Les Ruines monumentales de l’Afrique australe

Les ruines monumentales en l’Afrique australe
Th. Dallez

Revue des Deux Mondes tome 125, 1894


LES RUINES MONUMENTALES
DE
L’AFRIQUE AUSTRALE

Tandis que, dans l’Afrique méditerranéenne, de savans archéologues s’appliquaient à exhumer pour les faire revivre à nos yeux les cités, les monumens, et les œuvres d’art dont elle était jadis couverte, et qui datent en général des plus brillantes époques de la civilisation romaine, à l’autre extrémité de ce continent, d’autres savans, non moins épris des choses de l’art, nous décrivaient toute une série de monumens dont ils ont retrouvé les débris dans l’Afrique australe, et qui semblent remonter à une antiquité bien plus reculée. Les ruines de ces monumens, d’un style étrange, mais d’une structure aussi originale que puissante, bien faite pour frapper vivement l’imagination, sont disséminées sur différens points de la partie de l’Afrique australe comprise entre le Limpopo, frontière nord du Transvaal, et le Zambèze. C’est la région jadis désignée sur nos cartes sous le nom de Monomotapa ; elle porte aujourd’hui le nom de Mashonaland dans sa partie nord, et de Matabeleland dans sa partie sud, du nom des peuplades qui l’habitent.

Sous l’énergique impulsion de sir Cecil Rhodes, — premier ministre de la colonie du Cap, et fondateur de la célèbre compagnie de mines de diamans de De Beers — l’Angleterre, sans s’arrêter aux impuissantes protestations du Portugal, a, depuis quelques années, étendu sa main sur cette contrée privilégiée entre toutes par la douceur de son climat, par la diversité des cultures dont elle est susceptible, et surtout par les inépuisables richesses métalliques qu’elle passe pour receler dans son sein. La mise en valeur et l’exploitation de cette nouvelle acquisition de l’Angleterre ont été confiées par une charte royale à une compagnie privée qui s’est constituée sous les auspices de sir Cecil Rhodes, et qui, grâce aux puissantes ressources financières dont elle dispose, pourra sans nul doute mener à bonne fin l’œuvre de progrès et de civilisation qu’elle a entreprise. C’est sur les domaines de cette compagnie que sont situées la plupart des ruines dont nous allons parler, et qui offrent un si grand intérêt, au point de vue archéologique.

On ne saurait en effet s’arrêter un instant à l’idée que ces monumens puissent être l’œuvre des populations noires de l’Afrique, et il est certain que la race nègre a traversé les siècles passés dans le même état de barbarie où nous la retrouvons aujourd’hui. Ils sont donc incontestablement l’œuvre d’un peuple relativement civilisé qui s’est implanté dans le pays par la force et s’est vu dans la nécessité d’élever ces forteresses pour pourvoir à sa défense contre la population locale qui lui était hostile ; et aussi peut-être pour mettre à l’abri de toute atteinte les richesses qu’il retirait de l’exploitation des mines d’or. Cette opinion concorde du reste avec une tradition qui s’est transmise chez les indigènes et qui attribue ces constructions « à des hommes blancs portant de longs cheveux noirs et sachant tout faire. » Quoi qu’il en soit, nous sommes convaincu que la philosophie de l’histoire ne pourra que gagner à l’étude méthodique et approfondie de ces singuliers édifices et que cette étude jettera peut-être une lumière inattendue sur l’évolution encore peu connue de certaines races humaines sur le globe.


I

Depuis longtemps, on avait constaté sur différens points de cette vaste contrée, connue alors sous le nom de Monomotapa, et notamment dans la partie du nord, habitée par les Mashonas, des vestiges d’anciens travaux miniers qui, d’après l’opinion des ingénieurs qui les ont de nos jours examinés, portent les marques certaines d’une très haute antiquité, et témoignent, de la part de ceux qui les ont conçus et exécutés, d’une grande habileté dans l’art du mineur. À proximité de ces travaux, des ruines de monumens et d’édifices gigantesques, éparses sur toute la surface du pays, attestent qu’il a été jadis habité par un peuple civilisé qui se livrait à l’exploitation des mines, et dont les établissemens s’étendaient même au-delà du Mashonaland et du Matabeleland actuels. On a en effet constaté l’existence de galeries et de trous de mines d’une incontestable ancienneté comme aussi de ruines importantes en différens lieux du Transvaal, notamment dans le district de Kaap ; M. Païva de Andrada en a même signalé dans le pays de Changamira, situé au nord du Zambèze. La plus ancienne mention qu’il y en ait est celle que nous a laissée de Barros, l’historien des victoires et conquêtes des Portugais.

