Les Ruines d’Uxmal
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 616-645).
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LES RUINES D’UXMAL

PREMIERE PARTIE


I.

Le 15 octobre 1867, le brick Montezuma, déployant toutes ses voiles à la brise alizée, doublait le cap San-Antonio, pointe extrême de l’île de Cuba, et se dirigeait en droite ligne vers le sud-ouest. Depuis trois jours il avait quitté les parages fréquentés des grandes Antilles. Pas un navire ne se montrait à l’horizon, et sur les eaux bleues de la mer du Mexique le Montezuma seul traçait son sillage profond. Le soleil se couchait dans l’ouest empourpré et ses rayons obliques teintaient de rose la crête des grandes lames que la houle de l’Atlantique chassait par le détroit de Cordova. Assis sur le pont, deux jeunes gens causaient.

— Si mon calcul est exact, et il doit l’être, nous serons après-demain en vue de terre.

— Oui... si le vent tient, si le courant est favorable, et si notre capitaine ne se grise pas abominablement.

— Voilà bien des si... Mais le vent est bon, le baromètre monte, et quant à Pedro, s’il se grise, ce sera avec de l’eau claire, car j’ai les clés de la cambuse. Restent les courans, nos cartes n’en font pas mention.

— Pas plus que de ceux de los Colorados, où nous avons perdu deux jours à lutter contre un jusant qui nous poussait dans la mer du Honduras. Je crois, Fernand, qu’il y a quelque chose de plus menteur qu’une épitaphe, c’est une carte marine des côtes du Yucatan.

— On y vient si rarement.

— On devrait n’y pas venir du tout. Près d’un mois pour franchir les 22 degrés qui nous séparent de New-York, et cela dans un siècle de chemins de fer et de bateaux à vapeur, c’est absurde.

— Que veux-tu ? Tout le monde ne possède pas vingt lieues de terre dans le Yucatan.

— Pour ce que cela rapporte ! Je n’en tire pas par an de quoi payer un déjeuner chez Delmonico.

— Alors tu persistes dans ton idée de mettre ces terres en valeur ?

— Je crois que oui ; mais sur ce point tu me conseilleras.

— Ton père avait toujours ajourné ce projet.

— C’est vrai, mais il avait, lui, autre chose à faire. Le gouvernement mexicain lui devait en 1854 des sommes assez considérables pour des fournitures faites à l’armée. Hors d’état de s’acquitter, il offrit en paiement une concession de terrains dans le Yucatan ; faute de mieux, mon père s’en contenta, il fit mettre ses titres en règle, puis ne s’en occupa plus. Un grand négociant de New-York ne pouvait s’attarder à ces détails. Les spéculations avec l’Angleterre, la Chine, le Pérou, absorbaient toute son attention, et voilà comment il m’a laissé, outre deux cent mille dollars de revenu, ces vingt lieues de terre que je vais visiter par curiosité ou par devoir, je ne sais trop. Ce disant, George Willis alluma un cigare et s’absorba dans la contemplation d’un banc de poissons volans dont il suivit avec curiosité le vol inhabile et les capricieux plongeons.

George Willis et Fernand de C… étaient cousins. Le père de George, armateur à New-York, mort depuis deux ans, avait légué à son fils une fortune considérable, mais une fortune américaine, embarquée dans des spéculations sur toutes les mers et sous tous les climats. George Willis la réalisa prudemment, lentement et fit preuve en cette circonstance d’une entente des affaires que son père avait toujours mise en doute. De fait George ne les aimait guère, et ne s’en occupait que contraint et forcé : il leur préférait les voyages, les études historiques et passait volontiers, à observer, le temps que ses compatriotes emploient à agir. Sous une apparence flegmatique, il cachait un cœur généreux, capable de dévoûment pour les autres et d’enthousiasme pour les grandes causes. On le tenait pour un original, il le savait et n’y contredisait pas, estimant qu’il eût été fort en peine de s’analyser lui-même.

Une vive amitié l’unissait à son cousin Fernand, plus âgé que lui de deux ans. La mère de Fernand, sœur du père de George, avait épousé à Washington M. de C…, alors secrétaire de la légation de France. Fernand avait perdu son père et sa mère de bonne heure. Recueilli par son oncle qui prit soin de l’orphelin et administra habilement sa petite fortune, Fernand, hardi et aventureux, fit partie de l’expédition du colonel Williamson à travers l’Amérique. Géologue expérimenté, dessinateur habile, savant modeste et homme de ressources, il rendit d’utiles services et fut, à son retour, désigné par le gouvernement pour le tracé des frontières indiennes. Quand éclata la guerre de sécession, Fernand, dont toutes les sympathies étaient du côté du sud, donna sa démission et attendit les événemens. La lutte terminée, il aida son cousin à liquider les affaires de la succession paternelle et consentit à l’accompagner, séduit par la perspective d’un voyage avec George Willis dont il appréciait les qualités sérieuses et auquel il portait une affection toute fraternelle.

Fernand ne s’était pas trompé dans ses calculs nautiques, et le surlendemain à la pointe du jour le brick mouillait en rade de Sisal, à l’extrémité nord de la presqu’île du Yucatan.

En temps ordinaire. Sisal, le second port du pays après Campêche, est aussi totalement dépourvu d’intérêt que de navires. Du pont du Montezuma on apercevait des terres basses, sablonneuses, plaquées çà et là d’une végétation rabougrie. Les pluies abondantes des derniers mois avaient converti la plaine environnante en un vaste marais d’où surgissaient de rares îlots couverts d’herbe. Dans le lointain, par delà le port, d’immenses forêts dessinaient une ligne continue de feuillage qui fermait l’horizon. La chaleur était étouffante, les rayons du soleil pompaient l’humidité, et une vapeur miroitante et confuse s’élevait lentement de la plaine surchauffée.

— Sisal promet, dit George Willis, accoudé sur le bastingage.

— Mais oui, ce paysage ne manque pas d’originalité. Il ne ressemble à rien de ce que nous avons vu jusqu’ici.

— M’est avis que le pays mérite sa réputation d’être un des plus fiévreux qu’il y ait, sur la côte du moins. Si tu m’en crois, nous ne ferons pas long séjour à Sisal, et nous nous hâterons de gagner Mérida.

Les jeunes gens donnèrent l’ordre de débarquer leurs bagages, et pendant que l’on procédait à cette opération assez compliquée grâce aux approvisionnemens commandés par George Willis, qui n’avait qu’une médiocre confiance dans les ressources locales, ils se rendirent à Sisal où leur présence ne laissa pas de faire une vive impression sur la population. On n’avait depuis longtemps vu d’étrangers si bien mis ; ils n’étaient ni marins ni acheteurs d’écaillés, ils semblaient disposés à payer un bon prix pour ce qu’ils demandaient ; aussi en moins d’une heure se furent-ils procuré une caleza pour eux et deux caretas pour leurs bagages. On entassa sur ces dernières les malles, les caisses de provisions, vivres, conserves, et à neuf heures du matin, la caravane s’ébranla à la grande admiration des oisifs, c’est-à-dire des six cents habitans de Sisal, dont quelques blancs, nombre de mestizos ou métis, et une grande majorité d’Indiens mayas.

Dans l’après-midi, nos deux voyageurs arrivaient à Mérida et se faisaient descendre chez dona Micaëla. Mérida est la principale ville de cette partie du Yucatan, et dona Micaëla est, après le curé, la personne la plus importante de Mérida. Elle loue des chambres aux rares voyageurs de passage, elle fait leur cuisine, sait quelques mots d’espagnol et d’anglais, entend mal l’une et l’autre langue, et traduit en maya, pour le bénéfice de ses auditeurs, les nouvelles qu’elle bâtit sur les fragmens de conversation qu’elle peut surprendre et qu’elle croit comprendre ; dona Micaëla est la gazette de Mérida, une autorité qui ne se discute pas. Elle accueillit de son mieux les deux cousins, leur prépara en toute hâte un repas très passable, des chambres suffisamment propres, mais fut fort désappointée de ce qu’ils parlaient en français, langue dont personne à Mérida ne savait un traître mot. Prévenu par elle, le curé vint, suivant l’usage, rendre visite aux voyageurs.

Ainsi que presque tous les prêtres du Yucatan, le curé de Mérida était un métis, d’origine espagnole par son père. Il avait reçu une certaine éducation ; ses études, commencées à Campêche, s’étaient achevées à la Havane. Il parlait bien l’anglais et l’espagnol et possédait à fond la langue indienne. Ses paroissiens l’adoraient, et il le méritait. Excellent homme, d’humeur joviale, indulgent pour les peccadilles, inflexible sur le chapitre des droits de l’église, il ne trouvait pas mauvais qu’après avoir assisté au service divin jeunes gens et jeunes filles passassent l’après-midi à danser. Il avait un faible pour les combats de coqs, tolérait la loterie, passion des mayas, et prenait un vif intérêt aux courses de taureaux. Partisan déclaré des vieux usages, il excellait à donner aux assemblées patronales et aux foires locales de Mérida un éclat qui attirait de dix lieues à la ronde les rancheros et les Indiens.

Le lendemain était la fête de saint Cristobal. Depuis quinze jours le curé Carillo n’en dormait guère. Il dirigeait les préparatifs de la cérémonie, allant de l’église à la salle de bal, exerçant ses choristes, surveillant les femmes chargées de préparer les vêtemens du saint. Tout était prêt et non sans peine. Le curé Carillo tenait fort à ce que les deux voyageurs assistassent à la fête ; leur présence lui paraissait indispensable, et il employa toute son éloquence à les persuader. Assuré de leur assentiment, il donna libre cours à sa joie : — Vous verrez quelque chose de beau, leur dit-il, et puis c’est demain le bal des mestizas. — Il leur expliqua alors qu’après la cérémonie religieuse, dans l’après-midi, aurait lieu un bal de jour, célèbre dans tout le district sous le nom de bal des mestizas. Les Indiens n’y figuraient que comme simples spectateurs. Les rancheros ou propriétaires des environs y venaient avec leurs femmes et leurs filles. Les cavaliers n’étaient admis qu’en costume de vaqueras, et les danseuses étaient habillées en mestizas ; tuniques blanches, flottantes, bordées de rouge autour du cou et de la jupe, colliers et bracelets d’or.

