ville, l’assiégé semblait courir au-devant de lui par ses contre-approches et investir à son tour le camp et les ouvrages ennemis. D’autre part, bien que les alliés opérassent à une telle distance de leur pays, comme ils étaient maîtres de la mer, on leur envoyait assez rapidement les renforts, les engins de guerre, les projectiles. Les Russes recevaient tout cela par de lents convois de charrettes à travers les immenses plaines du sud. Comme les envahisseurs avaient des bateaux à vapeur et que l’armée du tsar n’avait pas de chemins de fer, on peut dire qu’en Crimée les Français étaient plus près de la France que les Russes de la Russie. Tels étaient pour nos ennemis les avantages et les inconvéniens de la défense ; mais il faut d’abord leur rendre cette justice : ils ne se laissèrent décourager ni au commencement par l’insuffisance originelle de leurs fortifications, ni à la fin par la supériorité bientôt décisive des approches françaises. Leur défense fut réellement active et offensive. Dans cette guerre à coups de pioche, les soldats russes furent admirables. Travailler sous une grêle de projectiles, la nuit, sans pouvoir rendre coup pour coup, sans pouvoir un moment échanger la pelle contre le fusil, tomber sans vengeance un outil à la main, exige un courage supérieur à celui du champ de bataille. On avait ce courage dans les deux camps, car l’assaillant passa, lui aussi, par les mêmes épreuves. En outre l’armée russe de secours livra trois batailles sanglantes, quatre en comptant l’Alma. La garnison subit cinq bombardemens qui allèrent toujours en augmentant de violence et d’intensité à mesure que s’accroissaient les batteries anglo-françaises. Il n’y eut bientôt plus de ville pour abriter les défenseurs; quand les Russes y rentrèrent après la paix, ils ne trouvèrent debout que quatorze maisons[4]. La canonnade s’entendait à plus de 110 kilomètres à la ronde. Jamais les assiégés, aux époques les plus calmes du siège, n’ont perdu moins de 40 hommes par jour. Les bombardemens de mai et de juin enlevaient quotidiennement 300 ou 400 hommes. Celui du 17 août leur coûta 1,500 hommes; les cinq jours suivans 5,000, et ainsi de suite jusqu’à l’assaut définitif. Du 17 août au 8 septembre, rien que par l’effet de la canonnade, ils eurent 18,000 hommes hors de combat. Chaque journée de bombardement était meurtrière comme une bataille. Il y eut des batteries où il fallut renouveler plusieurs fois en un jour les servans et les officiers. Parfois huit ou dix projectiles s’abattaient en même temps autour d’une pièce. Un seul jour, assure un des narrateurs, 70,000 bombes ou boulets creux tombèrent sur la ville[5]. L’assiégé était assourdi par les détonations continuelles, les explosions de projectiles, de caissons, de poudrières. Les plus aguerris, comme le général Sémiakine, déclarent que « la tête leur sautait. » Le rapport officiel de Gortchakof reproduisait une expression qui était dans toutes les bouches : un feu d’enfer. En parcourant les récits des officiers russes, on voit que le 21e régiment a perdu 43 officiers sur 50 et 2,000 soldats sur 3,000, — que le régiment d’Olonetz, même avant le dernier assaut, est réduit à la moitié de son effectif, — que celui de Vladimir a pu être reformé à deux bataillons au lieu de quatre. Le prince Sviatopolk-Mirski, sorti de l’hôpital, rencontre un clairon de son corps : « Quoi de nouveau dans le bataillon? lui demanda-t-il. — Le soldat d’abord garde le silence, puis, non sans embarras, répond : — Que vous dirai-je? On fait maintenant le gruau dans une seule marmite pour tout le bataillon; nous ne sommes plus que 50. » Comme ces exemples sont pris au hasard, nous avons le droit de généraliser. On peut apprécier par ces faits l’énergie de la défense.
Pour combler tant de vides, il fallait sans cesse du fond de la Russie diriger sur cet insatiable Sébastopol de nouveaux renforts et de nouveaux officiers. Quelques-uns de ceux-ci nous ont laissé leurs impressions de voyage dans la steppe. Ils arrivaient par exemple, comme le prince Sviatopolk-Mirski, par les ardeurs de l’été de Crimée. On marchait dans la poussière brûlante de la plaine desséchée, dépouillée de ses herbes. Le soleil apparaissait comme un disque rouge au milieu d’un air étouffant, à travers la poussière et le sable soulevés. L’hiver, c’étaient en revanche des routes défoncées qui allaient sans cesse s’élargissant par des ornières nouvelles, et qui semblaient bientôt de vastes marécages. Dans cette poussière ou dans cette boue passaient en longs convois les arabas tatares, dont les roues de bois grinçaient sur les essieux de bois non graissés : les unes, allant à Sébastopol, charriaient des poudres et des projectiles; les autres, qui en venaient, cahotaient des blessés et des malades; tout le long du chemin, du bétail abattu, des chevaux morts, des voitures que les convoyeurs indigènes avaient abandonnées pour s’enfuir. Faute de chevaux aux relais, on ne voyageait plus en poste; à un certain moment, sur les routes de Crimée, on faisait 10 kilomètres par jour. Les villages étaient déserts, désolés. Si on rencontrait une maison de quelque apparence, il n’était point rare de la trouver pillée et dévastée. Ce n’était l’œuvre ni des Français ni des Russes, c’était celle des Tatars, alors peu sympathiques à la race conquérante. Peut-être le voyageur militaire reprenait-il un peu courage lorsqu’il rencontrait une colonne de recrues dirigées sur Sébastopol. Les journaux et les caricatures de l’Occident affectaient à cette époque de nous représenter ces conscrits sous les traits de mougiks poltrons que l’on traînait à la gloire enchaînés par le cou et à grand renfort de coups de fouet. Le paysan russe n’a jamais eu beaucoup de passion pour l’état militaire : de tout temps, il a préféré sa cabane et son village à toutes les gloires de ce monde; mais la voix du tsar et les exhortations de l’église ne le trouvent point indifférent dans les grandes calamités de la patrie. Or la guerre de Crimée, qui n’était pour nous qu’une guerre politique, on n’avait pas manqué de la lui représenter comme une lutte nationale contre l’envahisseur de 1812, une sainte croisade contre le Turc et ses alliés hérétiques, les Anglais, ou schismatiques, les Français. L’empereur et les évêques l’appelaient à défendre « cette terre bénie où saint Vladimir reçut l’eau du baptême. » Il y marchait « le fer à la main et la croix dans le cœur, » suivant l’expression du tsar Nicolas. L’image miraculeuse de saint Serge, envoyée par le monastère de Troïtsa, lui montrait le chemin. Malgré l’irritation croissante que soulevait dans les masses rurales le maintien du servage, on peut tenir le tableau suivant pour plus exact que nos caricatures : « De l’autre côté de Mélétopol, dans la plaine déserte, au lever du jour, dans un demi-sommeil, j’entendis tout à coup les chants de la prière matinale, et sur un côté de la route j’entrevis une troupe d’hommes. La prière était finie, le tambour battit, les hommes se mirent en rang et entonnèrent une chanson russe. C’étaient des gens de la milice d’Orel en route sur Sébastopol. L’aspect de ces soldats produisait la plus favorable et la plus rassurante impression. Leurs vêtemens, leurs barbes, leurs façons, leur démarche, annonçaient des conscrits; mais avec leur liberté d’allure et de mouvemens ils présentaient le véritable tableau du peuple russe se levant en masse contre l’invasion étrangère. Je rencontrai dès lors à chaque instant de ces détachemens. Tous marchaient bravement, gaîment, évidemment résolus à sacrifier leurs os pour la défense de la patrie. Là se révélait une force plus puissante que toutes les landwehrs du monde. »
Quand on approchait non pas même encore de la forteresse, mais seulement de Simphéropol, on entendait de sourdes et lointaines détonations. C’était le retentissement de cette grande forge enflammée où pendant onze mois rebondit sur la dure enclume russe le lourd marteau d’Occident. Simphéropol était comme un vaste hôpital; ses rues étaient encombrées de convois funèbres. Pour celui qui arrivait de l’intérieur, c’était déjà la guerre avec ses horreurs; pour celui qui venait s’y guérir, y respirer un peu au sortir du brasier de Sébastopol, Simphéropol c’était déjà presque la paix. Le nouveau-venu, oppressé par une émotion inconnue, y rencontrait, insoucians et endurcis, les officiers qui avaient quitté un moment leur poste de Malakof et du quatrième bastion, et qui venaient faire leurs emplettes dans les bazars. Si le voyageur visitait les hauteurs d’Inkerman ou du côté nord, un spectacle inoui, merveilleux, la nuit surtout, éclatait à ses yeux : le panorama embrasé de Sébastopol. « Ronflement du canon, pétillement de la fusillade, cris, hourrahs, raies lumineuses des bombes et des grenades qui se croisent dans les airs, tous les bruits de la lutte confondus en un seul tumulte, plein d’épouvante et de mystère, voilà Sébastopol. C’est un enfer! tel est le cri qui involontairement vous échappait. Ce qu’on avait sous les yeux n’avait jamais été présenté aux regards de l’homme et n’avait pas de nom sur la terre. Quelquefois il se faisait un silence, mais ce silence semblait encore plus effrayant et solennel, puis soudain les coups de canon et les clameurs recommençaient avec une furie nouvelle, comme si on touchait à la dernière et décisive minute de ce drame gigantesque. » Cependant il ne faut pas s’attarder à cette contemplation, on a besoin du nouveau-venu. Pour un arrivant, il y a dix vides à combler. A peine a-t-il quelques heures à passer sur le côté nord, qui n’est séparé du côté sud, le véritable champ de bataille, que par la rade. Ici est le cimetière de Sébastopol, cette « grande cité des morts » qui va sans cesse s’agrandissant, et où l’on creuse chaque jour des centaines de tombes nouvelles : bien heureux l’officier débutant, si, « pour lui raffermir les nerfs, » on ne lui commande pas d’abord de surveiller cette lugubre corvée! Enfin il passe la baie en barcasse, non sans voir quelques bombes se croiser au-dessus de sa tête ou faire rejaillir l’eau de la rade autour de lui. Il arrive soit à la ville, soit à la Karabelnaïa, sorte de faubourg que défendent les redans et que domine la tour Malakof. Cette double protection n’a d’ailleurs d’autre résultat que d’attirer sur les quartiers les plus rapprochés de ces ouvrages un ouragan de projectiles. Entrons avec le capitaine Dechtchinski dans un des restaurans à la mode ou dans ce qui en reste. « C’était là que les officiers se rassemblaient pour souper. Le maître de ce traktir avait perdu les deux bras lors du premier bombardement. Une bombe avait effondré le toit, crevé le plafond et dévasté le plancher. » Pour aller aux remparts, on peut passer par la rue de la Mer, autrefois si vivante et si belle, maintenant si complètement ruinée et si obstinément visitée par les projectiles qu’elle a mérité le nom de « vallée de la mort, » ou par le « chemin des blessés, » ainsi nommé parce que les civières s’y succèdent à la file.