« Au milieu d’une plaine située dans le district de Taroa, dit cet auteur, et dans le voisinage d’anciennes mines d’or, s’élève une forteresse, de forme carrée, admirablement construite, à l’intérieur comme à l’extérieur, de pierres dures ; les blocs de pierre employés dans les murs ne sont pas reliés par du mortier et sont d’une grosseur merveilleuse ; les murailles ont 26 palmes d’épaisseur et un peu moins de hauteur ; au-dessus de la porte principale de cet édifice est une inscription que certains Maures savans qui ont été sur les lieux n’ont pu lire ; ils n’ont même pas pu deviner à quelle écriture elle appartient. Sur la hauteur autour de l’édifice, il y en a d’autres construits de la même manière, avec un revêtement de pierres sans chaux, et au milieu desquels s’élève une tour haute de plus de 12 brasses. Ces édifices portent dans le pays le nom de Zimbaoé, qui signifie pour les indigènes une résidence royale. En effet, ils nomment ainsi tous les lieux où le Bénomotapa réside ; ils sont distans de 170 lieues de Sofala, à vol d’oiseau, à la hauteur du 20e ou du 21e degré, et dans ce trajet, il n’existe aucun édifice analogue, ni ancien, ni moderne. On s’est livré naturellement à beaucoup de conjectures sur l’origine et la destination de cette forteresse : les naturels du pays pensent que c’est l’ouvrage du diable, parce que, comparé à ce qu’ils savent et peuvent faire, il ne leur paraît pas croyable que des hommes aient pu exécuter un semblable travail. Les Maures qui l’ont vue lui attribuent une grande antiquité, mais il n’existe dans le pays aucune tradition qui s’y rapporte ; ils pensent que le but de sa construction a été d’assurer à ceux qui rélevèrent la possession des mines qui sont très anciennes, mais dont on ne retire plus d’or depuis longtemps à cause des guerres qui désolent le pays[1]. »

Les indications de distances fournies par l’historien portugais permettent de reconnaître que la description qu’on vient de lire s’applique à ce groupe de ruines désigné aujourd’hui par les indigènes sous le nom de Grand Zimbabyé. Mais, ainsi qu’on le verra plus loin, cette description est inexacte sur bien des points. À l’époque où écrivait de Barros (dans la première moitié du xvie siècle), les Portugais n’avaient pas encore pénétré dans l’intérieur des terres, et la description fournie par de Barros doit avoir été empruntée à des relations arabes qui, passant de bouche en bouche, ont dû parvenir très altérées à la connaissance des Portugais.

À ce propos, de Barros fait la remarque, fort judicieuse à notre avis, que les rapports du nom que les indigènes donnaient à ces ruines, avec celui d’Agyzimba, donné par Ptolémée à l’Afrique australe, autorisent à croire que l’antiquité classique avait déjà perçu l’écho lointain des légendes qui se rattachaient à ces mystérieux monumens.

Depuis lors, l’existence de ces ruines n’avait pas été oubliée, mais de nombreux voyageurs avaient vainement cherché à les atteindre, soient qu’ils eussent été rebutés par les dispositions peu bienveillantes des indigènes, soit que la méfiance ombrageuse des Portugais leur en eût rendu l’accès impossible. Et pour quelques explorateurs qui comme Thomas Baines, sir John Swinburn, le capitaine Burton et le docteur Livingstone les ont mentionnées dans leurs relations, ils ne nous ont ni fourni de détail, ni d’ailleurs indiqué la source où ils avaient puisé leurs informations.

Le minéralogiste allemand Carl Mauch, qui en 1871 a parcouru cette contrée en tous les sens, est le premier qui nous ait donné une description détaillée des anciens travaux miniers et des ruines d’anciens édifices qu’il rencontra dans le cours de son exploration. L’aspect des ruines grandioses de Zimbabyé a eu le don d’exalter jusqu’au lyrisme l’enthousiasme du savant allemand. La forteresse supérieure de Zimbabyé ne serait rien moins, selon lui, que la reproduction exacte du temple élevé à Jérusalem par Salomon sur le mont Moriah. Quant aux constructions qui font face à la forteresse, elles nous représenteraient la copie du palais qui fut affecté à la demeure de la reine de Saba durant son séjour à Jérusalem. Enfin il affirme que c’est en ces lieux, et non pas à Safala, qu’il faut chercher le véritable site de l’antique cité d’Ophir.

Mais la relation de Carl Mauch n’offre plus aujourd’hui qu’un intérêt (secondaire depuis la publication toute récente d’un voyage que M. Théodore Bent — un explorateur anglais aussi érudit que sagace et consciencieux, a entrepris dans cette même contrée[2]. M. Bent, très libéralement subventionné par plusieurs sociétés savantes de Londres, et assuré de l’appui moral et du concours effectif des agens de la compagnie Sud-africaine, a été mis à même d’accomplir sa mission dans les conditions les plus propres à en assurer le succès, tout en donnant à ses recherches la direction la plus profitable aux intérêts de la science. Nous empruntons à cet important ouvrage la description des ruines visitées par le voyageur anglais, ainsi que les résultats tout à fait imprévus des fouilles qu’il y a pratiquées. Nous ne nous croyons pas tenu de suivre l’ordre dans lequel M. Bent a visité ces différentes ruines, et nous aborderons tout d’abord la description des fameuses ruines de Zimbabyé.