— Il y aura de bien jolies filles, ajouta le curé, avec le clignement d’yeux d’un connaisseur, jolies et sages. Je crois même, mais là-dessus je ne puis rien affirmer encore, que dona Mercedes y sera.

— Qui est dona Mercedes ? demanda Fernand.

— Au fait, c’est la première fois que vous venez ici, et vous ne connaissez pas dona Mercedes. C’est la plus belle personne du Yucatan. Elle n’habite pas Mérida, mais Uxmal, à quelques milles d’ici. Vous avez entendu parler d’Uxmal ?

— Nullement.

— Quoi ! vous ignorez l’existence des ruines d’Uxmal ? Vous ne savez pas qu’il y a là, enfouie dans les forêts, toute une ville indienne, des palais gigantesques qui s’écroulent, des sculptures étranges, des hiéroglyphes indéchiffrables ? En 1854, deux Américains, Stephens et Catherwood, ont passé ici une année à étudier ces ruines, et ils ont publié à Boston un récit de leurs découvertes qui a fait, m’a-t-on dit, grande sensation dans le monde savant.

— C’est vrai ! reprit George Willis, et j’ai parcouru ce volume. Tout m’y a paru extraordinaire. Ainsi Uxmal existe, près d’ici, et est habitée.

— Dona Mercedes y vit, dit le curé d’un ton plus grave. Tout le territoire sur lequel se trouvent ces ruines lui appartient. C’est une jeune fille aussi singulière que belle et bonne. Venue ici, de Mexico, il y a plus d’un an, elle a fait réparer quelques pièces dans la casa del gobernador, et, malgré mes avis et ceux des gens sensés de Mérida, elle est allée s’y installer avec sa sœur, ses domestiques femmes et quelques Indiens. Dona Mercedes vient rarement ici et, comme on ne va jamais à Uxmal, elle ne voit personne.

— Et pourquoi ne va-t-on jamais à Uxmal ?

— Ces ruines inspirent dans tout le pays une terreur superstitieuse. Les Indiens n’en approchent qu’avec répugnance, tous ceux du moins qui sont bons chrétiens. On ignore par qui ces palais ont été construits. Leurs formes bizarres, les figures grimaçantes sculptées le long des murs, les fièvres qui règnent dans les forêts en éloignent tout le monde. Ce n’a pas été sans peine que dona Mercedes a pu trouver parmi les Indiens quelques serviteurs disposés à la suivre dans cette solitude. On raconte, ajouta le curé en baissant la voix, qu’autrefois ces ruines étaient peuplées d’idoles et que les Antiguos, comme on désigne ceux qui les habitaient, y faisaient des sacrifices humains. Pour moi, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Les Indiens d’ailleurs n’ont là-dessus que des traditions bien vagues. Tout ce que je puis dire, c’est que je regrette que dona Mercedes ait eu cette fantaisie. — Mais elle a des parens, des amis ?

— Non ; cependant on prétend que la famille de sa mère habitait Mérida il y a bien, bien longtemps. Elle a été élevée loin d’ici. On ajoute qu’orpheline depuis quelques années, elle aurait acheté au gouvernement mexicain les terres d’Uxmal, d’autres disent qu’elle en a hérité d’une parente de sa mère. Quoi qu’il en soit, elle est généreuse et me donne largement pour les pauvres, sans compter ce qu’elle a dépensé à la casa del gobernador, où elle a fait faire de grands travaux.

Le curé Carillo achevait de dîner avec les jeunes gens. Dona Micaëla s’était surpassée pour ses hôtes. Un flacon de vieux porto avait délié la langue du bon prêtre, et tous trois, au dessert, fumant d’excellens puros, passaient la soirée à causer. On dut pourtant se séparer d’assez bonne heure, le curé alléguant avec raison les fatigues que lui tenait en réserve la journée du lendemain. Restés seuls, les voyageurs, peu disposés au repos, tentèrent vainement de faire parler dona Micaëla et d’obtenir d’elle quelques renseignemens sur la belle Mercedes et les ruines d’Uxmal. Très loquace d’ordinaire, l’hôtelière ne l’était pas sur ce sujet, et, soit qu’elle ne sût rien ou ne voulût rien dire, elle embrouilla si bien le peu de mots anglais et espagnols qui faisaient le fond de son répertoire qu’ils renoncèrent promptement à leur entreprise.

— Attendons à demain, dit flegmatiquement George Willis ; je me méfie un peu de ces réputations locales de beauté. J’ai trop voyagé pour n’avoir pas remarqué que les gens ont le crâne et les yeux faits différemment. Quant aux ruines, c’est une autre affaire, et j’en aurai le cœur net. J’ai visité celles d’Europe, d’Asie et d’Afrique ; les États-Unis n’en ont pas et pour cause, et on m’a si mal enseigné la géographie que je ne savais pas même le nom d’Uxmal.

— A en juger par ce que nous dit le curé, ces ruines valent bien une visite ; mais il ne faut pas qu’elles nous fassent négliger le but de notre voyage.

— Cousin Fernand, ne soyons pas trop impatiens. Voici douze ans que mes terres attendent la visite de leur propriétaire. Quand elles attendraient encore quelques semaines, cela n’a que peu d’importance. Nous sommes à Mérida, bien approvisionnés de tout ce qui est nécessaire à l’existence. La ville me paraît originale, le curé me plaît, dona Micaëla fait les tortillas en perfection, la saison des pluies est finie, il y a ici près des ruines que l’on dit intéressantes, une jeune fille mystérieuse que l’on dit belle ; rien ne nous presse, personne ne nous attend nulle part... ne brusquons pas la vie.

— Soit, seulement je croyais que ton intention était de passer une partie de l’hiver en Europe. — Ici ou là, qu’importe ? Nice est charmant en février, et Paris en mai, j’en conviens, mais je connais Nice et Paris. Je sais d’avance ce que j’y ferai. Tu m’écriras de longues lettres ; tu blâmeras ma vie, oisive il est vrai, inoffensive après tout. Ici je rencontre sans l’avoir cherché un problème archéologique ; il me prend fantaisie de l’étudier, de le résoudre peut-être, où est le mal ? J’ai grimpé, moi cinq cent millième, dans la pyramide de Chéops, où je n’ai trouvé que de la poussière et des puces. Tout le monde connaît l’Egypte, on ne connaît pas le Yucatan. Voilà une bonne raison, j’espère. Puis enfin et surtout nous serons plus longtemps ensemble.

— A cela, rien à dire. Buvons un toast aux ruines d’Uxmal et à la belle Mercedes ! Je ne sais pourquoi, mais je crois que l’une et les autres valent leur réputation.

— Toujours enthousiaste, répondit en souriant Georges Willis ; enfin, nous verrons.


II.

La journée du lendemain se leva radieuse ; pas un nuage au ciel. L’air était chargé des senteurs des orangers et des citronniers en fleurs. Une foule nombreuse d’Indiens à pied, de mestizos à cheval et de blancs en calezas envahissait dès le matin les rues de Mérida et se dirigeait vers la place de l’Église où s’organisait la procession de san Cristobal.

Elle réussit à merveille ; on se pressait pour embrasser la botte du saint. La messe fut célébrée en grande pompe par le curé Carillo, puis tout le monde se dispersa dans les maisons et dans les champs pour y prendre un peu de repos, satisfaire son appétit et se préparer aux plaisirs de l’après-midi.

Le bal était annoncé pour deux heures. A peu de distance de l’église, sous un massif d’orangers, l’alcade, aidé par le curé et les principaux habitans, avait fait construire une salle de danse. Une enceinte de bambous à hauteur d’appui, des troncs d’arbres sur lesquels reposait une toiture légère de feuilles de palmiers en faisaient tous les frais. A l’intérieur, le sol, bien battu, offrait une surface unie ; une estrade destinée au curé, à l’alcade, aux autorités et aux musiciens occupait le fond, des chaises étaient réservées aux dames. Les blancs et les métis avaient seuls droit d’entrée ; les Indiens se pressaient en dehors pour jouir du coup d’œil, attendant patiemment leur tour, qui devait venir dans la soirée. Des groupes de jeunes filles en costume de mestizas traversaient la place. Leurs cavaliers les abritaient galamment du soleil sous les grandes ombrelles rouges seules en usage au Yucatan. Les vestes courtes des jeunes gens, les ceintures de soie aux couleurs voyantes et à franges riches qui serraient leur taille, leurs sombreros ornés de plumes éclatantes, les robes blanches de leurs compagnes, cet air de fête, ces rires joyeux, tout justifiait et au-delà les prévisions du curé Carillo, qui n’était certes pas le moins affairé ni le moins gai. Il avait installé les deux voyageurs sur l’estrade et de temps en temps leur adressait un coup d’œil expressif quand une mestiza plus jolie que les autres faisait son entrée dans la salle.

La danse allait commencer lorsqu’au dehors un mouvement de la foule annonça l’arrivée d’un personnage important. Les rangs s’ouvraient devant une jeune fille que n’accompagnait aucun cavalier, mais que suivait une escorte de femmes indiennes qui s’arrêtèrent sur le seuil. Tous les regards se tournèrent de ce côté. Dona Mercedes, car c’était elle, traversa la salle et se dirigea vers l’estrade, où un fauteuil lui était réservé entre l’alcade et le curé, qui se levèrent à son approche. Grande et bien proportionnée, dona Mercedes paraissait avoir vingt ans. Elle était certainement d’une rare beauté. Les yeux bleus et profonds, la bouche d’un dessin pur et correct, le menton d’un modelé ferme, le front intelligent, les sourcils décrivant une courbe gracieuse composaient un ensemble digne d’un peintre et auquel une nuance de mélancolie ajoutait un charme indéfinissable. Quand elle parlait ou souriait, deux fossettes se dessinaient sur ses joues, et le coin de sa bouche, légèrement relevé, laissait entrevoir des dents éblouissantes. Elle portait un costume de mestiza qui lui seyait à ravir. Ses cheveux blonds et abondans, tressés en diadème, étaient semés de fleurs blanches. Sa tunique flottante, d’une étoffe soyeuse et blanche aussi, ornée de broderies de soie rouge, se drapait autour d’elle en plis gracieux. Parmi toutes ces jeunes filles, dont beaucoup étaient charmantes, dona Mercedes était reine autant par sa beauté et sa distinction que par le rang que chacun semblait lui assigner.

