Les Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires
INVOCATION
Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme de sentimens profonds et de hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui vous sait consulter ! C’est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait devant les tyrans, proclamiez déjà les vérités qu’ils détestent, et qui, confondant la dépouille des rois à celle du dernier esclave, attestiez le saint dogme de l’égalité. C’est dans votre enceinte, qu’amant solitaire de la liberté, j’ai vu m’apparaître son génie, non tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de poignards, mais sous l’aspect auguste de la justice, tenant en ses mains les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de l’éternité. ô tombeaux ! Que vous possédez de vertus ! Vous épouvantez les tyrans ; vous empoisonnez d’une terreur secrète leurs jouissances impies ; ils fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous l’orgueil de leurs palais. Vous punissez l’oppresseur puissant ; vous ravissez l’or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu’il a dépouillé ; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de soucis le faste du riche ; vous consolez le malheureux, en lui offrant un dernier asyle ; enfin, vous donnez à l’ame ce juste équilibre de force et de sensibilité, qui constitue la sagesse, la science de la vie. En considérant qu’il faut tout vous restituer, l’homme réfléchi néglige de se charger de vaines grandeurs, d’inutiles richesses : il retient son cœur dans les bornes de l’équité ; et cependant, puisqu’il faut qu’il fournisse sa carrière, il emploie les instans de son existence, et use des biens qui lui sont accordés. Ainsi, vous jetez un frein salutaire sur l’élan impétueux de la cupidité ! Vous calmez l’ardeur fiévreuse des jouissances qui troublent les sens ; vous reposez l’ame de la lutte fatigante des passions ; vous l’élevez au dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule ; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples et des tems, l’esprit ne se déploie qu’à de grandes affections, et ne conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah ! Quand le songe de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne laissent la trace de l’utilité ! ô ruines ! Jeretournerai vers vous prendre vos leçons ! Je me replacerai dans la paix de vos solitudes ; et là, éloigné du spectacle affligeant des passions, j’aimerai les hommes sur des souvenirs ; je m’occuperai de leur bonheur ; et le mien se composera de l’idée de l’avoir hâté.
== Le voyage ==
La onzième année du règne d’Abd-Ul-Hamîd, fils d’Ahmed, empereur des turks ; au tems où les tartares-nogaïs furent chassés de la Krimée, et où un prince musulman, du sang de Gengiz-Khan, se rendit le vassal et le garde d’une femme chrétienne et reine. Je voyageais dans l’empire des ottomans, et je parcourais les provinces qui jadis furent les royaumes d’égypte et de Syrie. Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes dans l’état social, j’entrais dans les villes, et j’étudiais les mœurs de leurs habitans ; je pénétrais dans les palais, et j’observais la conduite de ceux qui gouvernent ; je m’écartais dans les campagnes, et j’examinais la condition des hommes qui cultivent ; et par tout ne voyant que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cœur était oppressé de tristesse et d’indignation. Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages désertés, des villes en ruines. Souvent je rencontrais d’antiques monumens, des débris de temples, de palais et de forteresses ; des colonnes, des aqueducs, des tombeaux : et ce spectacle tourna mon esprit vers la méditation des tems passés, et suscita dans mon cœur des pensées graves et profondes. Et j’arrivai à la ville de Hems, sur les bords de l’Orontes ; et là, me trouvant rapproché de celle de Palmyre, située dans le désert, je résolus de connaître par moi-même ses monumens si vantés ; et, après trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une vallée remplie de grottes et de sépulcres, tout à coup, au sortir de cette vallée, j’aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus étonnante : c’était une multitude innombrable de superbes colonnes debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s’étendaient à perte de vue, en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands édifices, les uns entiers, les autres à demi-écroulés. De toutes parts, la terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, de fûts, d’entablemens, de pilastres, tous de marbre blanc, d’un travail exquis. Après trois quarts d’heure de marche le long de ces ruines, nous entrâmes dans l’enceinte d’un vaste édifice, qui fut jadis un temple dédié au soleil ; et je pris l’hospitalité chez de pauvres paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du temple ; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer en détail la beauté de tant d’ouvrages. Chaque jour je sortais pour visiter quelqu’un des monumens qui couvrent la plaine ; et un soir que, l’esprit occupé de réflexions, je m’étais avancé jusqu’à la vallée des sépulcres, je montai sur les hauteurs qui la bordent, et d’où l’œil domine à la fois l’ensemble des ruines et l’immensité du désert. -le soleil venait de se coucher ; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace à l’horizon lointain des monts de la Syrie : la pleine lune à l’orient s’élevait sur un fond bleuâtre, aux planes rives de l’Euphrate ; le ciel était pur, l’air calme et serein ; l’éclat mourant du jour tempérait l’horreur des ténèbres ; la fraîcheur naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée ; les pâtres avaient retiré leurs chameaux ; l’œil n’apercevait plus aucun mouvement sur la plaine monotone et grisâtre ; un vaste silence régnait sur le désert ; seulement à de longs intervalles l’on entendait les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et de quelques chacals… l’ ombre croissait, et déjà dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs… ces lieux solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L’aspect d’une grande cité déserte, la mémoire des tems passés, la comparaison de l’état présent, tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m’assis sur le tronc d’une colonne ; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m’abandonnai à une rêverie profonde.
== La méditation ==
Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut le siége d’un empire puissant. Oui ! Ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d’allégresse et de fête : ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers ; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchans de sa subsistance, affluait un peuple nombreux : là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats ; et l’on voyait s’échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique ; les tissus moëlleux de Kachemire pour les tapis fastueux de la Lydie ; l’ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes ; l’or d’Ophir pour l’étain de Thulé… et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste d’une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques, a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. L’opulence d’une cité de commerce s’est changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux !… ah ! Comment s’est éclipsée tant de gloire !… comment se sont anéantis tant de travaux !… ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! Ainsi s’évanouissent les empires et les nations ! Et l’histoire des tems passés se retraça vivement à ma pensée ; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées ; je me peignis l’assyrien sur les rives du Tigre, le kaldéen sur celles de l’Euphrate, le perse régnant de l’Indus à la Méditerranée. Je dénombrai les royaumes de Damas et de l’Idumée, de Jérusalem et de Samarie, et les états belliqueux des philistins, et les républiques commerçantes de la Phénicie. Cette Syrie, me disais-je, aujourd’hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de bourgs et de hameaux. De toutes parts l’on ne voyait que champs cultivés, que chemins fréquentés, qu’habitations pressées… ah ! Que sont devenus ces âges d’abondance et de vie ? Que sont devenues tant de brillantes créations de la main de l’homme ? Où sont-ils, ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbek et de Jérusalem ? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d’Arad, ces atteliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats ? Et ces laboureurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d’êtres vivans dont s’enorgueillissait la face de la terre ? Hélas ! Je l’ai parcourue, cette terre ravagée ! J’ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur ; et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… j’ai cherché les anciens peuples et leurs ouvrages ; et je n’en ai vu que la trace, semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière : les temples sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont comblés, les villes sont détruites, et la terre nue d’habitans n’est plus qu’un lieu désolé de sépulcres… grand dieu ! D’où viennent de si funestes révolutions ? Par quels motifs la fortune de ces contrées a-t-elle si fort changé ? Pourquoi tant de villes se sont-elles détruites ? Pourquoi cette ancienne population ne s’est-elle pas reproduite et perpétuée ? Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement, et jette mon coeur dans le trouble et l’incertitude. Quand ces contrées jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, c’étaient des peuples infidèles qui les habitaient ; c’était le phénicien sacrificateur homicide de Molok, qui rassemblait dans ses murs les richesses de tous les climats ; c’était le kaldéen prosterné devant un serpent qui subjuguait d’opulentes cités, et dépouillait les palais des rois et les temples des dieux ; c’était le perse adorateur du feu qui recueillait les tributs de cent nations ; c’étaient les habitans de cette ville même, adorateurs du soleil et des astres, qui élevaient tant de monumens de prospérité et de luxe… troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui devrait être le prix de la piété, était aux mains de ces idolâtres : et maintenant que des peuples croyans et saints occupent ces campagnes, ce n’est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces mains bénites, ne produit que des ronces et des absynthes. L’homme sème dans l’angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis ; la guerre, la famine, la peste l’assaillent tour à tour… cependant ne sont-ce pas là les enfans des prophêtes ? Ce musulman, ce chrétien, ce juif, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces et de miracles ? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles plus des mêmes faveurs ? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens ? Pourquoi en sont-ils comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d’autres nations, en d’autres pays ?… et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes, qui ont tour à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différens de cultes et de mœurs, depuis ceux de l’Asie antique jusqu’aux plus récens de l’Europe, ce nom d’une terre natale réveilla en moi le sentiment de la patrie ; et tournant vers elle mes regards, j’arrêtai toutes mes pensées sur la situation où je l’avais quittée. Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées, ses routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de l’une et de l’autre Inde ; et comparant à l’activité de son commerce, à l’étendue de sa navigation, à la richesse de ses monumens, aux arts et à l’industrie de ses habitans, tout ce que l’égypte et la Syrie purent jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur passée de l’Asie dans l’Europe moderne : mais bientôt le charme de ma rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis l’activité des lieux que je contemplais : qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l’abandon de nos propres contrées ? Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise ou du Sviderzée, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le coeur et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations ; qui sait si un voyageur comme moi ne s’asseoira pas un jour sur de muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ? à ces mots, mes yeux se remplirent de larmes ; et, couvrant ma tête du pan de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses humaines. Ah ! Malheur à l’homme, dis-je dans ma douleur ! Une aveugle fatalité se joue de sa destinée ! Une nécessité funeste régit au hasard le sort des mortels. Mais non : ce sont les décrets d’une justice céleste qui s’accomplissent ! Un dieu mystérieux exerce ses jugemens incompréhensibles ! Sans doute il a porté contre cette terre un anathême secret ; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les races présentes. Oh ! Qui osera sonder les profondeurs de la divinité ? Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde.
Le fantome
Cependant un bruit frappa mon oreille, semblable à l’agitation d’une robe flottante, et d’une marche à pas lents sur des herbes sèches et frémissantes. Inquiet, je soulevai mon manteau ; et, jetant de tous côtés un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d’un temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre, enveloppé d’une draperie immense, tel que l’on peint les spectres sortant des tombeaux. Je frissonnai ; et tandis qu’ému d’effroi j’hésitais de fuir ou de m’assurer de l’objet, les graves accens d’une voix profonde me firent entendre ce discours : " jusques à quand l’homme importunera-t-il les cieux d’une injuste plainte ? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le sort de ses maux ? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et son cœur aux insinuations de la vérité et de la raison ? Elle s’offre par tout à lui, cette vérité lumineuse ; et il ne la voit point ! Le cri de la raison frappe son oreille ; et il ne l’entend pas ! Homme injuste ! Si tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens ! Si ton cœur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces ruines ! Lis les leçons qu’elles te présentent !… et vous, témoins de vingt siècles divers, temples saints ! Tombeaux vénérables ! Murs jadis glorieux, paraissez dans la cause de la nature même ! Venez au tribunal d’un sain entendement déposer contre une accusation injuste ! Venez confondre les déclamations d’une fausse sagesse ou d’une piété hypocrite, et vengez la terre et les cieux de l’homme qui les calomnie " ! Quelle est-elle, cette aveugle fatalité, qui, sans règle et sans lois, se joue du sort des mortels ? Quelle est cette nécessité injuste qui confond l’issue des actions, et de la prudence, et de la folie ? En quoi consistent ces anathêmes célestes sur ces contrées ? Où est cette malédiction divine qui perpétue l’abandon de ces campagnes ? Dites, monumens des tems passés ! Les cieux ont-ils changé leurs lois, et la terre sa marche ? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l’espace ? Les mers n’élèvent-elles plus leurs nuages ? Les pluies et les rosées demeurent-elles fixées dans les airs ? Les montagnes retiennent-elles leurs sources ? Les ruisseaux se sont-ils taris ? Et les plantes sont-elles privées de semences et de fruits ? Répondez, race de mensonge et d’iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu’il assigna lui-même à la nature ? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la terre à ses habitans, les biens que jadis ils leur accordèrent ? Si rien n’a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent subsistent encore, à quoi tient-il donc que les races présentes ne soient ce que furent les races passées ? Ah ! C’est faussement que vous accusez le sort et la divinité ! C’est à tort que vous reportez à Dieu la cause de vos maux ! Dites, race perverse et hypocrite, si ces lieux sont désolés, si des cités puissantes sont réduites en solitude, est-ce Dieu qui en a causé la ruine ? Est-ce sa main qui a renversé ces murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes ? Ou est-ce la main de l’homme ? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville, et le feu dans la campagne ; qui a tué le peuple, incendié les moissons, arraché les arbres et ravagé les cultures ? Ou est-ce le bras de l’homme ? Et lorsqu’après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, est-ce la vengeance de Dieu qui l’a produite, ou la fureur insensée de l’homme ? Lorsque dans la famine le peuple s’est repu d’alimens immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l’a envoyée, ou l’imprudence de l’homme ? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont moissonné les habitans, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui l’a dépeuplée ? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l’avidité de ceux qui gouvernent ? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou l’orgueil des rois et de leurs ministres ? Est-ce la vénalité de ses décisions qui renverse la fortune des familles, ou la vénalité des organes des lois ? Sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des hommes ? Et si dans l’angoisse de leurs maux ils n’en voient pas les remèdes, est-ce l’ignorance de Dieu qu’il en faut inculper, ou leur ignorance ? Cessez donc, ô mortels, d’accuser la fatalité du sort ou les jugemens de la divinité ! Si Dieu est bon, sera-t-il l’auteur de votre supplice ? S’il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits ? Non, non, la bizarrerie dont l’homme se plaint n’est point la bizarrerie du destin ; l’obscurité où sa raison s’égare n’est point l’obscurité de Dieu ; la source de ses calamités n’est point reculée dans les cieux ; elle est près de lui sur la terre : elle n’est point cachée au sein de la divinité ; elle réside dans l’homme même, il la porte en son cœur. Tu murmures, et tu dis : comment des peuples infidèles ont-ils joui des bienfaits des cieux et de la terre ? Comment des races saintes sont-elles moins fortunées que des peuples impies ? Homme fasciné ! Où est donc la contradiction qui te scandalise ? Où est l’énigme que tu supposes à la justice des cieux ? Je remets à toi-même la balance des graces et des peines, des causes et des effets. Dis : quand ces infidèles observaient les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d’intelligens travaux sur l’ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il troubler l’équilibre du monde pour tromper leur prudence ? Quand leurs mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des épines ? Quand, pour fertiliser ce sol aride, leur industrie construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait à travers les déserts des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes ? Devait-il arracher les moissons que l’art faisait naître, dévaster les campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir le travail, troubler enfin l’ordre établi par la sagesse de l’homme ? Et quelle est cette infidélité qui fonda des empires par la prudence, les défendit par le courage, les affermit par la justice ; qui éleva des villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d’habitans, et, semblable à l’esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le monde ? Si telle est l’impiété, qu’est-ce donc que la vraie croyance ? La sainteté consiste-t-elle à détruire ? Le dieu qui peuple l’air d’oiseaux, la terre d’animaux, les ondes de reptiles ; le dieu qui anime la nature entière, est-il donc un dieu de ruines et de tombeaux ? Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l’incendie ? Veut-il pour hymnes des gémissemens, des homicides pour adorateurs, pour temple un monde désert et ravagé ? Voilà cependant, races saintes et fidèles, quels sont vos ouvrages ? Voilà les fruits de votre piété ! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les cultures, réduit la terre en solitude ; et vous demandez le salaire de vos œuvres ! Il faudra sans doute vous produire des miracles ! Il faudra ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et de la terre ; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa magnificence et de sa grandeur ; ces lois éternelles antérieures à tous les codes, à tous les prophètes ; ces lois immuables que ne peuvent altérer, ni les passions, ni l’ignorance de l’homme ; mais la passion qui les méconnaît, l’ignorance qui n’observe point les causes, qui ne prévoit point les effets, ont dit, dans la sottise de leur cœur : " tout vient du hasard ; une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la terre, sans que la prudence ou le savoir puissent s’en préserver ". Ou prenant un langage hypocrite, elles ont dit : " tout vient de Dieu ; il se plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison… " ; et l’ignorance s’est applaudie dans sa malignité. " ainsi, a-t-elle dit, je m’égalerai à la science qui me blesse ; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue et m’importune ; et la cupidité a ajouté : ainsi, j’opprimerai le faible, et je dévorerai les fruits de sa peine, et je dirai : c’est Dieu qui l’a décrété, c’est le sort qui l’a voulu ". -mais moi, j’en jure par les lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cœur humain ! L’hypocrite sera déçu dans sa fourberie, l’injuste dans sa rapacité ; le soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et le savoir, et que l’aveuglement l’emporte sur la prudence dans l’art délicat et profond de procurer à l’homme ses vraies jouissances, et d’asseoir sur des bases solides sa félicité.
== L’exposition ==
Ainsi parla le fantôme. Interdit de ce discours, et le cœur agité de diverses pensées, je demeurai long-tems en silence. Enfin, m’enhardissant à prendre la parole, je lui dis : " ô génie des tombeaux et des ruines ! Ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le trouble ; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. Pardonne à mon ignorance. Hélas ! Si l’homme est aveugle, ce qui fait son tourment fera-t-il encore son crime ? J’ai pu méconnaître la voix de la raison ; mais je ne l’ai point rejetée après l’avoir connue. Ah ! Si tu lis dans mon cœur, tu sais combien il desire la vérité ; tu sais qu’il la recherche avec passion… et n’est-ce pas à sa poursuite que tu me vois en ces lieux écartés ? Hélas ! J’ai parcouru la terre, j’ai visité les campagnes et les villes ; et voyant par tout la misère et la désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a profondément affligé mon ame ". Je me suis dit en soupirant : l’homme n’est-il donc créé que pour l’angoisse et pour la douleur ? Et j’ai appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les remèdes. J’ai dit : " je me séparerai des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’ame se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère. J’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monumens anciens sur la sagesse des tems passés ; j’évoquerai du sein des tombeaux l’esprit qui, jadis dans l’Asie, fit la splendeur des états et la gloire des peuples. Je demanderai à la cendre des législateurs par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin, doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes ". Je me tus ; et, les yeux baissés, j’attendis la réponse du génie. La paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la justice ! ô jeune homme ! Puisque ton cœur cherche avec droiture la vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine : j’exposerai à tes regards cette vérité que tu appelles ; j’enseignerai à ta raison cette sagesse que tu réclames ; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la science des siècles… alors s’approchant de moi, et posant sa main sur ma tête : élève-toi, mortel, me dit-il, et dégage tes sens de la poussière où tu rampes… et soudain, pénétré d’un feu céleste, les liens qui nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre ; et tel qu’une vapeur légère, enlevé par le vol du génie, je me sentis transporté dans la région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers la terre, j’aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans l’espace, un globe semblable à celui de la lune, mais moins gros et moins lumineux, me présentait l’une de ses faces ; et cette face avait l’aspect d’un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres ; et tandis que je m’efforçais de démêler ce qu’étaient ces taches : " homme qui cherches la vérité, me dit le génie, reconnois-tu ce spectacle ? -ô génie ! Répondis-je, si d’autre part je ne voyais le globe de la lune, je prendrais celui-ci pour le sien ; car il a les apparences de cette planète vue au télescope dans l’ombre d’une éclipse : on dirait que ces diverses taches sont des mers et des continens. Oui, me dit-il, ce sont des mers et des continens, ceux-là mêmes de l’hémisphère que tu habites… quoi ! M’écriai-je, c’est là cette terre où vivent les mortels !… " oui, reprit-il : cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une grande portion du disque, et l’enceint presque de tous côtés, c’est là ce que vous appelez le vaste océan, qui, du pôle du sud s’avançant vers l’équateur, forme d’abord le grand golfe de l’Inde et de l’Afrique, puis se prolonge à l’orient à travers les isles malaises jusqu’aux confins de la Tartarie, tandis qu’à l’ouest il enveloppe les continens de l’Afrique et de l’Europe jusque dans le nord de l’Asie. Sous nos pieds, cette presqu’ île de forme carrée est l’aride contrée des arabes ; à sa gauche ce grand continent presqu’aussi nu dans son intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé qu’habitent les hommes noirs. Au nord, par de là une mer irrégulière et longuement étroite, sont les campagnes de l’Europe riche en prairies et en champs cultivés : à sa droite, depuis la Caspienne, s’étendent les plaines neigeuses et nues de la Tartarie. En revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du Cobi, qui sépare la Chine du reste du monde. Tu vois cet empire dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement courbé. Sur ses bords, ces langues déchirées et ces points épars sont les presqu’ îles et les îles des peuples malais, tristes possesseurs des parfums et des aromates. Ce triangle qui s’avance au loin dans la mer, est la presqu’ île trop célèbre de l’Inde. Tu vois le cours tortueux du Gange, les âpres montagnes du Tibet, le vallon fortuné de Kachemire, les déserts salés du Persan, les rives de l’Euphrate et du Tigre, et le lit encaissé du Jourdain, et les canaux du Nil solitaire… ô génie, dis-je en l’interrompant, la vue d’un mortel n’atteint pas à ces objets dans un tel éloignement… aussitôt, m’ayant touché la vue, mes yeux devinrent plus perçans que ceux de l’aigle, et cependant les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes que des sillons tortueux, et les villes que de petits compartimens semblables à des cases d’échecs. Et le génie me détaillant et m’indiquant du doigt les objets : ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans cette vallée étroite que le Nil arrose, sont les restes des villes opulentes, dont s’enorgueillissait l’antique royaume d’éthiopie. Voilà les débris de sa métropole, Thèbes aux cent palais, l’aïeule des cités, monument d’un destin bizarre. C’est là qu’un peuple maintenant oublié, alors que tous les autres étaient barbares, découvrait les élémens des sciences et des arts ; et qu’une race d’hommes aujourd’hui rebut de la société, parce qu’ils ont les cheveux crépus et la peau noire, fondait sur l’étude des lois de la nature des systèmes civils et religieux qui régissent encore l’univers. Plus bas, ces points gris sont les pyramides, dont les masses t’ont épouvanté : au-delà, ce rivage que serrent la mer et un sillon d’étroites montagnes, fut le séjour des peuples phéniciens ; là, furent les villes puissantes de Tyr, de Sidon, d’Ascalon, de Gaze et de Beryte. Ce filet d’eau sans issue est le fleuve du Jourdain, et ces rochers arides furent jadis le théâtre d’événemens qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d’Oreb et ce mont-Sinaï, où, par des moyens qu’ignore le vulgaire, un homme profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l’espèce entière. Sur la plage aride qui confine, tu n’aperçois plus de trace de splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient ces ports iduméens, d’où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la presqu’ île arabe, se rendaient dans le golfe Persique, pour y prendre les perles d’Hévila, et l’or de Saba et d’Ophir. Oui, c’est là, sur cette côte d’Oman et de Bahrain, qu’était le siége de ce commerce de luxe, qui, dans ses mouvemens et ses révolutions, fit le destin des anciens peuples : c’est là que venaient se rendre les aromates et les pierres précieuses de Ceylan, les châles de Kachemire, les diamans de Golconde, l’ambre des Maldives, le musc du Tibet, l’aloës de Cochin, les singes et les paons du continent de l’Inde, l’encens d’Hadramaût, la myrrhe, l’argent, la poudre d’or et l’ivoire d’Afrique : c’est de là que prenant leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d’égypte et de Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l’opulence de Thèbes, de Sidon, de Memphis et de Jérusalem ; et que, tantôt remontant le Tigre et l’Euphrate, elles suscitèrent l’activité des nations assyriennes, mèdes, kaldéennes et perses ; et que ces richesses, selon l’abus ou l’usage qu’elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes ; d’Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite ; de Babylone, qui n’a plus que des monceaux de terre fouillée ; de Ninive, dont le nom à peine subsiste ; de Tapsaque, d’Anatho, de Gerra, et de cette désolée Palmyre. ô noms à jamais glorieux ! Champs célèbres, contrées mémorables ! Combien votre aspect présente de leçons sublimes ! Combien de vérités profondes sont écrites sur la surface de cette terre ! Souvenirs des tems passés, revenez à ma pensée ! Lieux témoins de la vie de l’homme en tant de divers âges, retracez-moi les révolutions de sa fortune ! Dites quels en furent les mobiles et les ressorts ! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgraces ! Dévoilez à lui-même les causes de ses maux ! Redressez-le par la vue de ses erreurs ! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l’expérience des races passées devienne un tableau d’instruction, et un germe de bonheur pour les races présentes et futures !
== Condition de l’homme ==
Et après quelques momens de silence, le génie reprit en ces termes : je te l’ai dit, ô ami de la vérité ! L’homme reporte en vain ses malheurs à des agens obscurs et imaginaires ; il recherche en vain à ses maux des causes mystérieuses, étrangères : dans l’ordre général de l’univers, sans doute sa condition est assujétie à des inconvéniens ; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures ; mais ces puissances ne sont, ni les décrets d’un destin aveugle, ni les caprices d’êtres fantastiques et bizarres : ainsi que le monde dont il fait partie, l’homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leurs cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence ; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux : inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout tems, en tout lieu elles sont présentes à l’homme, elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l’homme connaisse ces lois ! qu’il comprenne la nature des êtres qui l’environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les moteurs de sa destinée ; il saura quelles sont les causes de ses maux, et quels peuvent en être les remèdes. Quand la puissance secrète qui anime l’univers, forma le globe que l’homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvemens individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l’harmonie de l’ensemble ; par là, elle établit un ordre régulier de causes et d’effets, de principes et de conséquences, lequel, sous une apparence de hasard, gouverne l’univers et maintient l’équilibre du monde : ainsi, elle attribua au feu le mouvement et l’activité ; à l’air, l’élasticité ; la pesanteur et la densité à la matière ; elle fit l’air plus léger que l’eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que l’acier ; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à la plante de végéter ; à l’homme, voulant l’exposer au choc de tant d’êtres divers, et cependant préserver sa vie fragile, elle lui donna la faculté de sentir. Par cette faculté, toute action nuisible à son existence lui porta une sensation de mal et de douleur ; et toute action favorable, une sensation de plaisir et de bien-être. Par ces sensations, l’homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été nécessité d’aimer et de conserver sa vie. Ainsi, l’amour de soi, le desir du bien-être, l’aversion de la douleur, ont été les lois essentielles et primordiales imposées à l’homme par la nature même ; les lois que la puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner ; et qui, semblables à celles du mouvement dans le monde physique, sont devenues le principe simple et fécond de tout ce qui s’est passé dans le monde moral. Telle est donc la condition de l’homme : d’un côté, soumis à l’action des élémens qui l’environnent, il est assujéti à plusieurs maux inévitables ; et si dans cet arrêt la nature s’est montrée sévère, d’autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces maux par des biens semblables, elle a encore donné à l’homme le pouvoir d’augmenter les uns et d’alléger les autres ; elle a semblé lui dire : " foible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie ; le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t’en accorde l’usage ; tu le trouveras mêlé de biens et de maux : c’est à toi de les distinguer ; c’est à toi de guider tes pas dans des sentiers de fleurs et d’épines. Sois l’arbitre de ton sort ; je te remets ta destinée ". -oui, l’homme est devenu l’artisan de sa destinée ; lui-même a créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune ; et si, à la vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a lieu de gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels principes il est parti, et à quelle hauteur il a su s’élever, peut-être a-t-il plus droit encore de présumer de sa force, et de s’enorgueillir de son génie.
== État originel de l’homme == Dans l’origine, l’homme formé nu de corps et d’esprit, se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage : orphelin délaissé de la puissance inconnue qui l’avait produit, il ne vit point à ses côtés des êtres descendus des cieux pour l’avertir de besoins qu’il ne doit qu’à ses sens, pour l’instruire de devoirs qui naissent uniquement de ses besoins. Semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l’avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature : par la douleur de la faim, il fut conduit aux alimens, et il pourvut à sa subsistance ; par les intempéries de l’air, il desira de couvrir son corps, et il se fit des vêtemens ; par l’attrait d’un plaisir puissant, il s’approcha d’un être semblable à lui, et il perpétua son espèce… ainsi, les impressions qu’il reçut de chaque objet, éveillant ses facultés, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent d’instruire sa profonde ignorance ; ses besoins suscitèrent son industrie, ses périls formèrent son courage ; il apprit à distinguer les plantes utiles des nuisibles, à combattre les élémens, à saisir une proie, à défendre sa vie ; et il allégea sa misère. Ainsi, l’amour de soi, l’aversion de la douleur, le desir du bien-être, furent les mobiles simples et puissans qui retirèrent l’homme de l’état sauvage et barbare où la nature l’avait placé ; et lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu’il peut compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de s’applaudir et de se dire : " c’est moi qui ai produit les biens qui m’environnent ; c’est moi qui suis l’artisan de mon bonheur ; habitation sûre, vêtemens commodes, alimens abondans et sains, campagnes riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage ; sans moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu’un marais immonde, qu’une forêt sauvage, qu’un désert hideux ". Oui, homme créateur, reçois mon hommage ! Tu as mesuré l’étendue des cieux, calculé la masse des astres, saisi l’éclair dans les nuages, dompté la mer et les orages, asservi tous les élémens. Ah ! Comment tant d’élans sublimes se sont-ils mélangés de tant d’égaremens !
Principes des soci etes
Cependant, errans dans les bois et aux bords des fleuves, à la poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et pêcheurs, investis de dangers, assaillis d’ennemis, tourmentés par la faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent leur faiblesse individuelle ; et, mûs d’un besoin commn de sureté, et d’un sentiment réciproque des mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs forces ; et quand l’un encourut un péril, plusieurs l’aidèrent et le secoururent ; quand l’un manqua de subsistance, un autre le partagea de sa proie : ainsi, les hommes s’associèrent pour assurer leur existence, pour accroître leurs facultés, pour protéger leurs jouissances ; et l’amour de soi devint le principe de la société. Instruits ensuite par l’épreuve répétée d’accidens divers, par les fatigues d’une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent : " pourquoi consumer nos jours à chercher des fruits épars sur un sol avare ? Pourquoi nous épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l’onde et les bois ? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous substantent ? Que n’appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les défendre ? Nous nous alimenterons de leurs produits ; nous nous vêtirons de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des soucis du lendemain ". Et les hommes, s’aidant l’un et l’autre, saisirent le chevreau léger, la brebis timide ; ils captivèrent le chameau patient, le taureau farouche, le cheval impétueux ; et s’applaudissant de leur industrie, ils s’assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de goûter le repos et l’aisance ; et l’amour de soi, principe de tout raisonnement, devint le moteur de tout art et de toute jouissance. Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs, et dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur les cieux, et sur leur propre existence des regards de curiosité et de réflexion ; ils remarquèrent le cours des saisons, l’action des élémens, les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils imitèrent le procédé de la nature ; ils confièrent à la terre le riz, l’orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance ; et ayant trouvé le moyen d’obtenir dans un petit espace, et sans déplacement, beaucoup de subsistances et de longues provisions, ils se firent des demeures sédentaires ; ils construisirent des maisons, des hameaux, des villes ; formèrent des peuples, des nations ; et l’amour de soi produisit tous les développemens du génie et de la puissance. Ainsi, par l’unique secours de ses facultés, l’homme à su lui-même s’élever à l’étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux, si, observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût fidèlement rempli l’unique et véritable objet ! Mais, par une imprudence fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s’est lancé dans un dédale d’erreurs et d’infortunes ; et l’amour de soi, tantôt déréglé, et tantôt aveugle, est devenu un principe fécond de calamités.
== Source des maux des sociétés == En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, saisis de l’attrait des objets qui flattent les sens, ils se livrèrent à des desirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des sensations douces que la nature avait attachée à leurs vrais besoins pour les lier à leur existence : non contens des biens que leur offrait la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables ; et un homme fort s’éleva contre un homme faible, pour lui ravir le fruit de ses peines ; et le faible invoqua un autre faible pour résister à la violence ; et deux forts se dirent : " pourquoi fatiguer nos bras à produire les jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles ? unissons-nous, et dépouillons-les ; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peines ". Et les forts s’étant associés pour l’oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement ; et il s’établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions se produisant sous mille formes nouvelles, n’ont cessé de former un enchaînement successif de malheurs. Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur ; et la cupidité, fille et compagne de l’ignorance, s’est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre. Oui, l’ignorance et la cupidité ! Voilà la double source de tous les tourmens de la vie de l’homme ! C’est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle : c’est par elles que fermant son cœur à la compassion, et son esprit à l’équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l’ignorance et la cupidité, l’homme s’est armé contre l’homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage : par l’ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque état, a divisé le citoyen du citoyen ; et une même société s’est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves : par elles, tantôt insolens et audacieux, les chefs d’une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l’avidité mercenaire a fondé le despotisme politique ; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilége ; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux : par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu ; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d’erreurs et de calamités… la cupidité de l’homme et son ignorance !… voilà les génies malfaisans qui ont perdu la terre ! Voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires ! Voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d’une ville populeuse, en une solitude de deuil et de ruines !… mais puisque ce fut du sein de l’homme que sortirent tous les maux qui l’ont déchiré, ce fut aussi là qu’il en dut trouver les remèdes, et c’est là qu’il faut les chercher.
== Origine des gouverneurs == En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu’ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix ; et, réfléchissant sur leurs infortunes et leurs causes, ils se dirent : " nous nous nuisons mutuellement par nos passions ; et pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède ; ce que l’un ravit aujourd’hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. établissons-nous des arbitres qui jugent nos prétentions, et pacifient nos discordes. Quand le fort s’élevera contre le faible, l’arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence ; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature ". Et il se forma au sein des sociéts des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques ; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple le ur confia la balance pour peser les droits, et l’épée pour punir les transgressions. Alors s’établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d’action, qui fit la sureté commune. Le nom de l’équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre ; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvemens de son ame ; et l’activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l’espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l’art et de la nature ; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l’homme fut heureux et puissant sur la terre. Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara ; et cette sagesse en lui fut encore l’effet des lois de la nature dans l’organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances, qu’il respecta celles d’autrui ; et la cupidité trouva son correctif dans l’amour éclairé de soi-même. Ainsi l’amour de soi, mobile éternel de tout individu, est devenu la base nécessaire de toute association ; et c’est de l’observation de cette loi naturelle qu’a dépendu le sort de toute nation. Les lois factices et conventionnelles ont-elles tendu vers son but et rempli ses indications ? Chaque homme, mû d’un instinct puissant, a déployé toutes les facultés de son être ; et de la multitude des félicités particulières s’est composée la félicité publique. Ces lois, au contraire, ont-elles gêné l’essor de l’homme vers son bonheur ? Son coeur privé de ses vrais mobiles a langui dans l’inaction, et l’accablement des individus a fait la faiblesse publique. Or, comme l’amour de soi, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse l’homme contre son semblable, et tend par conséquent à dissoudre la société, l’art des lois et la vertu de leurs agens ont été de tempérer le conflit des cupidités, de maintenir l’équilibre entre les forces, d’assurer à chacun son bien-être, afin que, dans le choc de société à société, tous les membres portassent un même intérêt à la conservation et à la défense de la chose publique. La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l’intérieur, pour cause efficace, l’équité des gouvernemens et des lois ; et leur puissance respective a eu à l’extérieur, pour mesure, le nombre des intéressés, et le degré d’intérêt à la chose publique. D’autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile ; le jeu perpétuel des passions ayant suscité des incidens non prévus ; les conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles ; enfin, les auteurs des lois en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but ; et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d’autrui, s’étant livrés à la leur propre ; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le trouble et le désordre ; et le vice des lois et l’ injustice des gouvernemens, dérivés de la cupidité et de l’ignorance, sont devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des états.