II

Les ruines du grand Zimbabyé, qui couvrent une vaste superficie de terrain, forment l’ensemble le plus important d’une longue série de ruines semblables qui s’étendent sur toute la rive occidentale de la Sabia. Elles sont situées à environ 40 milles anglais du fort Victoria, par 20° 16′ de latitude sud, et par 31° 10′ de longitude est, à 3300 pieds au-dessus du niveau de la mer. Elles sont construites en pierres de granit taillées au marteau, qu’on trouve à quelques milles de distance, et forment des assises régulières, sans être reliées par aucune espèce de ciment.

Les parties caractéristiques de ces ruines sont d’abord une grande ruine circulaire ou, pour mieux dire, une enceinte de murailles en ruines, au bord d’une pente douce conduisant dans la vallée ; puis les amas de ruines dont cette vallée est parsemée ; enfin la forteresse compliquée qui se dresse sur une colline de granit située en face de la ruine circulaire, et d’où l’on domine tous les alentours : cette forteresse est comme l’acropole d’une ville antique.

À l’arrivée de l’expédition, l’intérieur de l’enceinte circulaire était envahi par une luxuriante végétation tropicale. Des plantes de toute espèce tombant des branches de grands arbres dans une confusion inimaginable formaient un fourré impossible à pénétrer et donnaient à cet ensemble de ruines, dit M. Bent, un mystère tout spécial qui n’était pas sans inspirer, en quelque sorte, un sentiment de crainte respectueuse. Ce n’est qu’après quelques jours de travail que M. Bent et ses compagnons, avec l’aide d’un certain nombre d’indigènes, parvinrent à défricher sommairement ces lieux. Vue d’une certaine distance, l’enceinte semble former un cercle parfait ; mais à y regarder de près on reconnaît que cette forme est en réalité elliptique. On se fera une idée de l’étendue de cette construction quand nous dirons qu’elle ne mesure pas moins de 280 pieds dans son grand axe ; le mur mesure dans sa partie la plus élevée 35 pieds au-dessus du sol, et 45 pieds dans sa partie la plus basse ; sa plus grande épaisseur à sa base est de 16 pieds, et sa partie la plus resserrée mesure environ 5 pieds. On remarque que la partie sud-est du mur est de beaucoup la mieux construite, et elle est en même temps la plus élevée : les assises sont si régulièrement disposées qu’on est en droit de supposer qu’elles ont été placées à l’aide d’un cordeau ; au contraire, du côté du nord-ouest et dans quelques murs de l’intérieur, les assises sont quelque peu irrégulières et les pierres de dimensions inégales, d’où la conclusion assez vraisemblable que ces constructions sont bien l’œuvre du même peuple, mais appartiennent à deux périodes différentes.

Cette enceinte circulaire est pourvue de trois entrées : la principale, large de 3 pieds seulement, se trouve au nord et fait face à la forteresse. Au-dessous de cette entrée est aménagée une assez solide substruction, et le court espace qui sert d’entrée est couvert d’une épaisse couche de ciment, composé de granit pulvérisé ; c’est ce même ciment qui a servi à la construction des marches par où l’on descend vers le centre des ruines. La présence de ce béton dans les travaux de consolidation du sol et de construction des escaliers prouve bien que c’est intentionnellement, et non par suite de leur ignorance de l’usage du mortier, que les constructeurs de ces édifices se sont abstenus de l’employer pour relier entre elles les pierres superposées de leurs constructions.

L’entrée du côté nord-ouest avait été murée : cette entrée, très étroite, était protégée à l’intérieur par deux contreforts ; entre ces deux entrées, il en existait une troisième dont le linteau était formé d’une poutre qui, dans sa chute, occasionnée par la vétusté, a entraîné avec elle la partie du mur située au-dessus.

La partie la plus intéressante du mur extérieur de cette construction est sans doute celle du sud-est. À quelques assises au-dessous du sommet, on aperçoit une bande ornementale comprise entre deux rangées de pierre disposées en forme de chevrons. M. W. Swan, le savant géomètre-astronome que s’était adjoint M. Bent, a été amené, par une série de (déductions scientifiques qu’il serait trop long de reproduire ici, à voir dans cette bande un symbole du signe du Verseau, et il en a conclu que l’édifice devait avoir été construit alors que le soleil se trouvait dans ce signe du zodiaque, au solstice d’été, ce qui reporterait approximativement à 2 000 ans avant notre ère l’époque de la construction. Nous donnons cette supputation pour ce qu’elle vaut, nous reconnaissant absolument incompétent pour vérifier l’exactitude des opérations compliquées de calcul qui ont amené M. Swan à la fixation de cette date ; nous nous bornerons à faire observer que les calculs de M. Swan reposent sur une donnée tout à fait conjecturale.

