Les Rues (Verhaeren)

Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 49-50).

LES RUES


 
À coups de flamme errante au loin, le long des rues,
Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
S’allument, brusquement, dans la ville du soir,
Une à une, et dans l’ombre et les rumeurs décrues.

D’un trait — et monotone et triste, à l’infini,
Toujours mêmes maisons se succédant, la voie
Tourne vers la banlieue aride et se reploie,
Comme un coude cassé, vers un marais jauni.


Et les brumes tout lentement s’appesantissent
Et suspendent leur grand linceul du haut d’un toit,
Une lune souffrante et pâle s’entrevoit
Et se mire aux égouts, où des clartés pourrissent.

Un roulement plaintif de chariot quinteux
Tout seul dévale et geint et crie, aux coins des bornes,
Et lourdement, et deux par deux, les chevaux mornes
Heurtent de leurs vieux fers, le vieux pavé boiteux.

Et dans la brume grise, un cartouche d’enseigne,
Sous les flammes du gaz, s’avive et luit encor :
La façade paraît pleurer des lettres d’or
Et les vitres montrer des cœurs rouges qu’on saigne.

À coups de flamme errante, au loin, le long des rues,
Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
S’allument, brusquement, dans les villes du soir,
Une à une, et dans l’ombre et les rumeurs décrues.