Arrivé au bastion, le nouveau-venu a au moins une peur, celle de paraître avoir peur. Les vieux matelots bronzés, debout à côté de leurs caronades, le regardent volontiers de travers, surtout s’il est un officier de l’armée de terre. Ils examinent du coin de l’œil sa contenance au sifflement des projectiles. Ils parieraient qu’il « saluera la balle, » ou qu’il se fera tuer bêtement par la première bombe. L’attitude qu’on estime au bastion est entre ces deux extrêmes; il ne faut pas de ridicule nervosité, et il faut une certaine adresse à éviter les éclats de fer. On avait bien construit des blindages et multiplié les traverses, mais l’accroissement énorme des batteries alliées compensait presque l’effet de ces perfectionnemens. C’étaient surtout les bataillons nouvellement amenés aux remparts qui fournissaient le plus de victimes : les soldats n’étaient pas encore familiarisés avec la configuration du terrain, la disposition des abris, la direction des batteries ennemies, les endroits découverts à éviter, la gymnastique à pratiquer pour décliner les projectiles. On avait installé en haut des parapets des guetteurs qui, armés d’une lunette et couchés à plat ventre, surveillaient le tir des Français et avertissaient leurs camarades. On entendait constamment crier : « Une bombe ! pour la batterie Gervais ! — un boulet ! pour le Quatrième ! — Pour nous ! gare la bombe ! » Ces renseignemens connus, voici comme un nouvel arrivé raconte la leçon de prudence que lui donna un ancien de ses amis : « Savez-vous ce qu’il faut faire, me demanda le major, quand une bombe tombe auprès de nous? — Je le sais, répondis-je; il faut se coucher à terre le plus près possible de la coquine. » — À ce moment, le guetteur le plus rapproché cria : « Une bombe!... » et après un instant de silence il cria encore de toute la force de ses poumons : « Pour nous!... gare la bombe! — Oui, reprit de son ton le plus paisible le major, elle arrive droit sur nous. La voyez-vous? — Non, répondis-je, j’ai la vue faible et ne puis soutenir l’éclat d’un ciel clair. — C’est un malheur, dit-il. Alors permettez-moi de vous gouverner à ma fantaisie. » Il me prit par le bras droit, et, suivant des yeux le projectile, il commença de manœuvrer d’un côté et de l’autre. Tout à coup il me poussa brusquement sur la droite, et au même instant sur ma gauche, à deux ou trois pas de moi, gronda une bombe. Le sol trembla, deux planches de la plate-forme sautèrent ; nous nous jetâmes à terre. La visiteuse s’agitait sinistrement dans le nid qu’elle s’était creusé. Je retins ma respiration, et, faisant le signe de la croix, je rampai vers elle sur le côté pour raccourcir encore la distance qui m’en séparait. Une explosion soudaine m’étourdit. Les éclats vibrèrent et chantèrent à mes oreilles. Tout couverts de poussière, nous nous remîmes sur pied, nous regardant l’un l’autre, sans pouvoir de quelques minutes échanger une parole. « Mes félicitations! me dit alors le major. Vous venez de recevoir le baptême de feu : vous voilà membre de la confrérie sébastopolienne. Moi qui, je puis le dire, ai vieilli dans ce siège, je n’ai pas encore vu de si près l’hôte désagréable. »
La vie de bastion était commencée : vie de privations, de fatigues, d’insomnies. Il fallait voir tomber autour de soi ses camarades, ses amis. L’un avait les deux jambes emportées, un autre la tête broyée, un troisième était réduit en sanglante bouillie. On ramassait ses débris dans un sac à pain qu’on jetait à côté des cadavres. En suivant tel de ces récits pris au hasard, on voit que le narrateur est presque toujours, à la fin, resté seul de tous les officiers qui ont commencé le service avec lui; encore ne s’en est-il pas toujours tiré sans égratignures. On ne peut imaginer ce qu’était un bastion russe dans les derniers jours du bombardement. « Le soleil, dit le commandant Drachenfels, par le jour le plus pur, était éclipsé par la fumée, la poussière, la terre, les éclats de projectiles et autres objets semblables qui littéralement emplissaient l’atmosphère. Nos ouvrages avaient été si diligemment labourés qu’une bombe s’y enfonçait profondément, projetait au loin dans son explosion une masse de terre, et nous mitraillait de cailloux et de gravier. J’avais le visage tout ensanglanté, les bras et les jambes tout meurtris des pierres qui volaient de toutes parts. » Quand la nuit tombait et que le tir de l’ennemi devenait plus incertain, il ne faut pas imaginer qu’on se croisât les bras. Ne fallait-il pas réparer les dégâts occasionnés aux ouvrages, renforcer le parapet dégradé, dégager les embrasures comblées, recharger la terre sur le blindage des poudrières, recompléter l’approvisionnement en poudre et projectiles, changer les pièces mises hors de service, éteindre les incendies, enlever les morts? Souvent le bruit de toutes ces besognes attirait l’attention des artilleurs ennemis. On montait une lourde pièce aux remparts; les soldats épuisés poussaient aux roues. « Une! deux! » criaient-ils pour s’enlever. Aussitôt, comme si on les eût appelées, arrivaient sur le groupe une demi-douzaine de bombes. Le lieutenant-colonel Rosine raconte que, la veille du grand assaut, la mise en batterie d’une seule pièce lui coûta quarante hommes. Et pourtant c’étaient des grenadiers, la joie et l’orgueil du tsar Nicolas, de ceux qu’il contemplait avec amour aux manœuvres de Krasnoé-Sélo et auxquels un jour il avait dit : « Merci ! » — Quand on avait bien réparé le dégât, le lendemain recommençait semblable à la veille. De nouveau on se retrouvait sous le « feu d’enfer; » de nouveau il fallait charger, pointer, refouler. Et bombes d’éclater, et boulets de siffler, et soldats de tomber. On était las d’entendre le guetteur crier : «Pour nous ! gare la bombe! » De fatigue et d’insomnie, les soldats et les officiers dormaient debout adossés au parapet, sans plus se soucier des explosions et des projectiles que s’ils n’eussent entendu qu’en rêve l’épouvantable canonnade. On sommeillait près d’une embrasure au risque d’avoir vingt balles dans la tête; on ne se réveillait même pas lorsque le canon vous tonnait aux oreilles. Mourir, soit ; mais dormir! « Au rempart, chez soi, que l’on causât, qu’on lût, à table, au lit, toujours les mêmes détonations, les mêmes gare ! gare! toujours et toujours le danger! Et cela le jour après la nuit, la nuit après le jour, les mois après les mois, sans trêve, sans interruption, sans miséricorde! Un état d’hébétement et de langueur s’était emparé de tout le monde. Physiquement même on respirait avec plus de difficulté. »
A la canonnade des alliés se joignait l’incessante fusillade de leurs « francs-tireurs. » Les tranchées françaises, surtout à la fin du siège, s’étaient tellement rapprochées des ouvrages russes que les zouaves et les chasseurs de Vincennes pouvaient tirer dans les embrasures de la place. On avait bien tendu des espèces de tabliers en cordage pour arrêter les balles; mais les alliés profitaient du moment où ils se relevaient pour laisser passer le feu de la pièce. Sur plusieurs points, le parapet n’atteignait même pas à hauteur d’homme : tous ceux qui passaient par là sans se baisser étaient aussitôt harcelés par les balles comme par un essaim bourdonnant de frelons. Elles tuèrent aux Russes autant de monde que l’artillerie. D’ailleurs l’intervalle compris entre nos tranchées et les bastions russes n’était pas inoccupé; sous terre, mineurs contre mineurs, on cheminait avec la pioche et le pétard, on se préparait mutuellement de terribles surprises : camouflets, écrasemens de galeries, explosions de fourneaux. Sur terre, francs-tireurs contre francs-tireurs, abrités par des pans de murs noircis, blottis dans des trous, on se guettait, on se fusillait tout le jour. Les abris de tirailleurs formaient du côté des Russes de vastes embuscades qui souvent se transformaient en redoutes. La prise de ces réduits a fourni à l’histoire du siège quelques-unes de ses pages les plus mémorables. Si on enlevait aux Russes leurs logemens, ils tâchaient, également à la faveur de la nuit, de bouleverser nos ouvrages. Dans ces sorties nocturnes, l’officier russe se reposait des horreurs du bombardement; mais après la guerre du bastion c’était un nouvel apprentissage à faire que la guerre de surprises. On part, on sort par une poterne ou l’on dégringole par un talus éboulé, en faisant le signe de la croix. Par une nuit noire, on se trouve en pays inconnu, au milieu de cavités, de tranchées, de carrières à pic, d’entonnoirs de mine, sur un sol machiné comme le plancher d’un théâtre. A tout moment, on court le risque de se tromper de réduits et de tomber chez l’ennemi; mais les francs-tireurs cosaques sortent de terre pour guider les détachemens. On approche sans bruit de la tranchée anglaise, — les Anglais avaient la réputation de se garder moins bien que nous. A vingt pas, on fait un feu de peloton, on crie hourrah ! et l’on se jette à plat ventre pendant que l’ennemi décharge ses carabines. On se relève, on escalade le parapet, on saute dans la tranchée, et alors on s’explique à l’arme blanche.