— Elle est bien belle, murmura Fernand à l’oreille de son cousin.

— Oui... une beauté un peu froide, mais une beauté.

— Tiens, regarde, elle sourit ; la statue s’anime, et la femme est ravissante. J’espère que Carillo nous présentera à elle... Mais voici un cavalier qui se dirige de son côté.

Don Pedro Rodriguez, jeune et riche planteur de Mérida, venait en effet inviter dona Mercedes à ouvrir le bal avec lui. Sur ses instances et celles du curé, elle accepta son offre. La foule fit cercle autour d’eux. Parmi ces spectateurs, tous gens du pays, un étranger de haute taille, qu’à sa démarche autant qu’à son costume on reconnaissait pour un marin, suivait avec attention tous les mouvemens de la jeune fille, dont les yeux s’arrêtèrent un instant sur lui. Elle ignorait évidemment qui il était ; mais lui parut la reconnaître, et son visage trahit une expression de colère et de mépris. Sans affectation il se dirigea vers un angle de la salle d’où il pouvait tout observer. Dona Mercedes avait pris place et semblait plutôt s’acquitter d’un des devoirs de son rang que se livrer à un des plaisirs de son âge. Quant à don Rodriguez debout en face d’elle, il était heureux et fier des regards d’admiration attachés sur sa compagne. La musique commença sur un rythme lent et cadencé. Tour à tour il s’avançait et s’éloignait en suivant la mesure, cherchant par un mouvement agile à lui enlever une rose qu’elle tenait à la main et qu’elle retirait vivement. Ses efforts étaient infructueux. Le rythme s’accentuait et devenait plus rapide. Dans la danse des toros, classique au Yucatan, le danseur doit conquérir la fleur dans un temps donné et sans toucher la tunique ou la main de la danseuse. A un moment indiqué par un point d’orgue, s’il n’a pas réussi, la jeune fille laisse tomber la rose ; il doit s’en saisir avant qu’elle ne touche terre.

Au signal donné par l’orchestre, Mercedes leva la main. La large manche de sa tunique glissa doucement et laissa entrevoir quelques instans un bras charmant. Elle fit le geste de rejeter la fleur en arrière ; sa taille gracieuse se cambra légèrement, dessinant une ligne pure et harmonieuse, puis au moment où son danseur s’élançait, elle ramena rapidement son bras au-dessus de sa tête, et la rose, frôlant les plis de sa tunique, vint tomber à ses pieds. Don Rodriguez n’avait pas prévu sa ruse. Quelques grains de poussière attachés aux feuilles humides et fraîches attestaient sa défaite. Il remit la fleur à Mercedes. Suivant l’usage, elle se tourna vers l’alcade et le curé : — Pour les pauvres. — Cela voulait dire que la rose et le privilège d’être pour le reste de la fête le cavalier de dona Mercedes appartiendraient à celui qui en donnerait le prix le plus élevé. D’ordinaire on ne surenchérit pas, et le danseur maladroit répare son échec moyennant quelques réaux ou quelques piastres, suivant sa position de fortune.

Don Rodriguez tenait évidemment à ses droits. S’inclinant respectueusement devant Mercedes, il déposa à ses pieds une once d’or. Cette munificence inusitée fut saluée par d’unanimes applaudissemens. Quelques piécettes vinrent grossir le don du jeune homme que nul des assistans d’ailleurs n’entendait ni ne pouvait surpasser, lorsqu’une large pièce d’or de vingt dollars tomba auprès de dona Mercedes. Un étonnement profond se manifesta parmi les assistans, et tous les yeux se dirigèrent vers l’estrade. C’était en effet George Willis qui, sans le savoir, infligeait à don Rodriguez une mortification qui se traduisit par un regard irrité à l’adresse de son rival inconnu. L’alcade descendit, ramassa l’argent et tendit à don Rodriguez son once d’or que celui-ci repoussa d’un geste dédaigneux, puis, au milieu du silence général, il présenta George Willis à la jeune fille.

Sans mot dire, don Rodriguez s’apprêtait à quitter la salle. L’étranger avait tout observé, et au moment où le planteur franchissait le seuil, il l’arrêta d’un geste familier : — Vous êtes généreux, don Rodriguez. — Ainsi interpellé, don Rodriguez toisa son interlocuteur avec une nuance de dédain et passait sans répondre, lorsque l’autre ajouta en ricanant : — Il faut ne pas la connaître pour payer une once d’or le privilège de danser avec cette... — Il n’acheva pas ; la main nerveuse et souple du jeune homme s’abattit sur son bras et le serra comme un étau.

— C’est de dona Mercedes que tu parles, Harris ?

— Oui, répondit-il en essayant de dégager son bras. Je l’ai reconnue et je ne m’y trompe pas. J’étais troisième lieutenant à bord du navire qui l’a ramenée de Mexico à Charleston en 1865. J’en sais long, et elle ne mérite pas qu’un galant homme comme vous se fasse insulter publiquement.

— Ceci me regarde, interrompit don Rodriguez avec hauteur, mais je te défends de dire un mot contre dona Mercedes. Tu me connais, et tu sais que, si je ne pardonne pas une injure, je ne permets pas qu’on attaque une femme.

— On se taira, répliqua Harris en haussant les épaules et suivant des yeux don Rodriguez, qui s’éloignait.

Pendant cette courte scène, Mercedes observait avec un étonnement mêlé de curiosité le jeune Américain qu’elle voyait pour la première fois.

— Je vous remercie pour nos pauvres, monsieur.

— N’en faites rien, mademoiselle, répondit simplement George Willis, dont le sang-froid ne se démentait jamais. Je vous avoue que je ne pensais pas à eux. Arrivé ici avant-hier avec mon cousin, je désirais vous être présenté par notre ami, le curé Carillo. Ce n’était pas facile au milieu d’une fête, et j’ai saisi l’occasion...

— Aux dépens de don Rodriguez ?

— Ah ! oui, c’est vrai, j’oubliais aussi don Rodriguez.

Mercedes sourit : — Vous oubliez les pauvres, puis don Rodriguez ; mais vous êtes, je le vois, peu au fait des usages de Mérida. Je vous dois telle danse qu’il vous plaira de choisir.

— Ah ! mais je ne danse pas.

— Vraiment !

— Non... Je désirais vous voir, causer avec vous, vous présenter mon cousin et vous demander des détails sur les ruines d’Uxmal, que vous habitez, m’a-t-on dit.

Mercedes le regarda avec une surprise où se trahissait quelque gêne. De nouveaux groupes de danseurs se formaient autour d’eux. Elle accepta le bras du jeune homme et monta les degrés de l’estrade. George Willis lui présenta son compagnon, et tous trois s’assirent dans l’angle le plus éloigné des musiciens, suivis par les regards curieux des spectateurs.

Fernand semblait le plus embarrassé des trois, mais peu à peu la conversation s’anima. Dona Mercedes s’amusait de l’étonnement des deux étrangers et répondait complaisamment à leurs questions sur les usages du Yucatan et sur les incidens du bal. La danse avait repris avec animation. Couples après couples se succédaient sans interruption, et toujours les danseurs finissaient par s’emparer de la fleur que les jeunes filles agitaient coquettement. A dire le vrai, elles y mettaient quelque bonne volonté, et leurs cavaliers leur en savaient gré. La danse des toros fit ensuite place à des danses d’ensemble rappelant de loin nos quadrilles européens, mais avec plus d’entrain de part et d’autre.

George Willis essaya d’amener l’entretien sur les ruines d’Uxmal, mais dona Mercedes paraissait peu disposée à satisfaire sa curiosité. En cela elle était secondée par Fernand qui, pour le moment du moins, se préoccupait peu des ruines et dont les regards respectueux, mais charmés, ne perdaient pas un geste de la jeune fille. Le curé, toujours affairé, allait et venait, se joignant par intervalle à leur groupe, se mêlant à la conversation, puis, appelé ailleurs par d’autres soins, laissant sa phrase interrompue, sa remarque inachevée. Vers quatre heures, dona Mercedes se leva ; elle avait, disait-elle, une assez longue distance à franchir avant de regagner son habitation.

— Nous permettez-vous, dona Mercedes, d’aller vous présenter nos hommages ? lui dit George Willis. J’ai un vif désir de connaître Uxmal. Le curé Carillo a promis de nous y conduire, mais Uxmal est sur vos terres, et je voudrais d’abord m’ assurer de votre consentement.

— Il n’en est pas besoin, répondit dona Mercedes. Les ruines couvrent plusieurs lieues de pays et sont accessibles à tous ; mais je croyais, d’après ce que vous m’aviez dit, que vous ne comptiez passer ici que quelques jours.

— C’était en effet notre plan primitif, mais j’ignorais alors l’existence d’Uxmal, et ma curiosité s’est éveillée au récit des descriptions que le curé nous a faites. Mon père, mort depuis peu d’années, possédait à Labna des terres qu’il n’avait, non plus que moi, jamais visitées. Je me propose de les examiner et d’aviser aux moyens de les mettre en culture. Pouvez-vous me dire où est et ce qu’est Labna ?

— Oui. On désigne ainsi une vaste étendue de pays, plaines et forêts, forêts surtout, qui confinent à Uxmal et s’étendent dans la direction de Nohpat.

— Alors nous sommes voisins ?

— Oui, monsieur. Je savais que ces terres avaient été concédées par le gouvernement mexicain à un négociant de New=York. Votre intention est-elle de vous y établir ?

— Moi,... non. Peut-être mon cousin, qui veut bien m’aider de ses conseils et veiller à mes intérêts, résidera à Labna, si, après examen, nous estimons que l’exploitation du sol puisse être utile au pays, aux Indiens et à nous-mêmes. Sur ce point, vos avis nous seraient précieux.