== Causes prosperi anciens États ==
Et telles, ô homme qui demandes la sagesse, telles ont été les causes des révolutions de ces anciens états dont tu contemples les ruines ! Sur quelque lieu que s’arrête ma vue, à quelque tems que se porte ma pensée, par tout s’offrent à mon esprit les mêmes principes d’accroissement ou de destruction, d’élévation ou de décadence. Par tout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c’est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature ; c’est que le gouvernement y procure aux hommes l’usage respectivement libre de leurs facultés, la sureté égale de leurs personnes et de leurs propriétés. Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c’est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernemens, d’abord sages et justes, ensuite se dépravent, c’est que l’alternative du bien et du mal tient à la nature du cœur de l’homme, à la succession de ses penchans, au progrès de ses connoissances, à la combinaison des circonstances et des événemens, comme le prouve l’histoire de l’espèce. Dans l’enfance des nations, quand leshommes vivaient encore dans les forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, ils étaient tous presque égaux en forces ; et cette égalité fut une circonstance féconde en avantages dans la composition des sociétés : par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne fut l’esclave d’autrui, nul n’avait l’idée d’être maître. L’homme novice ne connaissait ni servitude ni tyrannie ; muni de moyens suffisans à son être, il n’imaginait pas d’en emprunter d’étrangers. Ne devant rien, n’exigeant rien, il jugeait des droits d’autrui par les siens, et il se faisait des idées exactes de justice : ignorant d’ailleurs l’art des jouissances, il ne savait produire que le nécessaire ; et faute de superflu, la cupidité restait assoupie : que si elle osait s’éveiller, l’homme attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre. Ainsi, l’égalité originelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes, la sureté des propriétés, et produisait les bonnes mœurs et l’ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi ; et le cœur de l’homme occupé, n’errait point en desirs coupables : l’homme avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits ; et comme la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de ses mains produisit bientôt l’abondance ; l’abondance, la population : les arts se développèrent, les cultures s’étendirent, et la terre, couverte de nombreux habitans, se partagea en divers domaines. Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l’ordre intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le tems et l’industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus active ; et parce que l’égalité, facile entre les individus, ne put subsister entre les familles, l’équilibre naturel fut rompu : il fallut y suppléer par un équilibre factice ; il fallut préposer des chefs, établir des lois, et, dans l’inexpérience primitive, il dut arriver qu’occasionnées par la cupidité, elles en prirent le caractère ; mais diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire aux gouvernemens une nécessité d’être justes. En effet, les états, d’abord faibles, ayant à redouter des ennemis extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets : en diminuant l’intérêt des citoyens à leur gouvernement, ils eussent diminué leurs moyens de résistance ; ils eussent facilité les invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis leur propre existence. à l’intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les hommes avaient contracté de trop longues habitudes d’indépendance ; ils avaient trop peu de besoins, et un sentiment trop présent de leurs propres forces. Les états étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens pour les opprimer les uns par les autres : ils se communiquaient trop aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. D’ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n’avait besoin de se vendre, et le despote n’eût point trouvé de mercenaires. Si donc il s’élevait des dissentions, c’était de familles à familles, de faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand nombre ; les troubles en étaient sans doute plus vifs ; mais la crainte des étrangers appaisait les discordes : si l’oppression d’un parti s’établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, rencontrant par tout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et portait ailleurs son indépendance. Les anciens états jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de prospérité et de puissance : de ce que chaque homme trouvait son bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à sa conservation ; si un étranger l’attaquait, ayant à défendre son champ, sa maison, il portait aux combats la passion d’une cause personnelle, et le dévouement pour soi-même occasionnait le dévouement pour la patrie. De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa reconnaissance, chacun s’empressait d’être utile, et l’amour-propre multipliait les talens et les ve rtus civiles. De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations déployaient des masses imposantes de forces. De ce que la terre était libre, et sa possession sûre et facile, chacun était propriétaire ; et la division des propriétés conservait les moeurs en rendant le luxe impossible. De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait l’opulence publique. De ce que l’abondance des denrées rendait la subsistance facile, la population fut rapide et nombreuse, et les états atteignirent en peu de tems le terme de leur plénitude. De ce qu’il y eut plus de production que de consommation, le besoin du commerce naquit, et il se fit de peuple à peuple des échanges qui augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques. Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent l’avantage d’être bien gouvernés à celui d’être placés sur la route de la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissans de commerce, et des siéges puissans de domination. Et sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l’Euphrate, les richesses de l’Inde et de l’Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur de cent métropoles. Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d’utilité commune et publique ; et ce fut là, dans chaque état, l’époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l’esprit ; de ces puits de Tyr, de ces digues de l’Euphrate, de ces
conduits souterrains de la Médie, de ces
forteresses du désert, de ces aqueducs de Palmyre,
de ces temples, de ces portiques… et ces travaux
purent être immenses sans accabler les nations,
parce qu’ils furent le produit d’un concours égal et
commun des forces d’individus passionnés et libres.
Ainsi, les anciens états prospérèrent, parce
que les institutions sociales y furent conformes
aux véritables lois de la nature, et parce que
les hommes y jouissant de la liberté et de la
sureté de leurs personnes et de leurs
propriétés, purent déployer toute l’étendue de
leurs facultés, toute l’energie de l’amour de
soi-même.
== Causes des révol ruine anc et ==
Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à des invasions réciproques, occasionna
des révolutions successives, et une agitation
renaissante.
Et d’abord, dans l’état sauvage et barbare des
premiers humains, cette cupidité audacieuse et
féroce enseigna la rapine, la violence, le meurtre ;
et long-tems les progrès de la civilisation en
furent ralentis.
Lorsqu’ensuite les sociétés commencèrent de se
former, l’effet des mauvaises habitudes passant
dans les lois et les gouvernemens, il en corrompit
les institutions et le but ; et il s’établit des
droits arbitraires et factices, qui dépravèrent
les idées de justice et la moralité des peuples.
Ainsi, parce qu’un homme fut plus fort qu’un
autre, cette inégalité, accident de la nature, fut
prise pour sa loi ; et parce que le fort
put ravir au faible la vie, et qu’il la lui
conserva, il s’arrogea sur sa personne un droit de
propriété abusive, et l’esclavage des
individus prépara l’esclavage des nations.
Parce que le chef de famille put exercer une
autorité absolue dans sa maison, il ne prit pour
règle de sa conduite que ses goûts et ses
affections : il donna ou ôta ses biens sans égalité,
sans justice, et le despotisme paternel jeta
les fondemens du despotisme politique.
Et dans les sociétés formées sur ces bases, le tems
et le travail ayant développé les richesses, la
cupidité, gênée par les lois, devint plus
artificieuse sans être moins active. Sous des
apparences d’union et de paix civile, elle
fomenta, au sein de chaque état, une guerre
intestine, dans laquelle les citoyens, divisés en
corps opposés d’ordres, de classes, de familles,
tendirent éternellement à s’approprier, sous le nom de
pouvoir suprême, la faculté de tout dépouiller
et de tout asservir, au gré de leurs passions :
et c’est cet esprit d’invasion qui, déguisé sous
toutes les formes, mais toujours le même dans
son but et dans ses mobiles, n’a cessé de
tourmenter les nations.
Tantôt s’opposant au pacte social, ou rompant celui
qui déjà existait, il livra les habitans d’un pays
au choc tumultueux de toutes leurs discordes ; et
les états dissous furent, sous le nom
d’anarchie, tourmentés par les passions de
tous leurs membres.
Tantôt un peuple jaloux de sa liberté, ayant
préposé des agens pour administrer, ces agens
s’approprièrent les pouvoirs dont ils n’étaient
que les gardiens : ils employèrent les fonds
publics à corrompre les élections, à s’attacher des
partisans, à diviser le peuple en lui-même. Par
ces moyens, de temporaires qu’ils étaient, ils
se rendirent perpétuels ; puis d’électifs,
héréditaires ; et l’état agité par les brigues des
ambitieux, par les largesses des riches factieux, par
la vénalité des pauvres oiseux, par l’empirisme
des orateurs, par l’audace des hommes pervers
par la faiblesse des hommes vertueux, fut
travaillé de tous les inconvéniens de la
démocratie.
Dans un pays, les chefs égaux en forces, se
redoutant mutuellement, firent des pactes impies,
des associations scélérates ; et se partageant les
pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils
s’attribuèrent des privilèges, des immunités ;
s’érigèrent en corps séparés, en classes distinctes ;
s’asservirent en commun le peuple ; et, sous le
nom d’aristocratie, l’état fut tourmenté par les
passions des grands et des riches.
Dans un autre pays, tendant au même but par
d’autres moyens, des imposteurs sacrés abusèrent
de la crédulité des hommes ignorans. Dans l’ombre
des temples, et derrière les voiles des autels, ils
firent agir et parler les dieux, rendirent des
oracles, montrèrent des prodiges, ordonnèrent des
sacrifices, imposèrent des offrandes,
prescrivirent des fondations ; et, sous le nom
de théocratie et de religion, les états
furent tourmentés par les passions des prêtres.
Quelquefois, las de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour diminuer les sources de ses
maux, se donna un seul maître ; et alors, si elle
limita les pouvoirs du prince, il n’eut d’autre
desir que de les étendre ; et si elle les laissa
indéfinis, il abusa du dépôt qui lui était confié ;
et, sous le nom de monarchie, les états furent
tourmentés par les passions des rois et des
princes.
Alors des factieux profitant du mécontentement des
esprits, flattèrent le peuple de l’espoir
d’un meilleur maître ; ils répandirent les dons,
les promesses ; renversèrent le despote pour s’y
substituer ; et leurs disputes pour la succession
ou pour le partage, tourmentèrent les états des
désordres et des dévastations des guerres civiles.
Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile
ou plus heureux, prenant l’ascendant, concentra
en lui toute la puissance : par un phénomène
bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses
semblables contre leur gré ou sans leur aveu, et
l’art de la tyrannie naquit encore de la
cupidité. En effet, observant l’esprit
d’égoïsme qui sans cesse divise tous les hommes,
l’ambitieux le fomenta adroitemen : il flatta la
vanité de l’un, aiguisa la jalousie de l’autre,
caressa l’avarice de celui-ci, enflamma le
ressentiment de celui-là, irrita les passions de
tous ; opposant les intérêts ou les préjugés, il
sema les divisions et les haines, promit au pauvre
la dépouille du riche, au riche l’asservissement
du pauvre, menaça un homme par un homme, une classe par une classe ; et isolant tous les citoyens par
la défiance, il fit sa force de leur faiblesse, et
leur imposa un joug d’opinion, dont ils se
serrèrent mutuellement les noeuds. Par l’armée, il
s’empara des contributions ; par les contributions,
il disposa de l’armée ; par le
jeu correspondant des richesses et des places, il
enchaîna tout un peuple d’un lien insoluble, et
les états tombèrent dans la consomption lente du
despotisme.
Ainsi, un même mobile, variant son action sous
toutes les formes, attaqua sans cesse la
consistance des états, et un cercle éternel de
vicissitudes naquit d’un cercle éternel de passions.
Et cet esprit constant d’égoïsme et d’usurpation
engendra deux effets principaux également funestes :
l’un, que divisant sans cesse les sociétés dans
toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse, et
en facilita la dissolution ; l’autre, que
tendant toujours à concentrer le pouvoir en une
seule main, il occasionna un engloutissement
successif de sociétés et d’états, fatal à leur
paix et à leur existence communes.
En effet, de même que dans un état, un parti
avait absorbé la nation, puis une famille le parti,
et un individu la famille ; de même il s’établit
d’état à état un mouvemen d’absorption, qui
déploya en grand, dans l’ordre politique, tous
les maux particuliers de l’ordre civil. Et une
cité ayant subjugué une cité, elle se
l’asservit, et en composa une province ; et deux
provinces s’étant englouties, il s’en forma un
royaume : enfin, de ux royaumes s’étant conquis,
l’on vit naître des empires d’une étendue
gigantesque ; et dans cette agglomération, loin
que la force interne des états s’accrût en raison de
leur masse, il arriva, au contraire, qu’elle fut
diminuée ; et loin que la condition des peuples
fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en
jour plus fâcheuse et plus misérable, par des
raisons sans cesse dérivées de la nature des
choses…
par la raison, qu’à mesure que les états
acquirent plus d’étendue, leur administration
devenant plus épineuse et plus compliquée, il
fallut, pour remuer ces masses, donner plus
d’activité au pouvoir, et il n’y eut plus de
proportion entre les devoirs des souverains et
leurs facultés :
par la raison, que les despotes, sentant leur
faiblesse, redoutèrent tout ce qui développait
la force des nations, et qu’ils firent leur étude
de l’atténuer :
par la raison, que les nations, divisées par des
préjugés d’ignorance et des haines féroces,
secondèrent la perversité des gouvernemens ;
et que se servant réciproquement de satellites,
elles aggravèrent leur esclavage :
par la raison, que la balance s’étant rompue
entre les états, les plus forts accablèrent plus
facilement les faibles :
enfin, par la raison, qu’à mesure que les états
se concentrèrent, les peuples dépouillés de leurs
lois, de leurs usages et des gouvernemens qui leur étaient propres, perdirent l’esprit de
personnalité qui causait leur énergie.
Et les despotes, considérant les empires comme des
domaines, et les peuples comme des propriétés, se
livrèrent aux déprédations et aux déréglemens de
l’autorité la plus arbitraire.
Et toutes les forces et les richesses des nations
furent détournées à des dépenses particulières,
à des fantaisies personnelles ; et les rois, dans
les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les
goûts factices et dépravés ; il leur fallut des
jardins suspendus sur des voûtes, des fleuves élevés
sur des montagnes : ils changèrent des campagnes
fertiles en parcs pour des fauves, creusèrent des
lacs dans les terrains secs, élevèrent des rochers
dans des lacs, firent construire des palais de
marbre et de porphyre, voulurent des ameublemens
d’or et de diamans : et des
millions de bras furent employés à des travaux
stériles : et le luxe des princes imité par leurs
parasites, et transmis de grade en grade jusqu’aux
derniers rangs, devint une source générale de
corruption et d’appauvrissement.
Et, dans la soif insatiable des jouissances, les
tributs ordinaires ne suffisant plus, ils furent
augmentés ; et le cultivateur voyant accroître sa
peine sans indemnité, perdit le courage ; et le
commerçant se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie ; et la multitude, condamnée à
demeurer pauvre, restreignit son travail au seul
nécessaire, et toute activité productive fut
anéantie.
La surcharge rendant la possession des terres
onéreuse, l’humble propriétaire abandonna son
champ, ou le vendit à l’homme puissant ; et les
fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de
mains. Et toutes les lois et les institutions
favorisant cette accumulation, les nations se
partagèrent entre un groupe d’oisifs opulens
et une multitude pauvre de mercenaires. Le
peuple indigent s’avilit ; les grands rassasiés se
dépravèrent ; et le nombre des intéressés à la
conservation de l’état, décroissant, sa force et son
existence devinrent d’autant plus précaires.
D’autre part, nul objet n’étant offert à
l’émulation, nul encouragement à l’instruction, les
esprits tombèrent dans une ignorance profonde.
Et l’administration étant secrète et
mystérieuse, il n’exista aucun moyen de réforme
ni d’amélioration ; les chefs ne régissant que par la
violence et la fraude, les peuples ne virent plus
en eux qu’une faction d’ennemis publics, et
il n’y eut plus aucune harmonie entre les
gouvernés et les gouvernans.
Et tous ces vices ayant énervé les états de
l’Asie opulente, il arriva que les peuples
vagabonds et pauvres des déserts et des monts
adjacens, convoitèrent les jouissances des
plaines fertiles ; et, par une cupidité commune,
ayant attaqué les empires policés, ils
renversèrent les t rônes des despotes ; et ces
révolutions furent rapides et faciles, parce que la
politique des tyrans avait amolli les sujets, rasé
les forteresses, détruit les guerriers ; et parce
que les sujets accablés restaient sans intérêt
personnel, et les soldats mercenaires, sans courage.
Et des hordes barbares ayant réduit des nations
entières à l’état d’esclavage, il arriva que
les empires formés d’un peuple conquérant et d’un
peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes
essentiellement opposées et ennemies. Tous les
principes de la société furent dissous : il n’y eut
plus ni intérêt commun, ni esprit public ; et
il s’établit une distinction de castes
et de races, qui réduisit en système régulier le
maintien du désordre ; et selon que l’on naquit
d’un certain sang, l’on naquit serf ou tyran,
meuble ou propriétaire.
Et les oppresseurs étant moins nombreux que les
opprimés, il fallut, pour soutenir ce faux équilibre,
perfectionner la science de l’oppression.
L’art de gouverner ne fut plus que celui
d’assujétir au plus petit nombre le plus grand.
Pour obtenir une obéissance si contraire à
l’instinct, il fallut établir des peines plus
sévères ; et la cruauté des lois rendit les moeurs
atroces. Et la distinction des personnes
établissant dans l’état deux codes, deux justices,
deux droits, le peuple, placé entre le penchant de
son cœur et le serment de sa bouche, eut deux
consciences contradictoires ; et les idées du juste
et de l’injuste n’eurent plus de base dans so
entendement.
Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le
désespoir et l’accablement. Et les accidens de la
nature s’étant joints aux maux qui les
assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en
reportèrent les causes à des puissances supérieures
et cachées ; et parce qu’ils avaient des tyrans sur
la terre, ils en supposèrent dans les cieux ; et la
superstition aggrava les malheurs des nations.
Et il naquit des doctrines funestes, des
systèmes de religion atrabilaires e
misanthropiques, qui peignirent les dieux méchans
et envieux comme les despotes. Et pour les
appaiser, l’homme leur offrit le sacrifice de toutes
ses jouissances : il s’environna de privations,
et renversa les lois de la nature. Prenant ses
plaisirs pour des crimes, ses souffrances
pour des expiations, il voulut aimer la
douleur, abjurer l’amour de soi-même ; il
persécuta ses sens, détesta sa vie ; et une
morale abnégative et anti-sociale plongea
les nations dans l’inertie de la mort.
Mais parce que la nature prévoyante avait doué le
coeur de l’homme d’un espoir inépuisable, voyant
le bonheur tromper ses desirs sur cette terre, il
le poursuivit dans un autre monde : par une
douce illusion, il se fit une autre patrie, un
asyle, où, loin des tyrans, il reprit les droits
de son être ; et de là résulta un nouveau désordre :
épris d’un monde imaginaire, l’homme méprisa
celui de la nature : pour des espérances
chimériques, il négligea la réalité. Sa vie ne
fut plus à se s yeux qu’un voyage fatigant, qu’un
songe pénible ; son corps, qu’une prison,
obstacle à sa félicité ; et la terre, un lieu
d’exil et de pélerinage, qu’il ne daigna
plus cultiver. Alors une oisiveté
sacrée s’établit dans le monde politique ; les
campagnes se désertèrent, les friches se
multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les
monumens furent négligés ; et de toutes parts
l’ignorance, la superstition, le fanatisme joignant
leurs effets, multiplièrent les dévastations et les
ruines.
Ainsi agités par leurs propres passions, les hommes
en masses ou en individus, toujours avides et
imprévoyans, passant de l’esclavage à la tyrannie,
de l’orgueil à l’avilissement, de la présomption
au découragement, ont eux-mêmes été les éternels
instrumens de leurs infortunes.
Et voilà par quels mobiles simples et naturels
fut régi le sort des anciens états ; voilà par quelle
série de causes et d’effets liés et conséquens, ils
s’élevèrent ou s’abaissèrent selon que les lois
physiques du cœur humain y furent obserées
ou enfreintes ; et dans le cours successif de leurs
vicissitudes, cent peuples divers, cent empires
tour à tour abaissés, puissans, conquis, renversés,
en ont répété pour la terre les instructives
leçons… et ces leçons aujourd’hui demeurent
perdues pour les générations qui ont succédé ! Les
désordres des tems passés ont reparu chez les races
présentes ! Les chefs des nations ont continué de
marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie !
Les peuples de s’égarer
dans les t énèbres des superstitions et de
l’ignorance.
Eh bien ! Ajouta le génie en se recueillant,
puisque l’expérience des races passées reste
ensevelie pour les races vivantes, puisque les fautes
des aïeux n’ont pas encore instruit leurs
descendans, les exemples anciens vont reparaître :
la terre va voir se renouveler les scènes imposantes
des tems oubliés. De nouvelles révolutions vont
agiter les peuples et les empires. Des trônes
puissans vont être de nouveau renversés, et des
catastrophes terribles rappelleront aux hommes
que ce n’est point en vain qu’ils enfreignent les
lois de la nature et les préceptes de la sagesse et
de la vérité.
== Leçons des tems passés ==
Ainsi parla le génie : frappé de la justesse et de la cohérence de tout son discours ; assailli d’une foule d’idées, qui, en choquant mes habitudes, captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un profond silence… mais tandis que, d’un air triste et rêveur, je
tenais les yeux fixés sur l’Asie, soudain, du
côté du nord, aux rives de la mer Noire, et
dans les champs de la Krimée, des tourbillons
de fumée et de flammes attirèrent mon attention : ils
semblaient s’élever à la fois de toutes les parties
de la presqu’île : puis, ayant passé par l’isthme
dans le continent, ils coururent comme chassés d’un
vent d’ouest, le long du lac fangeux d’Azof, et
furent se perdre dans les plaines herbageuses du
Kouban ; et considérant de plus près la marche
de ces tourbillons, je m’aperçus qu’ils étaient
précédés ou suivis de pelotons d’êtres mouvans, qui,
tels que des fourmis ou des sauterelles troublées
par le pied d’un passant, s’agitaient avec vivacité :
quelquefois ces pelotons semblaient marcher les uns
vers les autres, et se heurter ; puis, après le
choc, il en restait plusieurs sans mouvement… et
tandis qu’inquiet de tout ce spectacle, je
m’efforçais de distinguer les objets : -vois-tu, me
dit le génie, ces feux qui courent sur la terre,
et comprends-tu leurs effets et leurs causes ?
—ô génie, répondis-je, je vois des colonnes de
flammes et de fumée, et comme des insectes qui les
accompagnent ; mais quand déjà je saisis à peine les
masses des villes et des monumens, comment
pourrais-je discerner de si petites créatures ?
Seulement on dirait que ces insectes
simulent des combats, car ils vont, viennent, se
choquent, se poursuivent. — ils ne les simulent pas,
dit le génie, ils les réalisent. — et quels sont,
repris-je, ces animalcules insensés qui se
détruisent ? Ne périront-ils pas assez tôt, eux qui
ne vivent qu’un jour ?… alors le génie me touchant
encore une fois la vue et l’ouïe : vois, me
dit-il, et entends. -aussitôt, dirigeant mes
yeux sur les mêmes objets : ah ! Malheureux,
m’écriai-je saisi de douleur, ces colonnes de feux !
Ces insectes ! ô génie ! Ce sont les hommes, ce sont
les ravages de la guerre !… ils partent des
villes et des hameaux, ces torrens de flammes ! Je
vois les cavaliers qui les allument, et qui, le
sabre à la main, se répandent dans les campagnes ;
devant eux fuient des troupes éperdues d’enfans, de
femmes, de vieillards : j’aperçois d’autres
cavaliers qui, la lance sur l’épaule, les
accompagnent et les guident. Je reconnais même à
leurs chevaux en lesse, à leurs kalpaks, à leur
touffe de cheveux, que ce sont des tartares ; et
sans
doute ceux qui les poursuivent, coiffés du
chapeau triangulaire et vêtus d’uniformes verts,
sont des moscovites… ah ! Je le comprends,
la guerre vient de se rallumer entre l’empire des
tsars et celui des sultans. " non, pas
encore, répliqua le génie. Ce n’est qu’un
préliminaire. Ces tartares ont été et seraient encore
des voisins incommodes ; on s’en débarrasse : leur
pays est d’une grande convenance ; on s’en
arrondit ; et, pour prélude d’une autre révolution,
le trône des Guérais est détruit ".
Et en effet, je vis les étendards russes flotter
sur la Krimée ; et leur pavillon se déploya
bientôt sur l’Euxin.
Cependant, aux cris des tartares fugitifs,
l’empire des musulmans s’émut. " on chasse nos
frères, s’écrièrent les enfans de Mahomet : on
outrage le peuple du prophète ! Des infidèles
occupent une terre consacrée, et
profanent les temples de l’islamisme. Armons-nous ;
courons aux combats pour venger la gloire de Dieu
et notre propre cause ".
Et un mouvement général de guerre s’établit
dans les deux empires. De toutes parts on assembla
des hommes armés, des provisions, des munitions ;
et tout l’appareil meurtrier des combats fut
déployé ; et chez les deux nations, les temples
assiégés d’un peuple immense, m’offrirent un
spectacle qui fixa mon attention. D’un côté, les
musulmans assemblés devant leurs mos quées, se
lavaient les mains, les pieds, se taillaient les
ongles, se peignaient la barbe ; puis étendant par
terre des tapis, et se tournant vers le midi, les
bras tantôt ouverts et tantôt croisés, ils
faisaient des génuflexions et des prostrations,
et dans le souvenir des revers essuyés pendant
leur dernière guerre, ils s’écriaient : " Dieu
clément, Dieu miséricordieux, as-tu donc
abandonné ton peuple fidèle ? Toi qui as promis
au prophète l’empire des nations et signalé
la religion par tant de triomphes, comment
livres-tu les vrais croyans aux armes des
infidèles " ? Et les imans et les santons
disaient au peuple : " c’est le châtiment de vos
péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin ;
vous touchez les choses immondes : Dieu vous a
punis. Faites pénitence, purifiez-vous ; dites la
profession de foi ; jeûnez de l’aurore au
coucher ; donnez la dîme de vos biens aux mosquées ;
allez à la Mekke ; et Dieu vous rendra la
victoire ". Et le peuple reprenant courage, jetait de
grands cris : il n’y a qu’un Dieu, dit-il, saisi
de fureur, et Mahomet est son prophète : anathême à
quiconque ne croit pas !…
" Dieu de bonté, accorde-nous d’exterminer ces
chrétiens : cest pour ta gloire que nous
combattons, et notre mort est un martyre pour ton
nom ". -et alors, offrant des victimes, ils se
préparèrent aux combats.
D’autre part, les russes, à genoux, s’écrioient :
" rendons graces à Dieu, et célébrons sa puissance ;
il a fortifié notre bras pour humilier ses ennemis.
Dieu bienfaisant, exauce nos prières : pour te
plaire, nous
passerons trois jours sans manger ni viande ni
oeufs. Accorde-nous d’exterminer ces mahométans
impies, et de renverser leur empire ; nous te
donnerons la dîme des dépouilles, et nous
t’élèverons de nouveaux temples ". Et les prêtres
remplirent les églises d’un nuage de fumée, et dirent
au peuple : " nous prions pour vous ; et Dieu
agrée notre encens et bénit vos armes. Continuez de
jeûner et de combattre ; dites-nous vos fautes
secrètes ; donnez vos biens à l’église : nous
vous absoudrons de vos péchés, et vous mourrez en
état de grace ". Et ils jetaient de l’eau sur le
peuple, lui distribuaient de petits os de morts pour
servir d’amulettes et de talismans ; et le peuple ne
respirait que gerre et combats.
Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions,
et m’affligeant de leurs suites funestes, je
méditais sur la difficulté qu’il y avait pour
le juge commun d’accorder des demandes si contraires,
lorsque le génie, saisi d’un mouvement de colère,
s’écria avec véhémence :
" quels accens de démence frappent mon oreille ? Quel
délire aveugle et pervers trouble l’esprit des
nations ? Prières sacriléges, retombez sur la terre !
Et vous, cieux, repoussez des vœux homicides, des
actions
de graces impies ! Mortels insensés ! Est-ce donc
ainsi que vous révérez la d ivinité ? Dites !
Comment celui que vous appelez votre père commun,
doit-il recevoir l’hommage de ses enfans qui
s’égorgent ? Vainqueurs ! De quel œil doit-il voir
vos bras fumans du sang qu’il a créé ? Et vous,
vaincus ! Qu’espérez-vous de ces gémissemens
inutiles ? Dieu a-t-il donc le cœur d’un mortel,
pour avoir des passions changeantes ? Est-il, comme
vous, agité par la vengeance ou la compassion, par
la fureur ou le repentir ? ô quelles idées basses ils
ont conçues du plus élevé des êtres ! à les
entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux,
Dieu se fâche ou s’appaise comme un homme ;
que tour à tour il aime ou il hait ; qu’il bat ou
qu’il caresse ; que, faible ou méchant, il couve sa
haine ; que contradictoire et perfide, il tend des
piéges pour y faire tomber ; qu’il punit le mal qu’il
permet ; qu’il prévoit le crime sans l’empêcher ;
que, juge partial, on le corrompt par des
offrandes ; que, despote imprudent, il fait des
lois qu’ensuite il révoque ; que, tyran farouche,
il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne se
fléchit qu’à force de bassesses… ah ! C’est
maintenant que j’ai reconnu le mensonge de
l’homme ! En voyant le tableau
qu’il a tracé de la divinité, je me suis dit :
non, non, ce n’est point Dieu qui a fait
l’homme à son image ; c’est l’homme qui a figuré
Dieu sur la sienne ; il lui a donné son esprit,
l’a revêtu de ses penchans, lui a prêté ses
jugemens… et lorsqu’en ce mélange il s’est surpris
contradictoire à ses propres principes, affectant
une humilité hypocrite, il a taxé d’impuissance
sa raison, et nommé mystères de Dieu, les
absurdités de son entendement ".
Il a dit : Dieu est immuable ; et il lui a
adressé des vœux pour le changer. Il l’a dit
incompréhensible, et il l’a sans cesse
interprété.
Il s’est élevé sur la terre des imposteurs qui
se sont dits confidens de Dieu, et qui,
s’érigeant en docteurs des peuples, ont ouvert des
voies de mensonge et d’iniquité : ils ont attaché
ds mérites à des pratiques indifférentes ou
ridicules ; ils ont érigé en vertu de prendre
certaines postures, de prononcer certaines paroles,
d’articuler de certains noms ; ils ont transformé
en délit de manger de certaines viandes, de
boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu’à
tels autres. C’est le juif qui mourrait plutôt
que de travailler un jour de sabat ; c’est le
perse qui se laisserait suffoquer avant
de souffler le feu de son haleine ; c’est
l’indien qui place la suprême perfection à se
frotter de fiente de vache, et à
prononcer mystérieusement aûm ; c’est le
musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant
la tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la
main, s’il faut commencer par le coude ou
par le bout des doigts ; c’est le chrétien
qui se croirait
damné s’il mangeait de la graisse au lieu de lait
ou de beurre. ô doctrines sublimes et vraiment
célestes ! ô morales parfaites et dignes du
martyre et de l’apostolat ! Je passerai les mers
pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations reculées ; je leur dirai :
" enfans de la nature ! Jusques à quand
marcherez-vous dans les sentiers de l’ignorance ?
jusques à quand méconnaîtrez-vous les vrais
principes de la morale et de la religion ? Venez-en
chercher les leçons chez des peuples pieux et
savans, dans des pays civilisés ; ils vous
apprendront comment, pour plaire à Dieu, il faut,
en certain mois de l’année, languir de soif et de
faim tout le jour ; comment on peut verser le sang
de son prochain, et s’en purifier en faisant une
profession de foi et une ablution méthodique ;
comment on peut lui dérober son bien, et s’en
absoudre en le partageant avec certains hommes qui se
vouent à le dévorer ".
" pouvoir souverain et caché de l’univers ! Moteur
mystérieux de la nature ! Ame universelle des
êtres ! toi que, sous tant de noms divers, les
mortels ignorent et révèrent ; être
incompréhensible, infini ; Dieu qui, dans
l’immensité des cieux, diriges la marche des mondes,
et peuples les abymes
de l’espace de millions de soleils entassés : dis,
que paraissent à tes yeux ces insectes humains que
déjà ma vue perd sur la terre ! Quand tu
t’occupes à guider les astres dans leurs orbites,
que sont pour toi les vermisseaux qui s’agitent sur
la poussière ? Qu’importe à ton immensité leurs
distinctions de partis, de sectes ? Et que te font
les subtilités dont se tourmente leur folie " ?
" et vous, hommes crédules, montrez-moi l’efficacité de vos pratiques ! Depuis tant de siècles que vous
les suivez ou les altérez, qu’ont changé vos
recettes aux lois de la nature ? Le soleil
en a-t-il plus lui ? Le cours des saisons est-il
autre ? La terre en est-elle plus féconde, les
peuples sont-ils plus heureux ? Si Dieu est
bon, comment se plaît-il à vos pénitences ? S’il
est infini, qu’ajoutent vos hommages à sa gloire ?
Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en
changent-elles l’arrêt ? Répondez, hommes
inconséquens !
" vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il
donc besoin de votre aide ? S’il veut punir,
n’a-t-il pas en main les tremblemens, les volcans,
la foudre ? Et le Dieu clément ne sait-il
corriger qu’en exterminant ?
Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol
des cinq préceptes, comment élève-t-il
les francs qui s’en rient ? Si c’est par le
qoran qu’il régit la terre, sur quels principes
jugea-t-il les nations avant le prophète, tant de
peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc,
n’allaient point à la Mekke, à qui cependant il
fut donné d’élever des empires puissans ? Comment
jugea-t-il les sabéens de Ninive et de
Babylone ; le perse, adorateur du feu ;
le grec, le romain, idolâtres ; les
anciens royaumes du Nil, et vos propres
aïeux arabes et tartares ? Comment
juge-t-il encore maintenant tant de nations qui
méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses
castes des indiens, le vaste empire du chinois, les
noires tribus de l’Afique, les insulair es de
l’océan, les peuplades de l’Amérique ?
Hommes présomptueux et ignorans, qui vous arrogez à
vous seuls la terre ! Si Dieu rassemblait à la fois
toutes les générations passées et présentes, que
seraient dans leur océan ces sectes soi-disant
universelles du chrétien et du musulman ? Quels
seraient les jugemens de sa justice égale et
commune sur l’universalité réelle des humains ? C’est
là que votre esprit s’égare en systèmes incohérens ;
et c’est là que la vérité brille avec évidence ;
c’est là que se manifestent les lois puissantes et
simples de la nature et de la raison : lois d’un
moteur commun,
général ; d’un Dieu impartial et juste, qui,
pour pleuvoir sur un pays, ne demande point quel
est son prophète ; qui fait luire également son
soleil sur toutes les races des hommes, sur le
blanc comme sur le noir, sur le juif, sur le
musulman, sur le chrétien et sur l’idolâtre ; qui
fait prospérer les moissons là où des mains
soigneuses les cultivent ; qui multiplie toute
nation chez qui règnent l’industrie et l’ordre ; qui
fait prospérer tout empire où la justice est
pratiquée, où l’homme puissant est lié par les lois,
où le pauvre est protégé par elles, où le faible vit
en sureté, où chacun enfin jouit des droits qu’il
tient de la nature et d’un contrat dressé
avec équité.
Voilà par quels principes sont jugés les peuples !
Voilà la vraie religion qui régit le sort des
empires, et qui, de vous-mêmes ottomans, n’a cessé
de faire la destinée ! Interrogez vos ancêtres !
Demandez-leur par quels moyens ils élevèrent leur
fortune, alors qu’idolâtres, peu nombreux et
pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper
dans ces riches contrées ; demandez si ce fut par
l’islamisme, jusque-là méconnu par eux, qu’ils
vainquirent les grecs, les arabes ; ou si ce fut
par le courage, la prudence, la modération, l’esprit
d’union, vraies puissances de l’état social.
Alors le sultan lui-même
rendait la justice et veillait à la discipline ;
alors étaient punis le juge prévaricateur, le
gouverneur concussionnaire ; et la multitude vivait
dans l’aisance : le cultivateur était garanti des
rapines du janissaire, et les campagnes prospéraient ;
les routes publiques étaient assurées, et le
commerce répandait l’abondance. Vous étiez des
brigands ligués ; mais entre vous, vous étiez
justes : vous subjuguiez les peuples ; mais vous
ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes,
ils préféraient d’être vos tributairs. Que
m’importe, disait le chrétien, que mon maître
aime ou brise les images, pourvu qu’il me rende
justice ? Dieu jugera sa doctrine aux cieux.
Vous étiez sobres et endurcis ; vos ennemis étaient
énervés et lâches : vous étiez savans dans l’art des
combats ; vos ennemis en avaient perdu les
principes ; vos chefs étaient expérimentés ; vos
soldats aguerris, dociles : le butin excitait
l’ardeur ; la bravoure était récompensée ; la
lâcheté, l’indiscipline punies ; et tous les ressorts
du cœur humain étaient en activité : ainsi vous
vainquîtes cent nations ; et d’une foule de
royaumes conquis vous fondâtes un immense empire. Mais d’autres mœurs ont succédé, et, dans les
revers qui les accompagnent, ce sont encore les lois
de la nature qui agissent. Après avoir
dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours
allumée, a réagi sur son propre foyer, et,
concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés
vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés
pour le partage et la jouissance ; et le désordre
s’est introduit dans toutes les classes de votre
société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a
méconnu l’objet de ses fonctions ; et tous les vices
du pouvoir arbitraire se sont développés. Ne
rencontrant jamais d’obstacles à ses goûts, il est
devenu un être dépravé ; homme faible et orgueilleux,
il a repoussé de lui le peuple, et la voix du peuple
ne l’a plus instruit et guidé. Ignorant, et pourtant
flatté, il a négligé toute instruction, toute étude,
et il est tombé dans l’incapacité : devenu inapte
aux affaires, il en a jeté le fardeau sur des
mercenaires, et les mercenaires l’ont trompé. Pour
satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé,
étendu les siennes ; ils ont agrandi ses besoins, et
son luxe énorme a tout consumé ; il ne lui a
plus suffi de la table frugale, des vêtemens modestes,
de l’habitation simple de ses aïeux ; pour
satisfaire à son faste, il a fallu épuiser la mer et
la terre ; faire venir du pôle les plus rares
fourrures ; de l’équateur, les plus chers tissus ;
il a dévoré, dans un mets, l’impôt d’une ville ;
dans l’entretien d’un jour, le revenu d’une province.
Il s’est investi d’une armée de femmes, d’eunuques, de satellites. On lui a dit que la vertu des rois
était la libéralité ; la magnificence et les
trésors des peuples ont été livrés aux mains des
adulateurs : à l’imitation du maître, les esclaves
ont aussi voulu avoir des maisons superbes, des
meubles d’un travail exquis, des tapis brodés à
grands frais, des vases d’or et d’argent pour les
plus vils usages, et toutes les richesses de
l’empire se sont englouties dans le séraï.