Ce qui est certain c’est qu’on retrouve cette bande ornementale disposée à peu près de la même façon sur toutes les autres ruines du pays, et toujours au sud-est, c’est-à-dire dans la direction du soleil levant ; on est donc fondé à croire qu’elle avait chez ce peuple une signification religieuse et qu’elle se rattachait au culte du soleil. C’est sans doute cette bande décorative qui a donné naissance à la légende du prétendu cryptogramme inscrit sur les murs de Zimbabyé, légende qui, dès le xvie siècle, était pour les Arabes un article de foi, et qui a trouvé créance chez tous les auteurs qui, jusqu’à nos jours, se sont occupés de ces monumens.

Sur cette partie du mur se dressaient verticalement d’énormes monolithes, dont plusieurs sont tombés aujourd’hui ; mais ceux qui subsistent permettent de reconnaître qu’ils étaient équidistans. À cet endroit, le sommet du mur est couvert de dalles de granit, disposées avec beaucoup de soin, et il est à présumer que ce sommet servait de lieu de promenade, puisqu’un escalier pratiqué près de l’entrée principale y donnait accès, tandis qu’on ne peut, sans s’exposer à une chute, se tenir debout sur le sommet du mur situé au nord-ouest.

L’intérieur de cette cité présente l’aspect d’un labyrinthe presque inextricable ; mais ce qui frappe surtout le visiteur, c’est le passage long et étroit conduisant de l’entrée principale à l’endroit que M. Bent appelle l’enceinte sacrée, car, d’après l’opinion du voyageur anglais, ces édifices avaient une double destination, ils servaient à la fois de temple et de moyen de défense. Ce passage entre deux murailles colossales hautes de 30 pieds et construites avec une précision pouvant servir de modèle à toutes les constructions érigées sans mortier, est en effet si étroit en certains endroits, qu’il peut à peine livrer passage à une seule personne à la fois. Les grands blocs de pierre taillée, dit M. Bent, dont se servaient les Égyptiens, les Grecs et les Romains pour leurs constructions, devaient être d’un maniement relativement facile en comparaison de ces mêmes pierres de granit assemblées en assises régulières pour former un mur d’une épaisseur et d’une hauteur vraiment prodigieuses.

Au centre de l’enceinte sacrée, dont le sol est couvert de ciment, se dressent à côté l’une de l’autre deux tours coniques d’un diamètre inégal, mais remarquables toutes deux par la régularité de leurs courbes. La plus grande de ces tours a des proportions vraiment merveilleuses et absolument mathématiques ; mais la partie supérieure s’étant écroulée, cette tour ne présente plus que l’aspect d’un cône tronqué ; à la partie la plus élevée de ce qui en reste, court une bande ornementale tout à fait semblable à celle qui décore le mur extérieur. Il est assez difficile de déterminer la destination que pouvaient avoir ces deux tours ; mais leurs proportions sont bien curieuses et semblent fournir l’explication de quelques autres parties de la construction ; ainsi les hauteurs de ces tours, telles qu’elles peuvent être déterminées par leurs courbes, devaient être respectivement de 42 pieds 3 pouces et de 13 pieds 5 pouces ; or, ces chiffres sont entre eux dans le même rapport que la circonférence d’un cercle à son diamètre ; d’après les constatations de M. Swan, ce rapport de la circonférence au diamètre doit aussi avoir servi à déterminer la longueur du rayon ou du diamètre dans toutes les courbes circulaires des murs élevés d’après ce système. M. Swan a encore établi, au sujet de ces deux tours, des rapprochemens de chiffres tout aussi curieux, sur lesquels nous nous dispenserons d’insister.

Le reste de l’enceinte est divisé en d’autres enceintes plus petites ; M. Bent a cru pouvoir déterminer l’endroit où se dressait l’autel, qui n’est d’ailleurs aujourd’hui qu’un amas de pierres et de mortier ; on y voit cependant trois monolithes très remarquables, dont deux près de l’entrée nord-ouest, et le troisième derrière l’autel même ; ce sont des blocs de granit bruts hauts de onze pieds et solidement enfoncés dans le sol.

Les fouilles pratiquées dans cette enceinte n’ont amené que des résultats insignifians, le sol en ayant été bouleversé par plusieurs générations de Cafres qui ont successivement fait élection de domicile dans ces ruines.