Le goût pour l’emploi de la baïonnette était commun aux Français et aux Russes, les uns plus agiles, les autres plus robustes. Si les zouaves organisaient volontiers « un déjeuner à la fourchette, » les fantassins moscovites, au dire de leurs officiers, « étaient friands du travail à la baïonnette. » Dans leurs récits militaires, ces mots reviennent souvent : « l’invincible baïonnette russe, la terrible baïonnette russe. » Sur le champ de bataille de l’Alma, elle n’avait produit qu’un effet médiocre : les bataillons ennemis avaient beau se précipiter sur nous en colonnes serrées, les zouaves et les chasseurs s’ouvraient prestement devant cette poussée qu’on eût crue irrésistible, et, éparpillés sur les flancs de l’adversaire, le décimaient de leur alerte fusillade. La petite guerre du siège, l’exemple des Français, les leçons de leurs camarades qui avaient vu le Caucase, ne tardèrent pas à « dégourdir » les assiégés. C’était la routine des vieux officiers de caserne, les traditions de l’ancienne école prussienne, qui avaient fait du paysan russe un automate sanglé dans ses buffleteries; dans cette école buissonnière du siège, la souplesse originelle de la race slave reprit ses droits. Ces grands gaillards bien découplés firent honorablement leur partie dans cette guerre d’Afrique que nous avions transportée sous les murs de Sébastopol.
Après une algarade sur les tranchées alliées, la retraite n’était pas une opération sans danger. Déjà les réserves anglaises couronnaient les parapets et dirigeaient, un peu au hasard, une fusillade bien nourrie. On eût dit parfois un formidable roulement de tambour éclatant dans la nuit. Quant au sifflement des balles, « j’ai cherché longtemps, nous dit le commandant Zaroubaef, quel bruit me rappelait leur vol en essaims épais : j’ai trouvé que cela ressemblait au bruit d’une rivière ou d’un torrent qui coulerait au-dessus de votre tête. » D’autres fois les Russes se bornaient à épier les travaux des alliés; on tendait l’oreille, surtout si l’on percevait des coups de pioche. Alors on faisait un signal aux batteries russes, qui envoyaient sur le point suspect d’abord des pots à feu, puis des volées de mitraille qu’on entendait sonner et ricocher sur les pelles de fer. Dans cette vie d’aventures, on devenait dur aux autres et à soi-même. « Nos braves volontaires de Sébastopol, dit le capitaine d’état-major Akouliévitch, n’aimaient pas à faire des prisonniers; s’ils épargnaient les Français, ils expédiaient les Turcs sans miséricorde. » En pareille occurrence, les blessés sont un autre embarras. « Aussi, continue Zaroubaef, nous faisions tous nos efforts pour empêcher nos blessés de crier et même de se plaindre; souvent à de pauvres mutilés nous faisions honte de leurs cris. Ceux qui n’ont pas été dans ces alarmes nous accuseront d’inhumanité; mais que l’on songe à l’impression produite sur leurs camarades par les cris des blessés : sans ces cris, surtout la nuit, ils ne s’apercevraient pas de l’accident. Il faut ajouter que dans les derniers temps, l’ennemi étant si rapproché de nous, les plaintes des nôtres étaient un encouragement pour lui, une occasion de redoubler son feu. Voilà pourquoi nous avions appris à nos blessés à se taire ou à gémir tout bas. Nous n’épargnions pas nos railleries aux officiers. Un des nôtres eut la clavicule et la mâchoire fracassées par un éclat de grenade; il poussa un cri. J’étais à côté de lui et je lui dis : — Qu’as-tu donc à crier? — Le lieutenant Sabourof ramassa à terre un brin de paille, le lui montra en disant : — Voilà ce que tu as reçu, et tu oses crier! — Tout le monde se mit à rire, et le blessé aussi. »
Sauf les bombardemens et les sorties nocturnes, la vie de l’assiégé présentait une certaine monotonie. On se blasait sur la canonnade, on bâillait au danger; on finissait par prendre, sous le vol des boulets, de véritables habitudes. A dix heures, les ordonnances apportaient aux officiers le déjeuner et l’eau-de-vie; souvent le porteur était tué ou le déjeuner répandu en chemin. L’ordinaire était médiocrement varié; peu de viande, tout ce carnage en avait donné le dégoût. On se réunissait parfois chez un camarade pour célébrer une fête de famille; il était rare que quelque invité ne manquât pas au rendez-vous, quelquefois même l’amphitryon. Alors le dîner préparé chez lui pour fêter un jour de naissance devenait un repas funèbre qu’on prenait silencieusement, le cœur serré, à côté de son cadavre mutilé.
Lorsqu’on se trouvait ainsi réuni, de quoi pouvait-on bien deviser ? Du pays et de la famille, on parlait peu pour ne pas s’en augmenter le regret; on se racontait plutôt, comme des exploits de chasse, les aventures de la dernière nuit, et l’on raisonnait ou déraisonnait sur la politique générale. Les lettres que renferme le recueil russe, ayant été écrites au jour le jour, nous mettent au courant des illusions, des espérances et des déceptions quotidiennes. Au commencement du siège, on comptait bien jeter les alliés à la mer avant peu. « Non, écrivait à sa famille un officier de marine, M. Pierre Lesli, non, les Français ne verront pas Sébastopol, pas plus que leur oreille gauche! » Et il expose complaisamment l’embarras terrible où se trouvent les pauvres envahisseurs. S’ils essaient de monter à l’assaut, quelle fête ! la mitraille, en chemin, détruira la moitié de leurs colonnes; le reste expirera sous la terrible baïonnette russe. S’ils s’attardent, voici l’hiver, l’hiver russe, qui en fera justice. S’ils veulent se retirer, l’armée d’observation tombera sur leurs derrières : bien peu se rembarqueront. Vraiment leur situation n’est point enviable, et « j’imagine que maintenant ils voudraient bien s’en aller. » Mais le temps se passe ; les Français ne parlent encore ni de s’en aller, ni de donner l’assaut, avant d’avoir complété leurs ouvrages. Le marin russe s’impatiente, et leur en veut sincèrement de cet excès de prudence. « Je les supplie instamment, s’écrie-t-il en décembre 1855, je les conjure humblement de vouloir bien monter à l’assaut. Nous avons cinq cents canons chargés à mitraille. Pas un n’en reviendrait... C’est bien dommage qu’ils ne veuillent pas monter à l’assaut. » Les assiégeans s’obstinant à ne pas comprendre tout ce qu’il y a d’amical dans ces objurgations, on cherche à s’en consoler avec les nouvelles qui courent, et il s’en propageait d’étonnantes ! Un jour Canrobert était mort, un autre jour Raglan s’était pendu. Le bruit du voyage de l’empereur en Orient exerçait aussi l’imagination des nouvellistes. « On dit qu’une révolution a éclaté à Paris après le départ de Napoléon, et que Napoléon a été obligé de tirer à mitraille sur les révoltés : il n’y a eu que ce moyen d’en venir à bout. Si c’était vrai seulement!.. Chaque jour, nous apprendrions de Paris quelque agréable échauffourée. On dit aussi qu’en Angleterre le peuple a tué les boulangers, criant qu’il mourait de faim et qu’il voulait du pain... S’il y avait une goutte de vérité dans tout cela, ce serait une excellente affaire pour nous; l’esprit révolutionnaire passerait en Crimée et pénétrerait dans l’armée française. Ce serait bien bon, si un beau matin ils arboraient le drapeau parlementaire, déclarant qu’ils ne veulent plus se battre. »
On se promettait beaucoup aussi des conférences de Vienne. Le plénipotentiaire anglais, assurait-on, s’y était brouillé avec le français, qu’il trouvait trop exigeant. La Prusse allait se déclarer pour la Russie ; l’Autriche mettait ses troupes « sur le pied de paix, c’est-à-dire, ajoute ce profond politique, sur le pied de guerre. » Déjà le tsar faisait marcher sa garde sur le Rhin et ses grenadiers sur Cracovie. Le brave marin est tout le premier à déclarer que ces bruits sont faux, qu’ils sont absurdes, ridicules, insensés; il ne peut s’empêcher d’ajouter tout bas : «Et pourtant si c’était vrai? » Si c’était vrai! et voilà ses réserves critiques emportées dans le torrent de l’imagination. Du bastion Malakof, il voit déjà les Français hors de Crimée, les Russes en Lorraine, 1812 et 1814 qui recommencent, l’aigle à deux têtes arborée sur les murs de Paris. Quelquefois il s’amuse à interroger des prisonniers britanniques ; c’est par eux qu’il apprend qu’une foule d’Anglais ne demandent qu’à déserter et qu’ils passeraient tous à l’ennemi, si l’on n’avait posé des piquets et des cordons sanitaires tout autour de leur camp. D’une source non moins certaine, il est instruit que les Français sont engourdis par l’hiver, gelés dans leurs tranchées, incapables de remuer leur fusil; leurs officiers ne pourraient les pousser en avant qu’avec le knout et le bâton. Le knout dans la main des officiers français, singulière revanche de nos caricatures! A mesure que le temps se passe, fertile en déceptions, le caractère de l’assiégé commence à s’aigrir. Il en veut à ce tas de diplomates qui au congrès de Vienne n’ont pas su trouver à eux tous un moyen pour empêcher 200,000 braves gens de s’égorger. Il est furieux contre le parlement d’Angleterre, qui n’a pas voulu écouter les discours pacifiques de Cobden et de Bright : « Ce sont évidemment des gens inhumains qui n’écoutent même pas ce qu’on leur dit. » Si au moins Palmerston, au lieu de bavarder sur un bon fauteuil, venait coucher un peu sous la tente et tâter de l’hiver russe ! « On dit maintenant que Sébastopol est à la mode et qu’à Saint-Pétersbourg les lions, ceux qui donnent le ton, ne vont plus qu’en grosses bottes et casquettes de toile cirée à la Sébastopol. Je voudrais bien un peu qu’on nous les envoyât ici avec leurs bottes et leurs casquettes; nous verrions s’ils sont aussi crânes dans les batteries que sur la Perspective Nevski. » A la fin du siège, les pensées du capitaine russe prennent une teinte de plus en plus mélancolique. Il voit que chaque jour le nombre des matelots et des officiers de marine diminue; ce corps d’élite fond à vue d’œil. «Bientôt il n’y aura plus de flotte de la Mer-Noire. » Il est pris de dégoût pour cette horrible, cette affreuse guerre : « Ah ! Nadia, Nadia, écrit-il à sa sœur, quand donc finira-t-elle? Si l’on songe à tout ce qui est déjà tombé de braves, à tous ceux qui tomberont encore, les cheveux se dressent sur la tête. Quelle idée a pris aux Français de venir à Sébastopol ! ce n’est pas meilleur pour eux que pour nous. Le service des tranchées est aussi pénible que celui de la garnison. »