Pour suffire à ce luxe effréné, les esclaves et
les femmes ont vendu leur crédit ; et la
vénalité a introduit une dépravation générale : ils
ont vendu la faveur suprême au visir ; et le visir
a vendu l’empire. Ils ont vendu la loi au cadi ; et
le cadi a vendu la justice. Ils ont vendu au
prêtre l’autel ; et le prêtre a vendu les cieux ; et
l’or conduisant à tout, l’on a tout fait pour
obtenir l’or : pour l’or, l’ami a trahi son ami ;
l’enfant, son père ; le serviteur, son maître ; la
femme, son honneur ; le marchand, sa conscience ; et
il n’y a plus eu dans l’état ni bonne-foi, ni
moeurs, ni concorde, ni force.
Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province,
en a fait une ferme, et y a exercé toute
concussion. à son tour, il a vendu la perception des
impôts, le commandement des troupes, l’administration
des villages ; et comme
tout emploi a été passager, la rapine, répandue
de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le
douanier a rançonné le marchand, et le négoce
s’est anéanti : l’aga a dépouillé le cultivateur ; et
la culture s’est amoindrie. Dépourvu d’avances,
le laboureur n’a pu ensemencer : l’impôt est
survenu, il n’a pu payer ; on l’a menacé du bâton,
il a emprunté ; le numéraire, faute de sureté,
s’est trouvé caché ; l’intérêt a été énorme, et
l’usure du riche a aggravé la misère de l’ouvrier.
Et des accidens de saison, des sécheresses
excessives ayant fait avorter les récoltes, le
gouvernement n’a fait pour l’impôt ni délai ni grace :
et la détresse s’appesantissant sur un village, une
partie de ses habitans a fui dans les villes, et
leur charge, reversée sur ceux qui ont demeuré, a
consommé leur ruine, et le pays s’est dépeuplé.
Et il est arrivé que, poussés à bout par la
tyrannie et l’outrage, des villages se sont
révoltés ; et le pacha s’en est réjoui : il leur a
fait la guerre, il a pris d’assaut leurs maisons,
pillé leurs meubles, enlevé leurs animaux ; et quand
la terre a deeuré déserte, que m’importe,
a-t-il dit ? je m’en vais demain !
Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou
des torrens débordés ont séjourné en marécages ; et,
sous ce climat chaud, leurs
exhalaisons putrides ont causé des épidémies, des
pestes, des maladies de toutes espèces : et
il s’en est suivi un surcroît de dépopulation, de
pénurie et de ruine.
ô qui dénombrera tous les maux de ce régime
tyrannique !
Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour
leurs querelles personnelles, les provinces d’un
état identique sont dévastées. Tantôt, redoutant
leurs maîtres, ils tendent à l’indépendance, et
attirent sur leurs sujets les châtimens de leur
révolte. Tantôt, redoutant ces sujets, ils
appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les
affider, ils leur permettent tout brigandage. En
un lieu, ils intentent un procès à un homme riche,
et le dépouillent sur un faux prétexte ; en un autre,
ils apostent de faux témoins, et imposent une
contribution pour un délit imaginaire : par tout,
ils excitent les haines des sectes, provoquent leurs
délations pour en retirer des avanies ;
extorquent les biens, frappent les personnes ; et
quand leur avarice imprudente a entassé en un monceau
toutes les richesses d’un pays, le gouvernement
par une perfidie exécrable, feignant de venger le
peuple opprimé, attire à lui sa dépouille dans celle
du coupable, et verse inutilement le sang pour un
crime dont il est complice.
ô scélérats ! Monarques ou ministres, qui vous jouez
de la vie et des biens des peuples ! Est-ce vous
qui avez donné le souffle à l’homme, pour le lui
ôter ? Est-ce vous qui faites naître les produits de
la terre, pour les dissiper ? Fatiguez-vous à
sillonner le champ ? Endurez-vous l’ardeur du
soleil et le tourment de la soif, à couper la
moisson, à battre la gerbe ? Veillez-vous à la rosée
nocturne comme le pasteur ? Traversez-vous les
déserts comme le marchand ? Ah ! En voyant la cruauté et l’orgueil des puissans, j’ai été
transporté d’indignation, et j’ai dit, dans ma colère :
eh quoi ! Il ne s’élèvera pas sur la terre des
hommes qui vengent les peuples et punissent les
tyrans ! Un petit nombre de brigands dévore la
multitude ; et la multitude se laisse dévorer ! ô
peuples avilis ! Connoissez vos droits ! toute
autorité vient de vous : toute puissance
est la vôtre. Vainement les rois vous
commandent de par Dieu et de par leur lance ;
soldats, restez immobiles : puisque Dieu
soutient le sultan, votre secours est
inutile ; puisque son épée lui suffit, il n’a pas
besoin de la vôtre : voyons ce qu’il peut par
lui-même… les soldats ont baissé les armes ; et
voilà les maîtres du monde faibles comme les
derniers de leurs sujets ! Peuples ! Sachez donc
que ceux qui vous gouvernent sont vos chefs et
non pas vos maîtres ;
vos préposés, et non pas vos propriétaires ;
qu’ils n’ont d’autorité sur vous que par vous
et pour votre avantage ; que vos richesses sont
à vous, et qu’ils vous en sont comptables ;
que rois ou sujets, Dieu a fait tous les hommes
égaux, et que nul des mortels n’a droit
d’opprimer son semblable.
Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces
vérités saintes… eh bien ! Ils subiront les
conséquences de leur aveuglement… l’arrêt en est
porté ; le jour approche, où ce colosse de puissance
brisé, écroulera sous sa propre masse : oui, j’en
jure par les ruines de tant d’empires détruits !
l’empire du croissant subira le sort des états dont il a imité le régime. Un peuple étranger
chassera les sultans de leur métropole ; le trône
d’Orkhan sera renversé ; le dernier rejeton de sa
race sera retranché, et la horde des
Oguzians, privée de chef, se dispersera
comme celle des Nogais : dans cette dissolution,
les peuples de l’empire, déliés du joug qui les
rassemblait, reprendront leurs anciennes
distinctions, et une anarchie générale surviendra
comme il est arrivé dans l’empire des sophis,
jusqu’à ce qu’il s’élève chez l’arabe, l’arménien
ou le grec, des législateurs qui recomposent de
nouveaux états… oh ! S’il se trouvait sur la terre
des hommes profonds et hardis ! Quels élémens de
grandeur et de gloire !… mais déjà l’heure du
destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille,
et la catastrophe va commencer. Vainement le sultan
oppose ses armées ; ses guerriers ignorans sont
battus, dispersés : vainement il appelle ses
sujets ; les cœurs sont glacés ; les sujets
répondent : cela est écrit ; et qu’importe
qui soit notre maître ? Nous ne pouvons perdre à
changer. Vainement les vrais croyans invoquent
les cieux et le prophète : le prophète est mort ; et
les cieux, sans pitié, répondent : " cessez de nous
invoquer ; vous avez fait vos maux : guérissez-les
vous mêmes.
La nature a établi des lois ; c’est à vous de les
pratiquer : observez, raisonnez, profitez de
l’expérience. C’est la folie de l’homme qui le
perd ; c’est à sa sagesse de le sauver. Les peuples
sont ignorans ; qu’ils s’instruisent : leurs chefs sont pervers ; qu’ils se corrigent et
s’améliorent " ; car tel est l’arrêt de la nature :
puisque les maux des sociétés viennent de la
cupidité et de l’ignorance, les hommes ne
cesseront pas d’être tourmentés qu’ils ne soient
éclairés et sages, qu’ils ne pratiquent
l’art de la justice, fondé sur la
connaissance de leurs rapports, et des lois
de leur organisation.
L’espèce Humaine s’améliorera-t-el
modifierà ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m’accabla leur sévérité : malheur aux nations, m’écriai-je en fondant en larmes ! Malheur à moi-même ! " ah ! C’est maintenant que j’ai désespéré du bonheur de l’homme. Puisque ses maux procèdent de son cœur, puisque lui seul peut y porter remède, malheur à jamais à son existence ! Qui pourra, en effet, mettre un frein à la cupidité du fort
et du puissant ? Qui pourra éclairer l’ignorance du
faible ? Qui instruira la multitude de ses droits,
et forcera les chefs de remplir leurs devoirs ?
Ainsi, la race des hommes est pour toujours dévouée
à la souffrance ! Ainsi, l’individu ne cessera
d’opprimer l’individu, une nation d’attaquer une
autre nation ; et jamais il ne renaîtra pour ces
contrées des jours de prospérité et de gloire.
Hélas ! Des conquérans viendront ; ils chasseront
les oppresseurs, et s’établiront à leur place ;
mais, succédant à leur pouvoir, ils succéderont à
leur rapacité, et la terre aura changé de tyrans
sans changer de tyrannie ".
Alors, me tournant vers le génie : ô génie, lui dis-je, le désespoir est descendu dans mon ame : en
connaissant la nature de l’homme, la perversité
de ceux qui gouvernent, l’avilissement de ceux
qui sont gouvernés, m’ont dégoûté de la vie. Et
quand il n’est de choix que d’être complice ou
victime de l’oppression, que reste-t-il à l’homme
vertueux, que de joindre sa cendre à celle des
tombeaux !
Et le génie, gardant le silence, me fixa d’un
regard sévère, mêlé de compassion ; et, après
quelques instans, il reprit : " ainsi, c’est à
mourir que la vertu réside ! L’homme pervers est
infatigable à consommer le crime ; et
l’homme juste se rebute au premier obstacle à faire
le bien !… mais tel est le cœur humain : un
succès l’enivre de confiance ; un revers l’abat et
le consterne : toujours entier à la sensation du
moment, il ne juge point des choses par leur nature,
mais par l’élan de sa passion : homme qui
désespères du genre humain, sur quel calcul profond
de faits et de raisonnemens as-tu établi ta
sentence ? As-tu scruté l’organisation de l’être
sensible, pour déterminer avec précision si les
mobiles qui le portent au bonheur sont
essentiellement plus faibles que ceux qui l’en
repoussent ? Ou bien, embrassant d’un coup d’ œil
l’histoire de l’espèce, et jugeant du futur par
l’exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès
lui est impossible ? Réponds ! Depuis leur origine,
les sociétés n’ont-elles fait aucun pas vers
l’instruction et un meilleur sort ? Les hommes
sont-ils encore dans l es forêts, manquant de tout,
ignorans, féroces, stupides ? Les nations sont-elles
encore toutes à ces tems où, sur le globe, l’œil
ne voyait que des brigands brutes ou des brutes
esclaves ? Si, dans un tems, dans un lieu, des
individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse
ne s’améliorerait-elle pas ? Si des sociétés
partielles se sont perfectionnées,
pourquoi ne se perfectionnerait pas la société
générale ? Et si les premiers obstacles sont
franchis, pourquoi les autres seraient-ils
insurmontables " ?
Voudrais-tu penser que l’espèce va se détériorant ?
Garde-toi de l’illusion et des paradoxes du
misanthrope : l’homme mécontent du présent
suppose au passé une perfection mensongère, qui
n’est que le masque de son chagrin. Il loue les
morts en haine des vivans, et bat les enfans avec
les ossemens de leurs pères.
Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde,
il faudrait démentir le témoignage des faits et de
la raison ; et s’il reste aux faits passés de
l’équivoque, il faudrait démentir le fait
subsistant de l’organisation de l’homme ; il
faudrait prouver qu’il naît avec un usage éclairé
de ses sens ; qu’il sait, sans expérience,
distinguer du poison l’aliment ; que l’enfant est
plus sage que le vieillard ; l’aveugle plus assuré
dans sa marche que le clairvoyant ; que l’homme
civilisé est plus malheureux que l’anthropophage ; en
un mot, qu’il n’existe pas d’échelle progressive
d’expérience et d’instruction.
Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le
témoignage des monumens : des contrées, sans doute,
ont déchu de ce qu’elles furent à certaines époques ;
mais si l’esprit sondait ce
qu’alors même furent la sagesse et la félicité de
leurs habitans, il trouverait qu’il y eut dans leur
gloire moins de réalité que d’éclat : il verrait
que dans les anciens états, même les plus vantés ;
il y eut d’énormes vices, de cruels abus, d’où
résulta précisément leur fragilité ; qu’en général,
les principes des gouvernemens étaient atroces,
qu’il régnait, de peuple à peuple, un brigandage
insolent, des guerres barbares, des haines
implacables ; que le droit naturel était ignoré ;
que la moralité était pervertie par un fanatisme
insensé, par des superstitions déplorables ; qu’un
songe, une vision, un oracle, causaient, à chaque
instant, de vastes commotions ; et peut-être les
nations ne sont-elles pas encore bien guéries
de tant de maux ; mais du moins leur intensité a
diminué, et l’expérience du passé n’a pas été
totalement perdue. Depuis trois siècles surtout,
les lumières se sont accrues, propagées ; la
civilisation, favorisée de circonstances heureuses,
a fait des progrès sensibles : les inconvéniens
mêmes et les abus, ont tourné à son avantage :
car si les conquêtes ont trop étendu les états, les
peuples, en se réunissant sous un même joug, ont
perdu cet esprit d’isolement et de division qui les
rendait tous ennemis. Si les pouvoirs se sont
concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus
d’ensemble et plus d’harmonie : si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, elles ont
été moins meurtrières dans leurs détails : si les
peuples y ont porté moins de personnalité, moins
d’énergie, leur lutte a été moins sanguinaire, moins
acharnée ; ils ont été moins libres, mais moins
turbulens ; plus amollis, mais plus pacifiques. Le
despotisme même les a servis ; car si les
gouvernemens ont été plus absolus, ils ont été moins
inquiets et moins orageux ; si les trônes ont été
des propriétés, ils ont excité à titre d’héritage,
moins de dissentions, et les peuples ont eu moins
de secousses ; si enfin les despotes, jaloux et
mystérieux, ont interdit toute connaissance de
leur administration, toute concurrence au
maniement des affaires, les passions, écartées de
la carrière politique, se sont portées vers les
arts, les sciences naturelles ; et la sphère des
idées en tout genre s’est agrandie ; l’homme,
livré aux études abstraites, a mieux saisi sa place
dans la nature, ses rapports dans la société ; les
principes ont été mieux discutés, les
fins mieux connues, les lumières plus répandues,
les individus plus instruits, les mœurs plus
sociales, la vie plus douce ; en masse, l’espèce,
surtout dans certaines contrées, a sensiblement
gagné ; et cette amélioration, désormais ne peut que
s’accroître, parce que ses deux principaux
obstacles, ceux-là même qui l’avaient rendue
jusque-là si lente et quelquefois rétrograde, la
difficulté de transmettre et de communiquer
rapidement les idées, sont enfin levés.
En effet, chez les anciens peuples, chaque canton,
chaque cité, par la différence de son langage,
étant isolé de tout autre, il en résultait un
chaos favorable à l’ignorance et à l’anarchie. Il
n’y avait point de communication d’idées, point de
participation d’invention, point d’harmonie
d’intérêts ni de volontés ; point d’unité d’action,
de conduite : en outre, tout moyen de répandre et de
transmettre les idées se réduisant à la parole
fugitive et limitée, à des écrits longs
d’exécution, dispendieux et rares, il s’ensuivait
empêchement de toute instruction pour le présent,
perte d’expérience de génération à génération,
instabilité, rétrogradation de lumières, et
perpétuité de chaos et d’enfance.
Au contraire, dans l’état moderne, et surtout dans
celui de l’Europe, de grandes nations
ayant contracté l’alliance d’un même langage, il
s’est établi de vastes communautés d’opinions ; les
esprits se sont rapprochés, les cœurs se sont
étendus ; il y a eu accord de pensées, unité
d’action : ensuite, un art sacré, un don divin
du génie, l’imprimerie, ayant fourni le moyen
de répandre, de communiquer en un même instant une
même idée à des millions d’hommes, et de la fixer
d’une manière durable, sans que la puissance des
tyrans pût l’arrêter ni l’anéantir, il s’est formé
une masse progressive d’instruction, une atmosphère
croissant de lumières, qui, désormais, assurent
solidement l’amélioration. Et cette amélioration
devient un effet nécessaire des lois de la nature ;
car, par la loi de la sensibilité ; l’homme tend aussi invinciblement à se rendre heureux, que le
feu à monter, que la pierre à graviter, que
l’eau à se niveler. Son obstacle est son
ignorance qui l’égare dans les moyens, qui le
trompe sur les effets et les causes. à force
d’expérience, il s’éclairera ; à force d’erreurs, il
se redressera ; il deviendra sage et bon, parce
qu’il est de son intérêt de l’être ; et, dans
une nation, les idées se communiquant, des classes
entières seront instruites, et la science deviendra
vulgaire ; et tous les hommes connaîtront quels sont
les principes du bonheur individuel, et de la
félicité publique ; ils sauront
quels sont leurs rapports, leurs droits, leurs
devoirs dans l’ordre social ; ils apprendront à se
garantir des illusions de la cupidité ; ils
concevront que la morale est une science
physique, composée, il est vrai, d’élémens
compliqués dans leur jeu, mais simples et invariables
dans leur nature, parce qu’ils sont les élémens
mêmes de l’organisation de l’homme. Ils sentiront
qu’ils doivent être modérés et justes,
parce que là est l’avantage et la sureté de chacun ;
que vouloir jouir aux dépens d’autrui, est un faux
calcul d’ignorance, parce que de là résultent des
représailles, des haines, des vengeances, et que
l’improbité est l’effet constant de la sottise.
Les particuliers sentiront que le bonheur individuel
est lié au bonheur de la société ;
les faibles, que loin de se diviser d’intérêts,
ils doivent s’unir, parce que l’égalité fait leurs
forces ; les riches, que la mesure des jouissances est
bornée par la constitution des organes, et que
l’ennui suit la satiété ;
le pauvre, que c’est dans l’emploi du tems et la
paix du cœur que consiste le plus haut degré du
bonheur de l’homme.
Et l’opinion publique atteignant les rois jusque
sur leurs trônes, les forcera de se contenir
dans les bornes d’une autorité régulière.
Le hasard même, servant les nations, leur donnera,
tantôt des chefs incapables qui, par faiblesse,
les laisseront devenir libres ; tantôt des
chefs éclairés qui, par vertu, les affranchiront.
Et alors qu’il existera sur la terre de grands
individus, des corps de nations éclairées et
libres, il arrivera à l’espèce ce qui arrive à ses
élémens. La communication des lumières d’une portion
s’étendra de proche en proche, et gagnera le tout.
Par la loi de l’imitation, l’exemple d’un premier
peuple sera suivi par les autres ; ils adopteront
son esprit, ses lois. Les despotes mêmes, voyant
qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir sans
la justice et la bienfaisance, adouciront leur
régime par besoin, par rivalité ; et la civilisation
deviendra générale.
Et il s’établira de peuple à peuple un équilibre
de forces qui, les contenant tous dans le
respect de leurs droits réciproques, fera cesser
leurs barbares usages de guerre, et soumettra à
des voies civiles le jugement de leurs
contestations ; et l’espèce entière deviendra une
grande société, une même famille gouvernée
par un même esprit, par de communes lois, et
jouissant de toute la félicité dont la nature
humaine est capable.
Ce grand travail, sans doute, sera long, parce qu’il
faut qu’un même mouvement se propage dans un corps
immense ; qu’un même levain assimile une énorme
masse de parties hétérogènes ; mais enfin ce
mouvement s’opérera ; et déjà les présages de cet
avenir se déclarent. Déjà la grande société,
parcourant dans sa marche les mêmes phases que les
sociétés partielles, s’annonce pour tendre aux
mêmes résultats. Disoute d’abord dans toutes ses
parties, elle vit long-tems ses membres sans
cohésion ; et l’isolement général des peuples forma
son premier âge d’anarchie et d’enfance :
partagée ensuite au hasard en sections irrégulières
d’états et de royaumes, elle a subi les fâcheux
effets de l’extrême inégalité des richesses,
des conditions ; et l’aristocratie des grands
empires a formé son second âge ; puis
ces grands privilégiés se disputant la
prédominance, elle a parcouru la période du choc
des factions. Et maintenant les partis, las de
leurs discordes, sentant le besoin des lois,
soupirent après l’époque de l’ordre et de la paix.
Qu’il se montre un chef vertueux ! Qu’un
peuple puissant et juste paroisse ! Et la
terre l’élève au pouvoir suprême : la terre attend
un peuple législateur ; elle le desire, elle
l’appelle, et mon cœur l’entend… et tournant la
tête du côté de l’occident : oui, continua-t-il,
déjà un bruit sourd frappe mon oreille : un cri
de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a
retenti dans l’ancien continent. à ce cri, un
murmure secret contre l’oppression s’élève chez une
grande nation ; une inquiétude salutaire l’alarme
sur sa situation : elle s’interroge sur ce qu’elle
est, sur ce qu’elle devrait être ; et, surprise de
sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits,
ses moyens ; quelle a été la conduite de ses chefs…
encore un jour, une réflexion,… et un mouvement
immense va naître ; un siècle nouveau va s’ouvrir !
Siècle d’étonnement pour les ames vulgaires, de
surprise et d’effroi pour les tyrans,
d’affranchissement pour un grand peuple, et
d’espérance pour toute la terre !
== Obstacle au perfectionnement ==
Le génie se tut… cependant, prévenu de noirs sentimens, mon esprit demeura rebelle à la persuasion ; mais craignant de le choquer par ma résistance, je demeurai silencieux… après quelque intervalle, se tournant vers moi et me fixant d’un regard perçant… tu gardes le silence, reprit-il ! Et ton cœur agite des pensées qu’il n’ose produire !… interdit et troublé : ô génie, lui dis-je, pardonne ma faiblesse : sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité ; mais ta céleste intelligence en saisit les traits, là où mes sens grossiers ne voient que des nuages. J’en fais l’aveu : la conviction n’a point pénétré dans mon ame, et j’ai craint que mon doute ne te fût une offense. Et, qu’a le doute, répondit-il, qui en fasse un crime ? L’homme est-il maître de sentir autrement qu’il n’est affecté ?… si une vérité est palpable, et d’une pratique importante, plaignons celui qui la méconnaît : sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, équivoque, comment lui trouver le caractère
qu’elle n’a pas ? Croire sans évidence, sans
démonstration, est un acte d’ignorance et de sottise :
le crédule se perd dans un dédale d’inconséquences ;
l’homme sensé examine, discute, afin d’être d’accord
dans ses opinions ; et l’homme de bonne foi
supporte la contradiction, parce qu’elle seule fait
naître l’évidence. La violence est l’argument du
mensonge ; et imposer d’autorité une croyance, est
l’acte et l’indice d’un tyran.
Enhardi par ces paroles : ô génie, répondis-je,
puisque ma raison est libre, je m’efforce en vain
d’accueillir l’espoir flatteur dont tu la consoles :
l’ame vertueuse et sensible se livre aisément aux
rêves du bonheur ; mais sans cesse une réalité
cruelle la réveille à la souffrance et à la misère :
plus je médite sur la nature de l’homme, plus
j’examine l’état présent des sociétés, moins un
monde de sagesse et de félicité me semble possible
à réaliser. Je parcours de mes regards toute la
face de notre hémisphère ; en aucun lieu je
n’apperçois le germe, ou ne pressens le mobile
d’une heureuse révolution. L’Asie entière est
ensevelie dans les plus profondes ténèbres. Le
chinois, régi par un despotisme insolent,
par des coups de bambou, par le sort des fiches ;
entravé par un code immuable de gestes, par le vice
radical d’une langue mal construite, ne m’offre
dans sa civilisation avortée, qu’un
peuple automate. L’indien, accablé de préjugés,
enchaîné par les liens sacrés de ses castes,
végète dans une apathie incurable. Le tartare,
errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit
dans la barbarie de ses aïeux. L’arabe, doué d’un
génie heureux, perd sa force et le fruit de sa vertu
dans l’anarchie de ses tribus, et la jalousie de ses
familles. L’africain, dégradé de la condition d’homme,
semble voué sans retour à la servitude. Dans le nord,
je ne vois que des serfs avilis, que des peuples
troupeaux, dont se jouent de grands
propriétaires. Par tout, l’ignorance, la
tyrannie, la misère, ont frappé de stupeur les
nations ; et des habitudes vicieuses dépravant les
sens naturels, ont détruit jusqu’à l’instinct du
bonheur et de la vérité : il est vrai que dans
quelques contrées de l’Europe, la raison a commencé
de prendre un premier essor ; mais là même, les
lumières des particuliers sont-elles communes aux
nations ? L’habileté des gouvernemens a-t-elle
tourné à l’avantage des peuples ? Et ces peuples, qui
se disent policés, ne sont-ils pas ceux qui, depuis
trois siècles, remplissent
la terre de leurs injustices ? N’est-ce pas eux qui,
sous des prétextes de commerce, ont dévasté
l’Inde, dépeuplé un nouveau continent, et soumettent
encore aujourd’hui l’Afrique au plus barbar des
esclavages ? La liberté naîtra-t-elle du sein des
tyrans ? Et la justice era-t-elle rendue par des
mains spoliatrices et avares ? ô génie, j’ai vu les
pays civilisés ; et l’illusion de leur sagesse s’est
dissipée devant mes regards. J’ai vu les richesses
entassées dans quelques mains, et la multitude
pauvre et dénuée. J’ai vu tous les droits, tous les
pouvoirs concentrés dans certaines classes, et
la masse des peuples passive et précaire. J’ai vu
des maisons de prince, et point de corps de
nation ; des intérêts de gouvernement, et
point d’intérêt ni d’esprit public ; j’ai vu que
toute la science de ceux qui commandent, consistait
à opprimer prudemment ; et la servitude raffinée
des peuples policés m’en a paru plus irrémédiable.
Un obstacle, surtout, ô génie, a profondément
frappé ma pensée. En portant mes regards sur le
globe, je l’ai vu partagé en vingt systèmes de culte
différens : chaque nation a reçu ou s’est fait des
opinions religieuses opposées ; et chacune
s’attribuant exclusivement la vérité, veut croire
toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait,
dans leur discordance, le grand nombre des
hommes se trompe, et se trompe de bonne foi, il
s’ensuit que notre esprit se persuade du
mensonge comme de la vérité ; et alors, quel
moyen de l’écairer ? Comment dissiper le préjugé
qui d’abord a saisi l’esprit ? Comment, surtout,
écarter son bandeau, quand le premier article de
chaque croyance, le premier dogme de toute religion,
est la proscription absolue du doute,
l’interdiction de l’examen, l’abnégation de son
propre jugement ? Que fera la vérité pour être
reconnue ? Si elle s’offre avec les preuves du
raisonnement, l’homme pusillanime récuse sa
conscience ; si elle invoque l’autorité des puissances
célestes, l’homme préoccupé lui oppose une autorité
du même genre, et traite toute innovation de blasphême. Ainsi l’homme, dans son aveuglement,
rivant sur lui-même ses fers, s’est à jamais livré
sans défense au jeu de son ignorance et de ses
passions. Pour dissoudre des entraves si fatales, il
faudrait un concours inoui d’heureuses circonstances.
Il faudrait qu’une nation entière, guérie du délire
de la superstition, fût inaccessible aux
impulsions du fanatisme ; qu’affranchi du joug d’une
fausse doctrine, un peuple s’imposât lui-même celui
de la vraie morale et de la raison ; qu’il fût à la
fois hardi et prudent, instruit et docile ;
que chaque individu connaissant ses droits, n’en
transgressât pas la limite ; que le pauvre sût
résister à la séduction ; le riche à l’avarice : qu’il
se trouvât des chefs désintéressés et justes ; que
les tyrans fussent saisis d’un esprit de démence
et de vertige ; que le peuple, recouvrant ses
pouvoirs, sentît qu’il ne les peut exercer, et qu’il
se constituât des organes ; que, créateur de ses
magistrats, il sût à la fois les censurer et les
respecter ; que, dans la réforme subite de toute
une nation vivant d’abus, chaque individu disloqué
souffrît patiemment les privations et le changement
de ses habitudes ; que cette nation, enfin, fût
assez courageuse pour conquérir sa liberté, assez
instruite pour l’affermir, assez puissante pour la
défendre, assez généreuse pour la partager : et tant
de conditions pourront-elles jamais se rassembler ?
Et lorsqu’en ses combinaisons infinies, le sort
produirait enfin celle-là, en verrais-je les jours
fortunés ? Et ma cendre ne sera-t-elle pas dès
long-tems refroidie ?
à ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la
parole… le génie ne me répondit point ; mais
j’entendis qu’il disait à voix basse : " soutenons
l’espoir de cet homme : car si celui qui aime ses
semblables se décourage, que deviendront les nations ?
Et peut-être le passé n’est-il que trop propre à
flétrir le courage ? Eh bien ! Anticipons le tems à
venir ; dévoilons
à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin
qu’à la vue du but qu’elle desire, ranimée d’une
nouvelle ardeur, elle redouble l’effort qui doit
l’y porter ".
== Le siècle nouveau ==
à peine eut-il achevé ces mots, qu’un bruit immense s’éleva du côté de l’occident ; et, y tournant mes regards, j’aperçus, à l’extrémité de la Méditerranée, dans le domaine de l’une des nations de l’Europe, un mouvement prodigieux, tel qu’au sein d’une vaste cité, lorsqu’une sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable s’agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu’aux cieux, distingua par intervalles ces phrases : " quel est donc ce prodige nouveau ? Quel est ce fléau cruel et mystérieux ? Nous sommes une nation nombreuse ; et nous manquons de bras ! Nous avons un sol excellent ; et nous manquons de denrées ! Nous sommes actifs, laborieux ; et nous vivons dans l’indigence ! Nous payons des tributs énormes ; et l’on nous
dit qu’ils ne suffisent pas ! Nous sommes en
paix au dehors ; et nos personnes et nos biens
ne sont pas en sureté au dedans ! Quel est donc
l’ennemi caché qui nous dévore ".
Et des voix parties du sein de la multitude,
répondirent : " élevez répondirent : « Élevez un étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par
d’utiles travaux, entretiennent et nourrissent la
société, et vous connaîtrez l’ennemi qui vous
ronge. »
Et, l’étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d’un aspect contrastant : l’un, innombrable et presque total, offrait dans la pauvreté générale des vêtemens et l’air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail ; l’autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d’or et d’argent, et dans l’embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l’abondance.
Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le grand corps était composé de laboureurs, d’artisans, de marchands, de toutes les professions laborieuses et stndieuses utiles à la société, et que dans le petit groupe il ne se trouvait que des ministres du culte de tout grade ( moines et prêtres), que des gens de finance, d’armoirie, de livrée, des chefs mili- taires et autres salariés du gouvernement.
Et ces deux corps en présence, front à front, s’étant considérés avec étonnement, je vis, d’un côté, naître la colère et l’indignation ; de l’autre, un mouvement d’effroi ; et le grand corps dit au plus petit :
« Pourquoi êtes-vous séparés de nous ? N’êtes- vous donc pas de notre nombre ?
« — Non, répondit le groupe : vous êtes le peuple ; nous autres, nous sommes un corps distinctif une classe privilégiée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits à part.
LE PEUPLE.
« Et de quel travail viviez-vous dans notre société ?
LES PRIVILÉGIES.
« Nous ne sommes pas faits pour travailler.
LE PEUPLE. « Comment avez-vous donc acquis tant de richesses ?
LES PRIVILEGIES.
« En prenant le soin de vous gouverner.
LE PEUPLE.
« Quoi ! nous fatiguons, et vous jouissez ! nous produisons, et vous dissipez ! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous appelez cela gouverner’!… Classe privilégiée, corps distinct qui nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous subsisterez. » Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes justes et généreux dirent : « Il faut nous rejoindre au peuple, et partager ses fardeaux ; car ce sont des hommes comme nous, et nos richesses viennent d eux ». Mais d’autres dirent avec orgueil : « Ce serait une honte de nous confondre avec la foule, elle est faite pour uous servir ; ne sommes-nous pas la race noble et pure des conquérans de cet empire ? Rappelons a cette multitude nos droits et son origine.
LES NOBLES. « Peuple ! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre race n’a obtenu la vie qu’à condition de nous servir ? Voilà notre contrat social, voilà le gouvernement constitué par l’usage et prescrit par le temps.
LE PEUPLE.
« Race pure des eonquerans ! montrez-nous vos ge’ne’alogies, nous verrons ensuite si ce qui dans un individu est vol et rapine, devient vertu dans une nation. »
Et, à l’instant, des voix elevées de divers côtes commencèrent à appeler par leurs noms une foule d’individus nobles ; et, citant leur origine et leur parenté, elles racontèrent comment l’aïeul, le bisaïeul, le père lui-même, nés marchands, artisans, après s’être enrichis par des moyens quelconques, avaient acheté, à prix d’argent, la noblesse : en sorte qu’un très petit nombre de familles étaient réellement de souche ancienne. « Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers parvenus qui renient leurs parens ; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des vétérans illustres ! » Et ce fut une rumeur de risée. Pour la détourner, quelques hommes astucieux s’écrièrent : « Peuple doux et fidèle, reconnaissez l’autorité légitime (15) : le Roi veut, la loi ordonne.
« Classe privilégiée ! expliquez-nous ce mot légitime.
S’il signifie conforme, intime a la loi,
dites-nous qui a fait la loi ? La loi peut-elle vouloir
autre chose que le salut de la multitude ? »
Alors les privilégiés militaires dirent : « La multitude ne sait obéir qu’à la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle !
LE PEUPLE.
« Soldats ! vous êtes notre sang ! frapperez-vous vos parens, vos frères ? Si le peuple périt, qui nourrira l’armée ? »
Et les soldats, baissant les armes, dirent : « Nous sommes aussi le peuple, montrez-nous l’ennemi ! »
Alors les privilégiés ecclesiastiques dirent : « Il n’y a plus qu’une ressource : le peuple est superstitieux : il faut l’effrayer par les noms de Dieu et de la religion.
« Nos chers frères ! nos enfans ! Dieu nous a établis pour vous gouverner.
LE PEUPLE.
« Montrez-nous vos pouvoirs celestes.
LES PRETRES. « Il faut de la foi : la raison égare.
LE PEUPLE. « Gouvernez-vous sans raisonner ?
LES PRETRES. « Dieu veut la paix : la religion prescrit l’obéissance.
LE PEUPLE.
« La paix suppose la justice ; l’obéissance veut la conviction d’un devoir.
LES PRETRES.
« On n’est ici-bas que pour souffrir.
LE PEUPLE.
« Montrez-nous l’exemple.
LES PRÊTRES.
« Vivrez-vous sans dieux et sans rois ?
LE PEUPLE.
« Nous voulons vivre sans oppresseurs.
LES PRÊTRES.
« Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.
LE PEUPLE.
« Médiateurs près de Dieu et des rois, courtisans et prêtres, vos services sont trop dispendieux ; nous traiterons désormais directement nos affaires. »
Et alors le petit groupe dit : « Tout est perdu, la multitude est éclairée. »
Et le peuple répondit : « Tout est sauvé ; car, si nous sommes éclairés, nous n’abuserons pas de notre force : nous ne voulons que nos droits. Nous avons des ressentimens, nous les oublions : nous étions esclaves, nous pourrions commander ; nous ne voulons qu’être libres, et la liberté n’est que la justice, » == Un peuple libre législateur ==
Alors considérant que toute puissance publique était suspendue ; que le régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d’effroi par la pensée qu’il allait tomber dans
la dissolution de l’anarchie. Mais délibérant sans
délai sur sa position, il dit :
" ce n’est pas assez de nous être affranchis des
parasites et des tyrans ; il faut empêcher qu’il n’en
renaisse. Nous sommes hommes ; et l’expérience
nous a trop appris que chacun de nous tend sans
cesse à dominer et à jouir aux dépens d’autrui. Il
faut donc nous prémunir contre un penchant auteur
de discorde ; il faut établir des règles certaines
de nos actions et de nos droits. Or la
connaissance de ces droits, le jugement de
ces actions sont des choses abstraites, difficiles,
qui exigent tout le tems et toutes les facultés
d’un homme. Occupés chacun de nos travaux, nous ne
pouvons vaquer à de telles études, ni exercer par
nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc
parmi nous quelques hommes, dont ce soit l’emploi
propre. déléguons- leur nos pouvoirs communs
pour nous créer un gouvernement et des lois ;
constituons-les représentans de nos volontés
et de nos intérêts. Et afin qu’en effet ils en
soient une représentation aussi exacte qu’il sera
possible, choisissons-les nombreux et semblables à
nous, pour que la diversité de nos volontés et
de nos intérêts se trouve rassemblée en eux ".
Et ce peuple ayant choisi dans son sein une
roupe nombreuse d’hommes qu’il jugea propres à
son dessein, il leur dit : " jusqu’ici nous avons
vécu en une société formée au hasard sans
clauses fixes, sans conventions libres, sans
stipulation de droits, sans engagemens
réciproques ; et une foule de désordres et de maux
ont résulté de cet état précaire. Aujourd’hui
nous voulons, de dessein réfléchi, former un contrat
régulier : et nous vous avons choisis pour en
dresser les articles ; examinez donc avec maturité
quelles doivent être ses bases et ses conditions.
Recherchez avec soin quel est le but, quels
sont les principes de toute association ;
connaissez les droits que chaque membre y porte ;
les facultés qu’il y engage, et celles qu’il y
doit conserver. Tracez-nous des règles de
conduite, des lois équitables. Dressez-nous un
système nouveau de gouvernement, car nous sentons
que les principes qui nous ont guidés jusqu’à ce
jour, sont vicieux. Nos pères ont marché dans des
sentiers d’ignorance ; et l’habitude nous a
égarés sur leurs pas. Tout s’est fait par violence,
par fraude, par séduction ; et les vraies lois
de la morale et de la raison sont encore obscures.
