Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap12

CHAPITRE XII.



Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.

Ainsi parla le Génie. Frappé de la justesse et de la cohérence de tout son discours ; assailli d’une foule d’idées, qui en choquant mes habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un profond silence… Mais tandis que, d’un air triste et rêveur, je tenais les yeux fixés sur l’Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la mer Noire et dans les champs de la Krimée, des tourbillons de fumée et de flammes attirèrent mon attention : ils semblaient s’élever à la fois de toutes les parties de la presqu’île, puis, ayant passé par l’isthme dans le continent, ils coururent, comme chassés d’un vent d’ouest, le long du lac fangeux d’Azof et furent se perdre dans les plaines herbageuses du Kouban ; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je m’aperçus qu’ils étaient précédés ou suivis de pelotons d’êtres mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le pied d’un passant, s’agitaient avec vivacité : quelquefois ces pelotons semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter ; puis, après le choc, il en restait plusieurs sans mouvement… Et tandis qu’inquiet de tout ce spectacle, je m’efforçais de distinguer les objets : — Vois-tu, me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu leurs effets et leurs causes ? — Ô Génie ! répondis-je, je vois des colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les accompagnent ; mais quand déjà je saisis à peine les masses des villes et des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures ? seulement on dirait que ces insectes simulent des combats ; car ils vont, viennent, se choquent, se poursuivent. — Ils ne les simulent pas, dit le Génie, ils les réalisent. — Et quels sont, repris-je, ces animalcules insensés qui se détruisent ? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui ne vivent qu’un jour ? — Alors le Génie me touchant encore une fois la vue et l’ouïe : Vois, me dit-il, et entends. — Aussitôt, dirigeant mes yeux sur les mêmes objets : Ah ! malheureux ! m’écriai-je, saisi de douleur, ces colonnes de feux ! ces insectes ! Ô Génie ! ce sont les hommes, ce sont les ravages de la guerre !… Ils partent des villes et des hameaux, ces torrents de flammes ! Je vois les cavaliers qui les allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes ; devant eux fuient des troupes éperdues d’enfants, de femmes, de vieillards ; j’aperçois d’autres cavaliers qui, la lance sur l’épaule, les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en laisse, à leurs kalpaks, à leurs touffes de cheveux, que ce sont des Tartares ; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d’un chapeau triangulaire et vêtus d’uniformes verts, sont des Moscovites. Ah ! je le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l’empire des tsars et celui des sultans. » — Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n’est qu’un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins incommodes, on s’en débarrasse ; leur pays est d’une grande convenance, on s’en arrondit ; et pour prélude d’une autre révolution, le trône des Cuérais est détruit. »

Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée ; et leur pavillon se déploya bientôt sur l’Euxin.

Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l’empire des Musulmans s’émut. « On chasse nos frères ! s’écrièrent les enfants de Mahomet : on outrage le peuple du Prophète ! des infidèles occupent une terre consacrée, et profanent les temples de l’Islamisme. Armons-nous ; courons aux combats pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause. »

Et un mouvement général de guerre s’établit dans les deux empires. De toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des munitions, et tout l’appareil meurtrier des combats fut déployé ; et, chez les deux nations, les temples assiégés d’un peuple immense, m’offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D’un côté, les Musulmans, assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe ; puis, étendant par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des prostrations ; et, dans le souvenir des revers essuyés pendant leur dernière guerre, ils s’écriaient : « Dieu clément, Dieu miséricordieux ! as-tu donc abandonné ton peuple fidèle ? Toi, qui as promis au Prophète l’empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, comment livres-tu les vrais croyants aux armes des infidèles ? » et les Imans et les Santons disaient au peuple : « C’est le châtiment de vos péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin ; vous touchez les choses immondes : Dieu vous a puni. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la profession de foi[1], jeûnez de l’aurore au coucher, donnez la dîme de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la victoire. » Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris : Il n’y a qu’un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète : anathème à quiconque ne croit pas !…

« Dieu de bonté, accorde-nous d’exterminer ces chrétiens : c’est pour ta gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton nom. »

— Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats.