Ceux qui avaient un instant de loisir allaient visiter leurs amis blessés à l’ambulance. L’ambulance, lieu sinistre où les soins mêmes que prodiguait la science semblaient ajouter aux souffrances des malheureux! Là régnait le grand chirurgien Pirogof, opérateur d’une réputation européenne, admiré des gens du métier; mais comment n’eût-il pas inspiré de la terreur au patient? L’entrée de M. Pirogof dans une salle d’hôpital annonçait toujours quelque redoutable et nécessaire opération. Le lieutenant-colonel Rosine raconte les anxiétés de son ami Stankiévitch, cloué sur son lit d’hôpital par une blessure à la jambe. L’éminent chirurgien était sa terreur; son nom même lui donnait la fièvre. Chaque fois qu’une porte s’ouvrait dans la salle, il frissonnait, pâlissait, et ne se rassurait que pour trembler de nouveau. Un jour, elle s’ouvrit au grand large, un homme entra; c’était Pirogof! Tout un état-major médical l’accompagnait. L’angoisse du blessé était à son comble. On approchait de son lit. « Comment va cette jambe? demande une voix brève. — Parfaitement, — répond Stankiévitch, et, avec un effort inoui, héroïque, il montre qu’il peut la soulever et la mouvoir. — Quel courage tu as! dis-je à mon ami. — Oui, mais j’ai sauvé ma jambe ! » Un autre officier, Korjénevski, s’arrête sous la porte de l’hôpital, attendant des ordres, et contemple le défilé des civières. Ce jour-là, l’artillerie alliée tirait à pleines salves sur les bastions. Après une civière., une autre civière, et partout d’horribles blessures; souvent on retrouvait sur un brancard l’ami qu’on avait laissé une demi-heure auparavant plein de santé sur le rempart. Les chirurgiens rentraient et sortaient d’un air affairé. L’un d’eux avise Korjénevski : — Venez, lui dit-il brusquement; empoignez-moi ce brave homme, — et avec l’aide de Korjénevski, sans préparatifs, sans chloroforme, il pratique sur un patient l’amputation d’un doigt. Le blessé criait. — Tais-toi, interrompt l’homme de l’art, ou je vais te couper le bras. — Mais déjà l’opération est finie, et le pansage commencé. Korjénevski demande à un aide quel est ce praticien si habile et si original. — C’est Pirogof, répand son interlocuteur avec un air de fierté. — Dieu me garde de faire plus ample connaissance avec lui ! — reprend en a parte l’officier. Quelquefois, à la simple inspection d’une civière, un médecin disait aux porteurs : « A la maison Gonchine ! . . Pourquoi l’avoir apporté ici? » La maison Gonchine, c’était l’asile des incurables, au seuil duquel il fallait laisser l’espérance, la dernière étape vers le cimetière. Continuant son exploration, Korjénevski arrive à la grande salle d’opération. Cette fois c’est un marin qu’il faut amputer de la jambe. On l’endort avec le chloroforme, et le voilà à délirer, à « chanter des chansons, » à dire « des mots rouges, » qui ne font pas perdre contenance à l’admirable sœur de charité qui l’assiste. La chose faite, on le réveille, et la scène change. Le malheureux pleure sur le pain de sa famille qui est perdu, sur sa jambe qui est déjà jetée dans un coin de la salle parmi des débris informes. Sur un lit, on voit côte à côte un marin et une femme du peuple, deux amputés. Ils causent fraternellement. « Où as-tu été blessée, ma tante? demande le marin. — Dans ma maison, mon petit père, par une bombe, et, — montrant un enfant malingre couché à côté d’elle, — voilà le petit qui est blessé aussi et qui est bien malade. » Ce spectacle était fait pour refroidir les plus bouillans courages, mais on ne pouvait s’y dérober; on le retrouvait partout. Souvent l’officier qui entrait dans un restaurant à demi ruiné pour y réparer ses forces y coudoyait d’étranges compagnons de table. « Les chirurgiens et médecins, raconte Zaroubaef, y accouraient de l’ambulance principale avec leur tablier de toile cirée, tout couvert de sang caillé et de fragmens de chair desséchés, les mains luisantes et comme gantées de sang, y déjeunaient à la hâte et couraient de nouveau à leur terrible besogne. »
Ordinairement à la guerre, quand deux armées se poursuivent, elles séjournent peu sur le champ de carnage. Celle qui est vaincue abandonne ses morts et ses blessés; la victorieuse ne laisse qu’une de ses divisions chargée de faire le sinistre ménage de la bataille. Toutes deux se dérobent ainsi au spectacle de cette terre qu’elles ont ensanglantée, et dont elles n’ont fait qu’entrevoir les épouvantes à travers les fumées de la bataille et les ardeurs de l’action. Ici, on resta onze mois sur le terrain disputé. Le soldat revoyait sans cesse les lieux où étaient tombés ses camarades. Longtemps il avait le spectacle de ses morts; il pouvait assister à l’agonie de ses blessés, qui expiraient sans secours. Pendant les nuits de bombardement, les Russes n’avaient guère le temps d’enlever les cadavres qui encombraient leurs batteries. « A l’angle de chaque bastion, il y avait des images devant lesquelles brûlaient nuit et jour quantité de cierges. C’est là qu’on apportait tous ceux qui avaient été tués pendant la nuit; on les couchait à terre en un rang, et à chaque mort les soldats plaçaient un cierge allumé entre les mains. Les corps restaient là jusqu’au matin, où arrivaient les fourgons pour les prendre; mais souvent les voitures funèbres étaient éventrées par un projectile et répandaient leur chargement sur le pavé. Un sous-officier, — on l’avait surnommé Charon, — venait les recevoir au rivage et leur faisait passer la rade en barcasse. Sur l’autre bord, les attendaient les charrettes tatares, les arabas aux essieux non graissés, qui avec un grincement plaintif et lugubre les conduisaient au cimetière. Au commencement, on faisait les enterremens des officiers en musique. Les sons de la marche funèbre s’entendaient du matin jusqu’à la nuit noire. On ne tarda pas à supprimer cette musique, qui nous arrachait l’âme. Chaque samedi et dimanche, un prêtre venait célébrer au bastion messe et vêpres. On nettoyait, on sablait la place où les morts avaient été couchés; mais lorsque, pendant la liturgie, on se mettait à genoux, l’odeur cadavérique vous montait aux narines. »
Le 7 juin, à la prise des Ouvrages-Blancs, le 18, à l’assaut manqué de Malakof, il y eut bien des victimes. Après la première journée, les morts et les blessés des Russes étaient mêlés à ceux des Français; après la seconde, il n’y eut que des Français. Jonchés de fantassins, de zouaves et de chasseurs à pied, les glacis de Malakof semblaient « un grand champ où les pavots auraient été mêlés aux bluets. » — « Les blessés français, raconte le colonel Plouchtchinski, nous tendaient les bras d’un air suppliant; ils mouraient de soif. Plus d’un cœur de soldat russe brûlait de porter secours à ses ennemis de tout à l’heure, maintenant pauvres êtres inoffensifs; mais le danger d’exposer soi-même et les siens au feu de l’ennemi modéra cet élan. Beaucoup des nôtres faisaient signe aux blessés ennemis de ramper jusqu’à nous et leur montraient des bidons pleins d’eau ; plusieurs parvinrent à descendre la nuit sur le glacis pour soulager les malheureux ; ils en amenèrent quelques-uns à nos ambulances. » En ces circonstances, ordinairement on convenait d’un armistice. Le drapeau blanc, à l’heure fixée, était arboré sur les bastions russes et les retranchemens français. Des soldats sans armes formaient de part et d’autre un double cordon : l’espace entre les deux lignes était réputé neutre et chacun pouvait y ramasser les siens. L’armistice arrivait souvent trop tard pour sauver beaucoup de blessés ; le froid ou la chaleur extrême les achevait. En été, les vers se mettaient dans leurs plaies, et les essaims de mouches tourbillonnaient autour d’eux. « Il arrivait parfois, raconte Korjénevski, que les soldats russes, en enlevant les corps, en trouvaient encore de chauds. — Voyez donc, s’écriaient-ils en leur posant la main sur le cœur, il vient seulement de passer. Dieu le reçoive en son royaume ! — Et ils faisaient le signe de la croix sans distinguer s’il s’agissait d’un Français ou d’un de leurs frères. »
Ces armistices étaient des occasions de rapprochement entre les deux armées. Pendant que les brancardiers étaient à l’œuvre, on se hâtait de fraterniser. La conversation commençait par des présentations, on échangeait des cartes de visite. Les rapports étaient encore plus cordiaux lorsqu’on apprenait qu’on avait affaire à l’officier qui commandait la batterie dont on recevait le plus de projectiles. On se faisait montrer les chefs les plus renommés : nos compatriotes demandaient où était Khroulef, et nos ennemis où était Bosquet. On causait ainsi familièrement, on s’offrait des cigares, on se portait des toasts avec le Champagne. Au témoignage des Russes, tandis que leurs officiers arrivaient en capotes souillées de la boue du rempart, les nôtres avaient des uniformes bien nets et même des gants glacés. Les Français étaient naturellement de meilleure humeur après un succès comme celui des Ouvrages-Blancs ; après l’échec de Malakof, comme le remarquent non sans malice nos adversaires, « de dessous leurs sourcils, ils regardaient d’abord avec un air farouche, » mais les prévenances des Russes les avaient bientôt rassérénés. Nos adversaires trouvaient les Français plus communicatifs, plus sympathiques que les Anglais. « Un fait prouvera, dit Rosine, combien les Français ont plus de délicatesse que leurs alliés. Un général anglais, dirigeant une grande lunette vers nos ouvrages, les examinait attentivement. Un général français s’approcha de lui en toute hâte et lui parla avec véhémence. Il semblait qu’il voulût lui arracher cette lunette. À la fin, l’Anglais murmura je ne sais quoi et se retira d’un air irrité derrière la ligne de démarcation. Quelques officiers français qui avaient assisté à la scène s’élevaient fortement contre cette violation des lois de la guerre, et parlaient avec le plus profond mépris de la conduite de ce général anglais. » Les officiers pouvaient facilement s’entendre, la connaissance de notre langue étant fort répandue chez nos adversaires. Les soldats en étaient réduits à une pantomime qui était parfois des plus animées[6]. Les nôtres offraient à leurs ennemis du rhum et du cognac dans de « très petites » gourdes que le fantassin moscovite vidait d’un seul trait. Les Russes offraient en échange d’énormes rasades de l’eau-de-vie nationale dans les couvercles de bidons, et s’égayaient fort que les Français eussent la larme à l’œil de la violence du poison. On échangeait aussi des souvenirs : le chasseur de Vincennes retournait au camp avec une bonne casquette russe ; le Russe était tout fier d’avoir le képi de son bon ami le tirailleur ou l’artilleur auquel chaque jour il servait de cible. On trouvait notre képi fort élégant : c’est peut-être de ces échanges peu conformes aux règlemens militaires que date l’introduction de cette coiffure dans l’armée d’Alexandre II.