Dona Mercedes écoutait avec attention. Son visage, un peu soucieux au début de l’explication, se rasséréna promptement, et ce fut avec plus de cordialité qu’elle répondit aux jeunes gens. Elle ne dissimula pas les difficultés de leur entreprise. Labna, ainsi qu’Uxmal, était couvert de vastes forêts presque impénétrables. Çà et là quelques parties découvertes pouvaient convenir à la culture du mais et de la canne à sucre ; mais les routes n’existaient pas, à peine trouvait-on quelques rares sentiers frayés par les Indiens. Le curé d’ailleurs leur donnerait des indications plus précises. Il les rejoignait en ce moment, ayant aperçu l’escorte de dona Mercedes qui se préparait au départ. Ses instances pour la retenir furent vaines ; mais elle les invita tous trois à venir le surlendemain à Uxmal, où elle les attendrait pour déjeuner. Les jeunes gens acceptèrent avec empressement, le curé avec embarras, et l’on se sépara. Mercedes partie, le bal intéressait peu George et Fernand, et ils rentrèrent chez dona Micaëla.


III.

En quittant Mérida pour se rendre à Uxmal, les voyageurs suivirent le camino real, route royale qui se dirige sur Tékoh. En dépit de son nom pompeux, le camino real n’est qu’un mauvais chemin labouré d’ornières où les caretas s’embourbent fréquemment. Montés sur d’excellens chevaux du pays, ils franchirent rapidement cette distance. A Tékoh, abandonnant la route, ils s’enfoncèrent dans la forêt. Un étroit sentier à peine assez large pour deux cavaliers de front serpentait sous d’épais ombrages qui ne laissaient pénétrer qu’un demi-jour mystérieux. Deux heures d’un trot allongé les amenèrent enfin à une clairière où leurs yeux éblouis par l’éclat du soleil s’arrêtèrent avec stupéfaction sur les ruines colossales de la casa del gobernador. Devant eux, à un demi-mille de distance, se dressait un vaste palais en ruines, construction bizarre à laquelle un monticule énorme servait de base. Sur le fond bleu pâle du ciel se découpaient en vives arêtes des murailles massives surchargées d’ornemens et percées d’ouvertures béantes qui tachaient de trous noirs la monumentale façade. Sur le plan incliné du monticule, on distinguait les débris d’un escalier gigantesque. Ses marches, qui régnaient autrefois sur toute la largeur, s’étaient çà et là disjointes sous l’effort d’une végétation puissante. Des semences emportées par le vent avaient germé entre les interstices des pierres, projetant des arbres aux formes étranges et contournées, déplaçant lentement les lourdes assises, descellant les pierres polies et usées par les pas de générations disparues. Les toitures effondrées étaient remplacées par des lianes parasites aux fleurs multicolores. Laissant leurs chevaux à la garde de leur escorte, les trois voyageurs gravirent les cent vingt marches qui aboutissaient au terre-plein sur lequel s’élevait dans toute sa majesté déchue le palais en ruines. La façade présentait jusqu’à une hauteur de vingt mètres une surface blanche et lisse. Au-dessus, la pierre découpée, travaillée, ciselée, n’offrait plus qu’une masse solide de sculptures étranges et d’hiéroglyphes inconnus. Les angles, les linteaux des portes étaient couverts d’ornemens en relief, représentant des têtes bizarres, grimaçantes, avec de grands yeux creux. D’énormes serpens y déroulaient leurs anneaux minutieusement travaillés, des tortues monstrueuses étalaient leurs carapaces sculptées par des mains habiles, des oiseaux semblables à des ibis, et des sphinx au regard interrogateur, séparés par des figures humaines dont la coiffure rappelait celle des Incas, présentaient aux regards un fouillis de lignes, de contours enchevêtrés et mêlés en un ensemble confus qui parlait une langue incompréhensible.

Le sommet du plateau dominait la forêt. Aux pieds des voyageurs s’étendait un océan de verdure semé d’autres monticules sur lesquels surgissaient d’autres ruines. Une ville entière, ville de palais, dormait là et dressait ses murailles massives qu’assiégeait une végétation exubérante. Sur les flancs des tertres ravinés par les pluies, les arbres s’échelonnaient comme des troupes qui montent à l’assaut et, dans les salles désertes, les toits brisés laissaient passer des troncs élancés qui agitaient leurs verts panaches comme un drapeau sur une place conquise.

Les deux jeunes gens contemplaient avec un indicible étonnement ces ruines gigantesques, qui arrachaient au flegmatique George Willis un cri d’admiration. Fernand semblait avoir tout oublié, même dona Mercedes. Quant au curé, bien que ce ne fût pas sa première visite à Uxmal, l’impression qu’il éprouvait n’était évidemment rien moins que satisfaisante. Lui si gai, si jovial d’ordinaire, il paraissait contraint et mal à l’aise. On eût dit qu’une sorte de frayeur le rendait muet et qu’il voyait avec peine la curiosité enthousiaste de ses deux compagnons . Fernand fut le premier à s’arracher à sa contemplation :

— Les deux merveilles dont vous nous aviez parlé ont répondu et au-delà à notre attente, mon cher curé, et les ruines d’Uxmal sont les plus étonnantes que j’aie vues, aussi vrai que dona Mercedes est la plus belle personne des deux Amériques.

Il achevait à peine qu’il aperçut près de lui celle dont il parlait. Avertie de leur arrivée, elle était venue à leur rencontre. Le bruit de ses pas, amorti par l’épais gazon, ne l’avait pas trahie, et depuis quelques instans elle les observait en silence. L’exclamation du jeune homme la fit rougir, mais ce fut lui qui baissa les yeux devant son regard. Trop embarrassé pour parler, il attendit le tour qu’il plairait à la jeune fille de donner à la conversation, ne sachant s’il devait s’excuser ou se taire. Mercedes ne lui venait guère en aide. Ses traits, redevenus impassibles, ne trahissaient ni dépit ni satisfaction, mais une sorte de gravité qui imposait le respect. Elle tendit la main au curé, salua Fernand, et se dirigea vers George Willis, qui, le crayon à la main et assis à distance sur un chapiteau renversé, dessinait une tête colossale sculptée au-dessus d’une des portes d’entrée.

— Dona Mercedes, je sollicite toute votre indulgence ; je n’ai pu résister à la tentation de copier ce fragment. Voyez comme il est admirablement éclairé en ce moment. Ce jeu d’ombre et de lumière est merveilleux. Ces grands yeux, ce cou puissant, ce torse énorme, forment un ensemble si original au milieu de ce cadre singulier. Comme je vous comprends d’être venue habiter ici !

Mercédès sourit de cette admiration sincère.

— Vous n’êtes pas au bout des surprises que vous réservent les ruines d’Uxmal. Il y a près d’ici, à un mille environ, un autre palais que les Indiens désignent sous le nom de Palais du Nain, et dont l’ornementation est encore bien plus curieuse que celle-ci.

— D’où lui vient ce nom bizarre ?

— D’une statue de nain difforme qui subsiste encore dans une cour intérieure. Le temps et les Indiens l’ont respectée ; ces derniers surtout, à qui elle inspire un singulier effroi. Les légendes abondent ici, mais ce ne sont que des légendes ; le lien qui les rattachait à l’histoire vraie est brisé depuis des siècles.

— Est-il impossible de le renouer ?

— Je le crois ; mais votre dessin est terminé, et le déjeuner nous attend.

George Willis s’empressa d’obéir à l’invitation de la jeune fille. Leurs compagnons les avaient rejoints, et tous trois suivirent Mercedes, qui se dirigea vers l’angle du bâtiment. Un singulier contraste les y attendait. Toute la partie de la façade qu’ils venaient de contourner était jonchée de débris à demi enfouis dans les hautes herbes. Des socles de statues, des colonnes brisées, des fragmens de corniches détachées laissaient à peine la place à un étroit sentier entre leurs masses informes. En dépassant l’extrémité sud, ils se trouvèrent tout à coup en face d’un ravissant jardin rempli de plantes tropicales aux fleurs éclatantes et parfumées. Le sol, soigneusement déblayé, formait une terrasse qui s’inclinait en pente douce sur le flanc du monticule. Ce côté de la façade, moins vaste, mais admirablement conservé, offrait à l’œil une ligne continue de bas-reliefs dont aucune végétation parasite ne détruisait l’imposant effet. D’énormes poutres travaillées et fouillées avec art, et provenant des parties intérieures du palais, avaient été utilisées pour réparer les linteaux et encadrer les portes massives. Devant eux se déroulait un horizon immense, coupé de ruines grandioses, et dans le lointain une ligne vague, indécise, la mer qui confondait avec le ciel ses teintes azurées.

Dona Mercedes s’était établie dans ce coin du palais. Tout en réparant et en appropriant les pièces à son usage personnel, elle avait scrupuleusement respecté la construction et la décoration primitives. De vastes salles d’une hauteur prodigieuse, très simplement meublées et reliées par des portes étroites, se succédaient sur toute la longueur. Une cour intérieure, entourée de portiques, plantée de fleurs et d’arbustes, entretenait une délicieuse fraîcheur et séparait la partie habitée et restaurée du reste des ruines.

— Soyez les bienvenus, messieurs, et vous, mon cher curé, merci d’avoir fait une exception à vos habitudes en acceptant notre hospitalité. On vous voit rarement ici, mais je sais qu’Uxmal n’a pas le don de vous plaire.

— C’est vrai, répondit-il avec bonhomie, je préfère Mérida. On ne sait pas qui a construit ces palais, on ignore qui les a habités ; il a dû s’y passer des choses bien singulières. Les Indiens affirment que ces ruines sont hantées.

— Mieux à même qu’eux de savoir à quoi m’en tenir, reprit Mercedes, je puis vous affirmer qu’il n’y revient personne. Mais voici ma sœur Carmen.

La nouvelle venue paraissait avoir dix-huit ans et ne ressemblait en rien à Mercedes. Elle était jolie plutôt que belle, et sa physionomie expressive et mobile contrastait avec la régularité des traits de sa sœur. Elle salua sans embarras, mais avec curiosité les deux jeunes gens.