D’autre part, les Russes à genoux s’écriaient : « Rendons grâces à Dieu, et célébrons sa puissance ; il a fortifié notre bras pour humilier ses ennemis. Dieu bienfaisant, exauce nos prières : pour te plaire, nous passerons trois jours sans manger ni viande ni œufs. Accorde-nous d’exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire ; nous te donnerons la dîme des dépouilles, et nous t’élèverons de nouveaux temples. » Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et dirent au peuple : « Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre ; dites-nous vos fautes secrètes ; donnez vos biens à l’église : nous vous absoudrons de vos péchés, et vous mourrez en état de grâce. » Et ils jetaient de l’eau sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir d’amulettes et de talismans ; et le peuple ne respirait que guerre et combats.

Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m’affligeant de leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu’il y avait pour le juge commun d’accorder des demandes si contraires, lorsque le Génie, saisi d’un mouvement de colère, s’écria avec véhémence :

« Quels accents de démence frappent mon oreille ? quel délire aveugle et pervers trouble l’esprit des nations ? Prières sacrilèges, retombez sur la terre ! et vous, Cieux, repoussez des vœux homicides, des actions de grâces impies ! Mortels insensés ! est-ce donc ainsi que vous révérez la Divinité ? Dites ! comment celui que vous appelez votre père commun doit-il recevoir l’hommage de ses enfants qui s’égorgent ? Vainqueurs ! de quel œil doit-il voir vos bras fumants du sang qu’il a créé ? Et vous, vaincus ! qu’espérez-vous de ces gémissements inutiles ? Dieu a-t-il donc le cœur d’un mortel, pour avoir des passions changeantes ? est-il comme vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le repentir ? quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des êtres ! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, Dieu se fâche ou s’apaise comme un homme ; que tour à tour il aime ou il hait ; qu’il bat ou qu’il caresse ; que, faible ou méchant, il couve sa haine ; que, contradictoire et perfide, il tend des pièges pour y faire tomber ; qu’il punit le mal qu’il permet ; qu’il prévoit le crime sans l’empêcher ; que, juge partial, on le corrompt par des offrandes ; que, despote imprudent, il fait des lois qu’ensuite il révoque ; que, tyran farouche, il ôte ou donne ses grâces sans raison, et ne se fléchit qu’à force de bassesses… Ah ! c’est maintenant que j’ai reconnu le mensonge de l’homme ! En voyant le tableau qu’il a tracé de la Divinité, Je me suis dit : Non, non, ce n’est point Dieu qui a fait l’homme à son image, c’est l’homme qui a figuré Dieu sur la sienne ; il lui a donné son esprit, l’a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements… Et lorsqu’en ce mélange il s’est surpris contradictoire à ses propres principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d’impuissance sa raison, et nommé mystère de Dieu les absurdités de son entendement.

« Il a dit : Dieu est immuable, et il lui a adressé des vœux pour le changer. Il l’a dit incompréhensible, et il l’a sans cesse interprété.

« Il s’est élevé sur la terre des imposteurs qui se sont dits confidents de Dieu, et qui, s’érigeant en docteurs des peuples, ont ouvert des voies de mensonge et d’iniquité : ils ont attaché des mérites à des pratiques indifférentes ou ridicules ; ils ont érigé en vertu de prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d’articuler de certains noms ; ils ont transformé en délit, de manger de certaines viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu’à tels autres. C’est le Juif qui mourrait plutôt que de travailler un jour de sabbat ; c’est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de souffler le feu de son haleine ; c’est l’Indien qui place la suprême perfection à se frotter de fiente de vache, et à prononcer mystérieusement Aûm ; c’est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s’il faut commencer par le coude ou par le bout des doigts ; c’est le chrétien qui se croirait damné s’il mangeait de la graisse au lieu de lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes ! ô morales parfaites et dignes du martyre et de l’apostolat ! je passerai les mers pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations reculées ; je leur dirai : Enfants de la nature ! jusques à quand marcherez-vous dans le sentier de l’ignorance ? Jusques à quand méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion ? Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des pays civilisés ; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il faut, en certains mois de l’année, languir de soif et de faim tout le jour ; comment on peut verser le sang de son prochain, et s’en purifier en faisant une profession de foi et une ablution méthodique ; comment on peut lui dérober son bien, et s’en absoudre en le partageant avec certains hommes qui se vouent à le dévorer.