Nous avons vu à quel orage de fer on était exposé sur les bastions de Sébastopol. On se faisait pourtant un point d’honneur de ne pas déserter le bastion aux heures de danger, fût-on libre de tout service. Le major d’artillerie Démianovski, en proie à la fièvre, s’obstinait à rester à son poste. « Pourquoi n’allez-vous pas à l’hôpital ? lui demandaient ses camarades, émus de ses souffrances. — Écoutez, répondait-il, quand j’aurai attrapé une blessure, j’irai me faire guérir à la fois et de la fièvre et de la blessure. » Un autre, — c’était le dernier jour de Sébastopol, — déclare à ses soldats qu’il y a deux chemins pour se porter contre les assaillans : l’un plus abrité et plus long, l’autre plus court, mais sur lequel tombent les projectiles « aussi nombreux que les pois un jour de récolte dans la Petite-Russie. — Il n’y a pas à choisir, ajoute-t-il ; allons par le plus court dégager nos camarades. » Les soldats répondent par une acclamation ; il en tombe en route un bon tiers, le reste arrive à temps pour sauver un bastion. Un capitaine s’amusait parfois à se coucher sur le parapet les deux jambes en l’air, criant : « Allons ! va pour la pension entière ! » Pendant la durée du siège, malgré cent autres folies de ce genre, il n’eut pas une égratignure. Rien n’était plus propre à confirmer le soldat russe dans ses idées fatalistes. Considérant que de tels téméraires étaient épargnés, et que des gens prudens étaient quelquefois tués dans leurs abris, sous de solides blindages, il se persuadait de plus en plus que « l’homme destiné à mourir dans son lit n’est pas tué en bataille. »
Les officiers supérieurs payaient intrépidement d’exemple. C’est ainsi que tant de généraux comme Khroulef furent blessés aux remparts et que sur les ouvrages Malakof tombèrent successivement les trois amiraux Kornilof, Istomine et Nakhimof. Nakhimof surtout, qui tomba le dernier, avait eu le temps de se faire à Sébastopol une popularité inouie; dans la flotte même, sa réputation datait de loin. En 1822, il avait fait le tour du monde avec Lazaref, en 1828 assisté à la bataille de Navarin, puis conquis tous ses grades dans les croisières de la Baltique, de l’Archipel, du littoral caucasien, enfin il avait anéanti en 1853 l’escadre turque à Sinope. Quand les alliés arrivèrent en Crimée, il aurait voulu, avant de couler sa flotte, honorer sa ruine par une dernière bataille, même inégale. La confiance qu’il inspirait aux marins gagna bientôt les troupes de terre. Plus que personne il sut enraciner dans le cœur des soldats cette conviction, que Sébastopol n’était pas une forteresse que l’on pût rendre, et qu’il fallait sur place vaincre ou mourir. Où il se montrait, il créait comme une contagion de dévoûment. Il n’exhortait pas les troupes au courage, à l’intrépidité; il se contentait de prouver qu’être héroïque était facile, et qu’il n’y avait pas même moyen d’être autrement. Soit hasard, soit parti-pris, c’était dans les endroits les plus découverts qu’il s’arrêtait le plus volontiers pour recevoir des rapports ou donner ses ordres. Si on lui faisait remarquer qu’il s’exposait, il répondait de son ton brusque : « Ne dites donc pas de bêtises ; croyez-vous qu’ils iront pointer le canon contre un homme isolé ! » Un commandant de bastion vint lui annoncer la construction d’une nouvelle batterie anglaise par laquelle on serait pris à revers. « Mauvaise affaire! » répondit-il, et en manière de consolation il ajouta : « Du reste, ne vous tourmentez pas; vous savez bien que nous resterons tous ici. » Quand il voyait un nouveau-venu s’incliner au sifflement des balles : « Qu’avez-vous donc à me saluer? » demandait-il d’un ton goguenard. La construction d’un pont de bateaux sur la rade l’irrita profondément : rendre la retraite possible, à ses yeux c’était une trahison. « Un jour, raconte le colonel de génie Bulmerincq, on vint m’éveiller dans mon blindage et me dire que l’amiral me demandait. Je sortis aussitôt; je vis un amiral qui m’était inconnu et qui me demanda si je connaissais le chemin de la redoute Schwartz, me priant de l’y conduire par le plus court. Je sortis par le flanc droit du bastion; l’amiral, avec une suite peu nombreuse, venait après moi. Au lieu de continuer par le mur extérieur, je tournai par derrière les batteries. Ce mur extérieur ne venait pas jusqu’à hauteur d’homme; je trouvais peu sage d’amener l’amiral et sa suite sous le feu des tirailleurs français. Tout à coup il m’appela d’une voix éclatante : — Ah çà! me dit-il, où me conduisez-vous? — Je lui exposai mes raisons. — Jeune homme, répondit-il, vous êtes excusable parce que vous ne savez pas encore qui vous conduisez. Je m’appelle Nakhimof, et je n’entends pas qu’on me cache dans des trous... Veuillez passer par le mur extérieur. — Nous y passâmes en effet; un des marins de la suite de l’amiral fut tué raide d’une balle de carabine. Une fusillade bien nourrie nous fit ainsi la conduite jusqu’à la redoute. L’amiral alors m’emprunta ma lunette, examina longuement les approches ennemies en me demandant souvent mon avis, après quoi, se tournant vers moi, il me tendit gracieusement la main, me fit décliner mon nom et me dit : — Maintenant nous voilà des connaissances; nous ne nous querellerons plus. »
Chaque jour, on voyait un vieux en uniforme d’officier de marine, avec de grosses épaulettes, une cravache à la main, monté sur un cheval cosaque et accompagné d’un cosaque pour toute escorte. Il allait ainsi, son pantalon sans sous-pieds remontant jusqu’aux genoux et laissant voir son caleçon et ses tiges de bottes, sa casquette enfoncée sur la nuque, ses cheveux gris fouettés en avant des tempes. Au pied d’un bastion, il mettait pied à terre et commençait sa tournée. A son apparition, les hommes se sentaient plus braves; on chargeait, on refoulait avec plus d’entrain, et un nom courait de bouche en bouche le long des banquettes : Paul Stépanovitch. On ne l’appelait en effet ni amiral, ni excellence, ni Nakhimof; on lui donnait son prénom et celui de son père : Paul, fils de Stéphane. Les visages des vieux marins s’illuminaient, et le plus hardi d’entre eux, son écouvillon à la main, s’écriait : « Bonjour, Paul Stépanovitch, cela va-t-il bien aujourd’hui? — Très bien, Gradka, comme tu le vois ! répondait de bonne humeur l’amiral en poursuivant sa route. — Est-ce qu’on oublierait Sinope? disait-il à un autre. — Oublier! Faites excuse, Paul Stépanovitch; pas de danger! Le Turc en est encore à se frotter les reins. » Et ainsi la tournée continuait. Elle continua jusqu’au moment où, le 10 juin, une balle traversa la tête de l’amiral, laissant deux trous sanglans à sa casquette. Ces exemples n’étaient pas perdus pour les soldats. D’eux aussi, l’archevêque de Moscou, Innocent, pouvait dire qu’il « était venu visiter les défenseurs de Sébastopol, non pour les instruire, mais pour apprendre d’eux le courage, l’intrépidité, la patience au milieu des épreuves. » Souvent, dans les attaques de nuit, on ne pouvait les rappeler à temps de la tranchée ennemie ; ils restaient sourds aux signaux, à la voix des chefs, au clairon qui sonnait la retraite. Un jour, on imagina de leur envoyer le moine-prêtre Jeanine, qui se jeta dans la mêlée un crucifix à la main. Il ne parvint qu’à grand’peine à les ramener; encore reçut-il lui-même deux blessures légères, et la partie supérieure de la croix fut emportée.