George Willis partageait son attention entre les deux sœurs et l’examen de la pièce où il se trouvait. Sa curiosité, fortement éveillée, le rendait distrait, Carillo parlait peu, Fernand seul semblait avoir oublié où il était et se préoccupait beaucoup plus de sa compagne que des ruines et de ceux qui les avaient élevées. La voix grave et douce de dona Mercedes charmait son oreille, et il observait avec intérêt cette étrange jeune fille qui avait choisi pour y vivre ce palais désert et qui, loin du monde, cachait dans une solitude absolue sa merveilleuse et mélancolique beauté.

— Dona Mercedes, dit le curé, avez-vous vu récemment votre Indienne ?

— Non. Itza n’est pas venue ici depuis plus de trois semaines. Est-elle allée à Mérida ?

— Je ne crois pas, on l’y voit rarement et elle n’y reste jamais longtemps. Les Indiens la craignent, et elle évite les étrangers.

— Itza, interrompit dona Carmen, est une vraie fille des forêts, mon cher curé, et vous ne réussirez pas à la convertir, encore moins à la civiliser.

— Qui est Itza ? demanda George Willis.

— Dona Carmen la connaît mieux que personne, répondit le curé. La jeune fille leur dit alors qu’Itza était Indienne, de race maya, mais très différente de ses compatriotes comme type physique et comme caractère. Farouche, indépendante, elle passait sa vie à errer dans la forêt au milieu des ruines. Itza pouvait avoir vingt-cinq ans ; elle était grande, élancée ; ses pieds et ses mains, d’une petitesse exquise, rappelaient ceux que les sculptures d’Uxmal donnent à leurs personnages. Les Indiens disaient tout bas qu’Itza descendait en ligne directe des anciens chefs du pays ; elle n’était pas chrétienne, et ils la soupçonnaient d’adorer en secret les dieux de ses ancêtres. Sans autre compagnon qu’un grand chien roux qui ne la quittait jamais, elle parcourait ces solitudes impénétrables, se nourrissant de fruits et de racines. Elle possédait aux environs de Mérida une milpa, vaste clairière propre à la culture du maïs et à l’élevage des animaux. Elle la louait, et le modeste revenu qu’elle en tirait suffisait à son entretien. Itza ne s’était pas mariée, bien qu’elle fût belle ; elle méprisait les Indiens, esclaves pendant de longues années et toujours en état de sujétion ; elle haïssait les Mexicains, en qui elle voyait des usurpateurs et des ennemis. Cette haine toutefois ne s’étendait pas aux deux sœurs. Un jour, surprise par l’orage, Itza avait cherché un refuge au palais. On lui avait fait accueil et elle en gardait bon souvenir. Depuis elle était revenue. Carmen l’avait prise en affection et cherchait à la retenir, mais sans succès. Itza l’aimait, mais elle aimait mieux encore sa vie errante, ses longues rêveries dans les ruines.

Mercedes se levait ; le repas fini, on revint sur .la terrasse. Le soleil déclinait à l’horizon et dardait ses rayons mourans sur la forêt dont il dorait les cimes, et sur les ruines voisines dont les murailles se découpaient en saillie sur le ciel empourpré. L’une surtout attirait les yeux par ses lignes bizarres. Le monticule qui lui servait de base représentait une pyramide tronquée ; les angles, nettement accusés, avaient conservé toute leur régularité première. D’un style moins sévère que les autres, elle les dominait et ses pans de murs qui se dessinaient en relief puissant étaient couverts du haut en bas de sculptures et de bas-reliefs.

Voici le Palais du Nain, dit Mercedes à Fernand. J’avais songé d’abord à nous y établir, mais le curé Carillo a tout fait pour nous en dissuader. Personne d’ailleurs n’eût consenti à nous y suivre. Les Indiens n’en approchent qu’en tremblant et s’ils l’osaient ils l’auraient détruit depuis longtemps.

— Pourquoi cela ?

— Les uns prétendent que c’était l’habitation d’un grand prêtre païen, d’autres qu’on y rencontre des idoles et des ossemens humains. Je crois que le Palais du Nain était le temple d’Uxmal. Sa position au centre même de la ville, sa situation plus élevée, ses vastes salles entourées de petites pièces étroites et sombres révèlent une destination différente de celle des ruines environnantes. D’ailleurs je ne l’ai visité qu’une fois, et j’ai renoncé à mon projet...

— Il était séduisant, et je serais heureux de le mettre à exécution si dona Mercedes me le permettait, interrompit George Willis.

— Vous, monsieur ? quelle singulière idée !

— Mais non, pas si singulière. Ces ruines m’attirent, j’ai le désir de les étudier de près, vous nous l’avez permis. Si nous habitons Mérida, il nous faudra chaque jour perdre quatre heures en courses. Autorisez-nous à nous installer dans le Palais du Nain, nous n’y dérangerons personne, nous serons au centre de nos explorations, vos locataires si vous le permettez, vos obligés à coup sûr et vos voisins dans la mesure où cela vous plaira.

George Willis parlait si sérieusement que le sourire d’incrédulité de dona Mercedes disparut.

— Et Labna ?.. et vos projets de défrichemens ?

— Ils attendront.

— Mais pas un Indien ne voudra vous accompagner.

— Nous nous passerons des Indiens. Le brick le Montezuma est à Sisal pour plusieurs jours. Je connais l’équipage ; il y a là un certain nombre de gaillards que je soupçonne fort d’avoir fait tous les métiers, et à qui les légendes indiennes seront bien indifférentes, entre autres raisons parce qu’ils ne savent pas un mot de maya. Je les prendrai à mon service.

— Pourquoi refuser, Mercedes ? dit Carmen, qui ne perdait pas un mot de cette conversation. Nous ne saurions exposer nos visiteurs aux inconvéniens que présenteraient leur séjour à Mérida et leurs excursions dans ces ruines...

Carmen s’arrêta court devant le regard de sa sœur ; mais l’expression mutine de ses yeux et de sa bouche trahissait la contrainte qu’elle s’imposait et triompha de l’hésitation de Mercedes.

— Je ne puis, monsieur, vous refuser la faveur, si c’en est une, que vous me demandez. Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte des difficultés de votre entreprise, mais vous serez toujours à temps d’y renoncer.

— Merci, dona Mercedes. Je ne renonce jamais à ce que j’ai résolu et dès demain nous procéderons à notre installation. Pendant ce temps, le curé Carillo et Fernand exploraient les ruines de la casa del gobernador. George Willis leur rendit compte de son entretien.

Fernand était enchanté ; quant au curé, il saisit l’occasion d’échanger à l’écart quelques mots avec dona Mercedes.

— Ce que vous faites là n’est-il pas imprudent ?

— Qu’y puis-je ? Je suis lasse, mon bon curé, à bout de forces et de courage, à la merci d’un hasard. Pauvre Carmen, ajouta-t-elle, il me faudra bientôt tout lui dire.

Le curé Carillo se tut, serra affectueusement la main de la jeune fille, rejoignit ses compagnons et tous trois partirent pour Mérida. Dès le lendemain George Willis se mit en route pour Sisal. Son absence devait durer quelques jours. Pendant ce temps Fernand s’occuperait de leur installation au Palais du Nain et mettrait le village à contribution pour se procurer ce qui était nécessaire à un séjour de quelque durée.


IV.

George Willis était à peine à un mille de Mérida lorsque, sur la route solitaire, il entendit le galop d’un cheval. Peu d’instans après un cavalier s’arrêtait à ses côtés et le saluait courtoisement. Il reconnut don Rodriguez. L’incident du bal n’avait laissé qu’un souvenir assez confus dans sa pensée et ce fut avec cordialité qu’il rendit son salut au jeune planteur.

— Pardon de vous retarder, monsieur, lui dit don Rodriguez en assez mauvais anglais.

— Nullement, senor, répondit George en excellent espagnol. Je suis à votre disposition. — J’y compte bien, car vous n’avez sans doute pas oublié l’insulte que j’ai reçue de vous au bal des mestizas ?

— Mais... si fait. Je vous ai insulté ?

— Vous avez la mémoire courte, senor.

— Non, répondit George flegmatiquement, pas d’ordinaire.

— La mienne est meilleure, et, si vous le voulez bien, nous terminerons tout de suite cette affaire.

— Comment ?

— Mais... en galans hommes. Vous m’avez outragé, j’ai droit à une réparation et je vous la demande.

George Willis le regarda avec surprise. A qui en avait-il et que lui voulait cet enragé ? Le regard du planteur était assez expressif, et George comprit qu’il mettait en doute sa bravoure. — C’est absurde, se dit-il, mais puisqu’il y tient... Bah, nous ferons comme les Irlandais, ils se battent d’abord, quitte à s’expliquer ensuite s’ils le peuvent.

Don Rodriguez attendait. Sa main nerveuse caressait le cou de son cheval, et ses yeux, fixés sur George, prenaient une expression railleuse qui n’était guère du goût de ce dernier.

— Comme il vous plaira, reprit-il enfin en haussant les épaules. Que proposez-vous ?

— Il y a ici près un petit bois qui fera fort bien noire affaire. Vous avez votre carabine, j’ai la mienne. Vous entrerez d’un côté, moi de l’autre, et...

— Je vois cela d’ici, interrompit George, la chasse à l’homme, et... nous tirerons...

— Chacun une fois, si aucun de nous n’est atteint...

— Nous en reparlerons... ou nous recommencerons. C’est à merveille.

— J’aurais une faveur à vous demander. Si vous me tuez, veuillez remettre au curé Carillo quelques lignes que je vais écrire afin que vous n’ayez aucun ennui...

— On n’est pas plus aimable.

— ... Et ensuite, reprit gravement don Rodriguez, je vous prierai de veiller à ce que l’on m’ensevelisse en terre sainte.

— Oh ! pour cela, avec le plus grand plaisir, répondit George, mais service pour service. Vous voudrez bien aussi, s’il m’arrive malheur, remettre au curé un mot de moi.

— Très volontiers.

Tous deux descendirent de cheval ; puis, après avoir vérifié la charge de leurs carabines, ils écrivirent au crayon leurs missives, qu’ils échangèrent.

Le sang-froid de George Willis lui conciliait l’estime de son adversaire. Avant d’entrer dans le bois, ce dernier s’approcha de lui.