« Pouvoir souverain et caché de l’univers ! moteur mystérieux de la nature ! ame universelle des êtres ! toi que, sous tant de noms divers, les mortels ignorent et révèrent ; être incompréhensible, infini ; Dieu qui, dans l’immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et peuples les abîmes de l’espace de millions de soleils tourbillonnants, dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déjà ma vue perd sur la terre ! Quand tu t’occupes à guider les astres dans leurs orbites, que sont pour toi les vermisseaux qui s’agitent sur la poussière ? Qu’importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes ? et que te font les subtilités dont se tourmente leur folie ?

« Et vous, hommes crédules, montrez-moi l’efficacité de vos pratiques ! Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu’ont changé vos recettes aux lois de la nature ? Le soleil en a-t-il plus lui ? le cours des saisons est-il autre ? la terre en est-elle plus féconde ? les peuples sont-ils plus heureux ? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à vos pénitences ! S’il est infini, qu’ajoutent vos hommages à sa gloire ? Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l’arrêt ? Répondez, hommes inconséquents !

« Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre aide ? S’il veut punir, n’a-t-il pas en main les tremblements, les volcans, la foudre ? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu’en exterminant ?

« Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des cinq préceptes, comment élève-t-il les Francs qui s’en rient ? Si c’est par le Qôran qu’il régit la terre, sur quels principes jugera-t-il les nations avant le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, n’allaient point à la Mekke, à qui cependant il fut donné d’élever des empires puissants ? Comment jugeat-il les Sabéens de Ninive et Babylone ; le Perse, adorateur du feu ; le Grec, le Romain idolâtres ; les anciens royaumes du Nil, et vos propres aïeux, Arabes et Tartares ? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l’Afrique, les insulaires de l’Océan, les peuplades de l’Amérique ?

« Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la terre ! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant universelles du chrétien et du musulman ? Quels seraient les jugements de sa justice égale et commune sur l’universalité réelle des humains ? C’est là que votre esprit s’égare en systèmes incohérents, et c’est là que la vérité brille avec évidence ; c’est là que se manifestent les lois puissantes et simples de la nature et de la raison : lois d’un moteur commun, général ; d’un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur un pays, ne demande point quel est son prophète ; qui fait luire également son soleil sur toutes les races des hommes, sur le blanc comme sur le noir sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien et sur l’idolâtre ; qui fait prospérer les moissons là où des mains soigneuses les cultivent ; qui multiplie toute nation chez qui règnent l’industrie et l’ordre ; qui fait prospérer tout empire où la justice est pratiquée, où l’homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des droits qu’il tient de la nature et d’un contrat dressé avec équité.

« Voilà par quels principes sont jugés les peuples ! voilà la vraie religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, n’a cessé de faire la destinée ! Interrogez vos ancêtres ! demandez-leur par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu’idolâtres, peu nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces riches contrées ; demandez si ce fut par l’islamisme, jusque-là méconnu par eux, qu’ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le courage, la prudence, la modération, l’esprit d’union ; vraies puissances de l’état social. Alors le sultan lui-même rendait la justice et veillait à la discipline ; alors étaient punis le juge prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait dans l’aisance : le cultivateur était garanti des rapines du janissaire ; et les campagnes prospéraient ; les routes publiques étaient assurées, et le commerce répandait l’abondance. Vous étiez des brigands ligués, mais entre vous, vous étiez justes : vous subjuguiez les peuples, mais vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient d’être vos tributaires. Que m’importe, disait le chrétien, que mon maître aime ou brise les images, pourvu qu’il me rende justice ? Dieu jugera sa doctrine aux cieux.