Démêlez-en donc le chaos ; découvrez-en
l’enchaînement ; publiez-en le code ; et nous nous
y conformerons ".
Et ce peuple éleva un trône immense en forme de
pyramide ; et y faisant asseoir les hommes qu’il
avait choisis, il leur dit : " nous vous élevons
aujourd’hui au dessus de nous, afin que vous
découvriez mieux l’ensemble de nos rapports, et
que vous soyez hors de l’atteinte de nos passions.
Mais souvenez-vous que vous êtes no semblables ;
que le pouvoir que nous vous conférons est à nous ;
que nous vous le donnons en dépôt, non en propriété
ni en héritage ; que les lois que vous ferez, vous y
serez les premiers soumis ; que demain vous
redescendrez parmi nous ; et que nul droit ne vous
sera acquis, que celui de l’estime et de la
reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire
l’univers, qui révère tant d’apôtres d’erreur,
honorera la première assemblée d’hommes
raisonnables, qui aura solemnellement déclaré
les principes immuables de la justice, et consacré
à la face des tyrans les droits des nations ".
== Base de droit et loi ==
Alors les hommes choisis par le peuple pour rechercher les vrais principes de la morale et de la raison, procédèrent à l’objet sacré de leur mission ; et après un long examen, ayant découvert un principe universel et fondamental, il s’éleva un législateur qui dit au peuple : " voici la base primordiale, l’origine physique de toute justice et de tout droit ". " quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit l’univers ; ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes sensations, les mêmes besoins, elle a, par ce fait même, déclaré qu’elle leur donnoit à tous les mêmes droits à l’usage de ses biens, et que tous les hommes sont égaux dans l’ordre de la nature. " en second lieu, de ce qu’elle a donné à chacun des moyens suffisans de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu’elle les a tous constitués indépendans les uns des autres ; qu’elle les a créés libres ; que nul n’est soumis à autrui ; que chacun est propriétaire absolu de son être.
" ainsi l’égalité et la liberté sont deux attributs essentiels de l’homme ; deux lois
de la divinité, inabrogeables et
constitutives comme les propriétés
physiques des élémens.
" or, de ce que tout individu est maître absolu
de sa personne, il suit que la liberté pleine
de son consentement est une condition
inséparable de tout contrat et de tout engagement.
" et de ce que tout individu est égal à un
autre, il suit que la balance de ce qui est rendu
à ce qui est donné, doit être rigoureusement en
équilibre : en sorte que l’idée de justice,
d’équité, emporte essentiellement celle
d’égalité.
" l’égalité et la liberté sont donc les bases
physiques et inaltérables de toute réunion
d’hommes en société, et par suite, le
principe nécessaire et générateur de toute
loi et de tout système de gouvernement régulier.
" c’est pour avoir dérogé à cette base que chez
vous, comme chez tout peuple, se sont introduits
les désordres qui vous ont enfin soulevés. C’est en
revenant à cette règle, que vous pourrez les
réformer, et reconstituer une association heureuse.
" mais observez qu’il en résultera une grande
secousse dans vos abitudes, dans vos fortunes,
dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des
contrats vicieux, des droits abusifs ; renoncer à des
distinctions injustes, à de fausses propriétés ;
rentrer enfin un instant dans l’état de la nature.
Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices ".
Alors pensant à la cupidité inhérente au coeur
de l’homme, je crus que ce peuple allait renoncer
à toute idée d’amélioration.
Mais dans l’instant une foule d’hommes s’avançant
vers le trône, y firent abjuration de toutes leurs
distinctions et de toutes leurs richesses :
" dictez-nous, dirent-ils, les lois de
l’égalité et de la liberté ; nous ne voulons
plus rien posséder qu’au titre sacré de la
justice.
" égalité, liberté, justice, voilà quel sera
désormais notre code et notre étendard ".
Et sur le champ le peuple éleva un drapeau immense,
inscrit de ces trois mots, auxquels il assigna
trois couleurs. Et l’ayant planté sur le siége
du législateur, l’étendard de la justice
universelle flotta pour la première fois sur la
terre : et le peuple dressa en avant du siége un
autel nouveau, sur lequel il plaça une balance
d’or, une épée et un livre avec cette inscription :
à la loi égale, qui juge et protège.
Et ayant environné le siége et l’autel d’un
amphithéâtre immense, cette nation s’y assit toute
entière pour entendre la publication de la loi.
Et des millions d’hommes levant à la fois les bras
vers le ciel, firent le serment solemnel de
vivre égaux, libres et justes ; de respecter
leurs droits réciproques, leurs propriétés ;
d’obéir à la loi et à ses agens régulièrement préposés.
Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur,
si touchant de générosité, m’émut
jusqu’aux larmes ; et m’adressant au génie : " que je
vive, maintenant, lui dis-je, car désormais j’ai
tout espéré ".
== Effroi conspira es tyrans ==
Cependant, à peine le cri solemnel de l’égalité et de la liberté eut-il retenti sur la terre, qu’un mouvement de trouble et de surprise s’excita au sein des nations ; et d’une part la multitude émue de desir, mais indécise entre l’espérance et la crainte, entre le sentiment de ses droits et l’habitude de ses chaînes, commença de s’agiter ; d’autre part les rois réveillés subitement du sommeil de l’indolence et du despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes ; et par tout ces classes de tyrans civils et sacrés, qui trompent les rois et oppriment les peuples, furent saisies de rage et d’effroi ; et tramant des desseins perfides : " malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la liberté parvient à l’oreille de la multitude ! Malheur à nous, si ce pernicieux esprit de justice se propage "… et voyant flotter l’étendard : " concevez-vous l’essaim de maux renfermés
dans ces seules paroles ? Si tous les hommes
sont égaux, où sont nos droits exclusifs
d’honneurs et de puissance ? Si tous sont ou
doivent être libres, que deviennent nos
esclaves, nos serfs, nos propriétés ? Si tous
sont égaux dans l’état civil, où sont nos
prérogatives de naissance, d’hérédité ? Et
que devient la noblesse ? S’ils sont tous
égaux devant Dieu, où est le besoin de
médiateurs ? Et que devient le sacerdoce ? Ah !
Pressons-nous de détruire un germe si fécond, si
contagieux ! Employons tout notre art contre cette
calamité ; effrayons les rois, pour qu’ils
s’unissent à notre cause. Divisons les peuples, et
suscitons-leur des troubles et des guerres !
Occupons-les de combats, de conquêtes et de
jalousies. Alarmons-les sur la puissance de cette
nation libre. Formons une grande ligue contre
l’ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilège ;
renversons ce trône de rebellion, et étouffons dans
son foyer cet incendie de révolution ".
Et en effet, les tyrans civils et sacrés des
peuples, formèrent une ligue générale ; et
entraînant sur leurs pas une multitude contrainte ou
séduite, ils se portèrent d’un mouvement hostile
contre la nation libre ; et investissant à grands
cris l’autel et le trône de la loi
naturelle :
" quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique
et nouvelle ? Quel est cet autel impie, ce culte
sacrilège… peuples fidèles et croyans ! Ne
semblerait-il pas que ce fût d’aujourd’hui que la
vérité se découvre, que jusqu’ici vous eussiez
marché dans l’erreur ; que ces hommes plus
heureux que vous ont seuls le privilège d’être
sages ! Et vous, nation égarée et rebelle, ne
voyez-vous pas que vos chefs vous trompent, qu’ils
altèrent les principes de votre foi,
qu’ils renversen t la religion de vos
pères ? Ah ! Tremblez que le courroux du ciel
ne s’allume, et hâtez-vous, par un prompt
repentir, de réparer votre erreur ".
Mais, inaccessible à la suggestion comme à la
terreur, la nation libre garda le silence ; et se
montrant toute entière en armes, elle tint une
attitude imposante.
Et le législateur dit aux chefs des peuples : si,
lorsque nous marchions un bandeau sur les yeux,
la lumière éclairait nos pas, pourquoi,
aujourd’hui qu’il est levé, fuira-t-elle nos
regards qui la cherchent ? Si les chefs qui
prescrivent aux hommes d’être clairvoyans, les
trompent et les égarent, que font ceux qui ne
veulent guider que des aveugles ?
Chefs des peuples ! Si vous possédez la vérité,
faites-nous la voir : nous la recevrons avec
reconnaissance ;
car nous la cherchons avec desir, et nous avons
l’intérêt de la trouver : nous sommes hommes,
etnous pouvons nous tromper ; mais vous êtes
hommes aussi, et vous êtes également
faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe, où
depuis tant de siècles erre l’humanité, aidez-nous à
dissiper l’illusion de tant de préjugés et de
vicieuses habitudes ; concourez avec nous, dans le
choc de tant d’opinions qui se disputent notre
croyance, à démêler le caractère propre et
distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les
combats si longs de l’erreur : établissons entre elle
et la vérité une lutte solemnelle : appelons les
opinions des hommes de toutes les nations. Convoquons l’assemblée générale des peuples ; qu’ils
soient juges eux-mêmes dans la cause qui leur est
propre ; et que dans le débat de tous systèmes,
nul défenseur, nul argument ne manquant aux
préjugés ni à la raison, le sentiment d’une évidence
générale et commune fasse enfin naître la concorde
universelle des esprits et des coeurs.
== Assemblée générale peuples ==
Ainsi parla le législateur ; et la multitude, saisie de ce mouvement qu’inspire d’abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus. Alors s’offrit à mes regards une scène d’un genre étonnant et nouveau : tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les climats produisent de races d’hommes divers, accourant de toutes parts, me sembla se réunir dans une même enceinte ; et là, formant un immense congrès, distingué en groupes par l’aspect varié des costumes, des traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant. D’un côté, je voyois l’européen, à l’habit court et serré, au chapeau pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre ; de l’autre, l’asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la tête rase, et au turban rond. Ici, j’observois les peuples africains,
à la peau d’ébène, aux cheveux laineux, au corps
ceint de pagnes blancs et bleus, ornés de
brasselets et de colliers de corail, de coquilles
et de verres ; là, les races septentrionales
enveloppées dans leurs sacs de peau ; le lapon,
au bonnet pointu, aux souliers de raquette ; le
samoyede, au corps brûlant, à l’odeur forte ; le
tongouze, au bonnet cornu, portant ses idoles
pendues sur son sein ; le yakoute, au visage
piqueté ; le calmouque, au nez aplati, aux petits
yeux renversés. Plus loin étaient le chinois, au
vêtement de soie, aux tresses pendantes ; le
japonais, au sang mélangé ; le malais, aux
grandes oreilles, au nez percé d’un anneau, au vaste
chapeau de feuilles de palmier, et les habitans
tatoués des îles de l’océan et du continent
antipode. Et l’aspect de tant de variétés d’une
même espèce, de tant d’inventions bizarres d’un
même entendement, de tant de modifications
différentes d’une même organisation, m’affecta à la
fois de mille sensations et de mille pensées.
Je considérais avec étonnement cette gradation de
couleurs, qui, de l’incarnat le plus vif passe
au brun clair, puis foncé, fumeux, bronzé,
olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu’au noir de
l’ébène et du jai ; et trouvant le kachemirien,
au teint de roses, à côté de l’indou hâlé, le
georgien à côté du tartare, je
réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid,
du sol élevé ou profond, marécageux ou sec,
découvert ou ombragé ; je comparais l’homme nain du
pôle, au géant des zones tempérées ; le corps grêle de
l’arabe, à l’ample corps du hollandais ; la
taille épaisse et courte du samoyede, à la
taille svelte du grec et de l’esclavon ; la laine grasse et noire du nègre, à la soie dorée
du danois ; la face aplatie du calmouque,
ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face
ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez
aquilin du circassien et de l’abazan.
J’opposais aux toiles peintes de l’indien,
aux étoffes savantes de l’européen, aux riches
fourrures du sibérien, les pagnes d’écorce, les
tissus de jonc, de feuilles, de plumes des nations
sauvages, et les figures bleuâtres de serpens, de
fleurs et d’étoiles dont leur peau était imprimée.
Et tantôt le tableau bigarré de cette multitude me
retraçait les prairies émaillées du Nil et de
l’Euphrate, lorsqu’après les pluies ou le
débordement, des millions de fleurs naissent de
toutes parts ; tantôt il me représentait, par son
murmure et son mouvement, les essaims innombrables
de sauterelles qui viennent au printemps couvrir
les plaines du Hauran.
Et à la vue de tant d’êtres animés et sensibles,
embrassant tout à coup l’immensité des pensées et
des sensations rassemblées dans cet espace ;
d’autre part, réfléchissant à l’opposition de tant
de préjugés, de tant d’opinions, au choc de tant de
passions d’hommes si mobiles, je flottais
entre l’étonnement, l’admiration et une crainte
secrète,… quand le législateur ayant réclamé le
silence, attira toute mon attention.
" habitans de la terre, dit-il, une nation libre et
puissante vous adresse des paroles de
justice et de paix ; et elle vous offre de
sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son
expérience. Long-tems affligée des mêmes maux que
vous, elle en a recherché la source, et elle a
trouvé qu’ils dérivaient tous de la violence et de
l’injustice, érigées en lois par l’inexpérience
des races passées, et maintenues par les préjugés
des races présentes : alors, annullant ses
institutions factices et arbitraires, et remontant à
l’origine de tout droit et de toute raison, elle a
vu qu’il existait dans l’ordre même de
l’univers, et dans la constitution physique de
l’homme, des lois éternelles et immuables, et qui
n’attendaient que ses regards pour le rendre heureux.
ô hommes ! élevez les yeux vers ce ciel qui
vous éclaire ! Jetez-les sur cette terre qui vous
nourrit ! Quand ils vous offrent à tous les
mêmes dons ; quand vous avez reçu de la puissance
qui les meut, la même vie, les mêmes organes,
n’en avez-vous pas reçu les mêmes droits à l’usage
de ses bienfaits ? Ne vous a-t-elle pas, par-là
même, déclaré tous
égaux et libres ? Quel mortel osera donc
refuser à son semblable ce que lui accorde la
nature ? ô nations ! Bannissons toute tyrannie
et toute discorde ; ne formons plus qu’une même
société, qu’une grande famille ; et puisque le genre
humain n’a qu’une même constitution, qu’il n’existe
plus pour lui qu’une même loi, celle de la
nature ; qu’un même code, celui de la raison ;
qu’un même trône, celui de la justice ; qu’un
même autel, celui de l’union ".
Il dit : et une acclamation immense s’éleva jusqu’aux cieux : mille cris de bénédiction
partirent du sein de la multitude, et les peuples,
dans leur transport, firent retentir la terre des
mots d’égalité, de justice, d’union.
Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda
un différent ; bientôt les docteurs, les chefs des
peuples les excitant à la dispute, je vis naître
d’abord un murmure, puis une rumeur, qui, se
communiquant de proche en proche, devint un vaste
désordre ; et chaque nation élevant des prétentions
exclusives, réclamait la prédominance pour son code
et son opinion.
" vous êtes dans l’erreur, se disaient les partis en se
montrant du doigt les uns les autres ; nous seuls
possédons la vérité et la raison. Nous seuls avons
la vraie loi, la
vraie règle de tout droit, de toute justice, le
seul moyen du bonheur, de la perfection ; tous les
autres hommes sont des aveugles ou des rebelles ". Et
il régnait une agitation extrême.
Mais le législateur ayant réclamé le silence :
" peuples, dit-il, quel mouvement de passion vous
agite ? Où vous conduira cette querelle ?
Qu’attendez-vous de cette dissention ? Depuis
des siècles la terre est un champ de disputes, et
vous avez versé des torrens de sang pour vos
contestations : qu’ont produit tant de combats et
de larmes ? Quand le fort a soumis le faible à son
opinion, qu’a-t-il fait pour la vérité et pour
l’évidence ? ô nations ! Prenez conseil de votre
propre sagesse ! Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, que faites-vous
pour les concilier ? Ne leur donnez-vous pas des
arbitres ? oui, s’écria unanimement la
multitude. Eh bien ! Donnez-en de même aux auteurs
de vos dissentimens. Ordonnez à ceux qui se font
vos instituteurs, et qui vous imposent leur
croyance, d’en débattre devant vous les raisons.
Puisqu’ils invoquent vos intérêts, connaissez
comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs
des peuples, avant de les entraîner dans la lutte
de vos opinions, discutez-en
contradictoirement les preuves ! établissons une
controverse solemnelle, une recherche publique de la
vérité, non devant le tribunal d’un individu
corruptible, ou d’un parti passionné, mais devant
celui de toutes les lumières et de tous les
intérêts dont se compose l’humanité ; et que le sens
naturel de toute l’espèce soit notre arbitre
et notre juge ".
== La recherche de la vérité ==
Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit : " afin de procéder avec ordre et sans confusion, laissez dans l’arène, en avant de l’autel de l’union et de la paix, un spacieux demi-cercle libre ; et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence ; que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs se placent à la suite sur une même ligne ". Et le demi-cercle ayant été tracé, et l’ordre publié, à l’instant il s’éleva une multitude innombrable
d’étendards de toutes couleurs et de toutes formes,
tels qu’en un port fréquenté de cent nations
commerçantes, l’on voit aux jours de fêtes des
milliers de pavillons et de flammes flotter sur une
forêt de mâts. Et à l’aspect de cette diversité
prodigieuse, me tournant vers le génie : je croyais,
lui dis-je, que la terre n’était divisée qu’en
huit ou dix systèmes de croyance, et je
désespérais de toute conciliation : maintenant que
je vois des milliers de partis différens, comment
espérer la concorde ?… et cependant, me dit-il,
ils n’y sont pas encore tous : et ils veulent être
intolérans !…
et à mesure que les groupes vinrent se placer,
me faisant remarquer les symboles et les attributs
de chacun, il commença de m’expliquer leurs
caractères en ces mots :
" ce premier groupe, me dit-il, formé d’étendards
verts qui portent un croissant, un bandeau et
un sabre, est celui des sectateurs du prophète
arabe. dire qu’il y a un Dieu (sans savoir ce
qu’il est) ; croire aux paroles d’un homme
(sans entendre sa langue) ; aller dans un désert
prier Dieu (qui est partout) ; laver ses
mains d’eau (et ne pas s’abstenir de sang) ;
jeûner le jour (et manger de nuit) ; donner
l’aumône de son bien (et ravir celui
d’autrui) : tels sont les moyens de perfection
institués par Mahomet ; tels sont les cris de
ralliement de ses fidèles croyans. Quiconque n’y
répond pas est un réprouvé, frappé d’anathème
et dévoué au glaive. un dieu clément, auteur de la
vie, a donné ces lois d’oppression et de
meurtre : il les a faites pour tout l’univers,
quoiqu’il ne les ait révélées qu’à un homme. Il les a
établies de toute éternité, quoiqu’il ne les ait
publiées que d’hier. Elles suffisent à tous les
besoins, et cependant il y a joint un volume : ce
volume devait répandre la lumière, montrer
l’évidence, amener la perfection, le bonheur ; et
cependant, du vivant même de l’apôtre, ses pages
offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus,
contraires, il a fallu l’expliquer, l e commenter ;
et ses interprètes divisés d’opinions se sont
partagés en sectes opposées et ennemies. L’une
soutient qu’Ali est le vrai successeur.
L’autre défend Omar et Aboubekre. Celle-ci
nie l’éternité du qôran, celle-là la
nécessité des ablutions, des prières : le
carmate proscrit le pélerinage et permet le vin :
le hakemite prêche la transmigration des ames :
ainsi jusqu’au nombre de soixante-douze partis,
dont tu peux compter es enseignes. Dans cette
opposition, chacun s’attribuant exclusivement
l’évidence, et taxant les autres d’hérésie, de
rebellion, a tourné contre tous son apostolat
sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un
Dieu clément et miséricordieux, auteur et père
commun de tous les hommes, devenue un flambeau de
discorde, un motif de meurtre et de guerre, n’a
cessé depuis douze cents ans d’inonder la terre de
sang, et de répandre le ravage et le désordre d’un
bout à l’autre de l’ancien hémisphère.
Ces hommes remarquables par leurs énormes
turbans blancs, par leurs amples manches, par
leurs longs chapelets, sont les imans, les
mollas, les muphtis, et près d’eux les
derviches au bonnet pointu, et les santons
aux cheveux épars. Les voilà qui font avec
véhémence la profession de foi, et commencent de
disputer
sur les souillures graves ou légères, sur la
matière et la forme des ablutions, sur les
attributs de Dieu et ses perfections, sur le
chaîtan et les anges méchans ou bons, sur la mort,
la résurrection, l’inte rrogatoire dans le
tombeau, le jugement, le passage du pont étroit
comme un cheveu, la balance des œuvres, les
peines de l’enfer et les délices du paradis.
" à côté, ce second groupe, encore plus nombreux,
composé d’étendards à fond blanc, parsemés de croix,
est celui des adorateurs de Jesus.
Reconnaissant le même Dieu que les musulmans,
fondant leur croyance sur les mêmes livres,
admettant comme eux un premier homme qui perd
tout le genre humain en mangeant une pomme ; ils
leur vouent cependant une sainte horreur, et par
piété ils se traitent mutuellement de
blasphémateurs et d’impies. Le grand point de
leur dissention réside surtout en ce qu’après avoir
admis un dieu un et indivisible, les
chrétiens le divisent ensuite en trois personnes,
qu’ils veulent être chacune un dieu entier et
complet, sans cesser de former entr’elles un
tout identique. Et ils ajoutent que cet être,
qui remplit l’univers, s’est réduit dans le
corps d’un homme, et qu’il a pris des organes
matériels, périssables,
circonscrits, sans cesser d’être immatériel,
éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent
pas ces mystères, quoiqu’ils conçoivent
l’éternité du qôran et la mission du prophète, les
taxent de folies, et les rejettent comme des
visions de cerveaux malades : et de là des haines
implacables.
" d’autre part, divisés entre eux sur plusieurs
points de leur propre croyance, les chrétiens
forment des partis non moins divers ; et les querelles qui les agitent sont d’autant plus
opiniâtres et plus violentes, que les objets sur
lesquels elles se fondent étant inaccessibles aux
sens, et par conséquent d’une démonstration
impossible, les opinions de chacun n’ont de règle
et de base que dans le caprice et la volonté. Ainsi,
convenant que Dieu est un être
incompréhensible, inconnu, ils disputent
néanmoins sur son essence, sur sa manière d’agir,
sur ses attributs. Convenant que la transformation
qu’ils lui supposent en homme, est une énigme au
dessus de l’entendement, ils disputent cependant
sur la confusion ou la distinction des deux
volontés et des deux natures, sur le
changement de substance, sur la présence
réelle ou feinte, sur le mode de
l’incarnation, etc. Etc.
" et de là, des sectes innombrables, dont
deux ou trois cents ont déjà péri, et dont trois ou
quatre cents autres, qui subsistent encore,
t’offrent cette multitude de drapeaux où ta vue
s’égare. Le premier en tête, qu’environne ce groupe
d’un costume bizarre, ce mélange confus de robes
violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de
têtes à tonsure, à cheveux courts ou rasés, à
chapeaux rouges, à bonnets carrés, à mitres pointues,
même à longues barbes, est l’étendard du pontife de
Rome, qui, appliquant au sacerdoce la
prééminence de sa ville dans l’ordre civil, a érigé
sa suprématie en point de religion, et fait un
article de foi de son orgueil.
" à sa droite, tu vois le pontife grec, qui, fier de
la rivalité élevée par sa métropole, oppose
d’égales prétentions, et les soutient contre
l’église d’occident, de l’antériorité de l’église
d’orient. à gauche, sont les étendards de deux chefs
récens, qui, secouant un joug devenu tyranniqu,
ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels,
et soustrait au pape la moitié de l’Europe.
Derrière eux, sont les sectes subalternes qui
subdivisent encore tous ces grands partis, les
nestoriens, les eutychéens, les jacobites,
les iconoclastes,
les anabaptistes, les presbytériens, les
viclefites, les osiandrins, les
manichéens, les méthodistes, les adamites,
les contemplatifs, les trembleurs, les
pleureurs, et cent autres semblables ; tous
partis distincts, se persécutant quand ils sont
forts, se tolérant quand ils sont faibles, se
haïssant au nom d’un dieu de paix, se faisant chacun
un paradis exclusif dans une religion de charité
universelle ; se vouant réciproquement, dans
l’autre monde, à des peines sans fin, et réalisant,
dans celui-ci, l’enfer que leurs cerveaux placent
dans celui-là ".
Après ce groupe, voyant un seul étendard de
couleur hyacinthe, autour duquel étaient
rassemblés des hommes de tous les costumes de
l’Europe et de l’Asie : " du moins, dis-je au
génie, trouverons-nous ici de l’unanimité : oui,
me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit et momentané ; ne reconnois-tu pas ce
système de culte " ? Alors, appercevant le
monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques,
et les palmes que tenaient en main les rabins :
" il est vrai, lui dis-je, ce sont les enfans
de Moyse dispersés jusqu’à ce jour, et qui,
abhorrant toute nation, ont été par tout abhorrés et
persécutés. Oui, reprit-il, et c’est par cette
raison que, n’ayant ni le tems ni la liberté de
disputer, ils ont gardé l’apparence de l’unité. Mais
à peine, dans leur réunion, vont-ils confronter
leurs principes, et raisonner sur leurs opinions,
qu’ils vont, comme jadis, se partager au moins
en deux sectes principales, dont l’une,
s’autorisant du silence du législateur, et
s’attachant au sens littéral de ses livres, niera
tout ce qui n’y est point clairement exprimé, et à ce
titre, rejettera, comme inventions des circoncis,
la survivance de l’ame au corps, et sa
transmigration dans des lieux de peines ou de
délices, et sa résurrection, et le jugement final,
et les bons et les mauvais anges, et la révolte du
mauvais génie, et tout le système poétique d’un
monde ultérieur : et ce peuple privilégié, dont la
perfection consiste à se couper un petit morceau
de chair ; ce peuple atôme, qui, dans l’océan des
peuples, n’est qu’une petite vague, et qui veut que
Dieu n’ait rien fait que pour lui seul, réduira
encore
de moitié, par son schisme, le poids déjà si léger
qu’il établit dans la balance de l’univers ".
Et me montrant un groupe voisin, composé d’hommes
vêtus de robes blanches, portant un voile sur la
bouche, et rangés autour d’un étendard de couleur
aurore, sur lequel était peint un globe
tranché en deux hémisphères, l’un noir et l’autre
blanc : il en sera ainsi, continua-t-il, de ces
enfans de Zoroastre, restes obscurs de
peuples jadis si puissans : maintenant, persécutés
comme les juifs, et dispersés chez les autres
peuples, ils reçoivent, sans discussion, les
préceptes du représentant de leur prophète ; mais
sitôt que le môbed et les destours seront
rassemblés, la controverse s’établira sur le
bon et le mauvais principe ; sur les
combats d’Ormuzd, dieu de lumière, et
d’Ahrimanes, dieu de ténèbres ; sur leur
sens direct ou allégorique ; sur les bons et
mauvais génies ; sur le culte du feu et des
élémens ; sur les ablutions et sur les
souillures ; sur la résurrection en
corps, ou seulement en ame ; sur le
renouvellement du monde existant, et sur le
monde nouveau qui lui doit succéder. Et les
parsis se diviseront en sectes d’autant plus
nombreuses, que dans leur dispersion les familles
auront contracté les mœurs et les opinions des
nations étrangères.
à côté d’eux, ces étendards à fond d’azur, où sont
peintes des figures monstrueuses de corps
humains doubles, triples, quadruples, à tête de
lion, de sanglier, d’éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc, sont les étendards des sectes
indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les
animaux, et les ames de leurs parens dans les
reptiles et les insectes. Ces hommes fondent des
hospices pour des éperviers, des serpens, des
rats ; et ils ont en horreur leurs semblables ! Ils
se purifient avec la fiente et l’urine de la vache ;
et ils se croient souillés du contact d’un
homme ! Ils portent un rézeau sur la bouche, de
peur d’avaler, dans une mouche, une ame en
souffrance ; et ils laissent mourir de faim un
paria ! Ils
admettent les mêmes divinités ; et ils se partagent
en drapeaux ennemis et divers !
Ce premier, isolé à l’écart, où tu vois une figure
à quatre têtes, est celui de Brama, qui,
quoique Dieu créateur, n’a plus ni sectateurs
ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal
au Lingam, se contente d’un peu d’eau que
chaque matin le brame lui jette par dessus
l’épaule, en lui récitant un cantique stérile.
Ce second, où est peint un milan au corps
roux et à la tête blanche, est celui de
Vichenou, qui, quoique Dieu conservateur, a
passé une partie de sa vie en aventures
mal-faisantes. Considère-le sous les formes hideuses
de sanglier et de lion, déchirant des
entrailles humaines, ou sous la figure d’un cheval
devant venir, le
sabre à la main, détruire l’âge présent,
obscurcir les astres, abattre les étoiles, ébranler
la terre, et faire vomir au grand serpent
un feu qui consumera les globes. Ce troisième est celui de Chiven, Dieu de
destruction, de ravage, et qui a cependant pour
emblème le signe de la production : il est le plus
méchant des trois, et il compte le plus de
sectateurs. Fiers de son caractère, ses partisans
méprisent, dans leur dévotion, les autres dieux
ses égaux et ses frères ; et par une imitation de sa
bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté,
ils couronnent publiquement de fleurs, et arrosent
de lait et de miel l’image obscène du Lingam.
Derrière eux, viennent les moindres drapeaux d’une
foule de dieux, mâles, femelles, hermaphrodites,
qui, parens et amis des trois principaux, ont passé
leur vie à se livrer des combats ; et leurs
adorateurs les imitent. Ces dieux n’ont besoin de
rien, et sans cesse ils reçoivent des offrandes ; ils
sont tout-puissans, remplissent l’univers ; et un
brame, avec quelques paroles, les enferme dans une
idole ou
dans une cruche, pour vendre à son gré leurs
faveurs.
Au de là, cette multitude d’autres étendards qui,
sur un fond jaune qui leur est commun, portent des
emblêmes différens, sont ceux d’un même dieu,
lequel, sous des noms divers, règne chez les nations
de l’orient. Le chinois l’adore dans Fôt ;
le japonais le rév ère dans Budso ; l’habitant
de Ceylan dans Beddhou ; celui de Laos dans
Chekia ; le pegouan dans Phta ; le
siamois dans Sommond-Kodom ; le
tibetain dans Budd et dans La ; tous,
d’accord sur quelques points de son histoire,
célèbrent sa vie pénitente, ses
mortifications, ses jeûnes, ses fonctions de
médiateur et d’expiateur, les haines d’un
dieu, son ennemi, leurs combats, et
son ascendant. Mais discords entre eux sur les
moyens de li plaire, ils disputent sur les rites
et sur les pratiques, sur les dogmes de la
doctrine intérieure, ou de la doctrine
publique. Ici, ce bonze japonais à la robe jaune,
à la tête nue, prêche l’éternité des ames, leurs
transmigrations successives dans divers corps ; et
près de lui le sintoïste nie leur existence
séparée des sens, et soutient qu’elles ne sont
qu’un effet des organes auquels elles sont
liées, et avec qui elles périssent : comme le son
avec l’instrument. Là, le siamois, aux sourcils
rasés, l’écran talipat à la main, recommande
l’aumône, les expiations, les offrandes, et cependant
il croit au destin aveugle et à l’impassible
fatalité. Le hochang chinois sacrifie aux ames
des ancêtres, et près de lui le sectateur de
confutzée
cherche son horoscope dans des fiches jetées au
hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant,
environné d’un essaim de prêtres à robes et à
chapeaux jaunes, est le grand lama en qui vient
de passer le dieu que le Tibet adore. Un
rival s’est élevé pour partager ce bienfait avec
lui ; et sur les bords du Baikal, le
calmoulque a aussi son dieu comme l’habitant de
La-Sa. Mais d’accord en ce point important, que
Dieu ne peut habiter qu’un corps d’homme, tous deux
rient de la grossièreté de l’indien qui honore la
fiente de la vache, tandis qu’eux consacrent les
excrémens de leur pontife.
Et après ces drapeaux, une foule d’autres que
l’œil ne pouvait dénombrer, s’offrant encore à nos
regards : " je ne terminerais point, dit le génie, si
je te détaillais tous les systèmes divers de
croyance qui partagent encore les nations. Ici, les
hordes tartares adorent, dans des figures
d’animaux, d’oiseaux et d’insectes, les bons et
les mauvais génies, qui, sous un dieu principal,
mais insouciant, régissent l’univers, et, dans leur
idolâtrie, elles retracent le paganisme de l’ancien
occident. Tu vois l’habillement bizarre de leurs
chamans, qui, sous une robe de cuir, garnie de
clochettes, de grelots, d’idoles de fer,
de griffes d’oiseaux, de peaux de serpens, de têtes
de chouettes, s’agitent dans des convulsions
factices, et, par des cris magiques, évoquent les
morts pour tromper les vivans. Là, les peuples noirs
de l’Afrique, dans le culte de leurs fetiches,
offrent les mêmes opinions. Voilà l’habitant de
Juida qui adore Dieu dans un grand serpent, dont
par malheur
les porcs sont avides "… voilà le teleute qui se le
représente vêtu de toutes couleurs, ressemblant à
un soldat russe ; voilà le kamchadale qui, trouvant
que tout va mal dans ce monde et dans son climat,
se le figure un vieillard capricieux et
chagrin, fumant sa pipe, et chassant en
traîneau les renards et les martres. Enfin, voilà
cent nations sauvages qui, n’ayant aucune des idées
des peuples policés, sur Dieu, ni sur l’ame, ni
sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment
aucun
système de culte, et n’en jouissent pas moins des
dons de la nature dans l’irreligion où elle-même
les a créés.
21 PROBLEME C ONTRADI RELIGIEUSES
Cependant les divers groupes s’étant placés, et un vaste silence ayant succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit : " chefs et docteurs des peuples ! Vous voyez comment jusqu’ici les nations, vivant isolées, ont suivi des routes différentes ; chacune croit suivre celle de la vérité ; et cependant si la vérité n’en a qu’une, et que les opinions soient opposées, il est bien évident que quelqu’un se trouve en erreur. Or, si tant d’hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n’est pas abusé ? Commencez donc par être indulgens sur vos dissentimens et vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la possédait. Jusqu’à ce jour, les opinions qui ont gouverné la terre, produites au hasard, propagées dans l’ombre, admises sans discussion, accréditées par l’amour de la nouveauté et l’imitation, ont en quelque sorte usurpé clandestinement leur
empire. Il est tems, si elles sont fondées, de
donner à leur certitude un caractère de solemnité,
et de légitimer leur existence. Rappelons-les donc
aujourd’hui à un examen général et commun ; que
chacun expose sa croyance ; et que tous devenant le
juge de chacun, cela seul soit reconnu vrai, qui
l’est pour tout le genre humain ".
Alors la parole ayant été déférée par ordre de
position au premier étendard de la gauche : il
n’est pas permis de douter, dirent les chefs,
que notre doctrine ne soit la seule véritable, la
seule infaillible. D’abord, elle est révélée de
Dieu même…
et la nôtre aussi, s’écrièrent tous les autres
étendards ; et il n’est pas permis d’en douter.
Mais du moins faut-il l’exposer, dit le législateur ;
car l’on ne peut croire ce que l’on ne
connaît pas.
Notre doctrine est prouvée, reprit le premier
étendard, par des faits nombreux, par une
multitude de miracles, par des résurrections
de morts, des torrens mis à sec, des montagnes
transportées, etc.
Et nous aussi, s’écrièrent tous les autres, nous
avons une foule de miracles ; et ils commencèrent
chacun à raconter les choses les plus incroyables.
Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des
prodiges supposés ou des prestiges de
l’esprit malin, qui les a trompés.
Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont
supposés ; et chacun parlant de soi, dit : il n’y a
que les nôtres de véritables ; tous les autres sont
des faussetés.
Et le législateur dit : avez-vous des témoins
vivans ?
Non, répondirent-ils tous : les faits sont anciens ;
les témoins sont morts ; mais ils on t écrit.
Soit, reprit le législateur ; mais s’ils sont en
contradiction, qui les conciliera ?
Justes arbitres, s’écria un des étendards ! La
preuve que nos témoins ont vu la vérité, c’est qu’ils
sont morts pour la témoigner ; et notre croyance
est scellée du sang des martyrs.
Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards :
nous avons des milliers de martyrs, qui sont morts
dans des tourmens affreux, sans jamais se démentir.
Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les
musulmans, les indiens, les japonois citèrent des
légendes sans fin de confesseurs, de martyrs, de
pénitens, etc.
Et l’un de ces partis ayant nié les martyrs des
autres : eh bien ! Dirent-ils, nous allons
mourir pour prouver que notre croyance est vraie.
Et dans l’instant une foule d’hommes de toute
religion, de toute secte, se présentèrent pour
souffrir des tourmens et la mort. Plusieurs même
commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper
la tête et la poitrine, sans témoigner de douleur.
Mais le législateur les arrêtant : ô hommes,
leur dit-il ! écoutez de sang froid mes paroles :
si vous mouriez pour prouver que deux et deux font
quatre, cela les ferait-il davantage être quatre ?
Non, répondirent-ils tous. -
et si vous mouriez pour prouver qu’ils font cinq,
cela les ferait-il être cinq ?
Non, dirent-ils tous encore. -
eh bien ! Que prouve donc votre persuasion, si elle
ne change rien à l’existence des choses ? La vérité est une, vos opinions sont diverses ; donc
plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est
évident, ils sont persuadés de l’erreur, que
prouve la persuasion de l’homme ?