Les indigènes, dit-on, célèbrent dans cette enceinte des cérémonies mystérieuses appartenant à un culte tout local, et qu’on ne trouve pratiqué nulle part ailleurs. Carl Mauch, qui n’a pas d’ailleurs assisté à ces cérémonies — que les indigènes dérobent à la curiosité des étrangers, et qui par conséquent n’en parle que par ouï-dire — n’y a pas moins signalé de grandes ressemblances avec les rites du culte mosaïque ; il croit aussi que c’est par tradition que ces rites se sont perpétués chez ces indigènes.

La vallée qui sépare le pied de la ruine circulaire de la forteresse de la colline est parsemée de ruines ; un enclos de forme triangulaire et entouré d’un mur est attenant à la ruine circulaire ; on y accède par trois entrées, dont la principale conduit à un passage étroit montant vers la colline au sommet de laquelle se trouvaient sans doute deux tours rondes : des fouilles pratiquées à leur base ont mis à jour plusieurs piliers qui sont certainement d’anciens monolithes. Autant qu’on peut le conjecturer d’après l’aspect des lieux, les autres ruines éparses dans la vallée doivent être celles des demeures des ouvriers employés aux travaux des mines, et qui habitaient cette partie de la vallée sous la protection des deux forteresses.

La forteresse de la colline, ou l’Acropole, comme l’appelle M. Bent, ne présente pas à l’extérieur le même aspect de régularité que la ruine circulaire du bas de la vallée, mais n’en constitue pas moins un ensemble de constructions de l’effet le plus imposant. Ces constructions massives étaient protégées à l’extérieur par de grands blocs de granit brut ; du côté du sud, elles étaient défendues par un précipice de 80 pieds de profondeur. Au seul point accessible s’élevait un mur d’une épaisseur égale à celle des ruines du pied de la colline, soit 13 pieds au sommet ; en certaines parties sa hauteur atteignait 30 pieds. La plate-forme de ce mur, qui formait terrasse, était décorée sur le bord extérieur de petites tours rondes qui alternaient avec de grandes surfaces unies d’un seul tenant ; ce système de tours rondes et de surfaces monolithiques devait être de l’effet décoratif le plus bizarre et le plus extraordinaire.

Ce n’est qu’au prix de beaucoup de temps et d’efforts que M. Bent et ses compagnons ont pu atteindre l’intérieur de l’enceinte, à travers un labyrinthe inextricable de végétation, de remparts, de fossés et de murs. Un escalier fort étroit, pratiqué dans la roche, conduit à un mur dont les pierres pointues à la face interne figurent en quelque sorte un canevas dentelé ; plus loin, le même passage conduit à un rebord saillant qui surplombe le précipice dont nous avons parlé ; là, malgré l’impossibilité d’une attaque, on avait encore établi d’autres défenses en maçonnerie

Sur le sommet de la montagne se dressent d’énormes blocs de pierre, hauts de 50 pieds ; au pied du plus élevé de ces blocs se trouve un petit plateau auquel on accède par des marches disposées à droite et à gauche ; ce plateau était décoré de grands monolithes et de piliers de marne couverts de figures géométriques ; un de ces piliers atteignait une hauteur de plus de 11 pieds.

Le grand espace semi-circulaire situé au-dessous de cette plate-forme, et que M. Bent croit avoir été un temple, formait un épais fourré d’orties de dimensions prodigieuses dont il fallut faire opérer préalablement le défrichement par une équipe de Cafres. Au point central de cette enceinte se trouvait un autel couvert de terre et d’une épaisse couche de ciment, et çà et là plusieurs grands blocs de ciment jonchaient le sol. En débarrassant l’autel de la terre qui l’ensevelissait, on découvrit des piliers en marne dont les sommets se terminaient par des représentations d’oiseaux d’une forme toute conventionnelle, mais dans lesquels M. Bent a cru reconnaître des faucons ou des vautours. Parmi ces oiseaux sculptés, qui étaient au nombre de huit, six atteignaient une hauteur de plus de 5 pieds. M. Bent pense qu’ils ont dû servir à la décoration du mur extérieur du temple.

Les fouilles pratiquées par M. Bent et ses compagnons dans la forteresse et ses alentours devaient être plus heureuses en résultats que dans la ruine circulaire, le sommet de la colline, occupé par la forteresse étant ombragé et frais, et, pour ce motif, peu fréquenté par les Cafres, qui recherchent avant tout la chaleur et le soleil. Dans le voisinage immédiat de la forteresse, les fouilles amenèrent une importante découverte, celle de nombreux fragmens de coupes en pierre de marne décorée ou unie qui se trouvaient enterrés à une grande profondeur. Le talent déployé dans l’exécution de ces coupes, l’irréprochable rondeur de leurs bords, l’exacte exécution du cercle, la délicatesse des outils qui ont dû être employés, enfin la nature des sujets qui étaient représentés, tout témoigne que cette race avait le sens artistique très développé, et qu’elle avait sans doute acquis cette habileté de main par des relations commerciales qu’elle entretenait avec des peuples appartenant à des races plus civilisées.