« Vous étiez sobres et endurcis ; vos ennemis étaient énervés et lâches : vous étiez savants dans l’art des combats, vos ennemis en avaient perdu les principes : vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, dociles : le butin excitait l’ardeur ; la bravoure était récompensée ; la lâcheté, l’indiscipline punies ; et tous les ressorts du cœur humain étaient en activité : ainsi vous vainquîtes cent nations, et d’une foule de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire.

« Mais d’autres mœurs ont succédé ; et dans les revers qui les accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur son propre foyer et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la jouissance ; et le désordre s’est introduit dans toutes les classes de votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l’objet de ses fonctions ; et tous les vices du pouvoir arbitraire se sont développés. Ne rencontrant jamais d’obstacles à ses goûts, il est devenu un être dépravé ; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le peuple, et la voix du peuple ne l’a plus instruit et guidé. Ignorant, et pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est tombé dans l’incapacité ; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l’ont trompé. Pour satisfaire leurs propres passions, ils ont simulé, étendu les siennes ; ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé ; il ne lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de l’habitation simple de ses aïeux ; pour satisfaire à son faste, il a fallu épuiser la mer et la terre ; faire venir du pôle les plus rares fourrures, de l’équateur, les plus chers tissus ; il a dévoré, dans un mets, l’impôt d’une ville ; dans l’entretien d’un jour le revenu d’une province. Il s’est investi d’une armée de femmes, d’eunuques, de satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la magnificence ; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des adulateurs. À l’imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir des maisons superbes, des meubles d’un travail exquis, des tapis brodés à grands frais, des vases d’or et d’argent pour les plus vils usages, et toutes les richesses de l’empire se sont englouties dans le Seraï.

« Pour suffire à ce luxe effréné, les esclaves et les femmes ont vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale : ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l’empire. Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont vendu au prêtre l’autel, et le prêtre a vendu les cieux ; et l’or conduisant à tout, l’on a tout fait pour obtenir l’or : pour l’or, l’ami a trahi son ami ; l’enfant, son père ; le serviteur, son maître ; la femme, son honneur ; le marchand, sa conscience ; et il n’y a plus eu dans l’État ni bonne foi, ni mœurs, ni concorde, ni force.

« Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l’a considérée comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, l’administration des villages ; et comme tout emploi a été passager, la rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le douanier a rançonné le marchand, et le négoce s’est anéanti ; l’aga a dépouillé le cultivateur, et la culture s’est amoindrie. Dépourvu d’avances, le laboureur n’a pu ensemencer : l’impôt est survenu, il n’a pu payer ; on l’a menacé du bâton, il a emprunté ; le numéraire, faute de sûreté, s’est trouvé caché ; l’intérêt a été énorme, et l’usure du riche a aggravé la misère de l’ouvrier.

« Et des accidents de saison, des sécheresses excessives ayant fait manquer les récoltes, le gouvernement n’a fait pour l’impôt ni délai ni grâce ; et la détresse s’appesantissant sur un village, une partie de ses habitants a fui dans les villes ; et leur charge, renversée sur ceux qui ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s’est dépeuplé.

« Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l’outrage, des villages se sont révoltés ; et le pacha s’en est réjoui : il leur a fait la guerre, il a pris d’assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé leurs animaux ; et quand la terre a demeuré déserte, que m’importe ? a-t-il dit, je m’en vais demain.

« Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés ont séjourné en marécages ; et sous ce climat chaud, leurs exhalaisons putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute espèce ; et il s’en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et de ruine.

« Oh, qui dénombrera tous les maux de ce régne tyrannique !

« Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles personnelles, les provinces d’un État identique sont dévastées. Tantôt, redoutant leurs maîtres, ils tentent à l’indépendance, et attirent sur leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les affider, ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte ; en un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution pour un délit imaginaire : partout ils excitent la haine des sectes, provoquent leurs délations pour en retirer des avanies ; ils extorquent les biens, frappent les personnes ; et quand leur avarice imprudente a entassé en un monceau toutes les richesses d’un pays, le gouvernement, par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang pour un crime dont il est complice.

« Ô scélérats ! monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des biens du peuple ! est-ce vous qui avez donné le souffle à l’homme, pour le lui ôter ? est-ce vous qui faites naître les produits de la terre pour les dissiper ? fatiguez-vous à sillonner le champ ? endurez-vous l’ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à battre la gerbe ? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur ? traversez-vous les déserts comme le marchand ? Ah ! en voyant la cruauté et l’orgueil des puissants, j’ai été transporté d’indignation, et j’ai dit dans ma colère : Eh quoi ! il ne s’élèvera pas sur la terre des hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans ! Un petit nombre de brigands dévorent la multitude, et la multitude se laisse dévorer ! Ô peuples avilis ! connaissez vos droits ! Toute autorité vient de vous, toute puissance est la vôtre. Vainement les rois vous commandent de par Dieu et de par leur lance, soldats, restez immobiles : puisque Dieu soutient le sultan, votre secours est inutile ; puisque son épée lui suffît, il n’a pas besoin de la vôtre : voyons ce qu’il peut par lui-même… Les soldats ont baissé les armes ; et voilà les maîtres du monde faibles comme le dernier de leurs sujets ! Peuples ! sachez donc que ceux qui vous gouvernent sont vos chefs et non pas vos maîtres, vos préposés et non pas vos propriétaires, qu’ils n’ont d’autorité sur vous que par vous et pour votre avantage ; que vos richesses sont à vous, et qu’ils vous en sont comptables ; que rois ou sujets, Dieu a fait tous les hommes égaux, et que nul des mortels n’a droit d’opprimer son semblable.

« Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes… Eh bien ! ils subiront les conséquences de leur aveuglement… L’arrêt en est porté ; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, s’écroulera sous sa propre masse ; oui, j’en jure par les ruines de tant d’empires détruits ! l’empire du Croissant subira le sort des États dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de leur métropole : le trône d’Orkhan sera renversé, le dernier rejeton de sa race sera retranché, et la horde des Oguzians, privée de chef, se dispersera comme celle des Nogais : dans celte dissolution, les peuples de l’empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront leurs anciennes distinctions., et une anarchie générale surviendra comme il est arrivé dans l’empire des Sophis, jusqu’à ce qu’il s’élève chez l’Arabe, l’Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de nouveaux États… Oh ! s’il se trouvait sur la terre des hommes profonds et hardis ! quels éléments de grandeur et de gloire !… Mais déjà l’heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées ; ses guerriers ignorants sont battus, dispersés : vainement il appelle ses sujets ; les cœurs sont glacés ; les sujets répondent : Cela est écrit ; et qu’importe qui soit notre maître ! nous ne pouvons perdre à changer. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le Prophète : le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent : « Cessez de nous invoquer ; vous avez fait vos maux, guérissez-les vous-même. La nature a établi des lois, c’est à vous de les pratiquer : observez, raisonnez, profitez de l’expérience. C’est la folie de l’homme qui le perd, c’est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont ignorants, qu’ils s’instruisent ; leurs chefs sont pervers, qu’ils se corrigent et s’améliorent ; » car tel est l’arrêt de la nature : Puisque les maux des sociétés viennent de la cupidité et de l’ignorance, les hommes ne cesseront d’être tourmentés qu’ils ne soient éclairés et sages ; qu’ils ne pratiquent l’art de la justice, fondée sur la connaissance de leurs rapports et des lois de leur organisation. »



  1. Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète.