Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap24


CHAPITRE XXIV.



Solution du problème des contradictions.

Et le législateur reprenant la parole, dit : « Ô nations ! nous avons entendu les débats de vos opinions ; et les dissentiments qui vous partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer.

« D’abord, considérant la diversité et l’opposition des croyances auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous en fondez la persuasion : est-ce par un choix réfléchi que vous suivez l’étendard d’un prophète plutôt que celui d’un autre ? Avant d’adopter telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d’abord comparées ? en avez-vous fait un mûr examen ? ou bien ne les avez-vous reçues que du hasard de la naissance, que de l’empire de l’habitude et de l’éducation ? Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux de l’Euphrate, idolâtres aux rives de l’Indus, comme vous naissez blonds dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain ? Et si vos opinions sont l’effet de votre position fortuite sur la terre, de la parenté, de l’imitation, comment le hasard vous devient-il un motif de conviction, un argument de vérité ?

« En second lieu, lorsque nous méditons sur l’exclusion respective et l’intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples ! qui vous dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez qu’en ce moment l’Être universel que vous révérez, descendît des cieux sur cette multitude, et qu’investi de toute sa puissance, il s’assît sur ce trône pour vous juger tous ; supposez qu’il vous dît : « Mortels ! c’est votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de cultes qui vous partagent, un seul aujourd’hui sera préféré ; tous les autres, toute cette multitude d’étendards, de peuples, de prophètes, seront condamnés à une perte éternelle ; et ce n’est point assez… parmi les sectes du culte choisi, une seule peut me plaire, et toutes les autres seront condamnées ; mais ce n’est point encore assez : de ce petit groupe réservé, il faut que j’exclue tous ceux qui n’ont pas rempli les conditions qu’imposent ses préceptes : ô hommes ! à quel petit nombre d’élus avez-vous borné votre race ! à quelle pénurie de bienfaits réduisez-vous mon immense bonté ? à quelle solitude d’admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire ? »

Et le législateur se levant : « N’importe ; vous l’avez voulu ; peuples ! voilà l’urne où vos noms sont placés : un seul sortira… Osez tirer cette loterie terrible… » Et les peuples, saisis de frayeur, s’écrièrent : Non, non, nous sommes tous frères, tous égaux ; nous ne pouvons nous condamner.

Alors le législateur s’étant rassis, reprit : « Ô hommes ! qui disputez sur tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous m’offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes. » Et les peuples ayant prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel ; et montrant le soleil : Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous paraît-il carré ou triangulaire ? — Non, répondirent-ils unanimement, il est rond.

Puis prenant la balance d’or qui était sur l’autel : Cet or que vous maniez tous les jours, est-il plus pesant qu’un même volume de cuivre ? — Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l’or est plus pesant que le cuivre.

Et le législateur prenant l’épée : Ce fer est-il moins dur que du plomb ? Non, dirent les peuples.

Le sucre est-il doux et le fiel amer ? — Oui.

Aimez-vous tous les plaisirs, et haïssez-vous la douleur ? — Oui.

Ainsi vous êtes tous d’accord sur ces objets et sur une foule d’autres semblables.

Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre et des habitants dans la lune ?

À cette question, ce fut une rumeur universelle ; et chacun y répondant diversement, les uns disaient oui, d’autres disaient non, ceux-ci, que cela était probable ; ceux-là, que la question était oiseuse, ridicule ; et d’autres, que cela était bon à savoir : et ce fut une discordance générale.

Après quelque temps, le législateur ayant rétabli le silence : « Peuples, dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs questions, sur lesquelles vous avez tous été d’accord, sans distinction de race ni de secte : hommes blancs, hommes noirs, sectateurs de Mahomet ou de Moïse, adorateurs de Boudda ou de Iêsous, vous avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre, et vous êtes tous discordants ! Pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette discordance dans un autre ? »

Et le groupe des hommes simples et sauvages prenant la parole, répondit : « La raison en est simple : dans le premier cas, nous voyons, nous sentons les objets, nous en parlons par sensation ; dans le second, ils sont hors de la portée de nos sens ; nous n’en parlons que par conjecture. »

« Vous avez résolu le problème, dit le législateur ; ainsi, votre propre aveu établit cette première vérité :

« Que toutes tes fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, vous êtes d’accord dans votre prononcé ;

« Et que vous ne différez d’opinion, de sentiment, que quand les objets sont absents et hors de voire portée.

« Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne de remarque. De ce que vous êtes d’accord sur ce que vous connaissez avec certitude, il s’ensuit que vous n’êtes discordants que sur ce que vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n’êtes pas assurés ; c’est-à-dire que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez. Ô hommes ! n’est-ce pas là folie ?

« Et n’est-il pas alors démontré que ce n’est point pour la vérité que vous contestez ; que ce n’est point sa cause que vous défendez, mais celle de vos affections, de vos préjugés ; que ce n’est point l’objet tel qu’il est en lui que vous voulez prouver, mais l’objet tel que vous le voyez ; c’est-à-dire que vous voulez faire prévaloir, non pas l’évidence de la chose, mais l’opinion de votre personne, votre manière de voir et de juger. C’est une puissance que vous voulez exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous vous arrogez ; c’est la lutte de votre vanité. Or, comme chacun de vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable, il résiste par le sentiment d’un même droit. Et vos disputes, vos combats, votre intolérance, sont l’effet de ce droit que vous vous déniez, et de la conscience inhérente de votre égalité.

« Or, le seul moyen d’être d’accord est de revenir à la nature, et de prendre pour arbitre et régulateur l’ordre de choses qu’elle-même a posé ; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité :

« Que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d’exister identique, constante, uniforme, et qu’il existe dans vos organes une manière semblable d’en être affectés.

« Mais en même temps, à raison de la mobilité de ces organes par votre volonté, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers, en sorte que vous êtes à leur égard comme une glace réfléchissante, capable de les rendre tels qu’ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et de les altérer.

« D’où il suit que, toutes les fois que vous percevez les objets tels qu’ils sont, vous êtes d’accord entre vous et avec eux-mêmes, et cette similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres, est ce qui constitue pour vous leur vérité ;

« Qu’au contraire, toutes les fois que vous différez d’opinions, votre dissentiment est la preuve que vous ne représentez pas les objets tels qu’ils sont, que vous les changez.

« Et de là se déduit encore, que les causes de vos dissentiments n’existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits, dans la manière dont vous percevez ou dont vous jugez.

« Pour établir l’unanimité d’opinion, il faut donc préalablement bien établir la certitude, bien constater que les tableaux que se peint l’esprit sont exactement ressemblants à leurs modèles ; qu’il réfléchit les objets correctement tels qu’ils existent. Or, cet effet ne peut s’obtenir qu’autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, et soumis à l’examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve est par-là même impossible à juger ; il n’existe, à son égard aucune règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude.

« D’où il faut conclure que, pour vivre en concorde et en paix, il faut consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher aucune importance ; en un mot, qu’il faut tracer une ligne de démarcation entre les objets vérifiables et ceux qui ne peuvent être vérifiés, et séparer d’une barrière inviolable le monde des êtres fantastiques du monde des réalités ; c’est-à-dire qu’il faut ôter tout effet civil aux opinions théologiques et religieuses.

« Voilà, ô peuples ! le but que s’est proposé une grande nation affranchie de ses fers et de ses préjugés ; voilà l’ouvrage que nous avions entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand vos rois et vos prêtres sont venus le troubler… Ô rois et prêtres ! vous pouvez suspendre encore quelque temps la publication solennelle des lois de la nature, mais il n’est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les renverser. »

Alors un cri immense s’éleva de toutes les parties de l’assemblée ; et l’universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son adhésion aux paroles du législateur : « Reprenez, lui dirent-ils, votre saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection ! Recherchez des lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en l’authentique et immuable code ; mais que ce ne soit plus pour une seule nation, pour une seule famille : que ce soit pour nous tous sans exception ! Soyez le législateur de tout le genre humain, ainsi que vous serez l’interprète de la même nature ; montrez-nous la ligne qui sépare le monde des chimères de celui des réalités, et enseignez-nous, après tant de religions et d’erreurs, la religion de l’évidence et de la vérité ! »

Alors le législateur, ayant repris la recherche et l’examen des attributs physiques et constitutifs de l’homme, des mouvements et des affections qui le régissent dans l’état individuel et social, développa en ces mot les lois sur lesquelles la nature elle-même a fondé son bonheur.