Il y avait d’humbles corvées militaires qui présentaient souvent plus de dangers que la bataille. « Que de fois, raconte Rosine, en me rendant aux fortifications, il m’arriva de rencontrer les équipages qui apportaient aux bastions l’eau, la poudre et les projectiles! Habitué au spectacle de la mort, ces convois me semblaient plus effrayans que la mort même. Ces hommes du train étaient vraiment des héros. Il fallait voir avec quelle adresse, quel dévoûment ils venaient au secours les uns des autres lorsque, effrayés par les bombes, les chevaux s’abattaient, se cabraient, se jetaient de côté, brisant les roues et les essieux. Avec une incroyable dextérité, ces convoyeurs calmaient les animaux effarouchés, coupaient les traits d’attelage, relevaient les voitures renversées; avec la même insoucieuse prévoyance, on les voyait sauter sur les tonneaux de poudre qui menaçaient de faire explosion à la première grenade qui tomberait sur eux. »
Le soldat russe a toujours été religieux. Or il ne faut pas méconnaître la puissance morale de la religion orthodoxe[7]. On l’accuse d’attacher une trop grande importance aux pratiques extérieures; elle n’en inspire pas moins à ses adhérens assez de confiance en un monde supérieur pour leur faire supporter sans trouble les plus redoutables épreuves de l’existence. Nous avons vu que chaque bastion avait son icône : celle du Sauveur, à l’angle saillant du bastion du Mât, était célèbre dans toute l’armée et dans toute la Russie; placée au point en apparence le plus exposé de l’enceinte, les projectiles et les éclats de bombe l’avaient respectée. Beaucoup d’officiers sont de vrais croyans. Après le récit d’un succès, ils ne manquent pas d’en faire hommage « à la mère de Dieu et aux saints qui intercèdent pour la terre russe. » Plusieurs ont été sauvés par une icône, présent de leur mère ou de leur marraine, qu’ils portaient sur la poitrine. Voici un récit où le surnaturel ne fait pas défaut : « J’étais couché depuis une demi-heure dans le blindage, lorsque tout à coup, à ma gauche, là où se trouvait l’icône de la marine devant laquelle brûlait une lampe, j’entends une voix qui m’appelle par mon nom . Je me lève, je vais de ce côté, je n’y vois que des marins endormis sur leur lit. Au même instant, à l’endroit précis où j’étais couché tout à l’heure, tombe une bombe de 200 kilogrammes; elle fait explosion, brise la porte du blindage et tue plusieurs marins. Ainsi donc une force incompréhensible m’avait écarté de l’endroit fatal. Par la miséricorde de Dieu, j’étais sain et sauf, et tous admiraient comme le Seigneur m’avait préservé. » La croix qui surmontait l’église de l’hôpital inspirait aux soldats une confiance particulière; elle avait survécu à tant de canonnades! Chaque jour, passant devant l’église et voyant la croix encore debout, ils se signaient joyeusement : « Tant qu’elle y sera, disaient-ils, tout ira bien. » Lors du dernier bombardement, elle fut emportée avec le clocher : « Frères, murmuraient-ils, maintenant cela va mal. » C’était en effet le présage de la catastrophe prochaine.
Le soldat russe est gai par momens; mais sa gaité différait de celle du zouave, de l’enfant de Paris. Sébastopol ne paraît pas avoir eu de théâtre où débutaient des ingénues à tous crins. En revanche, le paysan, le soldat de la Moscovie et de l’Oukraine, a conservé le trésor inestimable des poésies et des contes populaires. A Silistrie, une partie des hommes creusaient la tranchée, tandis que les autres « chantaient des chansons qu’accompagnait le tambour. » On faisait son métier de brave sur un rhythme héroïque, en écoutant les exploits des vaillans d’autrefois, les bogatirs de la vieille Russie. Au bastion, dans les blindages, comme à la veillée des villages, il était bien rare qu’un conteur ne réunit pas autour de lui un cercle d’auditeurs. Il disait surtout l’histoire du soldat ivrogne, fainéant, joueur, mauvais sujet, mais qui malgré tout cela était un brave et digne garçon qui après sa mort trouva moyen de surprendre l’entrée du ciel. Si un obus tombait dans la marmite au gruau, on se consolait du dîner compromis avec des calembours : il y avait si rarement occasion de rire dans ce sombre Sébastopol! Les soldats avaient trouvé des mots divertissans pour tous les projectiles que l’artillerie alliée leur envoyait si libéralement. Le boulet s’appelait un choucas, un paquet de grenades une escouade, les projectiles de plomb, à l’aide desquels les Anglais essayaient de défoncer les blindages, les lourdauds de Lancastre, les bombes qui en ricochant semblaient galoper, laissant traîner derrière elles comme une queue lumineuse, des étalons, etc. Un Anglais, pour les soldats russes, était toujours un milord ; ils ne tarissaient pas en plaisanteries sur le costume étrange des highlanders. « Voyez-vous les drôles d’hommes? s’écriaient-ils; il paraît que la reine n’avait pas assez de drap pour leur faire des pantalons! » Les zouaves ne furent d’abord pour eux qu’une variété de Turcs. Il se forma chez les Eusses une bizarre légende sur le nègre blanc qui n’avait qu’un œil et qui, après avoir servi dans l’armée de Pharaon, avait passé la mer pour assiéger Sébastopol : souvenirs incohérens sans doute des imprécations bibliques que leurs prêtres avaient lancées contre nous! Quelquefois ils se divertissaient, pour chasser l’ennui et « amuser le Français, » à lancer un cerf-volant avec une caricature de Turc ou de zouave. Les moins occupés recherchaient les balles ennemies, que l’on refondait pour nous les renvoyer. L’administration leur payait un rouble par kilogramme de plomb. Il se forma bientôt une compagnie de hardis spéculateurs ; on voyait les fantassins russes avec leurs grosses bottes, leurs casquettes plates et leurs grandes capotes grises, rôder audacieusement le long des fossés, ramassant les balles qu’on tirait sur eux, riant et causant, « comme s’ils eussent récolté des pommes de terre dans le champ paternel. » Un groupe de ces glaneurs de balles fit preuve de tant de sang-froid et de bonne humeur, que les Français arrêtèrent la fusillade et de la tranchée leur envoyèrent une salve d’applaudissemens.
En général, les rapports entre officiers et soldats étaient faciles et affectueux. « Nous les aimions, ces braves gens, — nous dit un défenseur de Malakof, Drachenfels, — nous ne faisions qu’un avec eux. Pouvait-il en être autrement quand nous mangions la même nourriture, couchions à côté d’eux sur la même plate-forme et qu’eux-mêmes, voyant l’horreur de notre situation, ressentaient comme nous la même douleur amère de l’issue du siège? » Les privations et les dangers rapprochaient les distances; on apprenait à se connaître, à s’apprécier. « Sa noblesse! » l’officier et le paysan en uniforme se sentaient fils de la même patrie. Le soldat russe aimait, vénérait son officier. L’un d’eux, les jambes fracassées par un boulet, priait son capitaine de lui donner sa bénédiction. « J’accomplis avec bonheur, raconte celui-ci, cette dernière volonté d’un mourant. Je le bénis. Quelques minutes après, plein de confiance en Dieu, sans proférer une plainte, il expira. » Il n’est pas question dans ces récits de châtimens dégradans que le règlement autorisait encore à cette époque. Le fouet dans l’armée, comme le servage dans le peuple, avaient fait leur temps; la guerre de Crimée et la défense de Sébastopol achevèrent de mûrir la réforme; des hommes comme nos ennemis d’alors méritaient d’être libres et traités en hommes libres. Les paysans qui défendirent Malakof avaient noblement racheté de l’opprobre et de la servitude leurs frères des villages et de l’armée. Plus d’un affranchissement privé dans les campagnes russes put dater du siège, témoin cette lettre du capitaine Lesli à sa sœur : « J’ai une prière à te faire, chère Nadia; j’espère que tu auras plaisir à l’exaucer, parce qu’il s’agit d’attacher au nom de notre frère Eugène (tué à Sébastopol) une reconnaissance éternelle. Il faut prier le papa d’affranchir Fétis pour son long et fidèle service auprès de mon frère. Une âme de moins, ce n’est rien, et en échange la mémoire d’Eugène se conservera dans la famille de Fétis. J’ai déjà écrit au papa que, si je meurs ici, ma dernière prière est celle-ci : qu’il affranchisse mon Ivan. »
Jusqu’ici, nous avons parlé du défenseur de Sébastopol en général; il est bon de présenter au lecteur certains types militaires ou civils parmi lesquels la place d’honneur semble devoir appartenir aux « marins de la Mer-Noire. » Ils se considéraient comme une élite et prétendaient ne craindre aucune comparaison avec la flotte anglaise. La guerre de Crimée était pour eux comme une affaire personnelle : le but unique de l’expédition anglo-française n’était-il pas de ruiner leur forteresse, de détruire leurs vaisseaux? Bientôt les loups de mer durent se transformer en soldats. La première fois qu’ils parurent sur un champ de bataille, ce fut à l’Alma. Les troupes de ligne s’amusaient bien un peu de voir chaque matelot armé jusqu’aux dents, surchargé de fusils, sabres, haches, pistolets, comme s’il s’agissait d’un abordage. Malgré ce luxe d’équipement, on devinait à leur allure et à leur mine de rudes combattans. Leur manière d’être avec leurs officiers étonnait aussi les hommes de l’armée. Ils n’ôtaient pas toujours leurs casquettes en parlant à leurs supérieurs et ne disaient pas : « Votre noblesse. » On vit bientôt que cette familiarité ne nuisait pas à la discipline. Un geste de ces mêmes officiers les faisait se précipiter au plus fort du danger. Sur les bastions de Sébastopol, on pouvait dire qu’ils combattaient pour leurs foyers, beaucoup ayant leur femme et leur ménage dans la ville. Aussi les fantassins et les artilleurs de la ligne leur firent d’abord l’effet d’intrus quand ils vinrent s’installer auprès d’eux; mais la mort qui éclaircissait chaque jour leurs rangs les força bientôt d’accepter les nouveaux auxiliaires qui montraient tant de dévoûment à la cause commune. Toutefois le marin ne se résigna jamais de bonne grâce à être commandé par des chefs de l’armée : des capitaines de vaisseau ou des amiraux, à la bonne heure ! Il prétendait que les autres « ne savaient pas le prendre. » Ces soldats exemplaires, sous les ordres d’un colonel, étaient capables de tout, même de murmurer.