Sept de ces coupes étaient exactement de la même capacité et mesuraient 19 pouces de diamètre. Le plus fini des dessins qui figurent sur ces fragmens de coupes est celui qui représente une scène de chasse ; un autre fragment représente une suite de trois zèbres et de deux hippopotames sous la conduite d’un Hottentot ; un autre, (une suite de trois taureaux, et le trait caractéristique de cette dernière représentation est que les trois paires de cornes sont toutes différentes.

Trois de ces fragmens de coupes appellent encore particulièrement notre attention : l’un d’eux nous présente une main tenant un vase à libations ou un encensoir, ainsi que le bras et la partie postérieure de la tête d’un autre personnage ; le sujet traité devait être sans doute une procession religieuse. Sur un autre fragment se trouve un dessin très soigné tiré du règne végétal, sans doute un épi de blé. Enfin le troisième de ces fragmens est le plus suggestif de tous ceux qui ont été découverts : c’est le bord d’une coupe qui a dû avoir plus de deux pieds de diamètre, et autour de laquelle court d’une manière très apparente une inscription gravée en creux ; les caractères composant cette inscription sont malheureusement quelque peu endommagés, mais M. Bent ne doute pas qu’ils n’appartiennent à un système graphique analogue probablement au système proto-arabe ; et ils rappellent le curieux dessin sculpté sur rocher trouvé par M. Anderson dans le Bechuanaland.

Le fait que ces vases ont été trouvés dans le voisinage du temple autorise à croire qu’ils étaient affectés à un usage religieux, qu’ils ont été brisés par les occupans postérieurs de ces ruines, et que les fragmens en ont été jetés dehors.

En comparaison de la grande quantité de fragmens de coupes et d’autres objets en pierre que nous venons d’énumérer, les découvertes de poterie appartenant à la bonne époque de Zimbabyé ne sont pas nombreuses. Parmi les trouvailles d’objets appartenant à cette catégorie, M. Bent signale une pièce de poterie d’une exécution très remarquable, digne de la bonne période de l’art classique de la Grèce. Cette pièce nous fournit en outre la preuve que chez ce peuple la poterie n’était pas travaillée à la main, car elle porte encore au dos la marque très distincte du tour. Viennent ensuite des fragmens de couvercles et de vases de toutes sortes, entre autres d’un vase portant des trous très proprement percés autour du bord, plus un nombre énorme de menus objets ronds dont il n’a pas été possible de déterminer l’usage. En somme, les échantillons de poterie mis au jour témoignent que si les anciens habitans de ces ruines étaient d’une rare habileté dans l’art de la sculpture sur pierre, ils avaient également atteint un haut degré de perfection dans l’art de la céramique.

Plusieurs fragmens de poterie de Chine ou d’origine persane ont été également trouvés à la surface du sol, mais ne méritent pas d’arrêter notre attention, comme datant d’une époque relativement récente.

Enfin nous arrivons à la partie la plus importante des découvertes que nous devons à M. Bent, celle de tout le matériel qui était employé au traitement du minerai. Dans un réduit situé au-dessous du temple de la forteresse, il a été trouvé un fourneau de mineur fait, ainsi que la cheminée, d’un ciment extrêmement dur ; tout auprès, dans un grand espace situé entre deux blocs de rochers, se trouvait le résidu du quartz, dont l’or avait été extrait après avoir été soumis à l’action du feu ; ce quartz aurifère provenait sans doute des anciens puits de mine qu’on a découverts depuis à environ 12 milles de Zimbabyé. Près du fourneau se trouvaient un grand nombre de petits creusets en argile qui ont servi à la fusion de l’or et aux parois desquels étaient encore adhérentes des parcelles d’or. À côté se trouvaient des outils propres à l’extraction et au broyage du précieux métal, entre autres plusieurs pierres en serpentine qui ont dû servir de polissoirs, ce que rendaient évident les traces d’or encore visibles dans le grain de la pierre. Dans une cave voisine, les fouilles mirent à jour une lingotière en stéatite d’une forme curieuse, correspondant exactement à la forme d’un moule à étain trouvé à Falmouth-Harbour, et qui est bien certainement l’œuvre d’ouvriers phéniciens.