Si l’erreur a ses martyrs, où est le cachet de la
vérité ?
Si l’esprit malin opère des miracles, où est
le caractère distinctif de la divinité ?
Et d’ailleurs, pourquoi toujours des miracles
incomplets et insuffisans ? Pourquoi, au lieu de
ces bouleversemens de la nature, ne pas changer
plutôt les opinions ? Pourquoi tuer les hommes ou
les effrayer, au lieu de les instruire et de les
corriger ?
ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres ! Nul de
nous n’est certain de ce qi s’est passé hier, de
ce qui se passe aujourd’hui sous ses yeux ; et nous
jurons de ce qui s’est passé il y a deux mille ans !
Hommes faibles, et pourtant orgueilleux ! Les lois
de la nature sont immuables et profondes, nos
esprits sont pleins d’illusion et de légèreté ;
et nous voulos tout déterminer, tout comprendre !
En vérité, il est plus facile à tout le genre
humain de se romper, que de dénaturer un atôme.
Eh bien ! Dit un docteur, laissons-là les preuves
de fait, puisqu’elles peuvent être équivoques ;
venons aux preuves du raisonnement, à celles qui
sont inhérentes à la doctrine.
Alors, un imam de la loi de Mahomet,
s’avançant plein de confiance dans l’arène ; après
s’être tourné vers la Mekke, et avoir proféré
avec emphase la profession de foi : louange à
Dieu, dit-il d’une voix grave et imposante !
" la lumière brille avec évidence, et la vérité
n’a pas besoin d’examen " : et montrant le
qôran ; voilà la lumière et la vérité dans leur
propre essence. il n’y a point doute en ce
livre ; il conduit droit celui qui marche
aveuglément, qui reçoit sans discussion la parole
divine descendue sur le prophète pour sauver
le simple et confondre le savant. Dieu a
établi Mahomet son ministre sur la terre ; il lui
a livré le monde pour soumettre par le sabre
celui qui refuse de croire à sa loi : les
infidèles disputent et ne veulent pas croire ; leur
endurcissement vient de Dieu ; il a scellé
leur cœur pour les livrer à d’affreux
châtimens…
à ces mots un violent murmure élevé de toutes parts,
interrompit l’orateur. " quel est cet homme,
s’écrièrent tous les groupes, qui nous outrage
ainsi gratuitement ? De quel droit prétend-il
nous imposer sa croyance comme un vainqueur et
comme un tyran ? Dieu ne nous a-t-il pas donné
comme à lui des yeux, un esprit, une intelligence ?
Et n’avons-nous pas
droit d’en user également, pour savoir ce que
nous devons rejeter ou croire ? S’il a le droit de
nous attaquer, n’avons-nous pas celui de nous
défendre ? S’il lui a plu de croire sans examen, ne
sommes-nous pas maîtres de croire avec discernement ?
Et quelle est cette doctrine lumineuse, qui
craint la lumière ? Quel est cet apôtre d’un
dieu clément, qui ne prêche que meurtre et
carnage ? Quel est ce dieu de justice, qui punit
un aveuglement que lui-même cause ? Si la violence
et la persécution sont les argumens de la vérité, la
douceur et la charité seront-elles les indices du
mensonge ?
Alors, un homme s’avançan d’un groupe voisin
vers l’imâm, lui dit : " admettons que Mahomet
soit l’apôtre de la meilleure doctrine, le prophète
de la vraie religion ! Veuillez du moins nous dire
qui nous devons suivre pour la pratiquer : sera-ce
son gendre Ali, ou ses vicaires Omar et
Aboubekre " ?
à peine eut-il prononcé ces noms, qu’au sein
même des musulmans éclata un schisme terrible : les
partisans d’Omar et d’Ali se traitant
mutuellement d’hérétiques, d’impies, de
sacriléges, s’accablèrent de malédictions. La
querelle même devint si violent, qu’il fallut que les
groupes voisins s’interposassent pour les empêcher
d’en venir aux mains.
Enfin, le calme s’étant un peu rétabli, le
législateur dit aux imâms : " voyez quelles
conséquences résultent de vos principes ! Si les
hommes les mettaient en pratique, vous-mêmes,
d’opposition en opposition, vous vous détruiriez jusques au dernier ; et la première loi de Dieu
n’est-elle pas que l’homme vive " ? Puis
s’adressant aux autres groupes : " sans doute,
dit-il, cet esprit d’intolérance et d’exclusion
choque toute idée de justice, renverse toute
base de morale et de société ; cependant, avant
de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne
conviendrait-il pas d’entendre quelques-uns de ses
dogmes, afin de ne pas prononcer sur les formes,
sans avoir pris connaissance du fond " ?
Et les groupes y ayant consenti, l’imâm commença
d’exposer comment Dieu, après avoir envoyé
vingt-quatre mille prophètes aux nations qui
s’égaraient dans l’idolâtrie, en avait enfin
envoyé un dernier, le sceau et la perfection de
tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix :
comment, afin que les infidèles n’altérassent plus
la parole divine, la suprême clémence
avait elle-même tracé les feuillets du qôran : et
détaillant les dogmes de l’islamisme, l’imâm
expliqua comment, à titre de parole de Dieu, le
qôran était incréé, éternel, ainsi que la
source dont il émanait : comment il avait été
envoyé feuillet par feuillet en vingt-quatre
mille apparitions nocturnes de l’ange Gabriel :
comment l’ange s’annonçait par un petit
cliquetis, qui saisissait le prophète d’une sueur
froide ; comment, dans la vision d’une nuit, il
avait parcouru quatre-vingt-dix cieux, monté
sur l’animal boraq, moitié cheval, moitié femme ;
comment, doué du don des miracles, il marchait
au soleil sans ombre, faisait reverdir d’un seul
mot les arbres, remplissait d’eau les puits, les
citernes, et avait fendu en deux le disque de la
lune : comment, chargé des ordres du ciel,
Mahomet avait propagé, le sabre à la main, la
religion la plus digne de Dieu par sa
sublimité, et la plus propre aux hommes par la
simplicité de ses pratiques, puisqu’elle ne
consistait qu’en huit ou dix points : professer
l’unité de Dieu ; reconnaître Mahomet pour son
seul prophète ; prier cinq fois par jour ; jeûner
un mois par an ; aller à la Mekke une fois dans
sa vie ; donner la dîme de ses biens ; ne point
boire de vin, ne point manger de porc, et faire
la guerre aux infidèles ;
qu’à ce moyen, tout musulman, devenant lui-même
apôtre et martyr, jouissait dès ce monde, d’une
foule de biens ; et qu’à sa mort, son ame pesée
dans labalance des œuvres, et absoute par les
deux anges noirs, traversait par dessus
l’enfer le pont étroit comme un cheveu et
tranchant comme un sabre, et qu’enfin elle était
reçue dans un lieu de délices, arrosé de
fleuves de lait et de miel, embaumé de tous les
parfums indiens et arabes, et où des vierges toujours
chastes, les célestes houris, comblaient de
faveurs toujours renaissantes les élus toujours
rajeunis.
à ces mots, un rire involontaire se traça sur
tous les visages ; et les divers groupes
raisonnant sur ces articles de croyance, dirent
unanimement : comment se peut-il que des hommes
raisonnables admettent de telles rêveries ? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des mille et
une nuits ?
Et un samoyede s’avançant dans l’arêne : le
paradis de Mahomet, dit-il, me paraît fort bon ;
mais un des moyens de le gagner m’embarrasse :
car s’il ne faut ni boire ni manger entre deux
soleils, ainsi qu’il l’ordonne, comment
pratiquer un tel jeûne dans notre pays où le
soleil reste sur l’horison six mois entiers sans
se coucher ?
Cela est impossible, dirent les docteurs
musulmans pour soutenir l’honneur du prophète ;
mais cent peuples ayant attesté le fait,
l’infaillibilité de Mahomet ne laissa pas que de
recevoir une forte atteinte.
Il est singulier, dit un européen, que Dieu ait
sans cesse révélé tout ce qui se passait dans le
ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se
passe sur la terre !
Pour moi, dit un américain, je trouve une
grande difficulté au pélerinage. Car supposons
vingt-cinq ans par génération, et cent millions
de mâles sur le globe : chacun étant obligé d’aller
à la Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an
quatre millions d’hommes en route ; on ne pourra
pas revenir dans la même année : et le nombre
devient double, c’est-à-dire de huit millions : où
trouver les vivres, la place, l’eau, les vaisseaux
pour cette procession universelle ? Il faudrait
bien là des miracles !
La preuve, dit un théologien catholique, que la
religion de Mahomet n’est pas révélée, c’est que
la plupart des idées qui en font la
base existaient long-tems avant elle, et qu’elle
n’est qu’un mélange confus des vérités altérées
de notre sainte religion et de celle des juifs,
qu’un homme ambitieux a fait servir à ses projets
de domination et à ses vues mondaines. Parcourez
son livre : vous n’y verrez que des histoires de la
bible et de l’évangile, travesties en contes
absurdes, et du reste un tissu de déclamations
contradictoires et vagues, et de préceptes ridicules
ou dangereux. Analysez l’esprit de ces préceptes
et la conduite de l’apôtre : vous n’y verrez qu’un
caractère rusé et audacieux, qui, pour arriver à
son but, remue, assez habilement il est vrai, les
passions du peuple qu’il veut gouverner. Il parle
à des hommes simples et crédules ; il leur suppose
des prodiges : ils sont ignorans et jaloux ; il
flatte leur vanité en méprisant la science. Ils sont
pauvres et avides : il excite leur cupidité par
l’espoir du pillage : il n’a rien à donner d’abord
sur la terre ; il se crée des trésors dans les cieux ;
il fait desirer la mort comme un bien suprême :
il menace les lâches de l’enfer ; il promet le
paradis aux braves ; il affermit les faibles par
l’opinion de la fatalité ; en un mot, il produit
le dévouement dont il a besoin, par tous les
attraits des sens, par les mobiles de toutes les
passions.
Quel caractère différent dans notre doctrine ! Et
combien son empire établi sur la co ntradiction de
tous les penchans, sur la ruine de toutes les
passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste ?
Combien sa morale douce, compatissante, et ses
affections toutes spirituelles n’attestent-elles
pas son émanation de la divinité ? Il est vrai que
plusieurs de ses dogmes s’élèvent au-dessus de
l’entendement, et imposent à la raison un
respectueux silence ; mais par-là même sa révélation
n’est que mieux constatée, puisque jamais les
hommes n’eussent imaginé de si grands mystères. Et
tenant d’une main la bible, et de l’autre les
quatre évangiles, le docteur commença de
raconter que, dans l’origine, Dieu (après avoir
passé une éternit sans rien faire) prit enfin le
dessein, sans motif connu, de produire le monde de
rien ; qu’ayant créé l’univers entier en six jours,
il se trouva fatigué le septième ; qu’ayant placé
un premier couple d’humains dans un lieu de délices,
pour les y rendre parfaitement heureux, il leur
défendit néanmoins de goûter d’un fruit qu’il leur
laissa sous la main ; que ces premiers parens ayant
cédé à la tentation, toute leur race (qui n’était
pas née) avait été condamnée à porter la peine
d’une faute qu’elle n’avait pas commise ; qu’après
avoir laissé le genre humain
se damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce dieu
de miséricorde avait ordonné à un fils bien-aimé,
qu’il avait engendré sans mère, et qui était aussi
âgé que lui, d’aller se faire mettre à mort sur
terre : et cela, afin de sauver les hommes, dont
cependant depuis ce tems-là le très-grand nombre continuait de se perdre ; que pour remédier à ce
nouvel inconvénient, ce dieu, né d’une femme restée
vierge, après être mort et ressuscité, renaissait
encore chaque jour, et sous la forme d’un peu de
levain, se multipliait par milliers à la voix du
dernier des hommes ; et de là passant à la
doctrine des sacremens, il allait traiter à fond
de la puissance de lier et de délier, des
moyens de purger tout crime avec de l’eau et
quelques paroles, quand, ayant proféré les mots
indulgence, pouvoir du pape, grace suffisante
ou efficace, il fut interrompu par mille cris.
C’est un abus horrible, dirent les luthériens, de
prétendre, pour de l’argent, remettre les
péchés ; c’est une chose contraire au texte de
l’évangile, dirent les calvinistes, de supposer
une présence véritable. Le pape n’a pas le
droit de rien décider par lui-même, dirent les
jansénistes ; et trente sectes à la fois s’accusant
mutuellement d’hérésie et d’erreur, il ne fut plus
possible de s’entendre.
Après quelque tems, le silence s’étant rétabli, les
musulmans dirent aux législateurs : lorsque vous
avez repoussé notre doctrine, comme proposant des
choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des
chrétiens ? N’est-elle pas encore plus contraire au
sens naturel et à la justice ? Dieu immatériel,
infini, se faire homme ! Avoir un fils aussi
âgé que lui ! Ce dieu homme devenir du pain que
l’on mange et que l’on digère ! Avons-nous rien
de semblable à cela ? Les chrétiens ont-ils le
droit exclusif d’exiger une foi aveugle ? Et leur accorderez-vous des priviléges de
croyance, à notre détriment :
et des hommes sauvages s’étant avancés : quoi !
Dirent-ils, parce qu’un homme et une femme, il y a
six mille ans, ont mangé une pomme, tout le genre
humain se trouve damné ? Et vous dites Dieu juste !
Quel tyran jamais rendit les enfans responsables
des fautes de leurs pères ! Quel homme peut répondre
des actions d’autrui ? N’est-ce pas renverser toute
idée de justice et de raison ?
Et où sont, dirent d’autres, les témoins, les
preuves de tous ces prétendus faits allégués ?
Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen de
preuves ? Pour la moindre action en justice il faut
deux témoins ; et l’on nous fera croire
tout ceci sur des traditions, des ouï-dire ?
Alors, un rabin prenant la parole : " quant aux
faits, dit-il, nous en sommes garans pour le fond :
à l’égard de la forme et de l’emploi que l’on en a
fait, le cas est différent, et les chrétiens se
condamnent ici par leurs propres argumens ; car ils
ne peuvent nier que nous ne soyons la source
originelle dont ils dérivent, le tronc primitif
sur lequel ils se sont entés ; et de là, un
raisonnement péremptoire : ou notre loi est de Dieu ;
et alors la leur est une hérésie, puisqu’elle en
diffère : ou notre loi n’est pas de Dieu ; et la
leur tombe en même-tems ".
Il faut distinguer, répondit le chrétien : votre
loi est de Dieu, comme figurée et préparative, mais non pas comme finale et
absolue ; vous n’êtes que le simulacre
dont nous sommes la réalité.
Nous savons, répartit le rabin, que telles sont
vos prétentions ; mais elles sont absolument
gratuites et fausses. Votre système porte tout
entier sur des bases de sens mystiques,
d’interprétations visionnaires et
allégoriques ; et ce système, violentant la
lettre de nos livres, substitue sans cesse au
sens vrai les idées les plus chimériques, et y
trouve tout ce qu’il lui plaît, comme une
imagination vagabonde trouve des figures dans les
nuages. Ainsi, vous avez fait un messie
spirituel, de ce qui, dans l’esprit de nos
prophètes, n’était qu’un roi politique. Vous
avez fait une rédemption du genre humain, de ce qui
n’était que le rétablissement de notre nation. Vous
avez établi une prétendue conception virginale
sur une phrase prise à contre-sens. Ainsi vous
supposez à votre gré tout ce qui vous convient ;
vous voyez dans nos livres mêmes votre trinité,
quoiqu’il n’en soit pas dit le mot le plus
indirect, et que ce soit une idée des nations
profanes, admise avec une foule d’autres opinions
de tout culte et de toute secte, dont se composa
votre système dans le chaos et l’anarchie des trois
premiers siècles.
à ces mots, transportés de fureur et criant au
sacrilége, au blasphème, les docteurs
chrétiens voulurent s’élancer sur le juif. Et des
moines, bigarrés de noir et de blanc, s’étant
avancés avec un drapeau où étaient peints des
tenailles, un gril, un bûcher, et ces
mots : justice, charité et miséricorde : il
faut, dirent-ls, faire un acte de foi de
ces impies, et les brûler pour la gloire de
Dieu. Et déjà ils traçaient le plan d’un bûcher,
quand les musulmans leur dirent d’un ton ironique :
voilà donc cette religion de paix, cette morale
humble et bienfaisante que vous nous
avez vantée ? Voilà cette charité évangélique
qui ne combat l’incrédulité que par la
douceur, et n’oppose aux injures que la
patience ? Hypocrites ! C’est ainsi que vous
trompez les nations : c’est ainsi que vous avez
propagé vos funestes erreurs ! Avez-vous été
faibles ; vous avez prêché la liberté, la
tolérance, la paix : êtes-vous devenus
forts ; vous avez pratiqué la persécution, la
violence…
et ils allaient commencer l’histoire des guerres
et des meurtres du christianisme, quand le
législateur réclamant le silence, suspendit ce
mouvement de discorde.
" ce n’est pas nous, répondirent les moines
bigarrés, d’un ton de voix toujours humble
et doux, ce n’est pas nous que nous voulons
venger ; c’est la cause de Dieu, c’est sa gloire
que nous défendons ".
Et de quel droit, répartirent les imams, vous
constituez-vous ses représentans plus que
nous ? Avez-vous des priviléges que nous
n’ayons pas ? êtes-vous d’autres hommes que
nous ?
défendre Dieu, dit un autre groupe, pré tendre
le venger, n’est-ce pas insulter sa sagesse, sa
puissance ? Ne sait-il pas mieux que les hommes
ce qui convient à sa dignité ?
—oui ; mais ses voies sont cachées, reprirent les
moines.
" et il vous restera toujours à prouver,
répartirent les rabins, que vous avez le privilége
exclusif de les comprendre ". Et alors, fiers de
trouver des soutiens de leur cause, les juifs
crurent que les livres de Moïse allaient
triompher, lorsque le môbed des parses,
ayant demandé la parole, dit au législateur :
nous avons entendu le récit des juifs et des
chrétiens sur l’origine du monde ; et,
quoiqu’altéré, nous y avons reconnu des faits que
nous admettons ; mais nous réclamons contre
l’attribution qu’ils en font au législateur des
hébreux.
Ce n’est point lui qui a fait connaître aux
hommes ces dogmes sublimes, ces célestes
événemens ; ce n’est point à lui que Dieu les a
révélés, mais à notre saint prophète Zoroastre ;
et les preuves en sont manifestes par les livres
mêmes que l’on vous allègue : parcourez-y avec
attention le détail des lois, des rites, des
préceptes établis par Moïse ; vous ne
trouvere z en aucun article une indication même
tacite de ce qui fait aujourd’hui la base de la
théologie des juifs et des chrétiens. En
aucun lieu, vous ne verrez de trace, ni de
l’immortalité de l’ame, ni d’une vie
ultérieure, ni de l’enfer et du
paradis, ni de la révolte de l’ange
principal, auteur des maux du genre
humain, etc.
Moïse n’a point connu ces idées ; et la raison
en est péremptoire, puisque ce ne fut que
quatre siècles après lui que Zoroastre les
évangélisa dans l’Asie… aussi, ajouta le
môbed en s’adressant aux rabins, n’est-ce
que depuis cette époque, c’est-à-dire après le
siècle de vos premiers rois, que ces idées
paraissent dans vos écrivains ; et elles ne s’y
montrent que par
degrés, et d’abord furtivement, selon les relations
politiques que vos pères eurent avec nos aïeux. Ce
fut surtout lorsque, vaincus et dispersés par les
rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent
transportés sur les bords du Tigre et de
l’Euphrate, qu’élevés pendant trois générations
successives dans notre pays, ils s’imprégnèrent de
moeurs et d’opinions jusqu’alors repoussées comme
contraires à leur loi. Alors que notre roi
Cyrus les eut délivrés de l’esclavage, leur
coeur se rapprocha de nous par la reconnaissance ;
ils devinrent nos disciples, nos imitateurs ; et
ils introduisirent nos dogmes dans la refonte
qu’ils firent de leurs livres ;
car votre genèse, en particulier, ne fut
jamais l’ouvrage de Moïse, mais une
compilation rédigée au retour de la captivité de
Babylone, où l’on a inséré les opinions
kaldéennes sur l’origine du monde.
Et d’ abord les purs sectateurs de la loi, opposant
aux émigrés la lettre du texte, le silence
absolu du prophète, voulurent repousser les
innovations ; mais notre doctrine prévalut ; et,
modifiée selon votre génie et les idées qui vous
étaient propres, elle causa une nouvelle secte.
Vous attendiez un roi restaurateur de votre
puissance ; nous annoncions un dieu réparateur
et sauveur : de la combinaison de ces idées,
vos esséniens firent la base du christianisme ;
et quoiqu’en supposent vos prétentions, juifs,
chrétiens, musulmans, vous n’êtes, dans votre
système des êtres spirituels, que des enfans
égarés de Zoroastre !
Et le môbed, passant de suite au développement
de sa religion, et s’appuyant du sadder et du
zend-avesta, raconta, dans le même ordre que la
genèse, la création du monde en six gahâns,
la formation d’un premier
homme et d’une première femme dans un lieu
céleste, sous le règne du bien ;
l’introduction du mal dans le monde par la
grande couleuvre, emblème d’Ahrimanes ; la
révolte et les combats de ce génie du mal et
des ténèbres, contre Ormuzd, Dieu du
bien et de la lumière ; la division des
anges en blancs et en noirs, en bons et
en méchans ; leur ordre hiérarchique en
chérubins, séraphins, trônes, dominations, etc. ;
la fin du monde au bout de six
mille ans ; la venue de l’agneau réparateur
de la nature ; le monde nouveau ; la vie future dans des lieux de délices ou de
peines ; le passage des ames sur le
pont de l’abyme ; les cérémonies des
mystères de Mithras ; le pain azyme qu’y
mangent les initiés ; le baptême des enfans
nouveaux nés ; les onctions des morts, et
les confessions de leurs péchés ;
en un mot, il exposa tant de choses analogues aux
trois religions précédentes, qu’il semblait
que ce fût un commentaire ou une continuation du
qôran et de l’apocalypse.
Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se
récriant sur cet exposé, et traitant les parses
d’idolâtres et d’adorateurs du feu, les
taxèrent de mensonge, de supposition, d’altération
de faits ; et il s’éleva une violente dispute sur
les dates des événemens, sur leur succession et sur
leur série ; sur la source première des opinions,
sur leur transmission de peuple à peuple ; sur
l’authenticité des livres qui les établissent, sur
l’époque de leur composition, le caractère de
leurs rédacteurs, la valeur de leurs témoignages :
et les divers partis se démontrant réciproquement
des contradictions, des invraisemblances, des
apocryphités, s’accusèrent mutuellement d’avoir
établi leur croyance sur des bruits populaires, sur
des traditions vagues, sur des fables absurdes,
inventées sans discernement, admises sans critique
par des écrivains inconnus, ignorans ou partiaux, à
des époques incertaines ou fausses.
D’autre part un grand murmure s’excita sous les
drapeaux des sectes indiennes ; et les brames protestant contre les prétentions des
juifs et des parses, dirent : quels sont ces
peuples nouveaux
et presqu’inconnus, qui s’établissent ainsi, de leur
droit privé, les auteurs des nations, et les
dépositaires de leurs archives ? à entendre leurs
calculs de cinq et six mille ans, il semblerait
que le monde ne fût né que d’hier, tandis que nos
monumens constatent une durée de plusieurs milliers
de siècles. Et de quel droit leurs livres
seraient-ils préférés aux nôtres ? Les vedes,
les chastres, les pourans sont-ils donc
inférieurs aux bibles, au zend-avesta, au
sad-der ? Le témoignage de
nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas
celui des dieux et des pères des occidentaux ?
Ah ! S’il nous était permis d’en révéler les
mystères à des hommes profanes ! Si un voile sacré
ne devait pas couvrir notre doctrine à tous les
regards !…
et les brames s’étant tûs à ces mots : comment
admettre votre doctrine, leur dit le législateur, si
vous ne la manifestez pas ? Et comment ses
premiers auteurs l’ont-ils propagée, alors qu’étant
seuls à la posséder, leur propre peuple leur était
profane ? Le ciel la révéla-t-il pour la taire ?
Mais les brames persistant à ne pas s’expliquer :
nous pouvons leur laisser les honneurs
du secret, dit un homme d’Europe. Désormais leur
doctrine est à découvert : nous possédons leurs
livres ; et je puis vous en résumer la substance.
En effet, analysant les quatre vedes, les
dix-huit pourans, et les cinq ou six
chastres, il exposa comment un être immatériel,
infini, éternel et rond, après avoir passé un
tems sans bornes à se contempler, voulant
enfin se manifester, sépara les facultés
mâle et femelle qui étaient en lui, et opéra
un acte de génération, dont le lingam est
resté l’emblème ; comment de ce premier acte
naquirent trois puissances divines, appelées
Brama, Bichen ou Vichenou, et Chib
ou Chiven ; chargées, la première de créer,
la seconde de conserver, la troisième de
détruire ou de changer les formes de
l’univers : et détaillant l’histoire de leurs
opérations et de leurs aventures, il expliqua
comment Brama, fier d’avoir créé le
monde et les huit bobouns (ou sphères) de
probations, s’étant préféré à son égal
Chib, ce mouvement d’orgueil causa entre eux
un combat qui fracassa les globes ou orbites
célestes, comme un panier d’oeufs ; comment
Brama, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de
piédestal à Chib, métamorphosé en lingam ;
comment Vichenou, Dieu médiateur, a pris,
à des époques diverses, neuf formes animales et
mortelles pour conserver le monde ; comment
d’abord sous celle de poisson, il sauva du
déluge universel une famille qui repeupla la
terre ; comment ensuite, sous la forme d’une
tortue, il tira de la mer de lait la
montagne Mandreguiri (le pôle) ; puis, sous
celle de sanglier, déchira le ventre du géant
Erennîachessen qui submergeait la terre dans
l’abyme du Djôle, dont il la retira sur ses
défenses ; comment incarné sous la forme de
berger noir, et sous le nom Chris-En, il
délivra
le monde du venimeux serpent Calengam, et
parvint, après en avoir été mordu au pied, à lui
écraser la tête.
Puis passant à l’histoire des génies secondaires,
il raconta comment l’éternel, pour faire
éclater sa gloire, avait créé divers ordres
d’anges, chargés de chanter ses louanges et de
diriger l’univers ; comment une partie de ces
anges se révolta sous la conduite d’un chef
ambitieux, qui voulut usurper le pouvoir de
Dieu, et tout gouverner ; comment Dieu les
précipita dans le monde de ténèbres, pour y subir
le châtiment de leur malfaisance ; comment,
ensuite touché de compassion, il consentit à les en
retirer, et à les rappeler en grace, après avoir
subi de longues épreuves ; comment à cet effet ayant
créé quinze orbites ou régions de
planètes, et des corps pour les habiter, il
soumit ces anges rebelles à y subir
quatre-vingt-sept transmigrations : il expliqua
comment les ames ainsi purifiées retournaient
à la source première, à l’océan de vie et
d’animation dont elles étaient émanées :
comment tous les êtres vivans contenant une portion
de cette ame universelle, il était
très-coupable de les en priver. Enfin il allait
développer les rites et les cérémonies,
lorsqu’ayant parlé des offrandes et des
libations de lait et de beurre
à des dieux de cuivre et de bois, et des
purifications par la fiente et l’urine
de vache, il s’éleva de toutes parts des
murmures mêlés d’éclats de rire, qui interrompirent
l’orateur.
Et chaque groupe raisonnant sur cette religion : " ce
sont des idolâtres, dirent les musulmans ; il faut
les exterminer… ce sont des cerveaux dérangés,
dirent les sectateurs de Confutsée, qu’il faut
tâchr de guérir. Les plaisans dieux, disaient
quelques autres, que ces marmouzets graisseux et
enfumés, qu’on lave comme des enfans mal-propres, et
dont il faut chasser les mouches friandes de miel,
qui viennent les salir d’ordures " !
Et un brame indigné, prenant la parole : ce sont
des mystères profonds, s’écria-t-il, des emblèmes
de vérités que vous n’êtes pas dignes d’entendre.
de quel droit, répondit un lama du Tibet,
en êtes-vous plus dignes que nous ? Est-ce parce
que vous vous prétendez issus de la tête de
Brama, et que vous rejetez à de moins nobles
parties le reste des humains ? Mais pour soutenir
l’orgueil de vos distinctions d’origine et de
castes, prouvez-nous d’abord que vous êtes
d’autres hommes que nous. Prouvez-nous ensuite,
comme faits historiques, les allégories que vous
nous racontez : prouvez-nous même
que vous êtes les auteurs de toute cette doctrine ;
car nous, s’il le faut, nous prouverons que vous
n’en êtes que les plagiaires et les
corrupteurs ; que vous n’êtes que les imitateurs
de l’ancien paganisme des occidentaux, auquel
vous avez, par un mélange bizarre, allié la
doctrine toute spirituelle de notre Dieu ;
cette doctrine dégagée des sens, entièrement
ignorée de la terre avant que Beddou l’eût
enseignée aux nations.
Et une foule de groupes ayant demandé quelle était
cette doctrine, et quel était ce dieu, dont
la plupart n’avaient jamais ouï le nom, le lama
reprit la parole et dit :
" qu’au commencement, un dieu unique,
existant par lui-même, après avoir passé une
éternité absorbé dans la contemplation de son être,
voulut manifester ses perfections hors de lui-même,
et créa la matière du monde ; que les
quatre élémens étant produits, mais encore
confus, il soufla sur les eaux, qui
s’enflèrent comme une bulle immense de la
forme d’un
oeuf, laquelle en se développant devint la
voûte et l’orbe du ciel qui enceint le monde ;
qu’ayant fait la terre et les corps des êtres,
ce dieu, essence du mouvement, leur départit,
pour les animer, une portion de son être ;
qu’à ce titre, l’ame de tout ce qui respire
étant une fraction de l’ame universelle,
aucune ne périt, mais que seulement elles
changent de moule et de forme, en
passant successivement en des corps divers :
que de toutes les formes, celle qui plaît le plus à
l’être divin, est celle de l’homme, comme
approchant le plus de ses perfections ; que quand
un homme, par un dégagement absolu de ses sens,
s’absorbe dans la contemplation de lui-même, il
parvient à y découvrir la divinité, et il la
devient en effet : que de toutes les incarnations
de cette espèce, que Dieu a déjà revêtues, la
plus grande et la plus solemnelle fut celle dans
laquelle il parut il y a trois mille ans dans le
Kachemire, sous le nom de Fôts ou
Beddou, pour enseigner la doctrine de
l’anéantissement, du renoncement à soi-même.
Et traçant l’histoire de Fôt, il dit qu’il
était né du côté droit d’une vierge de sang
royal, qui n’avait pas cessé d’être vierge
en devenant mère ; que le roi du pays,
inquiet de sa naissance, voulut le faire périr, et
qu’il fit massacrer tous les mâles nés à son
époque ; que sauvé par des pâtres, Beddou
en mena la vie dans le désert jusqu’à
l’âge de trente ans, où il commença sa
mission d’éclairer les hommes, et de les
délivrer des démons ; qu’il fit une foule de
miracles les plus étonnans ; qu’il vécut dans le
jeûne et dans les pénitences les plus rudes, et
qu’il laissa en mourant un livre à ses disciples,
où était contenue sa doctrine : et le lama
commença de lire…
" celui qui abandonne son père et sa mère pour me
suivre, dit Fôt, devient un parfait samanéen
(un homme céleste).
" celui qui pratique mes préceptes jusqu’au
quatrième degré de perfection, acquiert la faculté
de voler en l’air, de faire mouvoir le ciel et la
terre, de prolonger ou de diminuer la vie
(de ressusciter).
" le samanéen rejette les richesses, n’use que du
plus étroit nécessaire ; il mortifie son corps ; ses passions sont muettes ; il ne desire rien ; il
ne s’attache à rien ; il médite ans cesse ma
doctrine ; il souffre patiemment les injures ;
il n’a point de haine contre son prochain.
" le ciel et la terre périront, dit Fôt :
méprisez donc votre corps composé des quatre
élémens périssables, et ne songez qu’à votre
ame immortelle.
" n’écoutez pas la chair : les passions
produisent la crainte et le chagrin : étouffez les
passions ; vous détruirez la crainte et le chagrin.
" celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion,
dit Fôt, revient parmi les hommes jusqu’à ce
qu’il la pratique ".
Le lama allait continuer, lorsque les chrétiens,
rompant le silence, s’écrièrent que c’était leur
propre religion quel’on altérait ; que Fôt
n’était que Jesus lui-même défiguré, et que
lamas n’étaient que des nestoriens et des
manichéens déguisés et abâtardis.
Mais le lama, soutenu de tous les
chamans, bonzes, gonnis, talapoins de Siam,
de Ceylan, du Japon, de la Chine,
prouva
aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la
doctrine des samanéens était répandue dans tout
l’orient plus de mille ans avant le christianisme ;
que leur nom était cité dès avant l’époque
d’Alexandre, et que Boutta ou
Beddou était mentionné antérieurement à
Jésus.
Et rétorquant contre eux leur prétention :
prouvez-nous maintenant, leur dit-il, que
vous-mêmes n’êtes pas des sam anéens dégénérés ;
que l’homme dont vous faites l’auteur de votre
secte, n’est pas Fôt lui-même altéré.
Démontrez-nous son existence, par des monumens
historiques à l’époque que vous nous citez ;
car, pour nous, fondés sur l’absence de tout
témoignage authentique, nous vous la nions
formellement ; et nous soutenons que vos évangiles
mêmes ne sont que les livres des mithriaques de
Perse, et des esséniens de Syrie,
qui n’étaient eux-mêmes que des samanéens
réformés.
à ces mots, les chrétiens jetant de grands
cris, une nouvelle dispute plus violente allait
s’élever, lorsqu’un groupe de chamans chinois,
et de talapoins de Siam, s’avançant en
scène dit qu’ils allaient mettre d’accord tout le
tems, dit-il, que nous terminions toutes ces
contestations frivoles en levant pour vous le
voile de la doctrine intérieure que Fôt
lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses
disciples.
" toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne
sont que des chimères : tous ces récits de la
nature des dieux, de leurs actions, de leur vie,
ne sont que des allégories, des emblèmes
mythologiques, sous lesquels sont enveloppées des
idées ingénieuses de morale, et la connaissance des
opérations de la nature dans le jeu des élémens
et la marche des astres.
" la vérité est que tout se réduit au néant ;
que tout est illusion, apparence, songe : que
la métempsycose morale n’est que le sens
fi guré de la métempsycose physique, de ce
mouvement successif par lequel les élémens
d’un même corps qui ne périssent point, passent,
quand il se dissout, dans d’autres milieux, et
forment d’autres combinaisons. L’ame n’est que
le principe vital qui résulte des propriétés
de la matière, et du jeu des élémens dans les
corps où ils créent un mouvement spontané.
Supposer que ce produit du jeu des organes,
né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux,
subsiste quand ils ne sont plus, c’est un roman
peut-être agréable, mais réellement chimérique, de
l’imagination abusée. Dieu lui-même n’est
autre chose que le principe moteur, que la
force occulte répandue dans les êtres ; que la
somme de leurs lois et de leurs propriétés ;
que le principe animant, en un mot, l’ame
de l’univers ; laquelle, à raison de
l’infinie variété de ses rapports et de ses
opérations, considérée tantôt comme simple, et
tantôt comme multiple, tantôt comme active,
et tantôt comme passive, a toujours présenté à
l’esprit humain une énigme insoluble. Tout ce qu’il
peut y comprendre de plus clair, c’est que la
matière ne périt point ; qu’elle possède
essentiellement
des propriétés par lesquelles le monde est
régi comme un être vivant et organisé : que la
connaissance de ces lois, par rapport à
l’homme, est ce qui constitue la sagesse : que
la vertu et le mérite résident dans leur
observation ; et le mal, le péché, le vice,
dans leur ignorance et leur infraction : que
le bonheur et l e malheur en sont le
résultat, par la même nécessité qui fait que
les choses pesantes descendent, que les légères
s’élèvent, et par une fatalité de causes et
d’effets dont la chaîne remonte depuis le dernier
atôme, jusqu’aux astres les plus élevés ".
à ces mots, une foule de théologiens de toute
secte s’écria que cette doctrine était un pur
matérialisme ; que ceux qui la professaient
étaient des impies, des athées, ennemis de
Dieu et des hommes, qu’il fallait exterminer.
—" eh bien ! Répondirent les chamans,
supposons que nous soyons en erreur ; cela peut
être ; car le premier attribut de l’esprit
humain est d’être sujet à l’illusion ;
mais de quel droit ôterez-vous à des hommes
comme vous, la vie que le ciel leur a donnée ?
Si ce ciel nous tient pour coupables, nous a
en horreur, pourquoi nous distribue-t-il les
mêmes biens qu’à vous ? Et s’il nous traite avec
tolérance, quel droit avez-vous d’être moins
indulgens ? Hommes pieux, qui parlez de Dieu
avec tant de certitude et de confiance, veuillez
nous dire ce qu’il est ; faites-nous comprendre ce
que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que
vous appelez Dieu et ame, substances sans
matière, existence sans corps, vies sans organes
ni sensations. Si vous connaissez ces êtres par
vos sens ou par leur réflexion,
rendez-nous-les de même perceptibles : que si vous
n’en parlez que sur témoignage et par
tradition, montrez-nous un récit uniforme, et
donnez à notre croyance des bases identiques
et fixes ".
Alors il s’éleva entre les théologiens une grande
controverse sur Dieu et sur sa nature ;
sur sa manière d’agir et de se manifester ;
sur la nature de l’ame et son union
avec le corps ; sur son existence avant les
organs, ou seulement depuis leur formation ;
sur la vie future et sur l’autre monde ; et
chaque secte, chaque école, chaque individu,
différant sur
tous ces points, et motivant son dissentiment
de raisons plausibles, d’autorités respectables et
cependant opposées, ils tombèrent tous dans un
labyrinthe inextricable de contradictions.
Alors, le législateur ayant réclamé le silence,
et ramenant la question à son premier but : " chefs
et institteurs des peuples, dit-il, vous êtes
venus en présence pour la recherche de la
vérité ; et d’abord chacun de vous croyant
la posséder, a exigé une foi implicite ; mais
apercevant la contrariété de vos opinions, vous
avez conçu qu’il fallait les soumettre à un
régulateur commun d’évidence, les rapporter à un
terme général de comparaison, et vous êtes convenus
d’exposer chacun vos preuves de croyance. Vous
avez allégué des faits ; mais chaque religion,
chaque secte ayant également ses miracles et
ses martyrs, chacune produisant également des
témoignages, et les soutenant de son dévouement à
la mort, la balance, par droit de parité, est
restée égale sur ce premier point. Vous avez ensuite passé aux preuves de
raisonnement : mais les mêmes argumens
s’appliquant également à des thèses contraires ;
les mêmes assertions également gratuites, étant
également avancées et repoussées ;
l’assentiment de chacun étant dénié par les
mêmes droits, rien
ne s’est trouvé démontré. Bien plus, la
confrontation de vos dogmes a suscité de nouvelles et
plus grandes difficultés ; car, à travers des
diversités apparentes ou accessoires, leur
développement vous a présenté un fonds ressemblant,
un canevas commun ; et chacun de vous s’en
prétendant l’inventeur autographe, le
dépositaire premier, vous vous êtes taxés les uns
les autres d’être des altérateurs et des
plagiaires ; et il naît de là une question
épineuse de transmission de peuple à peuple,
des idées religieuses.
Enfin, pour combler l’embarras, ayant voulu vous
rendre compte de ces idées elles-mêmes, il s’est
trouvé qu’elles vous étaient à tous confuses et
même étrangères ; qu’elles portaient sur des bases
inaccessibles à vos sens ; que, par conséquent,
vous étiez sans moyens d’en juger, et qu’à leur
égard vous conveniez vous-mêmes n’être que les
échos de vos pères : de là cette autre question de
savoir comment elles ont pu venir à vospères,
qui eux-mêmes n’avaient pas d’autres moyens
que vous de les concevoir : de manière que, d’une
part, la succession de ces idées étant
inconnue, d’autre part leur origine et leur
existence dans l’entendement étant un mystère, tout l’édifice de vos opinions théologiques devient
un problème compliqué de métaphysique et d’histoire…
comme néanmoins ces opinions, quelqu’extraordinaires
qu’elles puissent être, ont une origine quelconque ;
comme les idées, même les plus abstraites et les
plus fantastiques, ont, dans la nature, un modèle
physique, il s’agit de remonter à cette origine,
de découvrir quel fut ce modèle ; en un mot, de
savoir d’où sont venues, dans l’entendement de
l’homme, ces idées maintenant si obscures de
la divinité, de l’ame, de tous les
êtres immatériels, qui font la base de tant de
systèmes, et de démêler la filiation qu’elles
ont suivie, les altérations qu’elles ont
éprouvées dans leur succession et leurs
embranchemens. Si donc il se trouve des hommes qui
aient porté leurs études sur ces objets, qu’ils
s’avancent, et qu’ils tentent de dissiper, à la
face des nations, l’obscurité des opinions où
depuis si long-tems elles s’égarent.
== Origine et filiat des idées ==
à ces mots, un groupe nouveau, formé à l’instant d’hommes de divers étendards, mais lui-même n’en arborant point, s’avança dans l’arêne ; et l’un de ses membres portant la parole, dit :
législateur, ami de l’évidence et de la vérité !
Il n’est pas étonnant que tant de nuages
enveloppent le sujet que nous traitons, puisque,
outre les difficultés qui lui sont propres, la
pensée n’a, jusqu’à ce moment, cessé d’y
rencontrer des obstacles accessoires, et que tout
travail libre, toute discussion lui ont été
interdits par l’intolérance de chaque système ;
mais, puisqu’enfin il lui est permis de se
développer, nous allons exposer au grand jour, et
soumettre au jugement commun ce que de longues
recherches ont appris de plus raisonnable à des
esprits dégagés de préjugés ; et nous l’exposerons,
non avec la prétention d’en imposer la croyance,
mais avec l’intention de provoquer de nouvelles
lumières et de plus grands éclaircissemens.
Vous le savez, docteurs et instituteurs des
peuples ! D’épaisses ténèbres couvrent la nature, l’origine, l’histoire des dogmes que vous
enseignez : imposés par la force et l’autorité,
inculqués par l’éducation, entretenus par
l’exemple, ils se perpétuent d’ âge en âge, et
affermissent leur empire par l’habitude et
l’inattention. Mais si l’homme, éclairé par la
réflexion et l’expérience, rappelle à un mûr
examen les préjugés de son enfance, il y découvre
bientôt
une foule de disparates et de contradictions qui
éveillent sa sagacité et provoquent son
raisonnement.
D’abord, remarquant la diversité et l’opposition
des croyances qui partagent les nations, il
s’enhardit contre l’infaillibilité que toutes
s’arrogent ; et s’armant de leurs prétentions
réciproques, il conçoit que les sens et la
raison émanés immédiatement de Dieu, ne sont pas
une loi moins sainte, un guide moins sûr que les
codes médiats et contradictoires des
prophètes.
S’il examine ensuite le tissu de ces codes
eux-mêmes, il observe que leurs lois
prétendues divines, c’est-à-dire immuables
et éternelles, sont nées par circonstances
de tems, de lieux et de personnes ; qu’elles
dérivent les unes des autres dans une espèce d’ordre
généalogique, puisqu’elles s’empruntent
mutuellement un fonds commun et ressemblant
d’idées, que chacune modifie à son gré.
Que s’il remonte à la source de ces idées, il
trouve qu’elle se perd dans la nuit des tems,
dans l’enfance des peuples, jusqu’à l’origine du
monde même, à laquelle elles se disent liées ; et là, placées dans l’obscurité du chaos et
l’empire fabuleux des traditions, elles se
présentent accompagnées d’un état de choses si
prodigieux, qu’il semble interdire tout accès au
jugement ;
mais cet état même suscite un premier
raisonnement, qui en résout la difficulté : car si les
faits prodigieux que nous présentent les systèmes
théologiques, ont réellement existé ; si, par
exemple, les métamorphoses, les apparitions, les
conversations d’un seul ou de plusieurs dieux
tracées dans les livres sacrés des indiens,
des hébreux, des parses, sont des événemens
historiques, il faut convenir que la nature
d’alors différait entièrement de celle qui
subsiste ; que les hommes actuels n’ont rien de
commun avec ceux de ces siècles-là, et qu’ils
ne doivent plus s’en occuper.
Si, au contraire, ces faits prodigieux n’ont
pas réellement existé dans l’ordre physique,
dès-lors on conçoit qu’ils sont du genre des
créations de l’entendement ; et sa nature,
capable encore aujourd’hui des compositions les
plus fantastiques, rend d’abord raison de
l’apparition de ces monstres dans l’histoire ; il ne
s’agit plus que de savoir comment et pourquoi
ils se sont formés dans l’imagination : or, en
examinant avec attention les sujets de leurs
tableaux, en analysant les idées qu’ils
combinent et qu’ils associent, en pesant avec soin
toutes les circonstances qu’ils allèguent, l’on
parvient à découvrir, à ce premier état incroyable,
une solution conforme au x lois de la
nature ; l’on s’aperçoit que ces récits d’un genre
fabuleux ont un sens figuré autre que le sens
apparent ; que ces prétendus faits merveilleux
sont des faits simples et physiques, mais qui,
mal conçus ou mal peints, ont été dénaturés par
des causes accidentelles dépendantes de l’esprit
humain, par la confusion des signes qu’il a
employés pour peindre les objets ; par l’équivoque
des mots, le vice du langage, l’imperfection de
l’écriture ; l’on trouve que ces dieux, par
exemple, qui jouent des rôles si singuliers dans
tous les systèmes, ne sont que les puissances
physiques de la nature, les élémens, les
vents, les astres et les météores, qui
ont été personnifiés par le mécanisme nécessaire
du langage et de l’entendement : que leur vie,
leurs mœurs, leurs actions ne sont que le
jeu de leurs opérations, de leurs rapports ;
et que toute leur prétendue histoire n’est que la
description de leurs phénomènes, tracée par
les premiers physiciens qui les observèrent, et
prise à contre-sens par le vulgaire qui ne
l’entendit pas, ou par les générations suivantes,
qui l’oublièrent. On reconnaît, en un mot,
que tous les dogmes théologiques sur l’origine du
monde, sur la ature de Dieu, la
révélation de ses lois, l’apparition de sa
personne, ne sont que des récits de faits
astronomiques,
que des narrations figurées et emblématiques
du jeu des constellations : l’on se
convaincra que l’idée même de la divinité,
cette idée aujourd’hui si obscure, n’est dans
son modèle primitif, que celle des puissances
physiques de l’uni vers, consiérées tantôt
comme multiples à raison de leurs agens et
de leurs phénomènes, et tantôt comme un être
unique et simple par l’ensemble et le
rapport de toutes leurs parties ; ensorte que
l’être appelé Dieu a été tantôt le vent, le
feu, l’eau, tous les élémens ; tantôt le
soleil, les astres, les planètes et
leurs influences ; tantôt la matière du
monde visible, la totalité de l’univers ;
tantôt les qualités abstraites et
métaphysiques, telles que l’espace, la durée, le
mouvement et l’intelligence ; et toujours avec ce
résultat, que l’idée de la divinité n’a point
été une révélation miraculeuse d’êtres
invisibles, mais une production naturelle de
l’entendement ; une opération de l’esprit
humain, dont elle a suivi les progrès et subi les
révolutions, dans la connaissance du monde
physique et de ses agens.
Oui, vainement les nations reportent leur culte à
des inspirations célestes ; vainement leurs
dogmes invoquent un premier état de choses
surnaturel : la barbarie originelle du genre
humain,
attestée par ses propres monumens, dément d’abord
toutes ces assertions ; mais de plus un fait
subsistant et irrécusable dépose victorieusement
contre les faits incertains et douteux du passé.
de ce que l’homme n’acquiert et ne reçoit
d’idées que par l’intermède de ses sens, il
suit avec évidence, que toute notion qui s’attribue
une autre origine que celle de l’expérience et des
sensations, est la supposition erronée d’un
raisonnement dressé dans un tems postérieur : or,
il suffit de jete r un coup d’ œil réfléchi sur les
systèmes sacrés de l’origine du monde, l’action
des dieux, pour découvrir à chaque idée, à
chaque mot, l’anticipation d’un ordre de choses qui
ne naquit que long-tems après ; et la raison,
forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui
ne trouve pas sa preuve dans l’ordre naturel, et
n’admettant pour bon système historique que
celui qui s’accorde avec les vraisemblances, la
raison établit le sien, et dit avec assurance :
avant qu’une nation eût reçu d’une autre nation des
dogmes déjà inventés ; avant qu’une génération eût
hérité des idées acquises d’une nation antérieure,
nul de tous les systèmes composés n’existait encore
dans le monde. Enfans de la nature, les premiers
humains, antérieurs à tout événement, novices à
toute connaissance, naquirent sans aucune idée ni de
dogmes issus de disputes scholastiques, ni de
rites fondés sur des usages et des arts à naître,
ni de préceptes qui supposent un développement
de passions, ni de codes qui supposent un
langage, un état social encore au néant ; ni de
divinité, dont tous les attributs se rapportent
à des choses physiques, et toutes les actions à un
état despotique de gouvernement ; ni enfin
d’ame, et de tous ces êtres métaphysiques que
l’on dit ne point tomber sous les sens, et à qui
cependant, par toute autre voie, l’accès à
l’entendement demeure impossible. Pour arriver à
tant de résultats, il fallut parcourir un cercle
nécessaire de faits préalables ; il fallut que des
essais répétés et lents apprissent à l’homme brut
l’usage de ses organes ; que l’expérience accumulée
de générations successives eût inventé et
perfectionné les moyens de la vie, et que l’esprit,
dégagé de l’entrave des premiers besoins,
s’élevât à l’art compliqué de comparer des idées,
d’asseoir des raisonnemens, et de saisir des
rapports abstraits.
chapitre i. Origine de l’idée de Dieu : culte des
élémens et des puissances physiques de la
nature.
ce ne fut qu’après avoir franchi ces obstacles,
et parcouru déjà une longue carrière dans la
nuit de l’histoire, que l’homme méditant sur
sa condition, commença de s’apercevoir qu’il
était soumis à des forces supérieures à la
sienne et indépendantes de sa volonté. Le
soleil l’éclairait, l’échauffait ; le feu le
brûlait, le tonnerre l’effrayait, l’eau le
submergeait, le vent l’agitait ; tous le êtres
exerçaient sur lui une action puissante et
irrésistible. Long-tems automate, il subit cette
action sans en rechercher la cause ; mais, du
moment qu’il voulut s’en rendre compte, il tomba
dans l’étonnement ; et passant de la surprise
d’une première pensée à la rêverie de la curiosité, il
forma une série de raisonnemens.
D’abord, considérant l’action des élémens
sur lui, il conclut de sa part une idée de
faiblesse,
d’assujettissement, et de leur part une
idée de puissance, de domination ; et cette
idée de puissance fut le type primitif et
fondamental de toute idée de la divinité.
Secondement, les êtres naturels dans leur action
excitaient en lui des sensations de plaisir ou
de douleur, de bien ou de mal : par un
effet naturel de son organisation, il conçut pour
eux de l’amour ou de l’aversion ; il
desira ou redouta leur présence ; et la
crainte ou l’espoir furent le principe de
toute idée de religion.
Ensuite, jugeant de tout par comparaison,
et remarquant dans ces êtres un mouvement
spontané comme le sien, il supposa à ce
mouvement une volonté, une intelligence de
l’espèce des siennes ; et de là, par induction,
il fit un nouveau raisonnement. -ayant éprouvé
que certaines pratiques envers ses semblables
avaient l’effet de modifier à son gré leurs
affections et de diriger leur conduite, il employa
ces pratiques avec les êtres puissans de
l’univers ; il se dit : " quand mon semblable, plus
fort que moi, veut me faire du mal, je
m’abaisse devant lui, et ma prière a l’art
de le calmer. Je prierai les êtres puissans qui
me frappent ; je supplierai les intelligences des
vents, des astres, des eaux, et elles m’entendront :
je les conjurerai de détourner les maux,
de me donner les biens dont elles disposent ;
je les toucherai par mes larmes, je les
fléchirai par mes dons, et je jouirai du
bien-être ".
Et l’homme, simple dans l’enfance de sa raison,
parla au soleil, à la lune ; il anima de son esprit et de ses passions les grands agens
de la nature ; il crut par de vains sons, par de
vaines pratiques, changer leurs lois inflexibles :
erreur funeste ! Il pria la pierre de monter, l’eau
de s’élever, les montagnes de se transporter, et
substituant un monde fantastique au monde
véritable, il se constitua des êtres d’opinion,
pour l’épouvantail de son esprit et le tourment
de sa race.
Ainsi les idées de Dieu et de religion, à
l’égal de toutes les autres, ont pris leur origine
dans les objets physiques, et ont été dans
l’entendement de l’homme le produit de ses
sensations, de ses besoins, des circonstances de
sa vie et de l’état progressif de ses connaissances.
Or, de ce que les idées de la divinité
eurent pour premiers modèles les êtres
physiques, il résulta que la divinité fut
d’abord variée et multiple, comme les formes
sous lesquelles elle parut agir : chaque être fut
une puissance, un génie ; et l’univers
pour les premiers hommes fut rempli de dieux
innombrables.
Et de ce que les idées de la divinité eurent
pour moteurs les affections du coeur
humain, elles subirent un ordre de division calqué
sur ses sensations de douleur et de plaisir,
d’amour ou de haine ; les puissances
de la nature, les dieux, les génies furent
partagés en bienfaisans ou en malfaisans,
en bons et mauvais ; et de là
l’universalité de ces deux caractères dans tous
les systèmes de religion.
Dans le principe, ces idées analogues à la
condition de leurs inventeurs furent long-tems
confuses et grossières. Errans dans les bois,
obsédés de besoins, dénués de ressources, les
hommes sauvages n’avaient pas le loisir de combiner
des rapports et des raisonnemens : affectés
de plus de maux qu’ils n’éprouvaient de jouissances,
leur sentiment le plus habituel était la crainte,
leur théologie la terreur ; leur culte se
bornait à quelques pratiques de salut, d’offrande
à des êtres qu’ils se peignaient féroces et
avides comme eux. Dans leur état d’égalité
et d’indépendance, nul ne s’établissait
médiateur auprès de dieux nsubordonnés et
pauvres comme lui-même. Nul n’ayant de superflu à
donner, il n’existait ni parasite sous le nom de
prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni
empire sous le nom d’autel ; le dogme et la
morale confondus n’étaient que la
conservation
de soi-même ; et la religion, idée arbitraire, sans
influence sur les rapports des hommes entr’eux,
n’était qu’un vain hommage rendu aux puissances
visibles de la nature.
Telle fut l’origine nécessaire et première de
toute idée de la divinité.
Et l’orateur s’adressant aux nations sauvages :
" nous vous le demandons, hommes qui n’avez pas
reçu d’idées étrangères et factices ; dites-nous si
jamais vous vous en êtes formé d’autres ? Et vous,
docteurs, nous vous en attestons ; dites-nous si
tel n’est pas le témoignage unanime de tous les
anciens monumens " ?
chapitre ii. Second système. Culte des astres, ou sabéisme. mais ces mêmes monumens nous offrent ensuite un système plus méthodique et plus compliqué,
celui du culte de tous les astres, adorés, tantôt
sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes
et des symboles figurés ; et ce culte fut encore
l’effet des connaissances de l’homme en physique,
et dériva immédiatement des causes premières de
l’état social, c’est-à-dire des besoins et des
arts de premier degré qui entrèrent comme élémens
dans la formation de la société.
En effet, alors que les hommes commencèrent de se
réunir en société, ce fut pour eux une
nécessité d’étendre leurs moyens de subsistance,
et par conséquent de s’adonner à l’agriculture :
or l’agriculture, pour être exercée, exigea
l’observation et la connaissance des cieux. Il
fallut connaître le retour périodique des mêmes
opérations de la nature, des mêmes phénomènes
de la voûte des cieux ; en un mot, il fallut régler
la durée, la succession des saisons, des mois,
de l’année. Ce fut donc un besoin de connaître
d’abord la marche du soleil, qui dans sa
révolution zodiacale se montrait le premier et
suprême agent de toute création ; puis de la
lune, qui par ses phases et ses retours réglait
et distribuait le tems ; enfin des étoiles, et même
des planètes, qui par leurs apparitions et
disparitions sur l’h orizon et l’hémisphère nocturnes,
formaient les moindres divisions ; enfin, il fallut
dresser un système entier d’astronomie, un
calendrier ; et de ce travail résulta bientôt et
spontanément une manière nouvelle d’envisager les
puissances dominatrices et gouvernantes.
Ayant observé que les productions terrestres
étaient dans des rapports réguliers et constans
avec les êtres célestes ; que la naissance,
l’accroissement, le dépérissement de
chaque plante étaient liés à l’apparition, à
l’exaltation, au déclin d’un même astre,
d’un même groupe d’étoiles ; qu’en un mot la
langueur ou l’activité de la végétation semblait
dépendre d’influences célestes, les hommes en
conclurent une idée d’action, de puissance
de ces êtres célestes, supérieurs, sur les
corps terrestres ; et les astres dispensateurs
d’abondance ou de disette, devinrent des
puissances, des génies, des dieux
auteurs des biens et des maux.
Or, comme l’état social avait déjà introduit
une hiérarchie méthodique de rangs, d’emplois,
de conditions, les hommes, continuant de raisonner
par comparaison, transportèrent leurs nouvelles
notions dans leur théologie, et il en résulta un
système compliqué de divinités graduelles,
dans lequel le soleil, dieu premier, fut un
chef militaire, un roi politique ; la
lune, une reine sa compagne ; les
planétes des serviteurs, des porteurs d’ordre,
des messagers ; et la multitude des étoiles,
un peuple, une armée de héros, de génies
chargés de régir le monde sous les ordres
de leurs officiers ; et chaque individu eut des
noms, des fonctions, des attributs tirés de ses
rapports et de ses influences, enfin même un
sexe tiré du genre de son appellation.
Et comme l’état social avait introduit des
usages et des pratiques composés, le culte marchant
de front en prit de semblables : les cérémonies,
d’abord simples et privées, devinrent publiques et
solemnelles ; les offrandes furent plus riches et
plus nombreuses, les rites plus méthodiques ; on
établit des lieux d’assemblée, et l’on eut des
chapelles, des temples ; on institua des officiers
pour administrer, et l’on eut des pontifes, des
prêtres ; on convint de formule, d’époques ; et
la religion devint un acte civil, un lien politique.
Mais dans ce développement, elle n’altéra point
ses premiers principes, et l’idée de Dieu fut
toujours l’idée d’êtres physiques, agissant
en bien ou en mal ; c’est-à-dire,
imprimant des sensations de peine ou de
plaisir : le dogme fut la connaissance de
leurs lois ou manières d’agir, la vertu et
le péché, l’observation ou l’infraction de
ces lois ; et la morale, dans sa simplicité
native, fut une pratique judicieuse de tout ce
qui contribue à la conservation de l’existence,
au bien-être de soi et de ses semblables.
Si l’on nous demande à quelle époque naquit
ce système, nous répondrons, sur l’autorité des
monumens de l’astronomie elle-même, que ses
principes paraissent remonter avec certitude à
près de 17000 ans. Et si l’on demande à quel peuple il doit être attribué, nous répondrons
que ces mêmes monumens, appuyés de traditions
unanimes, l’attribuent aux premières peuplades de
l’égypte ; et lorsque le raisonnement trouve
réunies dans cette contrée toutes les
circonstances physiques qui ont pu le susciter ;
lorsqu’il y rencontre à la fois une zone du ciel,
voisine du tropique, également purgée des pluies
de l’équateur, et des brumes du nord ; lorsqu’il y
trouve le point central de la sphère antique, un
climat salubre, un fleuve immense et cependant
docile ; une terre fertile sans art, sans fatigue,
inondée sans exhalaisons morbifiques, placée entre
deux mers qui touchent aux contrées les plus
riches, il conçoit que l’habitant du Nil,
agricole par la nature de son sol, géomètre
par le besoin annuel de mesurer ses possessions,
commerçant par la
facilité de ses communications, astronome enfin
par l’état de son ciel sans cesse ouvert à
l’observation, dut le premier passer de la
condition sauvage à l’état social, et par
conséquent arriver aux connaissances physiques et
morales qui sont propres à l’homme civilisé.
Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et
chez un peuple de race noire, que s’organisa le
système compliqué du culte des astres,
considérés dans leurs rapports avec les productions
de la terre et les travaux de l’agriculture ; et ce
premier culte, caractérisé par leur adoration
sous leurs formes ou leurs attributs naturels,
fut une marche simple de l’esprit humain : mais bientôt la multiplicité des objets de leurs
rapports, de leurs actions réciproques, ayant
compliqué les idées et les signes qui les
représentaient, il survint une confusion aussi
bizarre dans sa cause, que pernicieuse dans ses
effets.
chapitre iii. Troisième système. Culte des
symboles, ou idolâtrie.
dès l’instant où le peuple agricole eut porté
un regard observateur sur les astres, il sentit le
besoin d’en distinguer les individus ou les
groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin
de s’entendre dans leur désignation : or, une
grande difficulté se présenta pour cet
objet ; car d’un côté les corps célestes,
semblables en formes, n’offraient aucun caractère
spécial pour être dénommés ; de l’autre, le
langage, pauvre en sa naissance, n’avait point
d’expressions pour tant d’idées neuves et
métaphysiques. Le mobile ordinaire du génie, le
besoin, sut tout surmonter. Ayant remarqué
que dans la révolution annuelle, le
renouvellement et l’apparition périodique des
productions terrestres étaient constamment
associés au lever ou au coucher de
certaines étoiles, et à leur position relativement
au soleil, terme fondamental de toute comparaison,
l’esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa
pensée les objets terrestres et célestes, qui
étaient liés dans le fait ; et leur appliquant un
même signe, il donna aux étoiles ou aux
groupes qu’il en formait, les noms mêmes des
objets terrestres qui leur répondaient.
Ainsi l’éthiopien de Thèbes appela astres de
l’inondation ou du verse-eau, ceux sous
lesquels le fleuve commençait son débordement ;
astres du bœuf ou du taureau, ceux sous
lesquels il convenait d’appliquer la charrue à la
terre ; astres du lion, ceux où cet animal,
chassé des déserts par la soif, se montrait sur
les bords du fleuve ; astres de l’épi ou de la
vierge moissonneuse, ceux où se recueillait la
moisson ; astres de l’agneau, astres des
chevreaux, ceux où naissaient ces animaux
précieux : et ce premier moyen résolut une première
partie des difficultés.
D’autre part, l’homme avait remarqué, dans les
êtres qui l’environnaient, des qualités distinctives
et propres à chaque espèce ; et par une première
opération, il en avait retiré un nom pour les
désigner ; par une seconde, il y trouva un moyen
ingénieux de généraliser ses idées ; et, transportant
le nom déjà inventé à tout ce qui présentait une
propriété, une action analogue ou semblable, il
enrichit son langage d’une métaphore perpétuelle.
Ainsi, le même éthiopien ayant observé
que le retour de l’inondation répondait
constamment à l’apparition d’une très-belle étoile
qui, à cette époque, se montrait vers la source
du Nil, et semblait avertir le laboureur
de se garder de la surprise des eaux, il compara
cette action à celle de l’animal qui, par son
aboiement, avertit d’un danger, et il appela
cet astre
le chien, l’aboyeur (Syrïus) ; de même il
nomma astres du crabe, ceux où le soleil,
parvenu à la borne du tropique, revenait sur
ses pas en marchant à reculons et de côté comme
le crabe ou cancer ; astres du bouc sauvage,
ceux où, parvenu au point le plus culminant du
ciel, au faîte du gnomon horaire, le soleil
imitait l’action de l’animal qui se plaît à
grimper aux faîtes des rochers ; astres de
la balance, ceux où les jours et les nuits
égaux, semblaient en équilibre comme cet
instrument : astres du scorpion, ceux où
certains vents réguliers apportaient une
vapeur brûlante comme le venin du
scorpion. Ainsi encore, il appela anneaux et
serpens la trace figurée des orbites des astres
et des planètes ; et tel fut le moyen général
d’appellation de toutes les étoiles, et même des
planètes prises par groupes ou par individus,
selon leurs rapports aux opérations champêtres
et terrestres, et selon les analogies que chaque
nation y trouva avec les travaux agricoles et
avec les objets de son climat et de son sol.
De ce procédé, il résulta que des êtres abjects
et terrestres entrèrent en association avec les
êtres supérieurs et puissans des cieux ; et
cette association se resserra chaque jour par
la constitution même du langage, et le mécanisme
de l’esprit. On disait, par une métaphore naturelle :
" le taureau répand sur la terre les germes
de la fécondité (au printems) ; il ramène
l’abondance et la création des plantes
(qui nourrissent). L’agneau (ou belier) délivre
les cieux des génies malfaisans de l’hiver ;
il sauve le monde du serpent
(emblême de l’humide saison), et il ramène le
règne du bien (de l’été, saison de toute
jouissance). Le scorpion verse son venin sur la
terre, et répand les maladies et la mort, etc.,
et ainsi, de tous effets semblables ".
Ce langage, compris de tout le monde, subsista
d’abord sans inconvénient ; mais, par le laps du
tems, lorsque le calendrier eut été réglé, le
peuple, qui n’eut plus besoin de l’observation du
ciel, perdit de vue le motif de ces expressions ;
et leur allégorie, restée dans l’usage de la vie, y
devint un écueil fatal à l’entendement et à la
raison. Habitué à joindre aux symboles les
idées de leurs modèles, l’esprit finit par
les confondre : alors, ces mêmes animaux que la
pensée avait transportés aux cieux en redescendirent
sur la terre ; mais dans ce retour, vêtus des
livrées des astres, ils s’en
arrogèrent les attributs, et ils en imposèrent à
leurs propres auteurs. Alors le peuple, croyant
voir près de lui ses dieux, leur adressa plus
facilement sa prière ; il demanda au belier de
son troupeau les influences qu’il attendait du
belier céleste : il pria le scorpion de ne point
répandre son venin sur la nature ; il révéra le
crabe de la mer, le scarabée du limon, le
poisson du fleuve ; et par une série d’analogies
vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un
labyrinthe d’absurdités conséquentes.
Voilà quelle fut l’origine de ce culte antique
et bizarre des animaux ; voilà par quelle marche
d’idées le caractère de la divinité passa aux plus
viles des brutes, et comment se forma le système
théologique très-vaste, très-compliqué,
très-savant, qui, des bords du Nil, porté de
contrée en contrée par le commerce, la guerre et les
conquêtes, envahit tout l’ancien monde, et qui,
modifié par les tems, par les circonstances, par les
préjugés, se montre encore à découvert chez cent
peuples, et subsiste comme base intime et secrète
de la théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent
et le rejettent.
à ces mots, quelques murmures s’étant fait entendre
dans divers groupes : oui, continua l’orateur,
voilà d’où vient, par exemple chez vous, peuples
africains, l’adoration de vos
fétiches, plantes, animaux, cailloux, morceaux
de bois, devant qui vos ancêtres n’eussent pas eu
le délire de se courber, s’ils n’y eussent vu des
talismans en qui la vertu des astres
s’était insérée. Voilà, nations tartares,
l’origine de vos marmouzets et de tout cet
appareil d’animaux dont vos chamans bigarrent
leurs robes magiques. Voilà l’origine de ces
figures d’oiseaux, de serpens que toutes
les nations sauvages s’impriment sur la peau
avec des cérémonies mystérieuses et sacrées.
Vous, indiens ! Vainement vous enveloppez-vous du
voile du mystère : l’épervier de votre dieu
Vichenou n’est que l’un des mille emblèmes du soleil en égypte ; et vos incarnations
d’un dieu en poisson, en sanglier, en
lion, en tortue, et toutes ses monstrueuses
aventures ne sont que les métamorphoses de l’astre
qui, passant successivement dans les signes
des douze animaux, était censé en prendre les
figures, et en remplir les rôles astronomiques.
Vous, japonais ! Votre taureau qui brise
l’oeuf du monde n’est que celui du
ciel qui, jadis, ouvrait l’âge de la création,
l’équinoxe du printems. C’est ce même boeuf
Apis qu’adorait l’égypte, et que vos
ancêtres, rabins juifs ! Adorèrent aussi dans
l’idole du veau d’or. C’est encore votre
taureau, enfans de Zoroastre ! Qui, sacrifié
dans les mystères symboliques de Mithra,
versait un sang fécond pour le monde : et vous,
chrétiens, votre bœuf de l’apocalypse, avec
ses aîles, symbole de l’air, n’a pas une
autre origine ; et votre agneau de Dieu,
immolé, comme le taureau de Mithra, pour le
salut du monde, n’est encore que ce même
soleil, au signe du belier céleste,
lequel, dans un âge postérieur, ouvrant à son tour
l’équinoxe, fut censé délivrer le monde du règne
du mal, c’est-à-dire, de la constellation du
serpent, de cette grande couleuvre, mère de
l’hiver, et emblème de l’Ahrimanes ou
Satan des perses, vos instituteurs. Oui,
vainement votre zèle imprudent dévoue les
idolâtres aux tourmens du tartare qu’ils
ont inventé : toute la base de votre système
n’est que le culte du soleil dont vous avez
rassemblé les attributs sur votre principal personnage. C’est le soleil qui, sous le nom
d’Orus, naissait, comme votre dieu, au
solstice d’hiver dans les bras de la vierge
céleste, et qui passait une enfance obscure,
dénuée, disetteuse,
comme l’est la saison des frimats. C’est lui qui,
sous le nom d’Osiris, persécuté par
Typhon et par les tyrans de l’air, était
mis à mort, renfermé dans un tombeau
obscur, emblème de l’hémisphère d’hiver, et
qui ensuite se relevant de la zone
inférieure vers le point culminant des cieux,
ressuscitait vainqueur des géants et des
anges destructeurs.
Vous, prêtres ! Qui murmurez, vous portez ses
signes sur tout votre corps ; votre tonsure
est le disque du soleil ; votre étole est
son zodiaque ; vos chapelets sont l’emblème
des astres et des planètes. Vous, pontifes et
prélats ! Votre mitre, votre crosse, votre
manteau sont ceux d’Osiris ; et cette
croix, dont vous vantez le mystère sans le
comprendre, est la croix de Sérapis, tracée
par la main des prêtres égyptiens, sur le plan
d’un monde figuré ; laquelle, passant par les
équinoxes et par les tropiques, devenait
l’emblème de la vie future et de la
résurrection, parce qu’elle touchait aux
portes d’ivoire et de corne, par où les ames
passaient aux cieux.
à ces mots, les docteurs de tous les groupes
commencèrent de se regarder avec étonnement ; mais
nul ne rompant le silence, l’orateur continua :
et trois causes principales concourent à cette
confusion des idées. Premièrement, les
expressions figurées par lesquelles le langage
naissant fut contraint de peindre les rapports
des objets ; expressions qui, passant ensuite d’un
sens propre à un sens général, d’un sens
physique à un sens moral, causèrent, par leurs
équivoques et leurs synonymes, une foule de
méprises.
Ainsi, ayant dit d’abord que le soleil surmontait,
venait à bout de douze animaux, on crut par la
suite qu’il les tuait, les combattait, les
domptait ; et l’on en fit la vie historique
d’Hercule.
Ayant dit qu’il réglait le tems des travaux,
des semailles, des moissons ; qu’il
distribuait les saisons, les occupations ;
qu’il parcourait les climats ; qu’il
dominait sur la terre, etc., on le prit
pour un roi législateur, pour un guerrier
conquérant ; et l’on en composa l’histoire
d’Osiris, de Bacchus, et de leurs
semblables.
Ayant dit qu’une planète entrait dans un
signe, on fit de leur conjonction un
mariage, un adultère, un inceste :
ayant dit qu’elle était cachée, ensevelie,
parce qu’elle revenait à la lumière, et
remontait en exaltation, on la fit morte,
ressuscitée, enlevée au ciel, etc.
Une seconde cause de confusion fut les figures
matérielles elles-mêmes, par lesquelles on peignit
d’abord les pensées, et qui, sous le nom
d’hiéroglyphes ou caractères sacrés, furent la première invention de l’esprit. Ainsi, pour
avertir de l’inondation et du besoin de s’en
préserver, l’on avait peint une nacelle, le
navire argo. Pour désigner le vent, l’on
avait peint une aîle d’oiseau : pour spécifier
la saison, le mois, l’on avait peint
l’oiseau de passage, l’insecte,
l’animal qui apparaissait à cette époque : pour
exprimer l’hiver, on peignit un porc, un
serpent, qui se plaisent dans les lieux
humides ; et la réunion de ces figures avait
des sens convenus de phrases et de mots. Mais
comme ce sens ne portait
par lui-même rien de fixe et de précis ; comme
le nombre de ces figures et de leurs combinaisons
devint excessif, et surchargea la mémoire, il en
résulta d’abord des confusions,
des explications fausses. Ensuite, le génie ayant
inventé l’art plus simple d’appliquer les signes
aux sons dont le nombre est limité, et de peindre
la parole au lieu des pensées, l’écriture
alphabétique fit tomber en désuétude les
peintures hiéroglyphiques ; et, de jour en
jour, leurs significations oubliées donnèrent lieu
à une foule d’illusions, d’équivoques et d’erreurs.
Enfin, une troisième cause de confusion fut
l’organisation civile des anciens états. En effet,
lorsque les peuples commencèrent de se livrer
à l’agriculture, la formation du calendrier rural
exigeant des observations astronomiques continues,
il fut nécessaire d’y préposer quelques
individus chargés de veiller à l’apparition et au
coucher de certaines étoiles ; d’avertir du retour de l’inondation, de certains vents, de l’époque
des pluies, du tems propre à semer chaque espèce
de grain : ces hommes, à raison de leur service,
furent dispensés des travaux vulgaires, et la
société pourvut à leur entretien. Dans cette
position, uniquement occupés de l’observation,
ils ne tardèrent pas de saisir les grands
phénomènes de la nature, de pénétrer même le
secret de plusieurs de ses opérations : ils
connurent la marche des astres et des planètes ; le
concours de leurs phases et de leurs retours avec
les productions de la terre, et le mouvement de la
végétation ; les propriétés médicinales ou
nourrissantes des fruits et des plantes ; le jeu
des élémens et leurs affinités réciproques. Or,
parce qu’il n’existait de moyens de communiquer
ces connaissances, que par le soin pénible de
l’instruction orale, ils ne les transmettaient
qu’à leurs amis et à leurs parens ; et il en
résulta une concentration de toute science et de
toute instruction dans quelques familles qui,
s’en arrogeant le privilège exclusif, prirent un
esprit de corps et d’isolement funeste à
la chose publique. Par cette succession continue des
mêmes recherches et des mêmes travaux, le
progrès des connaissances fut à la vérité plus
hâtif ; mais par le mystère qui l’accompagnait,
le peuple, plongé de jour en jour dans de plus
épaisses ténèbres, devint plus superstitieux et
plus asservi. Voyant des mortels produire certains
phénomènes, annoncer, comme à volonté, des
éclipses et des comètes, guérir des maladies,
manier des serpens, il les crut en communication
avec les puissances célestes ; et pour
obtenir les biens ou repousser les maux qu’il en
attendait, il les prit pour ses médiateurs
et ses interprètes ; et il s’établit au sein
des états des corporations sacriléges d’hommes
hypocrites et trompeurs, qui attirèrent à eux
tous les pouvoirs ; et les prêtres à la fois
astronomes, théologues, physiciens, médecins,
magiciens, interprètes des dieux, oracles des
peuples, rivaux des rois, ou leurs
complices, établirent sous le nom de religion
un empire de mystère, et un monopole
d’instruction, qui ont perdu jusqu’à ce jour
les nations…
à ces mots, les prêtres de tous les groupes
interrompirent l’orateur ; et jetant de grands
cris, ils l’accusèrent d’impiété, d’irreligion, de
blasphème, et voulurent l’empêcher de continuer ;
mais le législateur ayant observé que ce n’était
qu’une exposition de faits historiques ; que
si ces faits étaient faux ou controuvés, il
serait aisé de les démentir ; que jusques-là
l’énoncé de toute opinion était libre, sans quoi
il était impossible de découvrir la vérité,
l’orateur reprit :
or, de toutes ces causes et de l’association
continuelle d’idées disparates, résultèrent une
foule de désordres dans la théologie, dans la
morale, dans les traditions ; et d’abord, parce
que les animaux figurèrent les astres, il
arriva que les qualités des brutes, leurs penchans,
leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et furent supposées être leurs actions :
ainsi, le dieu ichneumon fit la guerre au
dieu crocodile ; le dieu loup voulut
manger le dieu mouton, le dieu ibis
dévora le dieu serpent, et la divinité
devint un être bizarre, capricieux, féroce,
dont l’idée dérégla le jugement de l’homme, et
corrompit sa morale avec sa raison.
Et parce que, dans l’esprit de leur culte, chaque
famille, chaque nation avaient pris pour patron
spécial un astre, une constellation, les
affections et les antipathies de l’animal
symbole passèrent à ses sectateurs ; et les
partisans du dieu chien furent ennemis de ceux
du dieu loup ; les adorateurs du dieu boeuf
eurent en horreur ceux qui le mangeaient, et
la religion devint un mobile de haines et de
combats, une cause insensée de délire et de
superstition.
D’autre part, les noms des astres animaux ayant,
par cette même raison de patronage, été imposés à
des peuples, à des pays, à des montagnes, à des
fleuves, ces objets furent pris pour des dieux,
et il en résulta un mélange d’êtres géographiques,
historiques et mythologiques, qui confondit toutes
les traditions.
Enfin, par l’analogie des actions qu’on leur
supposa, les dieux-astres ayant été pris pour
des hommes, pour des héros, pour des
rois, les rois e les héros prirent à leur tour
les actions des dieux pour modèles, et
devinrent, par imitation, guerriers, conquérans,
sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux ; et
la religio n consacra es crimes des despotes, et
pervertit les principes des gouvernemens.
chapitre iv. Quatrième système. Culte des deux
principes, ou dualisme.
cependant, les prêtres astronomes, dans
l’abondance et la paix de leurs temples, firent,
de jour en jour, de nouveaux progrès dans les
sciences ; et le système du monde s’étant
développé graduellement à leurs yeux, ils
élevèrent successivement diverses hypothèses de
ses effets et de ses agens, qui devinrent
autant de systèmes théologiques.
Et d’abord les navigations des peuples
maritimes, et les caravanes des nomades
d’Asie et d’Afrique leur ayant fait connaître la
terre depuis les isles-Fortunées jusqu’à la
Sérique, et depuis la Baltique jusqu’aux
sources du Nil, la comparaison des phénomènes des
diverses zones leur découvrit la rondeur du
globe, et fit naître une nouvelle théorie. Ayant
remarqué que toutes les opérations de la nature,
dans la période annuelle, se résumaient en
deux principales, celle de produire et
celle de détruire ; que, sur la majeure partie
du globe, chacune de ce opérations s’accomplissait
également de l’un à l’autre équinoxe ; c’est-à-dire,
que pendant les six mois d’été tout se
procréait, se multipliait, et que, pendant
les six mois d’hiver,
tout languissait, était presque mort, ils
supposèrent dans la nature des puissances
contraires, en un état continuel de lutte et
d’effort ; et considérant sous ce rapport la
sphère céleste, ils divisèrent les tableaux,
qu’ils en figuraient, en deux moitiés ou
hémisphéres, tels que les constellations qui se
trouvaient dans le ciel d’été, formèrent un
empire direct et supérieur ; et celles qui
se trouvaient dans le ciel d’hiver, formèrent
un empire antipode et inférieur. Or, de ce
que les constellations d’été accompagnaient
la saison des jours longs, brillans et chauds, et
celle des fruits, des moissons, elles furent
censées des puissances de lumière, de
fécondité, de création, et, par transition
du sens physique au moral, des génies, des
anges de science, de bienfaisance, de
pureté et de vertu : et de ce que les
constellations d’hiver se liaient aux longues
nuits, aux brumes polaires, elles furent des
génies de ténèbres, de destruction, de
mort, et, par transition, des ages
d’ignorance, de méchanceté, de péché et
de vice. Par une telle disposition, le ciel
se trouva partagé en deux domaines, en deux
factions ; et déjà l’analogie des idées
humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de
l’imagination ; mais une circonstance particulière
détermina, si même
elle n’occasionna, la méprise et l’illusion.
Dans la projection de la sphère céleste que
traçaient les prêtres astronomes, le zodiaque
et les constellations disposés circulairement,
présentaient leurs moitiés en opposition
diamétrale : l’hémisphère d’hiver, antipode à celui d’été,
lui était adverse, contraire, opposé. Par la
métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens
moral ; et les anges, les génies adverses,
devinrent des révoltés, des ennemis.
Dès-lors, toute l’histoire astronomique des
constellations se changea en histoire politique ; le
ciel fut un état humain où tout se passa ainsi
que sur la terre. Or, comme les états, la plupart
despotiques, avaient leur monarque, et que déjà
le soleil en était un apparent des cieux ;
l’hémisphére d’été, empire de lumière, et
ses constellations, peuple d’anges blancs,
eurent pour roi un dieu éclairé, intelligent,
créateur et bon. Et, comme toute faction
rebelle doit avoir son chef, le ciel
d’hiver, empire souterrain de ténèbres
et de tristesse, et ses astres, peuple d’anges
noirs, géans ou démons, eurent pour chef
un génie mal-faisant dont le rôle fut
attribué à la constellation la plus remarquée
par chaque peuple. En égypte, ce fut d’abord
le scorpion, premier signe zodiacal après la
balance, et long-tems chef des signes de
l’hiver : puis ce fut l’ours ou l’âne
polaire, appelé Typhon, c’est-à-dire
déluge, à raison des
pluies qui inondent la terre pendant que cet
astre domine. Dans la Perse, en un tems
postérieur, ce fut le serpent qui, sous le nom
d’Ahrimanes, forma la base du système de
Zoroastre ; et c’est lui, ô chrétiens et
juifs ! Qui est devenu votre serpent
d’ève (la vierge céleste) et celui de la
croix, dans les deux cas, emblème de Satan, l’ennemi, le grand adversaire de
l’ancien des jours, chanté par Daniel.
Dans la Syrie, ce fut le porc ou le
sanglier, ennemi d’Adonis, parce que,
dans cette contrée, le rôle de l’ours boréal
fut rempli par l’animal dont les inclinations
fangeuses sont
emblématiques de l’hiver ; et voilà pourquoi,
enfans de Moïse et de Mahomet, vous l’avez
pris en horreur, à l’imitation des prêtres de
Memphis et de Baalbek, qui détestaient en
lui le meurtrier de leur dieu soleil. C’est
aussi le type premier de votre Chib-En, ô
indiens ! Lequel fut jadis le Pluton de vos
frères les romains et les grecs ; ainsi que votre
Brama, ce dieu créateur n’est que
l’Ormuzd persan, et l’Osiris égyptien,
dont le nom même exprime un pouvoir créateur,
producteur de formes. Et ces dieux reçurent
un culte analogue à leurs attributs vrais ou feints,
lequel, à raison de leur différence, se partagea
en deux branches diverses. Dans l’une, le dieu
bon reçut un culte d’amour et de joie,
d’où dérivent tous les actes religieux du genre
gai, les fêtes, les danses, les festins, les
offrandes de fleurs, de lait, de miel, de parfums,
en un mot, de tout ce qui flatte les sens et
l’ame. Dans l’autre, le dieu mauvais reçut,
au contraire, un
culte de crainte et de douleur, d’où
dérivent tous les actes religieux du genre triste ;
les pleurs, la désolation, le deuil, les
privations, les offrandes sanglantes et les
sacrifices cruels.
De là vient encore ce partage des êtres terrestres en purs ou impurs, en sacrés
ou abominables, selon que leurs espèces se
trouvèrent du nombre des constellations de l’un des
deux dieux, et firent partie de leur domaine ; ce qui
produisit d’une part les superstitions de souillures
et de purifications, et de l’autre les prétendues
vertus efficaces des amulettes et les
talismans.
Vous concevez maintenant, continua l’orateur en
s’adressant aux indiens, aux perses, aux juifs,
aux chrétiens, aux musulmans ; vous concevez
l’origine de ces idées de combats, de rebellions,
qui remplissent également vos mythologies. Vous
voyez ce que signifient les anges blancs et les
anges noirs, les chérubins et les
séraphins à tête d’aigle, de lion, ou de
taureau, les deûs, diables ou démons
à cornes de bouc, à queue de serpent ; les
trônes et les dominations rangés en
sept ordres ou gradations comme les
sept sphères des planètes ; tous êtres
jouant les mêmes rôles, ayant les mêmes attributs
dans les vedes, les bibles ou le
zend-avesta, soit qu’ils aient pour chef
Ormuzd ou Brama, Typhon ou Chiven,
Michel ou Satan ; soit qu’ils se
présentent sous la forme de géans à cent bras
et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés
en lions, en ibis, en taureaux, en
chats, comme dans les contes sacrés des grecs
et des égyptiens ; vous apercevez la filiation
successive de ces idées, et comment, à mesure
qu’elles se sont éloignées de leurs sources, et
que les esprits se son t policés,
ils en ont adouci les formes grossières, pour les
rapprocher d’un état moins choquant.
Or, de même que le système des deux principes
ou dieux opposés, naquit de celui des
symboles, entrés tous dans sa contexture ; de
même vous allez voir naître de lui un système
nouveau, auquel il servit à son tour de base et
d’échelon.
chapitre v. Culte mystique et moral, ou système
de l’autre monde.
en effet, alors que le vulgaire entendit parler
d’un nouveau ciel et d’un autre monde, il
donna bientôt un corps à ces fictions ; il y
plaça un théâtre solide, des scènes réelles ; et les
notions géographiques et astronomiques vinrent
favoriser, si même elles ne provoquèrent cette
illusion.
D’une part, les navigateurs phéniciens, ceux
qui, passant les colonnes d’Hercule, allaient
chercher l’étain de Thulé et l’ambre de la
Baltique, racontaient qu’à l’extrémité du
monde, au bout de l’océan (la Méditerranée), où le
soleil se couche pour les contrées asiatiques,
étient des îles fortunées, séjour d’un
printems éternel ; et plus loin des régions
hyperboréennes, placées sous terre
(relativement aux
tropiques), où régnait une éternelle nuit.
Sur ces récits mal compris , et sans doute
confusément faits, l’imagination du peuple
composa les champs élysées, lieux de délices,
placés dans un monde inférieur, ayant leur
ciel, leur soleil, leurs astres ; et le
tartare, lieu de ténèbres, d’humidité, de
fange, de frimats. Or, parce que l’homme,
curieux de tout ce qu’il ignore, et avide d’une
longue existence, s’était déjà interrogé sur ce
qu’il devenait après sa mort ; parce qu’il avait
de bonne heure raisonné sur le principe de
vie qui anime son corps, qui s’en sépare sans
le déformer, et qu’il avait imaginé les
substances déliées, les fantômes, les
ombres ; il aima à croire qu’il continuerait,
dans le monde souterrain, cette vie qu’il lui
coûtait trop de perdre ; et les lieux
infernaux furent un emplacement commode
pour recevoir les objets chéris auxquels il ne
pouvait renoncer.
D’autre part, les prêtres astrologues et
physiciens faisaient de leurs cieux des récits,
et ils en traçaient des tableaux qui s’encadraient
parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé,
dans leur langage métaphorique, les équinoxes
et les solstices, les portes des cieux
ou entrées des saisons, ils expliquaient
les phénomènes terrestres, en disant " que par la
porte de corne (d’abord le taureau, puis
le belier), et par celle du cancer,
descendaient les feux vivifians qui
animent au printems la végétation, et les
esprits aqueux qui causent au solstice le
débordement du Nil ; que par la porte
d’ivoire (la balance et auparavant
l’arc ou sagittaire), et par celle du
capricorne ou de l’urne, s’en retournaient
à leur source, et remontaient à leur origine les
émanations ou influences des cieux ; et la
voie lactée qui passait par ces portes
des solstices, leur semblait placée là exprès pour
leur servir de route et de véhicule ; de
plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait
un fleuve (le Nil figuré par les plis de
l’hydre), une barque le navire argo, et le
chien Syrius, tous deux relatifs à ce
fleuve, dont ils présageaient l’inondation.
Ces circonstances, associées aux premières, en
y ajoutant des détails, en augmentèrent les
vraisemblances ; et pour arriver au tartare ou
à l’élysée, il fallut que les ames traversassent
les fleuves du Styx et de l’Achéron dans la
nacelle du nocher Caron, et qu’elles
passassent par les portes de corne ou
d’ivoire, que gardait le chien Cerbère.
Enfin, un usage civil se joignit à toutes ces
fictions, et acheva de leur donner de la consistance.
Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la
putréfaction des cadavres était un levain de peste
et de maladies, les habitans de l’égypte avaient
dans plusieurs états institué l’usage d’inhumer
les morts hors de la terre habitée, dans le
désert qui est au couchant. Pour y arriver,
il fallait passer les canaux du fleuve, et par
conséquent être reçu dans une barque, payer
un salaire au nocher ; sans quoi, le corps
privé de sépulture eût été la proie des bêtes
féroces. Cette coutume inspira aux législateurs
civils et religieux un moyen puissant d’influer sur
les mœurs ; et saisissant par la piété filiale et
par le respect pour les morts, des hommes
grossiers et féroces, ils établirent pour condition
nécessaire, d’avoir subi un jugement préalable,
qui décidât si le mort méritait d’être admis au
rang de sa famille dans la noire cité. Une telle
idée s’adaptait trop bien à toutes les autres pour
ne pas s’y incorporer ; le peuple ne tarda pas
de l’y associer ; et les enfers eurent leur
Minos et leur Rhadamante avec la
baguette, le siége, les huissiers et l’urne, comme
dans
l’état terrestre et civil. Alors la divinité
devint un être moral et politique, un législateur
social d’autant plus redouté, que ce législateur
suprême, ce juge final, fut inaccessible aux
regards : alors ce monde fabuleux et
mythologique si bizarrement composé de membres
épars, se trouva un lieu de châtiment et de
récompense, où la justice divine fut censée
corriger ce que celle des hommes eut de vicieux,
d’erroné ; et ce système spirituel et
mystique acquit d’autant plus de crédit, qu’il
s’empara de l’homme par tous ses penchans : le
faible opprimé y trouva l’espoir d’une indemnité,
la consolation d’une vengeance future ;
l’oppresseur comptant, par de riches offrandes,
arriver toujours à l’impunité, se fit de l’erreur
du vulgaire une arme de plus pour subjuguer ; et
les chefs des peuples, les rois et les prêtres y
virent de no uveaux moyens de les maîtriser par le
privilége qu’ils se réservèrent de répartir les
graces ou les châtimens du grand juge selon des
délits ou des actions méritoires, qu’ils
caractérisèrent à leur gré.
Voilà comme s’est introduit dans le monde
visible et réel, un monde invisible et
imaginaire ; voilà l’origine de ces lieux de
délices et de peines dont vous,
perses ! Avez fait votre terre rajeunie,
votre ville de résurrection
placée sous l’équateur, avec l’attribut
singulier que les heureux n’y donneront point
d’ombre. Voilà, juifs et chrétiens,
disciles
des perses ! D’où sont venus votre
Jérusalem de l’apocalypse, votre paradis,
votre ciel, caractérisés par tous les détails
du ciel astrologique d’Hermès : et vous,
musulmans, votre
enfer, abyme souterrain, surmonté d’un pont ;
votre balance des ames et de leurs
oeuvres, votre jugement par les anges
Monkir et Nékir, ont également pris
leurs modèles dans les cérémonies mystérieuses
de l’antre de Mithra ; et votre ciel ne
diffère en rien de celui d’Osiris,
d’Ormuzd et de Brama.
chapitre vi. Sixième système : monde animé, ou
culte de l’univers sous divers emblèmes.
tandis que les peuples s’égarèrent dans le
labyrinthe ténébreux de la mythologie et des
fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs
é tudes et leurs recherches sur l’ordre et la
disposition de l’univers, arrivèrent à de
nouveaux résultats, et dressèrent de nouveaux
systèmes de puissances et de causes motrices.
Long-tems bornés aux simples apparences, ils
n’avaient vu dans les mouvemens des astres
qu’un jeu inconnu de corps lumineux, qu’ils
croyaient rouler autour de la terre, point
central de toutes les sphères ; mais alors qu’ils
eurent découvert la rondeur de notre planète,
les conséquences de ce premier fait les
conduisirent à des considérations nouvelles, et
d’induction en induction ils s’élevèrent aux plus
hautes conceptions de l’astronomie et de la
physique.
En effet, ayant conçu cette idée lumineuse
et simple, que le globe terrestre est un petit
cercle inscrit dans le cercle plus grand des
cieux, la théorie des cercles concentriques
s’offrit d’elle-même à leur hypothèse, pour
résoudre le cercle inconnu du globe terrestre
par des points connus du cercle céleste ; et
la mesure d’un ou de plusieurs degrés du méridien,
donna avec précision la circonférence totale.
Alors saisissant pour compas le diamètre
obtenu de la terre, un génie heureux l’ouvrit
d’une main hardie sur les orbites immenses des
cieux ; et, par un phénomène inouï, du grain
de sable qu’à peine il couvrait, l’homme
embrassant les distances infinies des astres,
s’élança dans les abymes de l’espace et de la
durée : là se présenta à ses regards un nouvel
ordre de l’univers ; le globe atome qu’il
habitait, ne lui en parut plus le centre : ce
role important fut déféré à la masse énorme du
soleil ; et cet astre devint le pivot
enflammé de huit sphéres environnantes, dont
les mouvemens furent désormais soumis à la
précision du calcul.
C’était déjà beaucoup pour l’esprit humain,
d’avoir entrepris de résoudre la disposition et
l’ordre des grands êtres de la nature ; mais
non content de ce premier effort, il voulut
encore en résoudre le mécanisme, en deviner
l’origine et le principe moteur ; et
c’est là qu’engagés dans les profondeurs abstraites
et métaphysiques du mouvement et de sa
cause première, des propriétés inhérentes
ou communiquées de la matière, de ses
formes successives, de son étendue,
c’est-à-dire de l’espace et du tems sans bornes,
les physiciens théologues se perdirent dans un
chaos de raisonnemens subtils, et de controverses
scolastiques.
Et d’abord l’action du soleil sur les corps
terrestres leur ayant fait regarder sa substance
comme un feu pur et élémentaire, ils en
firent le foyer et le réservoir d’un océan de
fluide igné, lumineux, qui, sous le nom
d’oether, remplit l’univers, et alimenta les
êtres. Ensuite, les analyses d’une physique
savante leur ayant fait découvrir ce même feu,
ou un autre parfaitement semblable, dans la
composition de tous les corps, et s’étant aperçus
qu’il était l’agent essentiel de ce
mouvement spontané que l’on appelle vie
dans les animaux, et végétation dans les
plantes, ils conçurent le jeu et le mécanisme
de l’univers, comme celui d’un tout
homogène, d’un corps identique ;
dont les parties, quoique distantes, avaient
cependant une liaison intime, et le monde
fut un être vivant, animé par la circulation
organique d’un fluide igné ou même
électrique, qui, par un premier terme de
comparaison pris dans l’homme et les animaux,
eut le soleil pour cœur ou foyer.
Alors, parmi les philosophes théologues, les uns
partant de ces principes, résultat de
l’observation, " que rien ne s’anéantit dans le
monde ; que les élémens sont indestructibles ;
qu’ils changent de combinaisons, mais non de
nature ; que la vie et la mort des êtres ne sont
que des modifications variées des mêmes
atômes ; que la matière possède par
elle-même des propriétés, d’où résultent toutes ses
manières d’être ; que le monde est éternel,
sans bornes d’espace et de durée " ; les uns
dirent que l’univers entier était Dieu ; et
selon eux, Dieu fut un être à la fois
effet et cause, agent et patient, principe
moteur et chose mue, ayant pour lois des
propriétés invariables qui constituent la
fatalité ; et ceux-là peignirent leur pensée,
tantôt par l’emblème de Pan (le grand tout), ou de
Jupiter au front d’étoiles, au corps
planétaire, aux pieds d’animaux, ou de
l’oeuf orphique, dont le jaune suspendu
au milieu d’un liquide enceint d’une voûte,
figura le globe du soleil, nageant
dans l’éther au milieu de la voûte des
cieux, tantôt par celui d’un grand serpent rond,
figurant les cieux où ils plaçaient le premier
mobile, et par cette raison de couleur d’azur,
parsemé de taches d’or (les étoiles),
dévorant sa queue, c’est-à-dire,
rentrant en lui-même et se repliant
éternellement comme les révolutions des sphères :
tantôt par celui d’un homme, ayant les pieds
liés et joints, pour signifier
l’existence immuable, enveloppé d’un
manteau de toutes les couleurs, comme le
spectacle de la nature, et portant sur la tête une
sphère d’or, emblème de la sphère des étoiles :
ou par celui d’un autre homme quelquefois assis
sur la fleur du lotos portée sur l’abyme des
eaux, quelquefois couché sur une pile de douze
carreaux, figurant les douze signes célestes.
Et voilà, indiens, japonais, siamois, tibetans,
chinois, la théologie qui, fondée par les
égyptiens, s’est transmise et gardée chez vous
dans les tableaux que vous tracez de Brama,
de Beddou, de Sommonacodom,
d’Omito : voilà même, hébreux et chrétiens,
l’opinion dont vous avez conservé une parcelle dans
votre dieu, souffle porté sur les eaux, par
une allusion au vent qui, à l’origine du
monde, c’est-à-dire au depart des sphères
du signe du cancer, annonçait l’inondation
du Nil, et semblait préparer la création.
chapitre vii. Septième système : culte de l’ame du monde, c’est-à-dire, de l’élément du feu, principe vital de l’univers. mais d’autres répugnant à cette idée d’un être à la fois effet et cause, agent et patient, et rassemblant en une même nature des natures contraires, distinguèrent le principe moteur de la chose mue ; et posant que la matière était inerte en elle-même, ils prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un agent distinct, dont elle n’était que l’enveloppe et le foureau. Cet agent pour les uns fut le principe igné, reconnu l’auteur de tout mouvement : pour les autres ce fut le fluide appelé éther, cru plus actif et plus subtil ; or, comme ils appelaient dans les animaux le principe vital et moteur, une ame, un esprit ; et comme ils raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l’être humain, ils donnèrent au principe moteur de tout l’univers le nom d’ame, d’intelligence, d’esprit ; et Dieu fut l’esprit vital qui, répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde. Et ceux-là peignirent leur pensée, tantôt par You-Piter, essence du mouvement et de l’animation, principe de l’existence, ou plutôt
l’existence elle-même ; tantôt par Vulcain
ou phtha, feu-principe et élémentaire, ou
par l’autel de Vesta, placé centralement dans
son temple, comme le soleil dans les
sphères ; et tantôt par Kneph, être
humain vêtu de bleu foncé, ayant en main un
sceptre et une ceinture (le zodiaque),
coiffé d’un bonnet de plumes, pour exprimer
la fugacité de sa pensée, et produisant
de sa bouche le grand oeuf.
Or, par une conséquence de ce système, chaque être
contenant en soi une portion du fluide igné ou
éthérien, moteur universel et commun ;
et ce fluide ame du monde étant la
divinité, il s’ensuivit que les ames de tous
les êtres furent une portion de Dieu
même, participant à tous ses attributs, c’est-à-dire,
étant une substance indivisible, simple,
immortelle ; et de là tout le système de
l’immortalité de l’ame, qui d’abord fut
éternité.
De là aussi ses transmigrations connues sous
le nom de métempsycose, c’est-à-dire de passage
du principe vital d’un corps à un autre ;
idée née de la transmigration véritable des
élémens
matériels. Et voilà, indiens, budsoïstes,
chrétiens, musulmans ! D’où dérivent toutes
vos opinions sur la spiritualité de l’ame ;
voilà quelle fut la source des rêveries de
Pythagore et de Platon, vos instituteurs,
qui eux-mêmes ne furent que les échos d’une
dernière secte de philosophes visionnaires, qu’il
faut développer.
chapitre viii. Huitième système.
Monde-machine : culte du dêmi-ourgos, ou
grand-ouvrier,
jusque là les théologiens, en s’exerçant sur les
substances déliées et subtiles de
l’éther ou du feu-principe, n’avaient
cependant pas cessé de traiter d’êtres palpables
et perceptibles aux sens, et la théologie avait
continué d’être la théorie des puissances
physiques, placées tantôt spécialement dans les
astres, tantôt disséminées danstout l’univers ;
mais à cette époque, des esprits
superficiels, perdant le fil des idées qui avaient
dirigé ces études profondes, ou ignorant les faits
qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous
les résultats par l’introduction d’une chimère
étrange et nouvelle. Ils prétendirent que cet
univers, ces cieux, ces astres, ce soleil,
n’étaient qu’une machine d’un genre ordinaire ;
et à cette première hypothèse, appliquant une
comparaison tirée des ouvrages de l’art, ils
élevèrent l’édifice des sophismes les plus
bizarres. " une machine, dirent-ils, ne se fabrique
point elle-même : elle a un ouvrier antérieur ; elle
l’indique par son existence. Le monde est une
machine : donc il existe un fabricateur ".
De là, le dêmi-ourgos ou grand ouvrier,
constitué divinité autocratrice et suprême.
Vainement l’ancienne philosophie objecta que
l’ouvrier même avait besoin de parens et
d’auteurs, et que l’on ne faisait qu’ajouter
un échelon en ôtant l’éternité au monde pour la
lui donner. Les innovateurs, non contens de ce
premier paradoxe, passèrent à un second ; et,
appliquant à leur ouvrier la théorie de
l’entendement humain, ils prétendirent que le
dêmi-ourgos avait fabriqué sa machine sur un
plan ou idée résidant en son
entendement. Or, comme leurs maîtres, les
physiciens, avaient placé dans la sphère des
fixes le grand mobile régulateur, sous le
nom d’intelligence, de raisonnement, les
spiritualistes, leurs mimes, s’emparant de
cet être, l’attribuèrent au dêmi-ourgos,
en en faisant une substance distincte,
existante par elle-même, qu’ils
appelèrent mens ou logos (parole et
raisonnement). Et, comme d’ailleurs ils
admettaient l’existence de l’ame du monde,
ou principe solaire, ils se trouvèrent obligés
de composer trois grades ou échelons de personnes
divines, qui furent, 1 le dêmi-ourgos ou
dieu ouvrier ; 2 le logos, parole et
raisonnement, et 3 l’esprit ou l’ame
(du monde). Et voilà, chrétiens ! Le roman sur
lequel vous avez fondé votre trinité ; voilà
le système qui, né hérétique dans les temples
égyptiens, transporté païen dans les écoles
de l’Italie et de la Grèce, se trouve
aujourd’hui catholique orthodoxe par la
conversion de ses partisans, les disciples de
Pythagore et de Platon devenus
chrétiens.
Et c’est ainsi que la divinité, après avoir été
dans son origine l’action sensible, multiple,
des météores et des élémens ;
puis la puissance combinée des astres,
considérés sous leurs rapports avec les êtres
terrestres ;
puis ces êtres terrestres eux-mêmes par la
confusion des symboles avec leurs modèles ;
puis la double puissance de la nature dans
ses deux opérations principales de
production et de destruction ; puis le monde animé sans distinction d’agent
et de patient, d’effet et de cause ;
puis le principe solaire ou l’élément du
feu reconnu pour moteur unique ;
c’est ainsi que la divinité est devenue, en dernier
résultat, un être chimérique et abstrait ;
une subtilité scolastique de substance sans
forme, de corps sans figure ; un vrai
délire de l’esprit, auquel la raison n’a plus
rien compris. Mais vainement dans ce dernier
passage veut-elle se dérober aux sens : le cachet
de son origine lui demeure ineffaçablement
empreint ; et ses attributs tous calqués, ou sur
les attributs physiques de l’univers, tels que
l’immensité, l’éternité,
l’indivisibilité, l’incompréhensibilité ;
ou sur les affections morales de l’homme, telles
que la bonté, la justice, la
majesté, etc. ; ses noms mêmes, tous dérivés
des êtres physiques qui lui ont servi de
types, et spécialement du soleil, des
planètes et du monde, retracent
incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les
traits indélébiles de sa véritable nature.
Telle est la chaîne des idées que l’esprit
humain avait déjà parcourue à une époque
antérieure aux récits positifs de l’histoire : et
puisque
leur continuité prouve qu’elles ont été le
produit d’une même série d’études et de travaux,
tout engage à en placer le théâtre dans le
berceau de leurs élémens primitifs, dans
l’égypte : et leur marche y put être rapide,
parce que la curiosité oiseuse des prêtres
physicien s n’avait pour aliment, dans la retraite
des temples, que l’énigme toujours présente de
l’univers ; et que dans la division politique,
qui long-tems partagea cette contrée, chaque
état eut son collège de prêtres, lesquels,
tour-à-tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent par
leurs disputes le progrès des sciences et des
découvertes.
Et déjà il était arrivé sur les bords du Nil
ce qui depuis s’est répété par toute la terre. à
mesure que chaque système s’était formé, il
avait suscité dans sa nouveauté des querelles et
des schismes : puis, accrédité par la persécution
même, tantôt il avait détruit les idées
antérieures, tantôt il se les était incorporées
en les modifiant ; et les révolutions politiques
étant survenues, l’agrégation des états et le
mélange des peuples confondirent toutes les
opinions ; et le fil des idées s’étant perdu, la
théologie tomba dans le chaos, et ne fut plus qu’un
logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent
plus comprises. La religion, égarée d’objet,
ne fut plus qu’un moyen politique de conduire
un vulgaire crédule, dont s’emparèrent tantôt
des hommes crédules eux-mêmes et dupes de leurs
propres visions, et tantôt des hommes hardis, et
d’une ame énergique, qui se proposèrent de grands
objets d’ambition .
chapitre ix. Religion de Moïse, ou culte de
l’ame du monde (You-Piter).
tel fut le législateur des hébreux, qui,
voulant séparer sa nation de toute autre, et se
former un empire isolé et distinct, conçut le
dessein d’en asseoir les bases sur les préjugés
religieux, et d’élever autour de lui un rempart
sacré d’opinions et de rites. Mais vainement
proscrivit-il le culte des symboles régnant
dans la basse égypte et la Phénicie ; son Dieu
n’en fut pas moins un dieu égyptien de
l’invention de ces prêtres dont Moïse avait été le
disciple ; et Yahouh, décelé par son propre
nom, l’essence (des êtres), et par son
symbole le buisson de feu, n’est que
l’ame du monde,
le principe moteur que, peu après, la Grèce
adopta sous la même dénomination dans son
You-Piter, être générateur ; et sous celle
d’êi,
l’existence ; que les thébains consacraient
sous le nom de Kneph ; que Saïs adorait
sous l’emblème d’Isis voilée, avec cette
inscription :
je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout
ce qui sera, et nul mortel n’a levé mon voile ;
que Pythagore honorait sous le nom de Vesta,
et que la philosophie stoïcienne définissait avec
précision en l’appelant le principe du feu.
Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce
qui rappelait le culte des astres : une foule de
traits restèrent malgré lui pour le retracer ; et
les sept lumières ou planètes du grand chandelier, les
douze pierres ou signes de l’urim du grand-prêtre,
la fête des deux équinoxes, ouvertures et portes
de deux hémisphères , la cérémonie de l'agneau
ou belier céleste ; enfin le nom d’Osiris même (52),
conservé dans son cantique, et l'arche ou coffre
imité du tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la filiation de
ses idées et à leur extraction de la source commune.
ç. X.
Religion de Zoroastre.
« Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et moralisa chez les Mèdes et les Bactriens tout le système égyptien d'Osiris et de Typhon, sous les noms d'Ormuzd et d’Abrimanes ; qui, pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands dieux ou pouvoirs, l’un occupé à créer, à produire dans un empire de lumière et de douce chaleur (dont le type est l’été), et, par cela, dieu de science, de bienfaisance, de vertu; l’autre occupé à détruire dans un empire de ténèbres et de froid (dont le type est le pôle d'hiver), et, par cela, dieu d'igrorance, de malfaisance et de péché; qui, par des expressions figurées, ensuite méconnues, appela création du monde le renouvellement de la scène physique à chaque printemps ; appela résurrection le renouvellement des périodes des astres dans leurs conjonctions ; vie future, enfer, paradis, ce qui n’était que le Tartare et l’Elysée des astrologues et des géographes ; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déjà existantes du système mystique.
§. XI.
Brahmisme, ou système indien.
« Tel fut encore le législateur indien, qui sous le nom de Ménou, anle’rieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la doctrine des trois principes ou dieux que connut la Grèce, l’un desquels, nommé Bralima, ou Ioupiter, fut l’auteur de toute production ou création ( le soleil du printemps) ; le second, nommé Chiven ou Pluton, fut le dieu de toute destruction (le soleil d’hiver) ; et le troisième, nommé Yichenou, ou Neptune, fut le dieu conservateur de l’état stationnaire ( le soleil solstitial, stator) ; tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu’un seul dieu ou pouvoir, lequel, chanté dans les vedas, comme’dans les hymnes orphiques, n’est autre chose que le Ioupiter aux trois yeux*, ou soleil aux trois formes d’action, dans les trois ritous ou saisons : là vous avez la source de tout le système trinilaire subtilisé par Pytha-
- Œil et soleil s’expriment par un même mot dans Ja
plupart des anciennes langues d’Asie. gore et Platon, totalement défigure’par leurs interprètes.
S— XII.
Boudhisme, ou système mystique. о Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, sous les noms de Boudha, Gaspa, Chekia, Goutama, etc., qui, des principes de la métempsycose diversement modifiés, ont déduit des doctrines mystiques d’abord utiles en ce qu’elles inspiraient à leurs sectateurs l’Aorreur du meurtie, la compassion pour tout être sensible, la crainte des peines et Y espoir des récompenses destinées a la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme nouvelle ; mais ensuite devenues pernicieuses par l’abus d’une métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l’ordre naturel, voulut que le monde palpable et matériel fût une illusion fantastique ; que l’existence de l’homme fût un rêve dont la mort était le vrai réveil ; que son corps fût une prison impure dont il devait se hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour la rendre perméable à la lumière interne, il devait atténuer, diaphaniser par le jeûne, les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques anachorétiques si étranges que le vulgaire étonné ne put s’expliquer le caractère de leurs auteurs qu’en les considérant comme des êtres surnaturels, avec cette difficulté de savoir s’ils furent dieu devenu homme, ou Yliomme devenu dieu. « Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars dans l’Asie, quand un cours fortuit d’évcnemens et de circonstances vint, sur les bords de l’Euphrate et de la Méditerranée, en former de nouvelles combinaisons.
§. XIII.
Christianisme, ou culte allégorique du Sole’d, sous ses noms cabalistiques de Chris-en ou Christ, et d’Yêsus ou Jésus.
« En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le défendre de l’invasion de toute idée étrangère : un penchant invincible, fondé sur les affinités d’une même origine, avait sans cesse ramené les Hébreux vers le culte des nations voisines ; et les relations indispensables du commerce et de la politique qu’il entretenait avec elles, en avaient de jour en jour fortifié l’ascendant. Tant que le régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des lois, en s’opposant aux innovations, retarda leur marche ; et cependant les hauts lieux étaient pleins d’idoles, et le dieu Soleil avait son char et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le temple d’Yâhouh : mais lorsque les conquêtes des sultans de Ninive et de Babylone eurent dissous le lien de la puissance publique, le peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérans, ne contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles s’établirent publiquement en Judée. D’abord les colonies assyriennes, transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda ; ensuite, Jérusalem ayant été subjuguée, les Egyptiens, les Syriens, les Arabes, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts les leurs, et la religion de Moïse fut déjà doublement altérée. D’autre part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans les sciences des Kaldéens, s’imburent, pendant un séjour de cinquante ans, de toute leur théologie ; et de ce moment se naturalisèrent chez les Juifs les dogmes du génie ennemi (Satan), de Y archange Michel (7З), de Y ancien des jours (Ormuzd), des anges rebelles, du combat des cieux, de Yaine immortelle, et de Ja résurrection ; toutes choses inconnues a Moïse, ou condamnées par le silence même qu’il en avait gardé.
« De retour dans leur patrie, les émigrés y rapportèrent ces idées ; et d’abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les pharisiens, et de leurs opposans les saducéens, représentans de l’ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du peuple et de ses habitudes déjà contractées, appuyées de l’autorité des Perses, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre l’ascendant sur les enfans de Moïse consacrèrent la théologie de Zoroastre (74).
« Lue analogie fortuite entre deux idéesprincipales favorisa surtout cette coalition, et devint la base d’un dernier système, non moins étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation.
« Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de Samarie, des esprits judicieux, prévoyant la même destinée pour Jérusalem, n’avaient cesséde Y annoncer, de la prédire ; et leurs prédictions avaient toutes eu ce caractère particulier, d’être terminées par des vœux de rétablissement et de régénération, énoncés sous la forme de prophéties ; les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint un roi libérateur, qui devait l’établir la nation dans son ancienne gloire ; le peuple hébreu devait redevenir un peuple puissant, conquérant, et Jérusalem la capitale d’un empire étendu sur tout l’univers. « Les événemens ayant réaliséla première partie de ces prédictions, la ruine de Jérusalem, le peuple attacha à la seconde une croyance d’autant plus entière, qu’il tomba dans le malheur ; et les Juifs affligés attendirent, avec l’impatience du besoin et du désir, le roi victorieux et libérateur qui devait venir sauver la nation de Moïse et relever l’empire de David. « D’autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs avaient répandu dans toute l’Asie uu dogme parfaitement ana_ logue. On n y parlait que d’un grand médiateur, d’un juge final, d’un sauveur futur, qui, roi, dieu conquérant et législateur, devait ramener l’âge d’or sur la terre (75), la délivrer de l’empire du mal, et rendre aux hommes le règne du bien, la paix et le bonheur. Ces idées occupaient d’autant plus les peuples, qu’ils y trouvaient des consolations de l’état funeste et des maux réels où les avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des conquérans, et le barbare despotisme de leurs gouvernemens. Cette conformité entre les oracles des nations et ceux des prophètes, excita l’attention des Juifs ; et sans doute les prophètes avaient eu l’art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres sacrés employés aux mystères païens : c’était donc en Judée une attente générale que celle du grand envoyé, du sauveur final, lorsqu’une circonstance singulière vint déterminer l’époque de sa venue.
« Il était écrit dans les livres sacrés des Perses et des Kaldéens, que le monde, composé d’une révolution totale de douze mille, était partagé en deux révolutions partielles, dont l’une, âge et règne du bien, se terminait au bout de six mille, et l’autre, âge et règne du mal, se terminait au bout de six auti’es mille. « Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la révolution annuelle du grand orbe céleste, appelé le monde (révolution composée de douze mois ou signes, divisés chacun en mille parties) ; et les deux périodes systématiques de l’hier et de l’été, composées chacune également de sir mille. Ces expressions, toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens absolu et moral, au lieu de leur sens physique et astrologique, il arriva que le monde annuel fut pris pour un monde séculaire, les mille de temps pour des mille d’années ; et supposant, d’après les faits, que l’on vivait dans Ydge du malheur, on en inféra qu’il devait finir au bout de six mille ans prétendus (76).
« Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près de six mille ans depuis la création (fictive) du monde. Cette coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne s’occupa plus que d’une fin prochaine ; on interrogea les hiérophantes et leurs livres mystiques, qui en assignèrent divers termes ; on attendit Je réparateur ; à force d’en parler, quelqu’un dit l’avoir vu, ou même un individu exalté crut l’être, et se fit des partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une rumeur graduellement organisée en histoire : sur ce premier canevas établi, toutes les circonstances des traditions mythologiques vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système authentique et complet, dont il ne fut plus permis de douter.
a Elles portaient, ces traditions mythologiques : « Que, dans l’origine, une femme et un homme avaient, par leur chute, introduit dans le monde le mal et le péché. » ( Suivez la planche III. )
« Etpar là elles indiquaient le fait astronomique de la Vierge céleste et de Y Homme bouvier (Bootès), qui, en se couchant héliaquement à Y équinoxe d’automne, livraient le ciel aux constellations de l’hiver, et semblaient, en tombant sous l’horizon, introduire dans le monde le génie du mal, Ahrimanes, figuré par la constellation du Serpent (77) « Elles portaient, ces traditions : « Quelafemmeme avait entraîne, séduit l’homme. » « Et, en eflet, la Vierge se couchant la première, semble entrainer à sa suite le Bouvier. « Que la femme Vavait tenté en lui présentant des fruits beaux a voir et bons à manger, qui donnaient la science du bien et du mal. » « Et, en effet, la Vierge tient en main une branche de fruits qu’elle semble étendre vers le Bouvier ; et le rameau, emblème de l’automne, placé dans le tableau de Mithra, sur la frontière de Yhiver et de l’ été, semble ouvrir la porte et donner la science, la clef du bien et du mal. « Elles portaient : «Que ce couple avait été chassé du jardin céleste, et qiiun chérubin a épéeflamboy ante avait été placé a la porte pour le garder. » « Et, en effet, quand la Vierge et le Bouvier tombent sous l’horizon du couchant, Persée monte de l’autre côte (78), et, l’épée à la main, ce génie semble les chasser du ciel de l’été, jardin et règne des fruits et des fleurs.
« Elles portaient « Que de celte Vierge devait naître, sortir un rejeton, un enfant qui écraserait la tcte du serpent, et délivrerait le momie du péché. »
« Et par là elles désignaient le Soleil, rpii, à Yépoque du solstice d’hiver, au moment précis où les mages des Perses tiraient l’horoscope de la nouvelle année, se trouvait placé dans le sein de la Vierge, en lever héliaque a l’horizon oriental, et qui, à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme d’un enfant allaite par une vierge chaste (79), et devenait ensuite, à l’êquinoxe du printemps, le Belier ou l’Agneau, vainqueur de la constellation du Serpent, qui disparaissait des cieux.
« Elles portaient : « Que, dans son enfance, ce réparateur, de nature divine ou céleste, vivrait abaissé, humble, obscur, indigent » (80). « Et cela, parce que le soleil d’hiver est abaissé sous l’horizon, et que cette période première de ses quatre âges ou saisons, est un temps d’obscurité, de disette, de jeune, de privations. « Elles portaient : « Que, mis à mort par des méchans, il était ressuscité glorieusement ; qu’il était remonté des enfers aux deux, où il régnerait éternellement. »
« Et par là elles retraçaient la vie du Soleil, qui, terminant sa caivière au solstice d’hiver, lorsque dominaient Typhon et les anges rebelles, semblait être mis à mort par eux ; mais qui, bientôt après, renaissait, résurgeail dans la voûte des cieux (81), où il est encore.
« Enfin ces traditions, citant jusqu’à ses noms astrologiques et mystérieux, disaient qu’il s’appelait tantôt Chris (82), c’est-à-dire le conservateur ; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu Chris-en ou Chris-na ; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, votre Chris-los, fils de Marie : et tantôt, qu’il s’appelait Yês, parla réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, formaient le nombre 608, l’une des périodes solaii’es (83) ; et voilà, ô Européens ! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre lé-sus ou Jésus, nom ancien et cabalistique attribué au jeune Bacchus, fils clandestin ( nocturne) de la vierge Minerve, lequel, dans toute l’histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l’histoire du dieu des chrétiens, c’est-à-dire de l’astre du jour, dont ils sont tous les deux l’emblème, n A ces mots, un grand murmure s’éleva de la part des groupes chrétiens ; mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l’ordre ; et l’orateur achevant son discours : « Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se composa dans le chaos et l’anarchie des trois premiers siècles ; comment une foule d’opinions bizarres partagèrent les esprits, et les partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté’réciproques, parce que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le gouvernement, s’étant associé à l’une de ces sectes, en fit la religion orthodoxe, c’est-à-dire dominante à l’exclusion des autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des hérésies ; comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion s’est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie ; comment, six cents ans après l’innovation du christianisme, un autre système se forma encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se composer un empire politique et théologique aux dépens de ceux de Moïse et des vicaires de Jésus…
« Maintenant, si vous résumez l’histoire entière de l’esprit religieux, vous verrez que dans son principe il n’a eu pour auteur que les sensations et les besoins de l’homme ; que l’idée de Dieu n’a eu pour type et modèle que celle des puissances physiques, des étivs matériels agissant en bien ou en mal, c’est-à-dire en impressions de plaisir ou de doideur sur l’être sentant ; que, dans la formation de tons ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même marche, les mêmes procédés ; que, dans tous, le dogme n’a cessé de représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les passions des hommes et leurs préjugés ; que dans tous, la morale a eu pour but le désir du bien-être et Yaversion de la douleur ; mais que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par là même opposées, du vice et de la vertu, du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui rend l’homme heureux ou malheureux ; que, dans tous, les moyens et les causes de propagation et d’établissement ont offert les mémés scènes de passion et d’événemens, toujours des disputes de mots, des prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par l’ambition des chefs, par la fourberie des promulgateurs, par la crédulité des prosélytes, par l’ignorance du vulgaire, par la cupidité exclusive et l’orgueil intolérant de tous : enfin, tous verrez que l’histoire entière de l’esprit religieux n’est que celle des incertitudes de l’esprit humain, qui, placé dans un monde qu’il ne comprend pas, veut cependant en deviner l’énigme ; et qui, spectateur toujours étonné de ce prodige mystérieux et visible, imagine des causes, suppose des fins, bâtit des systèmes ; puis, en trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux ; hait l’erreur qu’il quitte, méconnaît celle qu’il embrasse, repousse la vérité qui l’appelle, compose des chimères d’êtres disparates, et, rêvant sans cesse sagesse et bonheur, s’égare dans un labyrinthe de peines et de folie. » == Identité du but des religions ==
Ainsi parla l’orateur des hommes qui avaient recherché l’origine et la filiation des idées religieuses… et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours : " c’est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu’à renverser toute croyance, à jeter l’insubordination dans les esprits, à anéantir notre ministère et notre puissance : c’est un roman, dirent les autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. Et les gens modérés et prudens ajoutaient : supposons que tout cela soit vrai ; pourquoi révéler ces mystères ? Sans doute nos opinions sont pleines d’erreurs ; mais ces erreurs sont un frein nécessaire à la multitude.
Le monde va ainsi depuis deux mille ans : pourquoi
le changer aujourd’hui " ?
Et déjà la rumeur du blâme qui s’élève contre
toute nouveauté, commençait de s’accroître,
quand un groupe nombreux d’hommes des classes
du peuple et de sauvages de tout pays et de toute
nation, sans prophètes, sans docteurs, sans code
religieux, s’avançant dans l’arène, attirèrent
sur eux l’attention de toute l’as semblée ; et
l’un d’eux, portant la parole, dit au législateur :
" arbitre et médiateur des peuples ! Depuis
le commencement de ce débat, nous entendons
des récits étranges et nouveaux pour nous
jusqu’à ce jour ; et notre esprit, surpris,
confondu de tant de choses, les unes savantes, les
autres absurdes, qu’également il ne comprend pas,
reste dans l’incertitude et le doute. Une seule
réflexion nous frappe : en résumant tant de faits
prodigieux, tant d’assertions opposées, nous
nous demandons : que nous importent toutes ces
discussions ? Qu’avons-nous besoin de savoir ce
qui s’est passé, il y a cinq ou six mille ans, dans
des pays que nous ignorons, chez des hommes qui
nous resteront inconnus ? Vrai ou faux, à quoi
nous sert de savoir si le monde existe depuis six
ou depuis vingt mille ans, s’il s’est fait de
rien ou de quelque chose, de lui-même,
ou par un ouvrier qui, à son tour, exige un
auteur ? Quoi ! Nous ne sommes pas assurés de ce
qui se passe près de nous, et nous répondrons
de ce qui peut se passer dans le soleil, dans
la lune, ou dans les espaces imaginaires ? Nous
avons oublié notre enfance, et nous connaîtrons
celle du monde ? Et qui attestera ce que nul n’a
vu ? Qui certifiera ce que personne ne comprend ?
Qu’ajoutera d’ailleurs ou que diminuera à
notre existence de dire oui ou non sur
toutes ces chimères ? Jusqu’ici, nos pères et nous
n’en avons pas eu la première idée, et nous ne
voyons pas que nous en ayons eu plus ou moins de soleil, plus ou moins de subsistance,
plus ou moins de mal ou de bien.
Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi
avons-nous aussi bien vécu sans elle, que ceux
qui s’en inquiètent si fort ? Si elle est
superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd’hui
le fardeau ? Et, s’adressant aux docteurs et aux
théologiens : quoi ! Il faudra que nous, hommes
ignorans et pauvres, dont tous les momens
suffisent à peine aux soins de notre subsistance
et aux travaux dont vous profitez, il faudra que
nous apprenions tant d’histoires que vous
racontez, que nous lisions tant de livres que vous
nous citez, que nous apprenions tant de diverses
langues
dans lesquelles ils sont composés ? Mille ans
de vie n’y suffiraient pas…
il n’est pas nécessaire, dirent les docteurs,
que vous acquériez tant de science : nous l’avons
pour vous…
mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples,
avec toute votre science vous n’êtes pas
d’accord ! à quoi sert de la posséder ?
D’ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous ?
Si la foi d’un homme s’applique à plusieurs,
vous-mêmes quel besoin avez-vous de croire ? Vos
pères auront cru pour vous ; et cela sera
raisonnable, puisque c’est pour vous qu’ils ont vu.
Ensuite, qu’est-c que croire, si croire
n’influe sur aucune action ? Et sur quelle action influe, par exemple, de croire le monde
éternel ou non ?
Cela offense Dieu, dirent les docteurs. Où en est
la preuve, dirent les hommes simples ?
— dans nos livres, répondirent les docteurs.
—nous ne les entendons pas, répliquèrent les
hommes simples.
Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs.
Voilà la difficulté, reprirent les hommes simples.
De quel droit vous établissez-vous médiateurs
entre Dieu et nous ?
Par ses ordres, dirent les docteurs.
Où est la preuve de ces ordres, dirent les
hommes simples ? — dans nos livres, dirent
les docteurs. — nous ne les entendons pas,
dirent les hommes simples ; et comment ce Dieu
juste vous donne-t-il ce privilége sur nous ?
Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à
un moindre degré d’évidence que vous ? Il vous a
parlé, soit ; il est infaillible, et il ne vous
trompe pas ; vous nous parlez, vous ! Qui nous
garantit que vous n’êtes pas en erreur, ou que
vous ne sauriez nous y induire ? Et si nous
sommes trompés, comment ce Dieu juste nous
sauvera-t-il contre la loi, ou nous
condamnera-t-il sur celle que nous n’avons pas
connue ?
Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs.
Qu’est-ce que la loi naturelle, répondirent les
hommes simples ? Si cette loi suffit, pourquoi
en a-t-il donné d’autres ? Si elle ne suffit pas,
pourquoi l’a-t-il donnée imparfaite ?
Ses jugemens sont des mystères, reprirent les
docteurs, et sa justice n’est pas comme celle des
hommes. -si sa justice, répliquèrent les hommes
simples, n’est pas comme la nôtre, quel moyen
avons-nous d’en juger ? Et de plus, pourquoi toutes
ces lois, et quel est le but qu’elles se proposent ?
De vous rendre plus heureux, reprit un docteur,
en vous rendant meilleurs et plus vertueux : c’est
pour apprendre aux hommes à user de ses bienfaits,
et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s’est
manifesté par tant d’oracles et de prodiges.
En ce cas, dirent les hommes simples, il n’est
pas besoin de tant d’études ni de raisonnemens.
Montrez-nous quelle est la religion qui remplit
le mieux le but qu’elles se proposent toutes.
Aussitôt chacun des groupes vantant sa morale, et
la préférant à toute autre, il s’éleva de culte à
culte une nouvelle dispute plus violente. C’est
nous, dirent les musulmans, qui possédons la
morale par excellence, qui enseignons toutes les
vertus utiles aux hommes et agréables à Dieu. Nous
professons la justice, le désintéressement,
le dévouement à la providence, la
charité pour nos frères, l’aumône, la
résignation ; nous ne tourmentons point les
ames par des craintes superstitieuses ; nous
vivons sans alarmes, et nous mourons sans
remords.
Comment osez-vous, répondirent les prêtres
chrétiens, parler de morale, vous dont le chef
a pratiqué la licence et prêché le scandale ? Vous
dont le premier précepte est l’homicide et la
guerre ? Nous en prenons à témoin l’expérience :
depuis douze cents ans votre zèle fanatique n’a
cessé de répandre chez les nations le trouble et
le carnage ; et si aujourd’hui l’Asie, jadis
florissante, languit dans la barbarie et
l’anéantissement, c’est à votre doctrine qu’il en
faut attribuer la cause ; à cette doctrine ennemie
de toute instruction, qui sanctifiant l’ignorance,
et d’un côté consacrant le despotisme le plus
absolu dans celui qui commande, de l’autre imposant
l’obéissance la plus aveugle et la plus passive à
ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les
facultés de l’homme, et plongé les nations dans
l’abrutissement.
Il n’en est pas ainsi de notre morale sublime
et céleste ; c’est elle qui a retiré la terre de sa
barbarie primitive, des superstitions insensées
ou cruelles de l’idolâtrie, des sacrifices humains,
des orgies honteuses des mystères païens ; qui a
épuré les mœurs, proscrit les incestes, les
adultères, policé les nations sauvages, fait
disparaître l’esclavage, introduit des vertus
nouvelles et inconnues, la charité pour les
hommes, leur égalit é devant Dieu, le pardon,
l’oubli
des injures, la répression de toutes les passions,
le mépris des grandeurs mondaines ; en un mot,
une vie toute sainte et toute spirituelle.
Nous admirons, répliquèrent les musulmans,
comment vous savez allier cette charité, cette
douceur évangélique, dont vous faites tant
d’ostentation, avec les injures et les outrages dont
vous blessez sans cesse votre prochain. Quand
vous inculpez si gravement les mœurs du grand
homme que nous révérons, nous pourrions trouver des
représailles dans la conduite de celui que vous
adorez ; mais dédaignant de tels moyens, et nous
bornant au véritable objet de la question, nous
soutenons que votre morale évangélique n’a point la
perfection que vous lui attribuez ; qu’il n’est
point vrai qu’elle ait introduit dans le monde des
vertus inconnues, nouvelles : et, par exemple,
cette égalité des hommes devant Dieu, cette
fraternité et cette bienveillance qui en
sont la suite, étaient des dogmes formels de la
secte des hermétiques ou samanéens, dont
vous descendez. Et quant au pardon des injures, les
païens mêmes l’avaient
enseigné ; mais, dans l’extension que vous lui
donnez, loin d’être une vertu, il devient une
immoralité, un vice. Votre précepte si vanté
de tendre une joue après l’autre, n’est pas
seulement contraire à tous les sentimens de
l’homme, il est encore opposé à toute idée de
justice ; il enhardit les méchans par l’impunité ;
il avilit les bons par la servitude ; il livre le
monde au désordre, à la tyrannie ; il dissout la
société ; et tel est l’esprit véritable de votre
doctrine : vos évangiles, dans leurs préceptes et
leurs paraboles, ne représentent jamais Dieu
que comme un despote sans règle d’équité ; c’est
un père partial, qui traite un enfant débauché,
prodigue, avec plus de faveur que ses autres
enfans respectueux et de bonnes mœurs ; c’est un
maître capricieux, qui donne le même salaire
aux ouvriers qui ont travaillé une heure, et à
ceux qui ont fatigué pendant toute la journée, et qui
préfère les derniers venus aux premiers :
partout c’est une morale misanthropique,
antisociale, qui dégoûte les hommes de la vie,
de la société, et ne tend qu’à faire des hermites et
des célibataires.
Et quant à la manière dont vous l’avez pratiquée,
nous en appelons à notre tour au témoignage des
faits : nous vous demandons si c’est la
douceur évangélique, qui a suscité vos
interminables
guerres de sectes, vos persécutions atroces de
prétendus hérétiques, vos croisades contre
l’arianisme, le manichéisme, le
protestantisme, sans parler de celles que vous
avez faites contre nous, et de vos associations
sacriléges, encore subsistantes, d’hommes
assermentés pour les continuer. Nous vous
demandons si c’est la charité évangélique qui
vous a fait exterminer les peuples entiers de
l’Amérique, anéantir les empires du Mexique et du
Pérou ; qui vous fait continuer de dévaster
l’Afrique, dont vous vendez les habitans
comme des animaux, malgré votre abolition d e
l’esclavage ; qui vous fait ravager l’Inde,
dont vous usurpez les domaines ; enfin, si c’est
elle qui depuis trois siècles vous fait troubler
dans leurs foyers les peuples des trois continens
dont les plus prudens, tels que le chinois et le
japonais, ont été contraints de vous chasser pour
éviter vos fers et recouvrer la paix intérieure.
Et à l’instant les brames, les rabins, les
bonzes, les chamans, les prêtres des isles
Moluques et des côtes de la Guinée accablant les
docteurs chrétiens de reproches : oui !
S’écrièrent-ils,
ces hommes sont des brigands, des hypocrites, qui
prêchent la simplicité pour surprendre la
confiance ; l’humilité, pour asservir
plus facilement ; la pauvreté, pour
s’approprier toutes les richesses ; ils
promettent un autre monde, pour mieux
envahir celui-ci ; et tandis qu’ils vous parlent
de tolérance et de charité, ils brûlent
au nom de Dieu les hommes qui ne
l’adorent pas comme eux.
Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires,
c’est vous qui abusez de la crédulité des nations
ignorantes pour les subjuguer ; c’est vous
qui de votre ministère faites un art d’imposture
et de fourberie : vous avez converti la religion
en un négoce d’avarice et de cupidité. Vous
feignez d’être en communication avec des esprits ;
et ils ne rendent pour oracles que vos volontés :
vous prétendez lire dans les astres ; et le
destin ne décrète que vos desirs : vous faites
parler les idoles ; et les dieux ne sont que les
instrumens de vos passions : vous avez inventé
les sacrifices et les libations pour attirer à vous
le lait des troupeaux, la chair et la graisse des
victimes ; et, sous le manteau de la piété, vous
dévorez les offrandes des dieux, qui ne mangent
point, et la substance des peuples qui
travaillent.
Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes,
les chamans, vous vendez aux vivans crédules
de vaines prières pour les ames des morts ; avec
vos indulgences et vos absolutions, vous
vous êtes arrogé la puissance et les fonctions de
Dieu même ; et faisant un trafic de ses graces et de
ses pardons, vous avez mis le ciel à l’encan,
et fondé, par votre système d’expiations, un
tarif de crimes, qui a perverti toutes les
consciences.
Ajoutez, dirent les imams, que ces hommes
ont inventé la plus profonde des scélératesses :
l’obligation absurde et impie de leur raconter
les secrets les plus intimes des actions, des
pensées, des velléités (la confession) ; en
sorte que leur curiosité insolente a porté son
inquisition
jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial,
dans l’asile inviolable du cœur.
Alors, de reproche en reproche, les docteurs des
différens cultes commencèrent à révéler tous les
délits de leur ministère, tous les vices cachés
de leur état ; et il se trouva que chez tous les
peuples l’esprit des prêtres, leur système de
conduite, leurs actions, leurs mœurs, étaient
absolument les mêmes ;
que par tout ils avaient composé des associations secrètes, des corporations
ennemies du reste de la société ;
que par tout ils s’étaient attribué des
prérogatives, des immunités, au moyen
desquelles
ils vivaient à l’abri de tous les fardeaux des
autres classes ;
que par tout ils n’essuyaient ni les fatigues
du laboureur, ni les dangers du militaire, ni
les revers du commerçant ;
que par tout ils vivaient célibataires, afin
de s’épargner jusqu’aux embarras domestiques ;
que par tout, sous le manteau de la pauvreté,
ils trouvaient le secret d’être riches et de se
procurer toutes les jouissances ;
que, sous le nom de mendicité, ils percevaient
des impôts plus forts que les princes ;
que, sous celui de dons et offrandes, ils se
procuraient des revenus certains et exempts de
frais ;
que, sous celui de recueillement et de
dévotion, ils vivaient dans l’oisiveté et dans la
licence ;
qu’ils avaient fait de l’aumône une vertu,
afin de vivre tranquillement du travail d’autrui ;
qu’ils avaient inventé des cérémonies du
culte, afin d’attirer sur eux le respect du peuple,
en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient
les interprêtes et les médiateurs, pour
s’en attribuer toute la puissance ; que, dans ce
dessein, selon les lumières ou l’ignorance des
peuples, ils s’étaient faits tour-à-tour
astrologues, tireurs d’horoscopes, devins,
magiciens,
nécromanciens, charlatans, médecins, courtisans, confesseurs de princes, toujours tendant au but de gouverner pour leur propre avantage ; que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs personnes pour s’attirer leurs faveurs, ou participer à leur puissance ; et que tantôt ils avaient prêché le meurtre des tyrans (réservant de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leurs mépris ou de leur désobéissance ; que toujours ils avaient appelé impiété ce qui nuisait à leurs intérêts ; qu’ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer le monopole de la science ; qu’enfin, en tout tems, en tout lieu, ils avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l’anarchie qu’ils causaient, en sureté sous le despotisme qu’ils favorisaient, en repos au milieu du travail qu’ils prêchaient, dans l’abondance au sein de la disette ; et cela, en exerçant le commerce singulier de vendre des paroles et des gestes à des gens crédules qui les payent comme des denrées du plus grand prix.
Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent
mettre en pièces les hommes qui les avaient
abusés ; mais le législateur arrêtant ce
mouvement de violence, et s’adressant aux chefs et
aux docteurs : " quoi ! Leur dit-il, instituteurs
des peuples, est-ce donc ainsi que vous les
avez trompés ? "
et les prêtres troublés répondirent : " ô
législateur ! Nous sommes hommes ; et les
peuples sont si superstitieux ! Ils ont
eux-mêmes provoqué nos erreurs ".
Et les rois dirent : " ô législateur ! Les peuples
sont si serviles et si ignorans !
Eux-mêmes se sont prosternés devant le joug qu’à
peine nous osions leur montrer ".
Alors le législateur se tournant vers les
peuples : " peuples ! Leur dit-il, souvenez-vous
de ce que vous venez d’entendre : ce sont deux
profondes vérités. Oui, vous-mêmes causez
les maux dont vous vous plaignez ; c’est vous
qui encouragez les tyrans par une lâche
adulation de leur puissance, par un engouement
imprudent de leurs fausses bontés, par
l’avilissement dans l’obéissance, par la licence
dans la liberté, par l’accueil crédule de toute
imposture ; sur qui punirez-vous les fautes de
votre ignorance et de votre cupidité " ?
Et les peuples interdits demeurèrent dans un
morne silence.
== Solution des contradictions ==
Et le législateur reprenant la parole, dit : ô nations ! Nous avons entendu les débats de vos opinions ; et les dissentimens qui vous partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer. D’abord, considérant la diversité et l’opposition des croyances auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous en fondez la persuasion : est-ce par un choix réfléchi que vous suivez l’étendard d’un prophète plutôt que celui d’un autre ? Avant d’adopter telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d’abord comparées ? En avez-vous fait un mûr examen ? Ou bien ne les avez-vous reçues que du hasard de la naissance, que de l’empire de l’habitude et de l’éducation ? Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux de l’Euphrate, idolâtres aux rives de l’Indus, comme vous naissez blonds dans les égions froides, et brûlés sous le soleil africain ? Et si vos opinions sont l’effet de votre position
fortuite sur la terre, de la parenté, de
l’imitation, comment le hasard vous devient-il
un motif de conviction, un argument de vérité ?
En second lieu, lorsque nous méditons sur
l’exclusion respective et l’intolérance arbitraire
de vos prétentions, nous sommes effrayés des
conséquences qui découlent de vos propres
principes. Peuples ! Qui vous dévouez tous
réciproquement aux traits de la colère céleste,
supposez qu’en ce moment l’être universel que
vous révérez, descendît des cieux sur cette
multitude, et qu’investi de toute sa puissance, il
s’assît sur ce trône pour vous juger tous :
supposez qu’il vous dît : " mortels ! C’est votre
propre justice que je vais exercer sur vous. Oui,
de tant de cultes qui vous partagent, un seul
aujourd’hui sera préféré ; tous les autres, toute
cette multitude d’étendards, de peuples, de
prophètes, seront condamnés à une perte éternelle ;
et ce n’est point assez… parmi les sectes du
culte choisi, une seule peut me plaire, et toutes
les autres seront condamnées ; mais ce n’est pas
encore assez : de ce petit groupe réservé, il faut que
j’exclue tous ceux qui n’ont pas rempli les
conditions qu’imposent ses préceptes : ô hommes !
à quel petit nombre d’élus avez-vous borné
votre race ! à quelle pénurie de bienfaits
réduisez-vous
mon immense bonté ? à quelle solitude d’admirateurs
condamnez-vous ma grandeur et ma gloire ? "
et le législateur se levant : " n’importe ; vous
l’avez voulu ; peuples, voilà l’urne où vos noms sont placés : un seul sortira… osez tirer cette
loterie terrible… et les peuples, saisis de
frayeur, s’écrièrent : non, non ; nous sommes
tous frères, tous égaux ; nous ne pouvons nous
condamner.
Alors, le législateur s’étant rassis, reprit : ô
hommes ! Qui disputez sur tant de sujets, prêtez
une oreille attentive à un problème que vous
m’offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes. Et
les peuples ayant prêté une grande attention, le
législateur leva un bras vers le ciel ; et montrant
le soleil : peuples, dit-il, ce soleil qui vous
éclaire vous paraît-il quarré ou triangulaire ?
Non, répondirent-ils unanimement ; il est rond.
Puis, prenant la balance d’or qui était sur
l’autel : cet or que vous maniez tous les jours,
est-il plus pesant qu’un même volume de cuivre ?
Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l’or
est plus pesant que le cuivre.
Et le législateur prenant l’épée : ce fer est-il
moins dur que du plomb ? Non, dirent les peuples.
Le sucre est-il doux, et le fiel amer ? -oui.
Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la
douleur ? -oui.
Ainsi, vous êtes tous d’accord sur ces objets
et sur une foule d’autres semblables.
Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de
la terre, et des habitans dans la lune ?
à cette question, ce fut une rumeur uni verselle ;
et chacun y répondant diversement, les uns
disaient oui, d’autres disaient non ;
ceux-ci, que cela était probable ; ceux-là, que
la question était oiseuse, ridicule ; et
d’autres, que cela était bon à savoir : et ce fut
une discordance générale.
Après quelque tems, le législateur ayant
rétabli le silence : peuples, dit-il, expliquez-nous
ce problème. Je vous ai proposé plusieurs
questions, sur lesquelles vous avez tous été
d’accord, sans distinction de race ni de secte :
hommes blancs, hommes noirs, sectateurs de
Mahomet ou de Moïse, adorateurs de
Beddou ou de Jésus, vous avez tous fait
la même réponse. Je vous en propose une autre ; et
vous êtes tous discordans ! pourquoi cette
unanimité dans un cas, et cette discordance dans
un autre ?
Et le groupe des hommes simples et sauvages,
prenant la parole, répondit : la raison en est
simple : dans le premier cas, nous voyons, nous
sentons les objets ; nous en parlons par
sensation : dans le second, ils sont hors de la
portée de nos sens ; nous n’en parlons que par
conjecture.
Vous avez résolu le problème, dit le législateur :
ainsi, votre propre aveu établit cette première
vérité :
que toutes les fois que les objets peuvent
être soumis à vos sens, vous êtes d’accord
dans votre prononcé ;
et que vous ne différez d’opinion, de sentiment,
que quand les objets sont absens et hors de
votre portée.
Or, de ce premier fait en découle un second,
également clair et digne de remarque. De ce que
vous êtes d’accord sur ce que vous connaissez avec
certitude, il s’en suit que vous n’êtes
discordans que sur ce que vous ne connaissez pas
bien, sur ce dont vous n’êtes pas assurés ;
c’est-à-dire, que vous vous disputez, que vous
vous qurellez, que vous vous battez pour ce
qui est incertain, pour ce dont vous doutez.
ô hommes ! Est-ce là la sagesse ?
Et n’est-il pas alors démontré que ce n’est
point pour la vérité que vous contestez ; que ce
n’est point sa cause que vous défendez, mais celle
de vos affections, de vos préjugés ; que ce n’est
point l’objet tel qu’il est en lui, que vous
voulez
prouver, mais l’objet tel que vous le voyez ;
c’est-à-dire, que vous voulez faire prévaloir,
non pas l’évidence de la chose, mais
l’opinion de votre personne, votre manière
de voir et de juger. C’est une puissance que
vous voulez exercer, un intérêt que vous voulez
satisfaire, une prérogative que vous vous arrogez ;
c’est la lutte de votre vanité. Or, comme chacun
de vous, en se comparant à tout autre, se
trouve son égal, son semblable, il résiste par
le sentiment d’un même droit. Et vos disputes,
vos combats, votre intolérance sont l’effet de ce
droit que vous vous déniez, de la
conscience inhérente de votre égalité.
Or, le seul moyen d’être d’accord est de revenir à
la nature, et de prendre pour arbitre et
régulateur l’ordre de choses qu’elle-même a posé ;
et alors votre accord prouve encore cette autre
vérité :
que les êtres réels ont en eux-mêmes une
manière d’exister identique, constante, uniforme,
et qu’il existe dans vos organes une manière
semblable d’en être affectés.
mais en même-tems, à raison de la mobilité de
ces organes par votre volonté, vous pouvez
concevoir des affections différentes, et vous
trouver avec les mêmes objets dans des rapports
divers ; ensorte que vous êtes à leur
égard comme une glace réfléchissante, capable de
les rendre tels qu’ils sont en effet, mais
capable aussi de les défigurer et de les
altérer.
D’où il suit que, toutes les fois que vous
percevez les objets tels qu’ils sont, vous êtes
d’accord entre vous et avec eux-mêmes ; et
cette similitude entre vos sensations et la
manière dont existent les êtres, est ce qui
constitue pour vous leur vérité ;
qu’au contraire, toutes les fois que vous
différez d’opinions, votre dissentiment est la
preuve que vous ne représentez pas les
objets tels qu’ils sont, que vous les changez.
Et de là se déduit encore, que les causes de
vos dissentimens n’existent pas dans les
objets eux-mêmes, mais dans vos esprits, dans
la manière dont vous percevez, ou dont vous
jugez.
Pour établir l’unanimité d’opinion, il faut
donc préalablement bien établir la certitude,
bien constater que les tableaux que se peint
l’ esprit sont exactement ressemblans à leurs
modèles ; qu’il réfléchit les objets
correctement tels qu’ils existent. Or, cet effet ne
peut s’obtenir qu’autant que ces objets peuvent être
rapportés au témoignage, et soumis à l’examen des
sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve, est
par là même impossible à juger ; il n’existe à son
égard aucune règle, aucun terme de comparaison,
aucun moyen de certitude.
D’où il faut conclure que, pour vivre en
concorde et en paix, il faut consentir à ne
point prononcer sur de tels objets, à ne leur
attacher aucune importance ; en un mot, qu’il
faut tracer une ligne de démarcation entre
les objets vérifiables et ceux qui ne peuvent
être vérifiés, et séparer d’une barrière
inviolable le monde des êtres fantastiques, du
monde des réalités ; c’est-à-dire, qu’il faut
ôter tout effet civil aux opinions théologiques et
religieuses.
Voilà, ô peuples ! Le but que s’est proposé une
grande nation affranchie de ses fers et de ses
préjugés ; voilà l’ouvrage que nous avions
entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand
vos rois et vos prêtres sont venus le troubler…
ô rois et prêtres ! Vous pouvez suspendre encore
quelque tems la publication solemnelle des lois
de la nature ; mais il n’est plus en votre pouvoir
de les anéantir ou de les renverser.
Alors un cri immense s’éleva de toutes les parties
de l’assemblée ; et l’universalité des peuples,
par un mouvement unanime, témoignant son adhésion
aux paroles du législateur : reprenez, lui
dirent-ils, votre saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection ! Recherchez les lois
que la nature a posées en nous pour nous diriger,
et dressez-en l’authentique et immuable code ;
mais que ce ne soit plus pour une seule nation,
pour une seule famille ; que ce soit pour nous
tous sans exception ! Soyez le législateur de
tout le genre humain, ainsi que vous serez
l’interprête de la même nature ; montrez-nous
la ligne qui sépare le monde des chimères,
de celui des réalités, et enseignez-nous,
après tant de religions d’illusions et d’erreurs,
la religion de l’évidence et de la vérité !
Alors, le législateur ayant repris la recherche
et l’examen des attributs physiques et
constitutifs de l’homme, des mouvemens et des
affections qui le régissent dans l’état
individuel et social, développa en ces
mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a
fondé son bonheur.