Les historiens français de la guerre de Crimée ont souvent parlé des « francs-tireurs » russes, qui se donnaient à eux-mêmes le nom de plastouns, d’un mot qui signifie se coucher. En effet, on les voyait toujours se blottir ou ramper, épiant l’ennemi de derrière une touffe d’herbe. Ils disaient eux-mêmes : « Où la terre est sèche, sur le ventre, — où elle est mouillée, sur les genoux. » La plupart étaient des Cosaques du Don et s’étaient formés à cette tactique de Mohicans contre les montagnards du Caucase : sévère école où il n’y avait point de prisonniers, point de blessés. Qui se laissait surprendre était un homme mort. Les hommes du Don étaient d’ailleurs de singuliers chrétiens. « Avant la bataille d’Inkerman, raconte Rosine, nos silencieux et peu communicatifs plastouns ne manquèrent pas de se tourner vers l’orient pour prier ou plutôt pour réciter une conjuration destinée à leur conserver la vie pendant la bataille, ainsi qu’ils le déclarèrent à nos soldats. L’expression de leur visage montrait que ces mystérieuses paroles, qui doivent être une prière de raskolniks, leur inspiraient une confiance absolue. » Ces irréguliers étaient les héros de la guerre des ténèbres, les hôtes habituels des trous creusés par la bombe, des entonnoirs ouverts par la mine, de toutes les cavités où peut se cacher un être humain. La nuit ils tenaient campagne, le jour ils dormaient; ils étaient de véritables nocturnes. Souvent, avant de quitter le glacis pour rentrer dans la place, ils préparaient à leurs camarades de la ligne ce qu’ils appelaient un divertissement. Une casquette d’uniforme posée entre deux pierres en faisait tous les frais. Comme ils se couchaient au lever du soleil, ils ne pouvaient jouir eux-mêmes du succès de leur plaisanterie; mais le soir, retournant aux avant-postes, ils prenaient leurs renseignemens aux bastions : «Eh bien ! le Français s’est-il amusé? — Je le crois bien, s’écriaient les soldats. — Longtemps? insistait le plastoun. — Deux bonnes heures, jusqu’au moment où il a vu de quoi il retournait. »
Pour une autre catégorie de ses défenseurs, Sébastopol était un lieu de purification par le feu. Le premier jour du siège, le général en chef avait rassemblé les détenus et leur avait dit : « Frères, vous avez péché contre Dieu et contre le tsar. En vertu des pouvoirs que je tiens du souverain, je vous appelle à servir les pièces de rempart. A celui qui succombera dans l’accomplissement de ce devoir, Dieu remettra ses offenses; l’église priera pour son âme. Quant aux survivans, ils recouvreront leur liberté et leurs droits comme défenseurs du trône et de la patrie. » Ces paroles excitèrent chez les misérables un véritable enthousiasme. Ils cherchèrent leur réhabilitation dans l’héroïsme. Si on leur confiait des blessés à transporter, ils les traitaient avec une douceur peu ordinaire, une tendresse presque fraternelle. Aux batteries, plus de la moitié se fit tuer. Bientôt ce ne fut plus assez de les traiter comme tout le monde : à ces dégradés, il parut juste d’accorder des distinctions. Beaucoup reçurent la croix de Saint-George. Le capitaine Reiners rapporte à ce propos une touchante histoire : « J’avais un admirable chef de pièce. Un jour, Nakhimof, étant venu au bastion, m’apporta un certain nombre de croix de Saint-George, qu’il appelait ses petits cadeaux. J’en décernai une à mon chef de pièce. Il m’avait dit qu’il était de la compagnie d’ouvriers, et, comme nous n’avions pas de chancellerie organisée, nous ne connaissions pas toujours les états de services de nos subordonnés. Le lendemain, comme je passais devant cet homme, il se jeta à mes genoux en criant : — Grâce, grâce, je vous ai trompé en ne vous disant pas que j’étais un détenu! — Après lui avoir adressé une réprimande, je priai Nakhimof de le faire passer à la compagnie d’ouvriers et de lui laisser sa croix, qu’il avait réellement bien méritée. Mon protégé ne jouit pas longtemps de ses nouveaux droits. Quelques jours après, il eut les deux bras emportés et fut dirigé sur Nicolaïef. Peu de temps avant sa mort, apprenant que j’étais aussi à Nicolaïef par suite d’une blessure, il demanda à me voir. Quand j’approchai de son lit, il se mit à pleurer, à remuer ses épaules mutilées comme pour me tendre ses bras. Mon cœur se serra, je l’avoue, devant un si profond sentiment de reconnaissance chez l’ancien détenu qui avait si glorieusement racheté son passé. »
Dans la population civile, il faut citer en première ligne les courageuses femmes qui se dévouèrent au soulagement des blessés et des malades. Toutes les dames de la ville se montrèrent noblement : dès qu’elles apprenaient que quelqu’un de leurs amis ou de leurs connaissances était blessé, elles couraient à l’ambulance avec du linge, de la charpie et des cordiaux; mais les auteurs de ces récits ont surtout conservé le souvenir de la sœur Prascovia Ivanovna. Dans sa jeunesse, elle avait vécu à la cour, et les jeunes officiers recherchaient sa société. « Elle m’aime beaucoup, écrivait Lesli, parce que je badine volontiers avec elle. Je l’ai priée, puisqu’elle connaît la cour, de me trouver une riche et jolie fiancée. Ne suis-je pas un marin de la Mer-Noire? Elle me l’a promis et m’a invité, quand j’irais à Saint-Pétersbourg, à descendre chez elle. Elle dit qu’elle veut fermer sa maison à tous les civils et n’y recevoir que des officiers de marine. C’est étrange de voir ainsi une femme sous les boulets sans témoigner la moindre crainte. C’est un héros! » Aussi eut-elle le sort de beaucoup des héros dont elle partageait les dangers. Elle fut écharpée par une bombe au pied de la tour Malakof.
Tous les habitans n’avaient pas fui. Il restait d’abord beaucoup de marchands et de restaurateurs; « il restait notamment, raconte Zaroubaef, un certain cocher, toujours ivre, qui deux fois par jour nous apportait du pain frais. Il était accompagné de sa fille, charmante enfant de dix ans. Quelque épouvantable que fût la canonnade, ils arrivaient toujours à heure fixe au bastion. La fillette fut tuée vers la fin du siège. » Encore pendant l’été on voyait les dames se promener dans les rues et sur les boulevards, leur ombrelle à la main. Au tournant des rues les plus dangereuses, des sentinelles indiquaient aux passans la direction des projectiles. Tous les soirs, il y avait musique auprès du monument de Kazarski. Quand tombait une bombe, les dames fuyaient en poussant de petits cris d’effroi pour revenir un instant après ; elles avaient surtout grand’peur des fusées à la congrève que lançaient les Anglais ; cet engin était plus bruyant que redoutable. Il ne faut pas oublier les braves femmes de marins qui venaient, même aux endroits les plus exposés, apporter au père ou au mari leur modeste repas. Sans peur, elles s’asseyaient auprès des gros canons, mangeaient avec leurs hommes, souvent aussi pleuraient avec eux sur la petite maison brûlée, un brave disparu, un petit enfant tué par quelque projectile égaré. « Puis la femme de matelot s’en retourne tranquillement avec ses assiettes, sans presser le pas, essuyant ses yeux. Elle ne tressaille pas au sifflement des boulets. » Les horreurs du siège ne la surprennent pas ; elle s’est habituée, pendant les tempêtes de la Mer-Noire, à trembler pour son mari absent. Dans cette belliqueuse cité, même les enfans ne discontinuaient pas leurs jeux. « Je m’arrêtais malgré moi, dit Rosine, à les considérer : divisés en deux partis, ils élevaient des retranchemens de neige avec des embrasures, se lançaient mutuellement des os creux remplis de poudre. Une mèche déterminait l’explosion de ces ingénieux projectiles. Les éclats d’os, après l’explosion, blessaient jusqu’au sang nos jeunes héros. — Blessé, Egorka ! blessé ! — criait la troupe, et l’on traînait Egorka à une sorte d’ambulance où de petites filles, en qualité de sœurs de charité, l’entortillaient de chiffons. »
Ce tableau de la vie guerrière en Crimée serait incomplet, si l’on ne parlait des prisonniers. Nos officiers furent traités dans les villes russes avec bienveillance et respect. Sur les vaisseaux de la rade, les officiers de la garnison faisaient avec eux la conversation en français et leur servaient de partenaires aux jeux. Les prisonniers russes n’eurent pas non plus à se plaindre de nous. On leur donnait une solde égale à celle de nos officiers du même grade, outre le secours que leur faisait parvenir leur gouvernement. Leurs soldats étaient nourris comme les nôtres ; seulement ils trouvaient le pain trop blanc et regrettaient le pain noir du village et du régiment. Le récit du capitaine Dechtchinski, fait prisonnier aux Ouvrages-Blancs, donnera une idée des impressions que nos adversaires ont rapportées de leur captivité chez les Français. À peine arrivé au camp ennemi, on désigna à ses camarades et à lui un certain nombre de tentes autour desquelles on plaça des factionnaires. Ils reçurent presque aussitôt la visite d’officiers français qui leur offrirent leur propre lit et les invitèrent à dîner. Le lendemain, ils arrivèrent aux quartiers de la garde impériale : ils y furent également entourés des officiers de ce corps, qui leur firent compagnie toute la journée. Un aide-de-camp de Pélissier leur apporta 200 francs par tête pour leurs emplettes les plus nécessaires et se chargea de leurs lettres, qu’on devait rendre à Sébastopol par la voie des parlementaires. Le jour de leur départ, un régiment de la garde impériale leur offrit un repas d’adieux. Au dessert, on porta deux toasts, qui les touchèrent profondément, le premier « à sa majesté l’empereur Alexandre II, » le second « aux braves défenseurs de Sébastopol. » — « Dans tout ce qu’ils disaient, continue le narrateur, il était facile de remarquer beaucoup de sympathie pour la nation russe. » À bord du vapeur français le Panama, ils trouvèrent le même accueil chez les officiers de marine. « Le quatrième jour du voyage, au lever du soleil, nous arrivâmes devant Constantinople, au milieu des splendeurs du Bosphore. On jeta l’ancre : les marins nous donnèrent des costumes civils pour nous éviter d’être exposés, dans la ville, aux importunités des curieux. Ils nous accompagnèrent à terre, où nous pûmes acheter des vêtemens et des objets de toilette. Les jours suivans nous allâmes visiter la ville, également en compagnie d’officiers français. C’était une grande fête musulmane ; les cérémonies de la mosquée de Sainte-Sophie nous étonnèrent par leur magnificence. Comme nous étions en bottes, les Turcs ne nous permirent pas d’entrer dans la nef, mais on nous fit monter dans les galeries intérieures qui font le tour de l’église. » À Toulon, « on nous conduisit à la citadelle, où l’on nous garda dix jours, on ne nous laissa pas sortir pendant ce temps ; mais il nous vint beaucoup de visiteurs, surtout des dames, et on pouvait voir qu’elles appartenaient à la plus haute société. Le dixième jour, ayant reçu les instructions du ministre de la guerre, le commandant nous déclara que, si nous voulions engager notre parole d’honneur de ne pas sortir de France sans autorisation, on nous permettrait (officiers et junckers) de vivre en liberté dans telle ville de France que nous choisirions, Paris excepté. Les soldats devaient rester à Toulon. Nous prîmes l’engagement demandé, et d’après les conseils des officiers français nous demandâmes Roanne, département de Clermont, la vie y étant à meilleur marché qu’ailleurs. On nous remit des passeports, des papiers pour voyager en poste, et un mois de solde. »
Dechtchinski ne resta pas longtemps à Roanne. On l’appela à Paris, où il devait être échangé. Tous ceux qui étaient alors dans le même cas, — savoir un général, 2 officiers d’état-major, 31 officiers et 8 junckers, — furent invités à se rendre aux Tuileries. Dechtchinski raconte un singulier épisode de leur présentation à l’empereur Napoléon. « Il s’entretint courtoisement avec nous, demanda combien nous étions qui devions repartir pour la Russie, et passa dans une autre chambre d’où il revint un instant après avec un papier. C’était un bon de 2,000 francs sur le trésorier de la maison impériale. » Les prisonniers se montrèrent fort piqués de cette libéralité et refusèrent le papier, déclarant que leur gouvernement ne leur laissait rien à désirer. Ils passèrent ensuite sept jours à visiter les curiosités de la capitale, puis ils partirent pour Berlin. « Cette ville nous parut ennuyeuse après Paris. Il nous affligeait de voir que, chez une nation qui était notre alliée, ni les militaires, ni la population, ni même le gouvernement, ne nous marquaient la moindre sympathie. Nous étions curieux de voir une grande cérémonie qui se célébrait ce jour-là dans une église; on nous en interdit l’entrée. Une espèce d’officier supérieur vint à passer; nous lui expliquâmes que nous étions des officiers russes, revenant de France, où nous avions été en captivité, et que nous désirions voir la cérémonie. Il répondit : — Qui vous pouvez être m’importe peu. Vous voulez voir la cérémonie, qu’est-ce que cela peut me faire? — Nous nous retirâmes fort mécontens, n’ayant d’autre pensée que de quitter Berlin au plus vite. »
Le jour suprême de Sébastopol était arrivé. Le dernier épisode du siège fut la défense de 60 Russes dans la tour Malakof. Elle provoqua l’admiration sincère de leurs adversaires; ce fut même sur le témoignage de Pélissier, en quelque sorte sur sa proposition, que l’empereur Alexandre décora quatre officiers russes. L’armée ennemie se retira en faisant tout sauter derrière elle. Bien des cœurs se serrèrent quand il fallut abandonner ces remparts que leurs défenseurs avaient littéralement trempés de leur sang, ce fameux kourgane de Malakof, où leurs grands amiraux étaient morts, et le quatrième bastion, « cette colline immortelle où, sur l’emplacement d’une vigne pacifique, on avait construit pour les aiglons du tsar blanc une aire inaccessible. » Et quand, du rivage septentrional, les Russes purent contempler Sébastopol étendu à leurs pieds, fumant comme un titan sous les coups de foudre, bouleversé par des explosions qui étaient comme ses convulsions suprêmes, illuminant au loin la Mer-Noire de ses embrasemens, une poignante douleur envahit ses défenseurs. Ils eurent alors cette défaillance héroïque qui fait envier aux survivans le sort de ceux qui périrent avant d’avoir vu la défaite. Il leur semblait affreux de rentrer sans être vainqueurs dans la « sainte Russie. » Une nouvelle consolante pour eux, heureuse pour tous, vint bientôt faire diversion à leurs souffrances : malgré les proclamations belliqueuses de Gortchakof, on poursuivait activement les négociations. On eut l’armistice d’abord, puis la paix.
La guerre de Crimée est une des plus sanglantes du siècle : elle est peut-être celle qui a laissé après elle le moins de souvenirs pénibles. A l’assaut, en rase campagne, on se battait avec un extrême acharnement; on se faisait le plus de mal possible avec les engins les plus terribles dont on pût disposer : bombes, fusées à la congrève, grenades, mitraille, boulets creux, voire boulets rames. Hors du champ de bataille, on ne savait pas se haïr. On ne se faisait pas une guerre de race, ni d’invasion, ni de revanche: les nations n’y étaient pour rien, ni les soldats. Ils se battaient bien : c’était leur devoir; mais dès qu’on avait quelques heures d’armistice, auprès des cadavres qu’on venait enlever, les pieds dans le sang, on fraternisait. Ce n’était pas une de ces guerres qu’aucune paix ne peut expier, et qui laissent subsister tout entières l’amertume au cœur des vaincus, l’insolence dans celui des vainqueurs. Les uns ont fait de leur échec dater une glorieuse régénération, les autres n’ont rien emporté du champ de bataille, rien que de magnifiques et inutiles lauriers et le vague regret peut-être d’avoir été contraints à se battre contre un adversaire auquel ils étaient devenus sympathiques. On n’a pas alors pétrole des villes ouvertes, enlevé des otages, emprisonné des notables, fusillé des innocens. Sébastopol a été bombardé non comme une cité dont on voulait terrifier les femmes et les enfans, mais comme une position retranchée derrière laquelle il n’y avait guère que des soldats. A Odessa déjà, les Français n’avaient tiré que sur le port militaire; chez nous, les obus allemands ont toujours passé de préférence au-dessus des remparts pour s’attaquer aux bibliothèques et aux monumens. Le jour venu, nous n’avons pas eu un de ces succès qu’on peut discuter devant le tribunal de Trianon : la victoire, on est allé trois fois la saisir à travers une tempête de feu! S’il y a eu des ruines volontaires, c’est le patriotisme ardent de nos ennemis qui les a faites. Cette guerre terrible a été dans son ensemble conduite humainement, courtoisement, honnêtement. Dans les récits des officiers russes, comme dans un miroir sincère, l’officier et le soldat français peuvent se regarder sans embarras. Du côté de nos adversaires, ces détails intimes sur la vie du siège révèlent des qualités militaires de premier ordre : non-seulement la ténacité, la solidité, la résignation religieuse et presque fataliste qu’on a toujours reconnues aux Russes, mais aussi des qualités plus brillantes que nous avions admirées chez les Polonais, qui sont l’apanage des Slaves et qui les rapprochent des Français plus que de toute autre race guerrière. La valeur russe a eu dans cette campagne des allures libres et aventureuses et même cette témérité qui est comme le luxe, souvent coûteux, du courage. La campagne de Crimée, en mettant aux prises les deux nations, les avait pour ainsi dire présentées et révélées l’une à l’autre. On doit savoir quelque gré aux éditeurs du Sévastapolskii Sbornik : cette publication ne peut que raviver là-bas comme ici les favorables impressions qu’avait laissées 1855.
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Sevastopolskii Sbornik. — Sbornik roukopiseï predstavlennykh ego imperatorskomou vysotchestvou, gosoudariou nasliédnikou Tsézarévitchou o Sevastopolskoï oboronié Sevastopoltsami; 3 vol. in-8o; Saint-Pétersbourg 1872-1873.
- ↑ Voyez la Revue du 15 janvier, du 1er et du 15 février 1860.
- ↑ A la veille de la guerre, la statistique ne relevait dans Sébastopol que 4,505 femmes; comme une grande partie étaient des femmes d’officiers, de soldats et de marins, on voit combien peu nombreuse était la population civile. En 1864, Sébastopol avait de population fixe 5,747 habitans, dont 1,978 seulement formaient l’élément purement civil. M. Séménof, Geogr. statist. slovar rossiiskoï imperii, Saint-Pétersbourg 1872, article Sévastopol. — Sébastopol, grand port de guerre, immense forteresse, était donc une fort petite ville, presque un bourg, inférieur en population civile à beaucoup de nos chefs-lieux de canton.
- ↑ Sur 2,000 peut-être. En 1864, Sébastopol en comptait 1,578. Séménof, Geogr. slatist. slovar.
- ↑ Suivant le maréchal Niel, on lança sur Sébastopol 510,000 boulets, 350,000 bombes, 236,000 obus, 8,000 grenades, etc., total, en comprenant ceux que lancèrent les Anglais, 1,500,000 projectiles, plus 25 millions de coups de fusil.
- ↑ Un jour cependant Rosine vit un soldat français qui conversait couramment avec les soldats russes. Il s’approcha et apprit que le Français avait servi chez un coiffeur du Pont-des-Maréchaux à Moscou. Rappelé en France par la guerre, il attendait avec impatience la fin de la campagne pour retourner « dans sa chère Moscou, qu’il regrettait si fort et où il faisait si bon vivre. » Du moins il était devenu l’ennemi des Russes et non leur espion.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er mars, l’Église russe, par M. A. Leroy-Beaulieu.