— Un mot, senor, s’il vous plaît. Connaissez-vous un nommé Harris ?

— Pas du tout. Est-ce qu’il aurait, lui aussi, quelque grief contre moi ?

— Non ; Harris est marin. Il commande une goélette et fait ostensiblement le commerce entre Sisal et la Havane. En réalité il s’occupe de contrebande. Harris est un homme dangereux et violent et, je ne sais pour quelle raison, il est animé de mauvaises intentions contre dona Mercedes. Surveillez-le si c’est vous que le sort favorise, autrement je m’en charge. Je suis Espagnol, senor, fils d’Espagnol, et je ne permettrai jamais qu’on attaque une femme.

— Merci. Il a du bon, ce senor Rodriguez, se dit George en se dirigeant vers le bois. C’est vraiment dommage qu’il soit absurde à ce point. Tous ces hidalgos sont brouillés avec la logique. Le petit bois touffu dans lequel ils entraient formait une sorte d’oasis au milieu de la vaste plaine qui s’étend en pente douce de Mérida à Sisal. De grands tamariniers y entretenaient une ombre épaisse et étouffaient toute végétation parasite. Don Rodriguez fit halte à la lisière. — Arrêtez-vous ici, dit-il à son adversaire ; je vais par un détour gagner l’autre extrémité. Dans cinq minutes, si vous le voulez-bien, nous commencerons.

— C’est entendu, répondit George, et Dieu sait comment cela finira. Souvenez-vous, senor, que c’est vous qui l’avez absolument voulu, et que pour ma part...

— Soit, interrompit don Rodriguez avec un mouvement d’impatience, ces explications sont inutiles ; et il s’éloigna.

— Inutiles... maugréa George, tout en armant sa carabine, cela lui plaît à dire... Enfin !

Les cinq minutes écoulées, George entra dans le bois. Tout était silencieux ; quelques oiseaux seuls voletaient d’arbre en arbre, jetant par intervalles un petit cri d’appel. L’oreille tendue, attentif au moindre bruit, George resta immobile. Le craquement d’une branche morte à quelque distance l’avertit de la présence de son ennemi. Don Rodriguez devait se trouver sur sa gauche. Changeant de position, il gagna en rampant un tertre d’où il pouvait mieux surveiller son approche. En cet endroit, le bois formait une clairière ; les arbres, plus rares et plus vigoureux, laissaient entre eux des espaces découverts difficiles à franchir sans être vu. George en occupait le centre. Se redressant derrière un tronc qui lui servait d’abri, il vit reluire dans le fourré le canon d’acier de la carabine de don Rodriguez, qui manœuvrait de manière à tourner sa position. Il s’effaça de son mieux et ajusta. Ce mouvement le découvrit ; il aperçut l’avant-bras et la main de don Rodriguez accroupi qui le couchait en joue. Deux coups de feu retentirent simultanément, et la balle de don Rodriguez, égratignant l’arbre à la hauteur de sa poitrine, dévia et s’alla perdre dans le bois. La fumée dissipée, George vit don Rodriguez debout et appuyé contre un arbre. — Je suis content de ne pas l’avoir tué, dit George, pourvu qu’il n’insiste pas pour recommencer. — Rejetant sa carabine sur son épaule, il se dirigea vers lui.

— Si vous m’en croyez, senor, nous en resterons là.

— Il le faut bien, dit don Rodriguez, vous m’avez touché.

La balle de George lui avait traversé le bras, mais la blessure n’offrait pas de gravité, les chairs seules étaient atteintes. George fit un premier pansement et voulut absolument ramener son adversaire à Mérida. Sa franche cordialité, ses attentions et ses regrets, la loyauté et le courage dont il avait fait preuve lui eurent promptement gagné le cœur de don Rodriguez. Ils se quittèrent donc les meilleurs amis du monde, et quand, deux heures plus tard, George reprit la route de Sisal, ce fut en se disant qu’après tout les choses auraient pu tourner beaucoup plus mal, que don Rodriguez était un galant homme, bien qu’hidalgo, et que, chaque pays ayant ses usages, il convenait de s’y conformer. Puis il songea un peu à dona Mercedes, davantage à dona Carmen, se demanda quel grief Harris pouvait avoir contre une jeune fille inoffensive, et se promit de le surveiller de près.

Deux jours après, il revenait triomphant de Sisal, ramenant avec lui trois matelots, plus le maître d’hôtel et le cuisinier du Montézuma, qu’il avait engagés, avec l’agrément du capitaine, généreusement payé de sa complaisance. A son retour, il passa par Mérida, revit Rodriguez dont la blessure se cicatrisait promptement et qui lui renouvela toutes ses assurances d’estime et d’amitié. Il raconta à Fernand les détails de sa rencontre avec le jeune planteur, et les avis de ce dernier au sujet d’Harris, puis ils procédèrent à leur installation dans le Palais du Nain. Ainsi que le leur avaient prédit dona Mercedes et le curé, ils ne purent décider aucun Indien à entrer à leur service, mais cinq matelots robustes et vigoureux valaient une escouade de mayas. En peu de temps, ils eurent déblayé les pièces nécessaires, terminé les réparations urgentes et, libres de ce côté, George et Fernand explorèrent le palais, dans un coin duquel ils étaient campés tant bien que mal.

A l’intérieur, de petites pièces, la plupart ne recevant ni jour ni air et communiquant ensemble par d’étroits couloirs ménagés dans l’épaisseur des murailles, entouraient une immense salle qui occupait le milieu de la façade. Deux grandes ouvertures cintrées aboutissaient à une terrasse. Derrière cette salle s’en trouvaient d’autres moins vastes, puis une cour intérieure encombrée de pans de murs renversés, de poutres brisées, de toitures effondrées. Située au centre même des constructions qui la masquaient, cette cour, dont l’enceinte était chargée de sculptures et de hiéroglyphes, contenait une statue représentant un nain accroupi. Ses jambes grêles étaient repliées sous lui, l’un de ses bras longs et décharnés se terminait par une main osseuse crispée sur sa poitrine. L’autre se projetait en avant l’index incliné vers le sol. Le torse trapu, le cou énorme, sillonné de veines puissantes, supportaient une tête hideuse. La bouche, largement fendue, avait une expression grotesque et menaçante ; les yeux creux, profondément enfoncés dans leurs orbites, s’abritaient sous une arcade sourcilière proéminente ; le nez court et massif, les lèvres épaisses, le front bas, le crâne aplati et fuyant formaient un ensemble qui justifiait amplement les terreurs superstitieuses des Indiens, à en juger par la répulsion qu’éprouvèrent les jeunes gens en contemplant pour la première fois le nain qui donnait son nom aux ruines qu’ils habitaient.

Plus ils l’observaient pourtant et plus leur curiosité s’éveillait. Il y avait dans cette tête, dans l’attitude du corps quelque chose d’indéfinissable qui les attirait et les éloignait tout à la fois. Les ruines qui jonchaient le sol ne permettaient pas d’examiner la statue d’assez près et sous toutes ses faces, aussi George Willis n’eut-il rien de plus pressé que de mettre ses matelots à l’œuvre pour déblayer le terrain. Sur ses indications et sous sa direction ils y réussirent, et bientôt la statue du Nain, dégagée des débris qui l’entouraient, se dessina en relief vigoureux dans son cadre naturel. Ce travail terminé, ils se rendirent au palais du gouverneur. Carmen parut satisfaite de les voir et leur fit l’accueil le plus cordial. Dona Mercedes elle-même, plus grave et plus réservée que sa sœur, les reçut amicalement et, sur leurs instances, promit d’aller visiter le Palais du Nain qu’elle n’avait vu qu’une fois. Carmen battit des mains à ce projet d’excursion, et toutes deux retinrent leurs visiteurs à dîner. La gaîté de Fernand, le flegme humoristique de George Willis, les manières respectueuses et cordiales des deux visiteurs triomphèrent peu à peu de la froideur d’emprunt de dona Mercedes. Soit souvenir des quelques mots imprudens adressés par Fernand au curé Carillo, soit qu’elle se sentît plus à l’aise auprès de George Willis, c’est avec ce dernier qu’elle causa de préférence, d’abord des ruines d’Uxmal, puis des États-Unis, qu’elle connaissait et où elle était née, ainsi que sa sœur. Toutes deux, dit-elle, avaient vécu à Charleston. Leur père, Américain du sud, officier de marine, avait fait partie du corps d’expédition du général Scott, lors de la campagne du Mexique. A Mexico, il avait connu et épousé leur mère, dont la famille était originaire de Mérida. Lorsqu’on 1861 éclata la guerre de sécession, il prit fait et cause pour le sud et servit successivement sous les ordres de Beauregard, de Lee et de Stonewall Johnston.

Peu à peu le cercle de fer des armées fédérales s’était resserré, malgré d’héroïques efforts. Leur ville natale se vit menacée d’un blocus. Alors seulement leur père se résigna à se séparer de sa femme et de ses deux filles et les envoya au Mexique, décidé à combattre jusqu’à la dernière heure et ne voulant pas les exposer aux désastres qu’il pressentait. Pendant plus d’un an elles étaient restées sans nouvelles de lui. Leur mère, malade au moment du départ, n’avait pu résister à ses anxiétés. Elle succomba quelques mois après leur arrivée à Mexico. Recueillies par une tante, elles apprirent successivement les sanglantes défaites de Seven Oaks, de Fredericksburg, la marche triomphante de Sherman, les victoires de Grant, et enfin en février 1865 la chute de Charleston. Elles ne reçurent qu’une lettre de leur père. Dans cette lettre, datée de quelques jours avant la prise de la ville, il leur annonçait que, chargé d’une mission importante par Jefferson Davis, président de la confédération du sud, il allait tenter de forcer le blocus et de se rendre en Angleterre. S’il survivait à cette tentative désespérée, il leur écrirait de Londres. Depuis elles n’avaient rien reçu. La guerre terminée, dona Mercedes, laissant sa sœur aux soins de leur parente, s’était rendue, sous la protection d’amis émigrés comme elles, dans la Caroline du sud. Les renseignemens qu’elle avait pu recueillir ne lui permettaient plus d’espérer. Sorti du port à bord d’une goélette, son père avait été tué par l’ennemi ou s’était perdu sur quelque écueil.

Elle était revenue à Mexico brisée par le chagrin, mais là encore un nouveau malheur l’attendait. Sa tante, leur unique protectrice, se mourait. Mercedes et Carmen reçurent son dernier soupir et son dernier regard. Ces coups si cruels et si soudains avaient brisé son courage. Elle se voyait à vingt ans sans appui, orpheline, seule au monde avec sa sœur. Par son testament leur tante leur léguait sa modeste fortune et entre autres propriétés la moitié des terrains d’Uxmal, l’autre moitié appartenait à leur mère. Mexico ne leur rappelait plus que de tristes souvenirs ; quant à Charleston et la Nouvelle-Orléans, où s’était écoulée leur enfance heureuse, Mercedes, depuis son retour, n’en entendait prononcer le nom qu’avec une tristesse profonde et une insurmontable répugnance. Là elle avait vécu près de sa mère, de sa sœur et de son père. C’était de là que ce dernier était parti pour la mort. Ces souvenirs expliquaient et justifiaient sa résolution de s’exiler pour toujours.

Que faire ? L’idée lui vint de se réfugier avec sa sœur dans un couvent, mais Carmen était encore bien jeune ; pouvait-elle disposer irrévocablement de sa destinée ? Un incident qu’elle ne précisa pas lui fit ajourner l’exécution de ce projet. Sa mère et sa tante étaient nées à Mérida, elle se décida à y venir. La curiosité désœuvrée d’une petite ville leur fut bientôt à charge. Elles se retirèrent à Uxmal au milieu de ces ruines solitaires, où elles vivaient en paix, songeant à ceux qui n’étaient plus, laissant couler leur vie. De loin en loin, Mercedes allait à Mérida, évitant ce qui pouvait exciter l’attention ou provoquer les commentaires. C’est ainsi, et pour satisfaire le bon curé Carillo, qu’elle s’était rendue à cette fête où ils l’avaient rencontrée et où son absence eût été remarquée.

George et Fernand l’écoutaient avec un intérêt visible. Bien qu’originaire de New-York, George Willis sympathisait, ainsi que l’avait fait son père, avec la cause du sud. Pendant toute la durée de la guerre de sécession, New-York, divisé en deux camps, comptait presque autant d’adversaires que de partisans du gouvernement fédéral. Le père de George avait été l’un des membres les plus actifs de l’opposition au président Lincoln. Son fils avait hérité de ses convictions ainsi que de sa fortune. Quant à Fernand, sa nationalité seule l’avait empêché de prendre part à la lutte et de se ranger sous le drapeau du sud. Les rapports amicaux de son père avec la haute société de la Nouvelle-Orléans, ses relations personnelles avec les hommes éminens de la Virginie, l’avaient rallié de cœur à la cause confédérée.

Dona Mercedes ignorait ces détails. Elle les apprit avec l’émotion que peuvent seuls comprendre ceux qui, exilés de leur patrie vaincue et abaissée, retrouvent un milieu sympathique et sentent qu’on y partage leurs regrets et leurs espérances. Dans ces deux jeunes gens, inconnus il y avait peu de jours, elle ne voyait plus des étrangers dont elle devait se méfier. Ce récit qu’elle s’était cru, dans sa loyauté, obligée de leur faire et qu’elle craignait de sentir accueilli par une pitié mal déguisée, n’éveillait en eux que des sentimens de respectueux intérêt. Longtemps renfermée en elle-même, sans autre confident que sa sœur dont elle redoutait d’assombrir par sa tristesse la gaîté naturelle, elle eut un éclair de joie en se sentant moins seule et moins isolée. Ce ne fut qu’un éclair, mais il n’échappa pas à Fernand. Son visage reprit promptement son expression habituelle de gravité, comme si le lourd fardeau un instant soulevé retombait de tout son poids sur son cœur et sur sa pensée et scellait à nouveau ses lèvres que venait d’effleurer un sourire charmant.

— Mais laissons ce triste sujet, dit-elle, mes souvenirs m’ont entraînée bien loin. Je ne le regrette pas, croyez-le, et ce m’est une consolation de retrouver ici et en vous...

— Des amis, dona Mercedes, à qui vous pouvez parler sans crainte, interrompit Fernand.

— Certes, dit George Willis, je ne soupçonnais pas, lorsque nous nous sommes rencontrés au bal des mestizas, sous les auspices du curé Carillo, que j’étais en présence d’une compatriote.

— Obligez-moi en ne le disant pas, reprit dona Mercedes ; on me croit Mexicaine, et de fait je le suis par ma mère. J’ai, pour me taire, des raisons sérieuses que je vous confierai peut-être un jour. Le curé Carillo est, à Mérida, seul au courant des circonstances dont je viens de vous entretenir et je n’ai eu qu’à me louer de sa discrétion et de ses bons offices. Grâce à lui on nous laisse vivre en paix, et si l’on a trouvé singulier le choix que nous avons fait de ces ruines, cependant on respecte notre solitude. A la suite de cette conversation, leurs visites au palais du gouverneur devinrent plus fréquentes. De son côté, don Rodriguez, remis de sa blessure, venait de temps à autre voir George et Fernand, qui l’accueillaient toujours avec plaisir et pour lesquels il éprouvait une sincère sympathie. Don Rodriguez n’était pas amoureux de Mercedes comme ils l’avaient supposé un instant. Il admirait la beauté de la jeune fille, mais il l’avait vue rarement, et, tout en professant pour elle un culte chevaleresque, son orgueil seul avait souffert de la scène du bal. Les paroles insultantes d’Harris à l’adresse de dona Mercedes avaient révolté sa nature loyale et confiante. L’influence que lui donnaient sa naissance et sa fortune intimidait évidemment le marin, qui n’avait pas reparu, et que l’on disait parti avec sa goélette pour les côtes de Cuba. Son retour était incertain, mais don Rodriguez en serait prévenu, et si des mesures plus énergiques devenaient nécessaires, il n’hésiterait pas à les prendre. En toute occasion ils pouvaient compter sur lui, et son concours ne leur ferait pas défaut.

Tous deux lui en étaient reconnaissans ; ils sentaient qu’un secret pesait sur la vie de dona Mercedes. Ne leur avait-elle pas dit qu’elle avait, pour se renfermer dans la solitude et pour cacher sa nationalité, des raisons qu’elle leur communiquerait peut-être un jour ? En attendant, ils ne pouvaient ni ne devaient forcer sa confiance. Mais, tout en observant vis-à-vis des jeunes filles une discrétion absolue, il se passait peu de jours sans qu’un prétexte quelconque s’offrît à George ou à Fernand, parfois à tous deux, d’aller rendre visite au palais du gouverneur. Dona Mercedes les accueillait avec bienveillance, Carmen avec une satisfaction qu’elle ne dissimulait pas à sa sœur. C’était un intérêt dans leur vie solitaire, un sujet d’entretien, une distraction imprévue. Peu à peu les visites devinrent quotidiennes, et Carmen s’étonnait quand leurs voisins tardaient à paraître à l’heure accoutumée. Elle les grondait en riant et disait naïvement qu’Uxmal serait bien triste le jour où ils partiraient. A quoi George et Fernand répondaient qu’ils n’étaient pas près de le faire, qu’ils avaient entrepris de grands travaux ; puis de rendre compte de l’emploi de leur journée, des fouilles opérées, des découvertes faites ou espérées. Carmen semblait préférer Fernand, querellait George Willis, qu’elle essayait vainement de faire sortir de son flegme habituel et qui l’écoutait le plus souvent avec un calme impatientant, disait-elle. Suivant dona Carmen, il était tellement absorbé par ses idoles, ses serpens de pierre, ses hiéroglyphes, qu’il ne pensait qu’à eux et ne voyait qu’eux. Elle se trompait peut-être, mais le fait est qu’il poursuivait ses recherches avec la patience obstinée qui faisait le fond de son caractère. Fernand, tout aussi passionné, tout aussi curieux, oubliait volontiers près des deux sœurs les travaux du jour. Sa gaîté communicative réveillait celle de Carmen et appelait souvent même un sourire sur les lèvres de dona Mercedes.

Les après-midi se passaient sur la terrasse. A l’heure où le soleil baissait, colorant de teintes plus douces la cime des arbres, l’horizon lointain et le golfe, que les grandes hirondelles de mer rasaient d’un vol hardi, effleurant l’eau du bout de leurs longues ailes effilées, ils s’asseyaient sous une tente dressée à l’angle du monticule. Au souffle léger de la brise du soir, la forêt bruissait à leurs pieds. De son épaisse ramure surgissaient les ruines chaudement éclairées, profilant au loin leurs murailles lézardées, leurs formes bizarres, leurs sculptures étranges. Dans le grand calme de cette solitude, Carmen récitait quelque chant en langue maya, quelques fragmens de légendes mystérieuses qu’elle traduisait ensuite. Parfois il leur semblait en l’écoutant qu’une lueur brillante éclairait soudainement le passé, que les morts revivaient et murmuraient le secret de leur destinée dans ces ruines immenses qu’ils avaient habitées ; mais les vers suivans détruisaient l’illusion et semblaient envelopper d’ombres plus épaisses l’histoire inexplicable de cette civilisation éteinte.

Puis on parlait de la France, qui était pour ces deux jeunes filles une seconde patrie inconnue. Ou bien George Willis les entretenait de l’Asie qu’il avait visitée, des ruines égyptiennes qui offraient, assurait-il, une singulière ressemblance avec celles qu’ils avaient sous les yeux. Il avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, bien observé. Mercedes, de sa voix douce et grave, les questionnait ; elle parlait peu d’elle-même, moins encore du passé et des souvenirs de son enfance. On eût dit qu’elle redoutait ce qui pouvait réveiller son émotion et provoquer de nouvelles confidences. Par contre, elle s’intéressait aux travaux, aux recherches de ses compagnons ; elle écoutait avec curiosité les dissertations de George Willis. Elle-même, pour s’occuper, pour se distraire, disait-elle, avait fait faire quelques fouilles dans le palais du gouverneur, puis les avait abandonnées. Elle les reprendrait peut-être, et les consultait à ce sujet.