Tel est le bilan très sommaire des intéressantes découvertes faites au grand Zimbabyé ; nous ne croyons pas hors de propos de résumer maintenant l’impression qu’a emportée M. Bent de sa visite à ces ruines :

« La grande forteresse de Zimbabyé, dit-il, est assurément la construction la plus compliquée et la plus mystérieuse qu’il m’ait été jamais donné de contempler. C’est en vain qu’on cherche à se représenter par la pensée ce qu’a pu être autrefois ce labyrinthe avec ses approches bien gardées et tortueuses, avec ses murs ornés de monolithes et de tours rondes, ses temples décorés d’immenses oiseaux en pierre, ses coupes colossales couvertes d’ornemens, et puis, aux coins les plus reculés, ses fonderies d’or.

« Envisagée toute seule, cette forteresse est une merveille en son genre ; mais quand on la considère en même temps que la ruine circulaire du pied de la colline et les autres ruines éparpillées sur une vaste étendue de terrain, on ne peut s’empêcher de reconnaître que cette ancienne race devait être très puissante, et posséder aussi une grande habileté dans l’art de la construction et dans la science de la stratégie. »

Il nous reste maintenant à décrire les autres monumens visités par le voyageur anglais.


III

À une distance de 8 milles au nord du grand Zimbabyé, on voit, au milieu d’une vallée fertile, une autre ruine qui date probablement d’une époque antérieure, les assises en étant moins régulières, et les pierres moins bien taillées et ajustées. Cette ruine a aussi pour base un roc granitique, et sa disposition n’est pas moins compliquée que celle de la grande ruine de Zimbabyé : les indigènes la désignent sous le nom de petit Zimbabyé. Il est indubitable que ces constructions sont les restes de travaux destinés à protéger la population rassemblée autour d’elles.

En remontant vers le nord, on rencontre une chaîne de quatre anciens forts en ruines situés non loin de la rive occidentale de la Sabia, et portant les noms de Metemo, Chilondilo, Matindela et Chiburwe.

La grande ruine de Matindela vient, au point de vue de l’importance, immédiatement après celle du grand Zimbabyé, et embrasse une superficie presque aussi vaste que la grande ruine circulaire. Il se trouve sur cet emplacement trois baobabs de dimensions énormes, dont deux ont, en croissant, renversé des parties du mur, et continuent, pour ainsi dire, de pousser dans le mur même. Quelques personnes donnent à ces baobabs un âge fabuleux ; il en est qui attribuent à deux de ces arbres 5 000 ans ; mais c’est une exagération fantastique, et le directeur de Kew Gardens affirme que les deux plus grands de ces arbres ne remontent pas à plus de quelques siècles.

La partie la plus finie du mur d’enceinte a le même aspect que la partie du mur du grand Zimbabyé qui a été la plus soigneusement construite ; l’autre partie, qui correspond à la portion de ce mur plus grossièrement édifiée n’a jamais été achevée à Matindela ; la solidité de la bâtisse sur la face sud-est, les soins et les dépenses qui ont dû être consacrés à sa décoration, tandis que la face nord restait inachevée et comme négligée, toutes ces considérations ont fait croire à M. Bent que c’est plutôt un temple qu’une forteresse que les anciens résidans s’étaient proposé d’élever.

Les murs ne dépassent nulle part la hauteur de 15 pieds, et leurs assises sont loin d’être aussi régulières que celles du mur du grand Zimbabyé ; mais le trait le plus intéressant et le plus caractéristique de leur construction est la bande ornementale consistant en chevrons qui contourne l’entrée principale et se prolonge jusque dans l’intérieur de l’édifice ; le mur a une épaisseur de 11 pieds 6 pouces, et au sommet sont des trous qui ont vraisemblablement servi, comme à Zimbabyé, à maintenir des monolithes.

Quelques personnes ont pensé que ces monolithes n’ont pas été érigés dans une intention purement décorative, mais qu’ils ont dû servir de soutien à une toiture. L’aspect des lieux suffit pour rendre cette hypothèse inadmissible ; en effet, on remarque que, à Matindela comme à Zimbabyé, ces monolithes ou les trous qui en marquaient l’emplacement n’existaient que sur une partie du mur, tandis que le reste du mur en était dépourvu ; il serait plus rationnel de croire que ces monolithes étaient destinés à indiquer la hauteur du soleil par l’ombre qu’ils projetaient sur le sol, et qu’ils servaient ainsi de gnomons. Il n’a été trouvé nulle part aucune trace de toiture, d’où il faut conclure que les diverses enceintes comprises dans ces édifices devaient être toutes à ciel ouvert.

L’intérieur du fort de Matindela était divisé en plusieurs compartimens, de même que dans les ruines de Zimbabyé ; mais les parois sont ici beaucoup plus larges, et le système circulaire semble avoir été plus ou moins abandonné. À l’extérieur des murs du temple ou de la forteresse se trouvent un grand nombre de fondations circulaires composées très régulièrement de blocs de granit ; elles forment des groupes et sont à des distances considérables les unes des autres ; il est probable qu’elles ont dû servir de base à des cabanes en pierres où demeuraient les habitans sous la protection du temple fortifié autour duquel ils se rassemblaient ; les fouilles pratiquées tant dans l’intérieur de l’édifice qu’à l’extérieur n’ont abouti à aucun résultat.

À environ 12 milles au nord de Matindela, près d’une montagne portant le nom de Chiburwe, se trouve un autre fort, presque sur tous les points semblable au premier, et, comme lui, entouré des fondations circulaires pareilles à celles que nous venons de décrire. Ce fort a un diamètre d’environ 40 pieds, et ses murailles sont de la meilleure époque, car leurs assises sont beaucoup plus régulières que celles des murs de Matindela, et les pierres d’une dimension plus uniforme rappelant bipartie la mieux soignée des constructions du grand Zimbabyé ; ici aussi a poussé un baobab gigantesque qui a démoli une partie du mur.

La ruine de Metemo, le plus méridional de cette chaîne de forts, comprenait trois enceintes construites en pierres brutes, dont il ne reste presque rien ; il en est de même de la ruine de Chilondillo, située à l’est de celle de Metemo.

Dans la vallée de Mazoë, au-dessus du fort Salisbury, se trouvent les ruines d’un fort construit en pierres de granit disposées avec une régularité qui rappelle le meilleur temps de l’architecture de Zimbabyé ; les murailles de cette construction, qui a environ 20 pieds de diamètre, sont aujourd’hui en partie écroulées. Dans le voisinage, on rencontre encore d’autres ruines moins importantes, ainsi qu’un grand nombre d’anciens puits de mine, ce qui semblerait indiquer que ce district était jadis un centre industriel d’une certaine importance.

La ruine circulaire de la rivière Lundi, qui s’élève sur une petite éminence à environ 500 mètres de la rivière, est insignifiante en comparaison des ruines du grand Zimbabyé et de Matindela : elle n’a que 54 pieds de diamètre et le mur primitif n’a que 5 pieds d’épaisseur ; les assises en sont très régulières et reliées ensemble par du mortier. L’édifice avait deux entrées, l’une au nord, l’autre au sud-est. Cette dernière entrée a été murée par une maçonnerie aussi soignée que le reste de l’édifice. La porte du nord est surmontée d’une bande ornementale consistant en trois rangs de pierres faisant saillie et placées obliquement en sens contraire dans chaque rang ; le sol de cette ruine est en ciment, de même que dans les constructions de Zimbabyé ; M. Bent pense qu’elle était à la fois un temple et une forteresse protégeant une population qui habitait près des rives du fleuve et avait ses demeures groupées autour d’elle.

Nous avons terminé la description des monumens visités par M. Bent : il en existe dans la contrée beaucoup d’autres, entre autres les ruines de Tati et d’Impawke, que l’état troublé du pays au moment où il accomplissait son voyage n’a pas permis à M. Bent de visiter, mais qui ont été décrits par Carl Mauch.

Les murailles du fort de Tati, qui se trouve au centre d’anciens travaux miniers, étaient construites en blocs de granit de la dimension d’une double brique et reliés par du mortier ; les murailles ont de 12 à 15 pieds d’épaisseur, et les entrées étaient disposées de telle sorte qu’elles ne pouvaient livrer passage qu’à un seul homme à la fois, et être ainsi aisément défendues par les archers postés dans l’intérieur. Les constructions du fort de la rivière Impawke, situées à environ cent mètres de cette rivière, consistaient évidemment en une tour octogonale, dont les murailles avaient une épaisseur égale à celle des murs de Tati ; ces ruines sont en voie de disparaître complètement sous les coups répétés des démolisseurs qui en utilisent les pierres.

À quelle race d’hommes peut-on attribuer la construction de ces mystérieux monumens ? Il a été émis à ce sujet bien des hypothèses, dont aucune n’a jusqu’à présent semblé satisfaire complètement aux rigoureuses exigences d’une saine critique. Des découvertes ultérieures, celles d’anciennes sépultures, par exemple, pourront peut-être fournir inopinément les élémens d’une solution satisfaisante de ce problème. Du reste, l’impulsion est donnée, et les découvertes vont certainement se multiplier, cette contrée étant ouverte désormais aux investigations des savans de toutes nationalités, dont les efforts persévérans finiront sans doute par arracher leur secret à ces vénérables débris d’une civilisation disparue, débris d’une solidité qui défie l’usure des siècles et d’une ancienneté qui rivalise peut-être avec celle des monumens de l’antique Égypte.


TH. HALLEZ.


  1. Joao de Barros, Asia Portugueze, 1re décade, liv. VIII, ch. v.
  2. The ruined cities of Mashonaland, London, 1893.