Un jour, Fernand suggéra, pour donner aux travaux une direction intelligente et méthodique, de lever un plan de l’édifice ; il se mit à sa disposition. Mercedes se fit longuement et minutieusement expliquer ce qu’il entendait par là. Encouragé par l’attention qu’elle lui prêtait, Fernand lui montra comment, à l’aide de quelques lignes de convention, on pouvait figurer les diverses parties d’un édifice, préciser ses dimensions, sa distribution intérieure, et comment aussi, sur le tracé d’un monument en ruines, on parvenait à retrouver l’idée première qui avait présidé à sa construction, et on réédifiait par la pensée ce que le temps avait détruit.

— Mais alors, un œil exercé peut lire un plan comme on déchiffre la musique.

— A peu près, dona Mercedes, et si vous aviez ici un plan exact du palais du gouverneur, je m’y orienterais sans peine et vous donnerais une explication plus claire que je ne puis le faire.

— Je ne crois pas, reprit Mercedes avec hésitation ; cependant. .. j’ai ici un... papier sur lequel se trouvent des indications que je ne comprends pas, des lignes singulièrement tracées et dont la signification m’échappe. Je crois, d’après ce que vous venez de me dire, que c’est un plan. Que représente-t-il ? Je ne sais.

— Pouvez-vous nous le montrer ? demanda George.

— Oui... dit-elle avec un embarras visible.

— Fernand nous dira ce que nous en devons penser.

Ainsi mise en demeure, dona Mercedes quitta la terrasse et revint quelques instans après avec un pli qu’elle remit à Fernand. Avant de l’ouvrir, il l’examina avec soin. L’enveloppe jaunie portait une adresse illisible et semblait avoir été exposée à l’air, au soleil, à la pluie. Elle contenait une feuille de papier usée aux angles. Sur le verso on voyait une série de chiffres alignés en colonnes serrées. Ces chiffres, parfaitement visibles encore et tracés d’une main ferme, avaient dû être écrits à loisir, avec un soin méticuleux et une rigoureuse exactitude. Au recto, une ligne droite, indiquée par des points, partait d’un des angles du papier et venait aboutir dans un carré long représenté par quatre lignes doubles, coupées de distance en distance par d’autres plus petites. Ce carré long en contenait un autre de moindres dimensions au milieu duquel figurait un cercle. Un trait léger partant du centime s’arrêtait brusquement avant d’atteindre la circonférence et se terminait par un point. Dans la partie vide du papier, une flèche rapidement esquissée avait sa pointe tournée en sens contraire au carré. Dans un angle enfin, on voyait les lettres et les chiffres suivans : U. M. M. D. 149,000, et au-dessous : F. W.

Fernand étudia minutieusement le singulier document que dona Mercedes venait de lui remettre : les chiffres tracés au verso, puis les lignes, enfin le papier lui-même.

— Les chiffres et le plan, dit-il, ne sont pas de la même main. Avez-vous quelque raison de croire qu’il y ait un rapport quelconque entre les deux ?

Dona Mercedes secoua la tête : — Je n’en sais rien, répondit-elle.

— S’il existe, nous le découvrirons plus tard. Mais, reprit-il après un instant de silence, ce plan, car c’en est un, ne nous donne aucune indication et peut s’appliquer à des localités bien différentes. S’agit-il d’Uxmal ?

— Je le crois.

— Soit, admettons cette hypothèse. Tel qu’il est et malgré son apparence de vétusté, ce dessin n’a que quelques années de date.

— A quoi le voyez-vous ?

— A la texture du papier, qui est de fabrication américaine. Vous pouvez y lire dans la pâte les lettres W. M. Il sort des ateliers de Wilmington, qui existent seulement depuis dix ans. Il n’y a pas à s’y tromper. Quant au tracé, il a été fait par une main expérimentée, mais avec une précipitation visible. La ligne de points représente un sentier, chemin ou route, suivi pour arriver à une construction. Laquelle ? Ancienne ou moderne ? J’inclinerais vers la première supposition. Examinez les lignes doubles et parallèles qui forment ce carré long, elles représentent une clôture, fossé ou muraille, d’une largeur ou d’une épaisseur partout égale et inusitée dans les maisons de nos jours. Ces autres lignes plus petites, perpendiculaires aux premières, doubles, très rapprochées et en petit nombre proportionnellement à la longueur des façades, désignent des ouvertures, portes ou fenêtres. Dans une habitation moderne elles seraient en plus grand nombre et plus larges. Dans ce carré long, remarquez cet autre ; c’est une enceinte intérieure, cour ou bâtiment détaché. Au milieu enfin, ce cercle qui occupe le centre même du plan représente une tour, un bassin, quelque chose de concentrique. Que signifie ce trait léger qui se détache du centre et se termine abruptement par un point ? Je ne sais. La flèche que vous apercevez indique le nord. Cet édifice s’étend donc du nord au sud ; ses deux façades principales font face à l’est et à l’ouest. Quant à ses dimensions, il est difficile de les déterminer, à moins que les chiffres au bas ne soient une indication.. . Mais non, ajouta-t-il. après un nouvel examen. Il ne s’agit ni de pieds ni de yards, puis l’auteur du plan eût indiqué, par un nombre quelconque au-dessus ou au-dessous d’une des lignes principales, la longueur de cette ligne. Restent les lettres U. M. M. D., quatre abréviations dont nous chercherons le sens ; quant à ces deux qui figurent au-dessous, ce sont des initiales... celles de l’auteur du plan.

Penchées sur le papier, Mercedes et Carmen suivaient avec une attention extrême les explications de Fernand. De temps à autre elles échangeaient un coup d’œil rapide. Les derniers mots surtout semblèrent leur causer une émotion soudaine. Était-ce le fait d’une révélation inattendue, ou bien, devinant ce qu’elles savaient déjà, Fernand leur inspirait-il ainsi confiance dans ses affirmations précédentes ? George Willis, qui les observait tout en écoutant, n’eût pu le dire, mais il fut le premier à rompre le silence.

— Pouvez-vous, dona Mercedes, nous donner quelques indications sur l’origine de ce document et sur les circonstances à la suite desquelles il est parvenu entre vos mains ?

Elle releva lentement la tête, et d’une voix mal assurée : — Pas en ce moment.

Le ton dont elle prononça ces paroles fit une impression différente sur chacun des deux jeunes gens. George Willis se leva et fit quelques pas sur la terrasse pour laisser à dona Mercedes le temps de se remettre de son trouble. Fernand se rapprocha d’elle et lui prit une main qu’elle abandonna passivement dans la sienne. Son brusque mouvement ne parut pas l’étonner, et sous cette pression silencieuse elle devina un intérêt profond, une affectueuse sympathie qui la toucha. Le regard de Fernand s’arrêta sur le sien, et il put y lire qu’elle le remerciait. Il s’excusa en quelques mots d’être entré dans de si longs détails qui l’avaient sans doute fatiguée, mais elle l’interrompit :

— J’ai besoin de réfléchir à ce que vous venez de me dire. Je n’obéis pas, vous le sentez, à une simple curiosité que peut satisfaire une interprétation ingénieuse. Il y a plus et autre chose. Est-ce la Providence qui vous a conduit ici ? Ce que vous me dites est-il la vérité ?.. Ne vous trompez-vous pas ? Je crois vous connaître assez pour espérer que vous saurez à l’occasion respecter mon silence ou... justifier ma confiance.

— Dona Mercedes, reprit Fernand d’une voix grave et retenant toujours entre les siennes sa main qu’elle ne cherchait pas à dégager, dona Mercedes, ayez foi en moi. Je ne sais quel instinct mystérieux me dit que vous touchez à une heure décisive de votre vie. Les circonstances singulières qui nous ont réunis ici ne sont pas le résultat d’un hasard. Une volonté supérieure à la nôtre rapproche parfois dans un dessein que nous ignorons ceux que séparaient des nationalités diverses et le cours de la vie. J’ignore ce que l’avenir tient en réserve, mais je sens qu’en ce moment un lien, bien frêle il est vrai, existe entre nous. D’un mot vous pouvez le briser. Croyez-moi, ne le faites pas. J’étais, je suis encore peut-être un inconnu pour vous, et pourtant, je vous le dis, non, je ne me trompe pas, ayez foi en moi.

Pâle et les yeux baissés, elle écoutait. Une lutte intérieure l’agitait ; sa main tremblait dans celle de Fernand. — Merci... peut-être avez-vous raison... et cependant... Quel lourd fardeau que la vie, ajouta-t-elle avec un accent de profond découragement. Me tiendriez-vous ce langage si vous saviez... Pourquoi faire luire à mes yeux un espoir trompeur ? A quoi bon me parler de l’avenir ? Un secret me hante et m’accable. J’ai tout tenté pour le pénétrer... Ce papier échappé à tant de hasards, seul indice qui me reste, ce papier... est resté muet. Ici, dans ces ruines... à quelques pas de nous peut-être est enfouie la preuve... Je l’ai cru. Pendant un an j’ai espéré. Aujourd’hui... j’ai peur. Ah ! vous ne savez pas de quel poids le malheur et la honte pèsent sur la tête d’une femme, combien tout en elle se révolte à la pensée qu’un mot peut...

— Ne prononcez pas maintenant ce mot que vous redoutez, interrompit Fernand. Je saurai l’attendre ; je veux le devoir à votre confiance et non à un moment d’émotion que vous regretteriez peut-être... Dona Mercedes, reprit-il après un instant de silence, quel que soit ce secret, quelle que soit la fatalité qui pèse sur votre vie, laissez-moi ajouter ceci : je crois en vous, j’y crois malgré tout, malgré vous-même et vos paroles désespérées, et... si vous pouviez lire dans mon cœur...

Mercedes leva les yeux sur lui. Fernand y vit une expression de surprise si douloureuse, une tristesse si navrante qu’il n’osa achever. Elle retira sa main, une larme glissa sur ses joues, et lentement, sans ajouter un mot, elle s’éloigna.


C. DE VARIGNY.